« J’existe ». Depuis quelques années, ce tag fleurit dans l’Europe francophone. Il est présent sur les ponts ferroviaires, sur les luminaires des rues, au-dessus des autoroutes. Cet énoncé exprime une demande de visibilité, qui pour Honneth (2005 : en ligne) « désigne bien plus que la perceptibilité parce qu’elle amorce une capacité d’identification individuelle élémentaire ». Ce numéro aborde la manière dont les sciences humaines et sociales se saisissent de la question, en partant du constat que la visibilité est un lien relationnel entre deux individus ou deux groupes par rapport à une norme (Goffman, 1975) et donc « une partie intégrante de leur réalité sociale » (Bourdieu, 1979). Inversement, l’invisibilité1 est un signe de faiblesse ou d’humilité, tendant dans notre société à « signifier l’insignifiant et, au-delà, l’inexistant » (Aubert, Haroche, 2011). Si les sociétés contemporaines sont « une masse migrante par essence » (Chassin, Kprsakoff, Maugier-Vielpeau, 2020), les migrants restent un des groupes sociaux les plus vulnérables. Ils constituent une population « silencieuse » (Beaud, Pialoux, 1999) en « insécurité culturelle » (Bouvet 2015), tantôt invisible, tantôt « hyper-invisible » (Dalibert et Doytcheva, 2014). Pour Honneth (2005), les mécanismes de l’invisibilité des migrants se basent sur la non-reconnaissance de la valeur sociale des individus.
Parmi les multiples mécanismes de mise en invisibilité des migrants, on peut mentionner avec Morokvasic (2015) leur absence dans les statistiques, qui ne permet pas de reconnaître leur rôle économique, ou le fait que les femmes migrantes soient associées principalement aux violences dont elles sont/seraient victimes, comme la traite, l’esclavage domestique, la polygamie et les mariages forcés. Dans le discours juridique, Lochak (2008) pointe l’invisibilisation dans et par le droit, capable soit d’ignorer les acteurs, soit de les rendre activement invisibles, mais également et par le même mécanisme catégoriel, de les réintégrer dans le jeu social. Les catégories juridiques ont des effets pratiques et symboliques qui donnent un cadre commun à ce qui est acceptable socialement ou pas. Cependant, la création d’un régime de visibilité n’a pas toujours des effets positifs, car la catégorisation peut être accompagnée d’une forme de répression et d’exclusion.
Dans le discours politique mais aussi parfois journalistique, de nombreux procédés langagiers peuvent rendre invisibles ou hypervisibles les acteurs de la migration, tels que la nomination, la renomination et la reformulation des personnes et des événements (Calabrese & Veniard 2018 ; Calabrese, Gaboriaux & Veniard 2022). Tisseron (2004) évoque les « pièges de la visibilité » dus à la focalisation sur certains phénomènes (femmes victimes de violence conjugale, souffrance, crime) qui intéressent les concepteurs des politiques publiques. Dans ce contexte, la visibilité des migrants n’est pas équilibrée ni homogène : très forte dans des moments de crise (militaire, économique, politique, écologique), très faible le reste du temps. L’invisibilisation des migrants, leur absence en tant qu’agents de l’action, peut alimenter l’imaginaire des acteurs sociaux (par exemple, ceux de l’éducation), comme le montrent Mothes, Cadiou et Langonné (2023) à propos des mineurs isolés, situés « en marge de la marge » ou rendus quasi invisibles. Étudiant les représentations des immigrés, Bogalska-Martin (2016) estime que ceux-ci profitent d’une visibilité « paradoxale fragmentée », qui est le fruit d’une tension entre la reconnaissance et le mépris.
En prenant en considération ces divers éléments, les six contributions publiées dans ce numéro interrogent les multiples dimensions et significations de la visibilité et l’invisibilité des migrants au sein des sociétés contemporaines : comment expliquer cette oscillation entre visibilité/invisibilité des questions migratoires ? Quelles questions sociales liées à la migration restent invisibles dans la sphère publique et quelles autres ont une visibilité démesurée et pourquoi ? Quels sont les mécanismes de la visibilité/invisibilité de ces questions sociétales ? Quels sont les enjeux socio-économiques, théoriques et méthodologiques de cette visibilité/invisibilité ?
Ce dossier, inscrit dans une perspective pluridisciplinaire mobilisant les sciences de l’information et de la communication, les sciences du langage, la sociologie et la science politique, propose une contribution à la compréhension des mécanismes discursifs et médiatiques de mise en visibilité et en invisibilité des migrants. Il s’inscrit dans un contexte de crises multiples qui s’étalent sur le long terme (réchauffement climatique, conflits militaires, instabilité politique) et génèrent des débats dans les arènes publiques nationales et européennes. Les travaux ici publiés ont été répartis en deux axes, en fonction des objets de recherche et des positionnements scientifiques de leurs auteurs. La complémentarité des axes contribue à une meilleure compréhension des enjeux liés au phénomène de visibilité/invisibilité en tant que construction sociale, façonnée par divers acteurs.
Les enjeux, stratégies, et tactiques de la production de la visibilité et de l’invisibilité
Ce premier axe aborde les mécanismes, les contraintes et les logiques de la production de la visibilité et de l’invisibilité dans les différents contextes et terrains. Il étudie la visibilité et l’invisibilité comme résultat d’un rapport de force, entendu que « le pouvoir, c’est ce qui se voit, ce qui se montre, ce qui se manifeste, et de façon paradoxale, trouve le principe de sa force dans le mouvement par lequel il la déploie » (Foucault, 1977). Les enjeux, stratégies et logiques de la lutte pour la visibilité et contre l’invisibilité constituent dans ce dossier un terrain important d’observation et d’analyse des mutations des sociétés contemporaines. Dans leur recherche de visibilité, les migrants peuvent adopter des stratégies d’occupation de l’espace physique et symbolique, par le recours à des inscriptions textuelles et graphiques, dans de multiples supports visuels et technologiques. Ils ont recours volontairement à des stratégies d’adaptation en mobilisant des formes d’entraide communautaire et familiale. Cette « non-demande » d’intervention publique contribue à son tour à invisibiliser les migrants dans l’espace public (Bogalska-Martin, 2016).
Aya Boubel et Laura Calabrese, en s’appuyant sur l’analyse de matériaux oraux (discours d’acteurs politiques) et écrits (rapports parlementaires), explorent les mécanismes de visibilité et d’invisibilité à travers la catégorisation des migrants dans les débats des législateurs belges et français. La catégorisation des migrants climatiques, en tant que construction sociale, est une stratégie argumentative et constitue un indicateur des attitudes des législateurs à l’égard de la migration et de l’environnement. Deux modes d’action sont identifiés : d’une part, certains acteurs cherchent à sensibiliser aux enjeux humanitaires, environnementaux et sécuritaires liés aux migrations climatiques ; d’autre part, d’autres tentent de minimiser cette problématique ou de la reléguer au second plan. Ces dynamiques se traduisent par la mise en avant d’autres priorités politiques ou par un transfert de responsabilité vers d’autres instances, permettant ainsi d’éviter des engagements juridiques contraignants.
Le deuxième article analyse les dynamiques discursives qui interviennent dans la mise en récit des politiques publiques liées à l’invisibilisation et la visibilisation des migrants. À travers une étude de la nomination et des représentations médiatiques des discours politiques en Belgique, Valériane Mistiaen met en évidence la manière dont certaines catégories d’étrangers, qualifiées de « non acceptables », sont médiatiquement surexposées, reléguant ainsi dans l’ombre les migrants perçus comme « acceptables », notamment en période de crise migratoire. L’étude souligne que, dans les moments de crise politique et sociale, les acteurs politiques ont tendance à multiplier les dénominations négativement connotées, au point que ces discours finissent par être socialement partagés et intégrés. Cette dynamique de visibilité-invisibilité conduit à une surmédiatisation des menaces supposées associées à ces populations, occultant simultanément les récits positifs liés à l’intégration. Les médias d’information, à leur tour, jouent un rôle symbolique dans la simplification de cette réalité sociale, en réduisant la complexité du phénomène migratoire à une interprétation binaire, rendant ainsi visible une catégorie de migrants tout en en invisibilisant une autre.
Le troisième article porte sur l’analyse des dynamiques de visibilisation des migrants à travers leur implication dans le processus éditorial, au sein de quatre médias associatifs français en ligne. Andressa Bittencourt examine comment ces médias reconnaissent les réfugiés comme des acteurs légitimes du discours sur la migration et proposent une représentation alternative, en leur accordant un rôle central dans la production de récits sur l’exil et la migration, tout en dépassant la dichotomie « victime/menace » souvent véhiculée par les médias traditionnels. Cette participation active contribue à transformer les migrants en énonciateurs légitimes pour parler de la migration, « se raconter », exprimer leurs désirs, frustrations et besoins et inspirer d’autres personnes à réfléchir ou à agir. Elle permet, en définitive, de redéfinir leur place dans la société. Dans ce nouveau cadre, les migrants se reconnaissent comme des sujets à part entière et revendiquent leur droit à la visibilité, à la prise de parole et à l’expression de leurs aspirations, tout en imaginant un avenir dans leur pays d’accueil.
Les espaces, les territoires et les réseaux de la visibilité et de l’invisibilité des migrants
Le deuxième axe porte sur l’analyse des espaces de visibilité et d’invisibilité façonnés par des pratiques sociales. Les articles de cet axe examinent le périmètre de la visibilité, les espaces et territoires où celle-ci se manifeste ou se trouve occultée, ainsi que la dynamique entre visibilité et invisibilité au sein de ces espaces, territoires et réseaux. Ces lieux et territoires peuvent être physiques, et tangibles, comme les espaces urbains des villes d’accueil, les lieux culturels et associatifs ou encore les centres d’accueil des migrants. Ils possèdent également une forte dimension symbolique en tant qu’espaces de médiation et de médiatisation, qu’il s’agisse de la sphère publique (Habermas, 1993) ou d’autres sphères telles que l’économie, la culture ou l’histoire. Ces espaces, interconnectés ou non, structurent et conditionnent les différents types de « design de visibilité » (Cardon, 2008). L’identité des migrants, les interactions sociales et les réseaux d’affiliation jouent un rôle central dans leur visibilité et leur inscription dans le pays d’accueil. La mise en visibilité ou en invisibilité de la migration peut ainsi être analysée à travers l’étude des réseaux relationnels (Boyd, 1989).
En s’intéressant au rôle des médias sociaux numériques dans la construction de la visibilité des migrants au sein de la société russe postsoviétique, Alexander Kondratov explore la notion de « visibilité militarisée » dans le contexte du conflit entre la Russie et l’Ukraine, en tant que manifestation spécifique de ce phénomène. À travers l’analyse de publications sur la messagerie Telegram – devenue l’une des principales sources d’information en temps de guerre –, le premier article de cet axe met en évidence la façon dont la construction complexe, inachevée et évolutive de l’identité postsoviétique occupe une place centrale et constitue une composante essentielle du conflit militaire le plus important qu’ait connu le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale. L’étude souligne comment les représentations symboliques de diverses figures de « l’autre », notamment les migrants, oscillent entre inclusion et exclusion : perçus comme appartenant au « nous » dans certaines circonstances et comme des « non-nous » dans d’autres, ils deviennent des repères symboliques essentiels dans la construction identitaire russe. Avec la poursuite de la guerre, les médias socionumériques se transforment en un espace de tensions où s’effacent les frontières entre sphère privée et publique, réalité et falsification, engagement et passivité. En alternant rejet et acceptation de « l’autre » migrant, ils apparaissent ainsi comme de véritables machines de construction et de circulation des représentations symboliques et des mythes collectifs.
Le deuxième article, proposé par Annabelle Seoane et Axel Boursier, met en lumière la construction d’un imaginaire collectif autour de la crise migratoire, où stéréotypes et oppositions idéologiques alimentent une rhétorique de rejet et d’alarme politique. Les auteurs analysent, d’une part, la manière dont les médias élaborent différents cadrages pour rendre visible la figure du migrant dans le cadre de l’événement médiatique de la « crise de Lampedusa » et, d’autre part, comment les lecteurs du site Le Figaro réinterprètent et prolongent ces cadrages dans leurs commentaires. L’étude met en évidence une double dynamique : d’un côté, un cadrage médiatique qui réduit l’individu à une masse anonyme perçue comme une menace civilisationnelle ; de l’autre, une polarisation des réactions au sein de l’espace communautaire du journal, où les commentaires valident et renforcent la mise en récit proposée. Cette analyse souligne ainsi le rôle du discours médiatique dans la transformation du migrant : d’individu, il devient une masse, puis un objet ou un phénomène. Paradoxalement, les migrants demeurent largement invisibles dans les débats sociétaux qu’ils suscitent.
Le troisième et dernier article de cet axe se rapporte à l’étude des interactions entre (in)visibilités plurielles et représentations multiples, afin de mieux comprendre les dynamiques et les mécanismes de production de la visibilité et de l’invisibilité. S’appuyant sur une expérience menée par le « laboratoire romain », Stella Volpe explore comment des migrants auparavant invisibles travaillent leur visibilité à travers la participation politique. L’auteure montre que la visibilité évolue en fonction des circulations entre différents espaces (géographique, social, médiatique, politique, etc.) qui s’influencent mutuellement. L’analyse met ainsi en lumière le passage de l’invisibilité à la visibilité par l’action et souligne les tensions entre une visibilité « subie » et une visibilité « choisie », interrogeant les moyens par lesquels les migrants peuvent devenir acteurs de leur propre représentation.
Au-delà de la pluralité des approches disciplinaires et de la diversité des terrains explorés dans ce numéro, les articles montrent à quel point les dynamiques de visibilité/invisibilité structurent, à l’époque contemporaine, les processus migratoires. Tout d’abord, au niveau de la nomination du phénomène, l’enjeu est crucial pour les acteurs politiques et institutionnels, qui s’appuient sur de nouvelles catégories langagières pour conscientiser sur les conséquences du changement climatique ou au contraire affaiblir le droit d’asile. Les médias d’information, pour leur part, doivent mettre en équilibre ce qui est mis à l’agenda par l’actualité ou le discours politique et le risque de surexposition d’un phénomène qui reste, finalement, peu exceptionnel. Les cadrages utilisés, souvent limités à l’opposition victime/menace, sont fonction d’une ligne éditoriale qui visibilise le conflit ou, au contraire, opère un recadrage pour rendre visible l’individu au lieu de se focaliser sur le statut migratoire. Tant les problématiques de nomination que la dynamique du recadrage ont occupé une place centrale dans les récits médiatiques sur la crise migratoire, mais aussi dans les discours politiques, institutionnels, citoyens et militants. La question migratoire est ainsi, à l’époque contemporaine (et ce depuis au moins les années 1980), entièrement traversée par des enjeux de visibilité/invisibilité. Elle apparait comme un terrain dans lequel s’affrontent des projets de société concurrents qui défendent ou attaquent les politiques migratoires et, plus largement, la place de l’étranger, de la migration, de l’asile, de l’altérité, la question des frontières et de l’identité nationale dans les sociétés occidentales. Ce que l’on cherche à voir, à montrer ou à cacher parle plus des sociétés d’accueil que des migrants, dévoilant les tensions et les rapports de force entre les acteurs (politiques, médias, associations de migrants, société civile). Du moins en Europe occidentale, car le terrain russe présente des caractéristiques très différentes : les migrants postsoviétiques y sont représentés dans toute leur altérité, suivant la tendance d’un espace public peu soumis aux contre-pouvoirs et aux contre-discours. Ces tensions mettent en lumière les luttes, individuelles et collectives, qui s’y déploient entre visibilité et invisibilité, entre sphère privée et sphère publique. Les mutations observées dans les régimes de visibilité et d’invisibilité apparaissent, à cet égard, comme des indicateurs privilégiés des reconfigurations contemporaines de l’espace public.
Par ailleurs, les travaux de ce numéro rappellent le rôle essentiel des institutions – médiatiques, politiques ou autres – dans la production et la définition des frontières entre ce qui est rendu visible et ce qui demeure relégué à l’invisibilité. Ils soulignent également la relative facilité avec laquelle différents dispositifs sociotechniques et rhétoriques, ainsi que les stratégies discursives des acteurs, participent à la construction de ces régimes de visibilité et d’invisibilité. Cette dynamique génère des tensions entre catégories visibles et invisibles, constituant un terrain particulièrement propice au désintérêt pour le débat public (Miquet-Maty, 2011), les discours extrêmes et la circulation de fake news et de désinformation.
Enfin, l’ensemble des contributions invite à dépasser la dichotomie entre visible et invisible en reconnaissant la pluralité des formes – ou, plus précisément, des expériences différenciées – de visibilité. Dans cette perspective, l’invisibilité peut également être appréhendée comme le résultat d’un choix stratégique de la part des acteurs sociaux eux-mêmes.
