Voix et reconnaissance dans des médias spécialisés dans la migration : moyens et limites de la participation des personnes réfugiées

Voice and Recognition in Migration-Focused Media: Opportunities and Limitations for Refugee Participation

DOI : 10.52497/kairos.946

Abstracts

Cet article analyse la manière dont les personnes réfugiées sont impliquées dans la production de l’information dans quatre médias créés par et/ou pour eux en France, et comment leur participation dans ces médias se traduit par de nouvelles façons de représenter les « migrants » et la migration. Nous étudions les médias en ligne l’Œil de la Maison des journalistes, Tido, Infomigrants et Guiti News. À partir de 24 entretiens semi-directifs réalisés auprès de participants réfugiés et français des quatre médias mentionnés, ainsi que de l’observation participante réalisée dans Tido et Guiti News, nous étudions les conditions dans lesquelles les personnes réfugiées sont intégrées dans le processus éditorial et leur contribution concrète à la construction de nouvelles représentations à l’égard d’eux-mêmes. En parallèle, nous réalisons une analyse de 238 textes publiés dans ces quatre médias pour identifier dans quelle mesure ils mobilisent des sources d’information provenant de réfugiés. Notre analyse permet d’observer que les médias étudiés reconnaissent les réfugiés comme des sujets capables et légitimes pour parler de la migration, pour « se raconter », pour exprimer leurs désirs, frustrations et besoins. Nous observons que l’exercice de la « voix comme récit » – dans la définition de Nick Couldry (2010) – est plus présent dans l’Œil de la MDJ, Guiti News et Tido, trois médias qui ont tendance à consulter davantage les réfugiés en tant que source d’information, car ils fonctionnent à partir d’un modèle de collaboration bénévole. Nous identifions également des relations d’amitié, de travail et de solidarité qui permettent aux participants réfugiés de se sentir en confiance pour prendre la parole et raconter leur récit.

This article examines the involvement of refugees in the production of content across four media outlets in France that are created by and/or for them, and how their participation contributes to new representations of “migrants” and migration. We analyze the online platforms L’Œil de la Maison des Journalistes, Tido, InfoMigrants, and Guiti News.
Drawing on 24 semi-structured interviews with both refugee and French participants from these four media outlets, as well as participant observations conducted at Tido and Guiti News, we explore the conditions under which refugees are integrated into editorial processes and their tangible contributions to constructing new self-representations. Additionally, we analyze 238 published texts to assess the extent to which these media platforms incorporate refugee voices as sources of information.
Our findings indicate that the media outlets studied recognize refugees as competent and legitimate voices on the subject of migration – individuals capable of "telling their stories”, expressing their desires, frustrations, and needs. Through direct or indirect participation in content production, refugees contribute alternative representations of exile and of themselves, shaped by personal narratives and diverse worldviews.
We observe that the concept of "voice as a process," as defined by Nick Couldry (2010), is particularly evident in L’Œil de la Maison des Journalistes, Tido, and Guiti News. These three platforms engage more frequently with refugees as sources and more actively involve them in content creation, largely due to their reliance on voluntary collaboration. We also identify networks of friendship, professional engagement, and solidarity that foster a supportive environment in which refugee participants feel empowered to express themselves.

Index

Mots-clés

Voix, reconnaissance, représentation, participation, réfugiés, médias collaboratifs, médias en ligne

Keywords

Voice, recognition, representation, participation, refugees, collaborative media, online media

Outline

Text

Introduction

La couverture médiatique de la migration, et particulièrement de la « crise des réfugiés » en 2015, a amplifié la présence des réfugiés dans les médias tout en accentuant les stéréotypes. Plusieurs études réalisées, notamment à partir de 2015, constatent que les personnes réfugiées ou « migrantes » sont représentées dans les médias grand public en tant que victimes, menaces ou simplement en tant que sujets sans paroles. Chouliaraki et Stolic (2017 : 12) observent que les représentations des personnes réfugiées dans la couverture médiatique sur la « crise » en Europe oscillent entre l’image de victime et celle de menace, et que les réfugiés sont en général déshumanisés par des stratégies de massification, de diffamation, de marginalisation, entre autres. Dans une continuité similaire, l’étude de Hovden et al. (2018 : 12) sur la presse scandinave montre que les réfugiés sont souvent présentés au prisme d’une perspective géopolitique, en tant que victimes de la guerre ou d’une instabilité économique plus large dans la région. Enfin, dans l’analyse des journaux de huit pays européens, Georgiou et Zaborowski (2017 : 10) constatent que les réfugiés n’ont guère la possibilité de s’exprimer et que seuls 24 % des articles distinguent les hommes des femmes, seuls 16 % indiquent leur nom et 7 % leur profession. Ainsi,

[…] les réfugiés apparaissent-ils dans les articles comme un groupe anonyme et peu qualifié professionnellement. Pour le lecteur présumé de la presse, ils sont « les autres » et c’est cette caractérisation limitée qui façonne le discours sur la crise des réfugiés pour l’opinion publique d’Europe et pour les intervenants.

Ces recherches confirment des travaux précédents, comme ceux de Benson sur le traitement de l’immigration dans la presse et dans les émissions de télévision en France et aux États-Unis. L’enquête de Benson révèle que les étrangers représentent moins de 5 % des sources d’information mobilisées dans les années 1970, 1980 et 1990 et moins de 10 % dans les années 2000 (Benson, 2017 : 126). Nous avons constaté ces mêmes tendances dans une étude complémentaire réalisée en 2021, suite à la « crise des migrants », qui a révélé que les grands journaux français ont tendance à traiter les réfugiés en tant que sujets « passifs » et que la parole ne leur est donnée que dans moins de 10 % des cas dans la presse écrite française (Bittencourt, 2021). Cette analyse a porté sur quatre journaux de circulation nationale parmi les plus lus (Le Monde, Le Figaro, Libération et Les Échos), ainsi que sur l’Agence France-Presse (AFP), l’une des principales sources d’information à l’international. Au total, 120 articles publiés entre 2015 et 2018 dans ces cinq médias ont été examinés.

Toutes ces études révèlent une persistance, au fil des décennies, d’un traitement médiatique où les personnes migrantes et réfugiées restent largement absentes en tant que sources directes d’information, une tendance qui traverse différentes périodes et contextes migratoires. En effet, le traitement des réfugiés et demandeurs d’asile dans la presse européenne et française est marqué par un paradoxe : leur image est surexposée, mais leur parole n’est pas assez entendue. Mais qu’en est-il des espaces médiatiques où, au contraire, ces personnes peuvent se réapproprier le discours sur la migration ? Dans cet article, nous étudions comment les personnes réfugiées sont impliquées dans la production de l’information dans des canaux médiatiques créés par et/ou pour eux en France.

Depuis 2015, plusieurs médias indépendants spécialisés dans les questions migratoires ont été créés en France. Nous avons choisi d’étudier les médias associatifs l’Œil de la Maison des journalistes, Tido et Guiti News et le média public Infomigrants. Ces médias entièrement en ligne ont été créés dans le but d’améliorer le traitement médiatique sur les sujets migratoires et de permettre aux réfugiés de (re)prendre la parole. L’intérêt d’étudier ces quatre médias réside notamment dans leur singularité :

  • Par leur raison d’être, les principaux sujets traités et le profil de leurs participants, ils gardent un lien direct avec l’exil, la migration forcée et ses différents enjeux. Il s’agit de médias qui traitent à la fois de l’expérience du réfugié dans le pays d’accueil et des causes de la migration forcée.
  • Ils ont été créés en France avec pour langue principale le français. Le lien de causalité entre la création du média et la « crise des migrants » de 2015 a été observé et pris en compte pour trois des quatre médias étudiés.
  • Les quatre médias produisaient du contenu avec une certaine régularité (toutes les semaines ou tous les mois a minima) au moment du début de la recherche, à savoir, au début de l’année 2019.
  • Ils réalisent ou réalisaient uniquement du contenu en ligne (textes, vidéos et podcasts), dans la plupart du temps du contenu écrit. En outre, ces médias produisent ou produisaient eux-mêmes la majorité de leurs contenus.

Nous nous intéressons à la façon dont se construit une nouvelle manière de parler des migrations dans ces quatre médias et comment ils agissent pour donner la possibilité aux réfugiés de (re)prendre la parole et, par conséquent, leur permettre d’être visibles dans l’espace public.

Ici, nous adoptons la position de Simona Baldini (2019), selon qui « donner la parole » aux histoires signifie que les narrateurs révèlent leurs propres désirs, attentes et espoirs dans un cadre bref mais partagé et significatif, les rendant visibles et donc possibles. La narration est un exercice à partir duquel les réfugiés prennent conscience d’eux-mêmes par rapport à leur passé et commencent à pratiquer leur capacité de construire un présent et un avenir, ne restant pas confinés à la seule identité de « réfugié ». Il s’agit de la capacité à devenir des agents actifs du changement de leur propre condition à travers la narration d’expériences personnelles. Un réfugié qui parle au nom d’autres réfugiés est capable de dialoguer sur sa condition, mais également la condition de ceux qui ont été confrontés aux mêmes problèmes.

Pour saisir la capacité de ces médias à faire participer les personnes réfugiées et façonner de nouveaux discours sur la migration, nous sommes allées à leur rencontre. À partir de 24 entretiens semi-directifs réalisés auprès de participants réfugiés et français ayant donné leur accord, ainsi que de l’observation participante réalisée dans Tido et Guiti News entre 2019 et 2022, nous étudions de façon qualitative les conditions dans lesquelles les personnes réfugiées sont intégrées dans le processus éditorial et leur contribution concrète à la construction de nouvelles représentations à l’égard d’eux-mêmes. En parallèle, nous réalisons une analyse quali-quantitative de 238 textes publiés dans ces quatre médias entre 2016 et 2020, pour identifier dans quelle mesure ces médias mobilisent les réfugiés en tant que sources d’information1.

Comme nous le préciserons dans la première partie, le cadre théorique utilisé dans cette recherche s’appuie sur quatre principaux concepts : voix (Couldry, 2010), représentation (Hall, 1997 ; Van Dijk, 1993), cadrage (« framing », Entman, 2007 ; Benson, 2017) et reconnaissance (Honneth, 2013).

Nous analysons deux formes de participation des réfugiés au sein de ces médias :

  • En tant que producteurs d’information, leur permettant d’être partie prenante de la production de contenus et du fonctionnement des médias étudiés ; et
  • en tant que source d’information, leur permettant de raconter leur propre récit et de participer à façonner le discours sur la migration.

Il est important de souligner que dans cette étude nous adoptons le terme de « réfugié » pour faire référence à toute personne ayant vécu un parcours de migration forcé (c’est-à-dire, quelqu’un qui a été contraint de quitter son pays et demander l’asile ailleurs, qu’importe la raison de sa demande), qu’elle ait ou non un statut de réfugié. Nous incluons ainsi les personnes ayant un statut mais également celles qui sont en attente de réponse (les « demandeurs d’asile »), celles qui ont eu leur demande refusée et qui se trouvent en situation irrégulière (les « sans papiers ») et les personnes qui ont eu le statut à un moment de leur vie mais qui ne l’ont plus. Nous soutenons que le terme de « réfugié », tel qu’il est décrit dans la Convention de Genève de 1951, est un terme réducteur et obsolète, qui ne prend pas en compte les parcours de migration forcée au-delà de quelques cas de figure listés dans son article 1 A(2). Dans ce sens, pour couvrir le plus possible la diversité de profils de ceux qui ont vécu la migration forcée, nous utilisons le terme de « réfugié » accompagné des termes de « personnes exilées », « personnes en demande d’asile » et/ou « personnes immigrées ». Quand le statut et/ou la nationalité de la personne sont connus, nous les précisons également (y compris pour les personnes de nationalité française).

Cette étude se présente comme suit :

  1. Dans la première partie, nous présentons plus en détail les médias l’Œil de la MDJ, Tido, Guiti News et Infomigrants, ainsi que les principaux concepts théoriques mobilisés dans la recherche. Nous étudions notamment ce que l’on considère des médias dits « alternatifs » et ses caractéristiques principales et comment ce type de média vise une plus grande ouverture à la participation de publics marginalisés pour leur (re)donner la parole. Nous explicitons la relation entre les concepts de « voix », « représentation » et « reconnaissance ».
  2. Dans la deuxième partie, nous abordons plus concrètement les processus d’inclusion et de participation des personnes réfugiées au sein des quatre médias étudiés, et quelles conditions s’y présentent pour que ces acteurs soient reconnus comme légitimes pour exercer leur voix.
  3. Dans la troisième partie, nous traitons des défis que rencontrent ces mêmes personnes pour se sentir pleinement intégrées au sein de ces médias et pour exercer un rôle d’acteur dans la production de l’information.
  4. Enfin, la quatrième partie est consacrée à cerner la place des réfugiés en tant que sources d’information. La mobilisation de ces sources est une conséquence des choix exercés au sein des rédactions (qu’elles aient ou non des réfugiés pleinement intégrés) et peut représenter de nouvelles façons de parler de la migration forcée et de donner de la visibilité aux personnes réfugiées dans les médias.

Les canaux médiatiques spécialisés dans la migration et le souhait de (re)donner la parole aux « sans voix »

L’Œil de la MDJ, Tido, Guiti News et Infomigrants sont quatre médias qui s’intéressent aux enjeux de la migration forcée et souhaitent (re)donner la parole aux personnes réfugiées ou exilées. L’Œil de la MDJ est le média de la Maison des journalistes (MDJ), association créée en 2002 à Paris pour héberger des journalistes exilés en France. Ce média ouvre la possibilité aux journalistes résidents de continuer à écrire, tout en contribuant à des débats sur des sujets importants tels que la liberté d’expression et de la presse. Tous les contributeurs du site, y compris le rédacteur en chef, travaillent bénévolement. En effet, malgré les aides financières publiques et privées pour le fonctionnement de l’association, l’Œil de la MDJ ne dispose pas d’un budget propre, restant limité dans son fonctionnement quotidien. Existant avant les événements de 2015, l’Œil de la MDJ est l’un des rares médias où les personnes exilées peuvent exprimer librement leur voix.

Tido était un média associatif en ligne, actif entre 2016 et 2022, qui avait pour but de mettre en lumière des « histoires différentes » sur l’asile et les migrations, afin de changer les perceptions et favoriser l’intégration des personnes immigrées en France. Le média était ouvert à toute personne souhaitant participer, de manière ponctuelle ou régulière, sur une base bénévole. Soutenu par une vingtaine d’adhérents et financé uniquement par les cotisations à prix libre de ses membres, ce média souhaitait parler différemment de la migration, en montrant la facette positive de la présence des réfugiés en France.

Guiti News est un média associatif créé en 2018 et reconnu en 2019 en tant que service de presse en ligne (SPEL) par la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP). Avec l’ambition de faire du contenu journalistique en binôme (un réfugié plus un Français), Guiti News souhaite raconter l’asile en France et dénoncer des situations d’injustice. Le média a bénéficié, depuis 2019, de plusieurs aides financières de différents bailleurs publics et privés, entre autres le ministère de la Culture via la Bourse à l’émergence, la Fondation Porticus du Pays-Bas, la Fondation Amnesty International France et le Fonds pour une presse libre de Mediapart. Ces financements ont permis d’embaucher une rédactrice en chef à temps plein, en plus de stagiaires, alternants et autres salariés en fonction « support ». Cependant, depuis sa création, la quasi-totalité des journalistes écrivant pour le média étaient bénévoles : les seuls journalistes rémunérés (moins d’une dizaine) l’ont été pour des missions courtes ou ponctuelles ou pour des contrats à durée déterminée. Guiti News revendique une « indépendance totale », raison pour laquelle il ne reçoit pas de revenus publicitaires.

Infomigrants est un projet multiplateforme piloté par France Médias Monde (France 24, RFI, MCD), la Deutsche Welle et l’agence italienne ANSA depuis 2017. Il se présente comme « un site d’information destiné à lutter contre la désinformation dont sont victimes les migrants où qu’ils se trouvent : dans leur pays d’origine, sur la route, ou déjà dans le pays où ils espèrent bâtir une nouvelle vie » (Infomigrants, 2021). Co-financé par la Commission européenne, Infomigrants bénéficie d’un budget annuel de 2 millions d’euros, ce qui lui permet de rémunérer ses journalistes, principalement des pigistes. Diverses équipes multilingues composent Infomigrants. En effet, avec six rédactions (en français, arabe, anglais, dari, bengali et pachto), ce média mobilise des professionnels français et étrangers (y compris réfugiés) pour produire du contenu sur des thématiques liées à la migration forcée vers et dans l’Europe.

Bien qu’ils partagent un intérêt pour les enjeux liés à l’exil, ces quatre médias présentent des différences notables dans leur fonctionnement. Tout d’abord, en raison de leur ouverture à un public minoritaire et leurs logiques non commerciales de production d’information, l’Œil de la MDJ, Tido et Guiti News peuvent être qualifiés de médias « alternatifs » selon les caractéristiques énumérées par Harcup (2013 : 162-163) :

  1. Le privilège de recourir, en tant que sources primaires, à des individus et des groupes « sans voix » qui ont tendance à être marginalisés au sein du journalisme grand public ;
  2. Un accent sur le contenu et les histoires qui renforcent la capacité des personnes « ordinaires » à faire des choses par elles-mêmes ;
  3. Une approche alternative pour contextualiser et expliquer les événements, utilisant souvent un langage très différent du langage courant dominant ;
  4. L’adoption de méthodes d’organisation incluant une invitation relativement ouverte aux lecteurs ou aux publics à devenir des participants, des producteurs ou des « reporters natifs », brouillant ainsi les frontières entre journaliste, source et public.

Atton (2002 : 51, 153) complète cette liste avec les caractéristiques suivantes :

  1. Des conditions économiques globales non commerciales, sans une vraie préoccupation vis-à-vis de la concurrence directe avec la presse grand public ;
  2. Un engagement en faveur de la décentralisation et du partage des ressources ainsi que du potentiel éducatif et responsabilisant des méthodes employées pour construire les médias ;
  3. Une approche interactive, concernée par la vie quotidienne et les besoins ordinaires des gens, avec une organisation collective qui prétend inclure le lectorat dans la prise de décisions ;
  4. Le remplacement de l’expert qui dépend de l’éducation formelle et de la professionnalisation par l’autodidacte, informellement qualifié par l’expérimentation collective.

Comme l’explique Ferron (2010 : 108) cité par Bittencourt (2021), « les médias “alternatifs” font l’objet de définitions multiples et contradictoires. Ils sont diversement qualifiés, selon les contextes et les locuteurs, d’indépendants, radicaux, citoyens, autonomes, ou communautaires ». Ferron (2016 : 25) observe que les médias alternatifs disposent d’une « autonomie relative », caractérisée notamment par

des systèmes de valeur originaux (sujets, styles d’écriture), des quasi-instances de formation interne (stages étudiants, ateliers d’éducation aux médias, réunions « professionnelles »), des rituels de consécration propres (rencontres annuelles des médias libres, ventes et projections dans des festivals militants), des organes de représentation (syndicats, réseaux).

Un média dit alternatif est donc distinct des médias dits traditionnels en raison de certains éléments, par exemple « l’indépendance à l’égard du pouvoir étatique ou économique, la proximité et la participation citoyenne, la valorisation de la production locale, la liberté dans le choix et la production des contenus, la diversité des supports et formats ainsi que la prise en compte des besoins des publics souvent marginalisés » (Bittencourt, 2021). La dimension « communautaire » de ce genre de média est soulignée par Nadia Bellardi et al. (2018 : 23-24) : ils sont conceptualisés comme des espaces d’inclusion pour combler un désir d’autoreprésentation, de participation et d’accès à diverses ressources. En d’autres mots, ces médias fournissent un endroit où parler et se faire entendre, ce qui permet d’occuper une position dans la sphère publique.

Comme l’expliquent Spurgeon et Burgess (2015 : 404), de nombreux mouvements médiatiques participatifs critiques sont antérieurs aux médias numériques – ayant été théorisés comme médias radicaux (Downing, 2001), citoyens (Rodríguez, 2001), alternatifs (Atton, 2002), tactiques (Cubitt, 2006), communautaires ou de « tiers secteur » (Rennie, 2006), anticipant, à bien des égards, les possibilités conversationnelles des médias numériques. Cependant, comme mentionné, seuls l’Œil de la MDJ, Tido et Guiti News peuvent être considérés comme des médias alternatifs. Infomigrants, quant à lui, ne regroupe pas toutes les caractéristiques essentielles pour être considéré comme un média alternatif, en raison principalement de son statut de média public, puisque le projet est piloté par le groupe France Médias Monde et par deux autres grands médias publics européens. Faire cette distinction est important dans la mesure où nous observons des différences dans les conditions dans lesquelles l’Œil de la MDJ, Tido, Guiti News et Infomigrants permettent une ouverture à la participation et, par conséquent, une meilleure visibilisation des personnes réfugiées. Cette différenciation nous permet de mieux cerner la cohérence (ou l’incohérence) entre leur discours d’ouverture et de participation des réfugiés et leurs réelles pratiques au quotidien et comment cela se traduit en termes de représentations dans leurs textes. Comprendre que ces quatre médias (dont trois associatifs et un public) ont des moyens et des dynamiques parfois très disparates nous permet d’observer comment se manifestent la voix, les représentations et les modes de reconnaissance.

Couldry définit la « voix » comme le processus consistant à rendre compte de sa vie et de ses conditions, c’est-à-dire à raconter une histoire, fournir un récit. La « voix en tant que récit » est la manifestation concrète de la voix par laquelle les individus racontent leurs histoires, leurs vécus, expriment leurs besoins. La voix est également considérée comme une valeur indiquant la possibilité d’être inclus ou non dans une communauté d’appartenance et d’y participer activement. La possibilité effective de faire entendre sa voix correspond à ce que l’on entend par « voix comme valeur », c’est-à-dire que la voix est la valeur primordiale qui motive les individus à s’impliquer dans les médias alternatifs : en tant que valeur, elle fonde la possibilité d’imaginer des médias alternatifs. La voix est toujours plus que le discours, elle nous révèle en tant que sujets et sur ce que nous sommes capables de faire dans le monde. Étant donné que la voix dépend de ressources matérielles, comme la langue, et de la reconnaissance des autres en tant que détenteurs d’une voix, les processus médiatiques de production et de distribution constituent la matérialité de la voix, la « matière » sans laquelle la voix est impossible (Couldry, 2010 : 45).

En effet, les médias jouent un rôle central dans la manière dont les individus expriment leur voix et, ce faisant, se présentent et créent des représentations d’eux-mêmes. Les représentations sont des systèmes de production de sens qui impliquent un processus mental (les pensées qui donnent du sens au monde) et un processus linguistique capables d’influencer les perceptions que les autres ont d’eux-mêmes (Hall, 1997). En choisissant de mettre en valeur certaines informations ou caractéristiques d’une histoire ou d’un individu, les médias font des récits qui encouragent les audiences cibles à penser, à sentir et à décider d’une manière particulière. Ce processus de sélection et de mise en évidence d’une réalité perceptible est défini par Entman (2007) comme relevant d’une opération de framing (« cadre » ou « cadrage »). À partir de représentations créées par des cadrages spécifiques, les médias sont donc capables de provoquer méfiance et peur, mais aussi respect et admiration.

Les médias participent (ou s’immiscent) dans la dynamique de lutte pour la reconnaissance des réfugiés en tant qu’agents qui font des apports à la société d’accueil. C’est là qu’intervient le concept de reconnaissance de Honneth (2013). La reconnaissance implique des relations où les individus se sentent respectés, valorisés et membres d’un groupe social. Considérant le rôle des médias dans la création de représentations, pour que les personnes réfugiées cessent d’être identifiées comme une menace et commencent à être reconnues comme un atout pour la société, il est important que les réfugiés eux-mêmes soient capables d’exercer leur voix et de déterminer quelles représentations sont créées par eux et pour eux. Via les médias, ils peuvent (ou non) être plus à même de prendre la parole et de créer de nouvelles représentations, inspirant la confiance plutôt que la méfiance. Mais pour que cela se produise, il est indispensable qu’ils soient bien intégrés dans les processus de création et de diffusion de l’information.

Dans cette perspective, nous nous intéressons aux différentes stratégies d’inclusion des personnes réfugiées déployées par chacun des médias étudiés, comme on le verra dans la partie suivante.

L’exercice de la voix des réfugiés : inclusion, participation et reconnaissance

Bailey, Georgiou et Harindranath (2007 : 144) précisent que la prise de parole de publics « subalternes » suppose une demande de participation à un dialogue et, comme telle, une capacité à se faire entendre. Les auteurs précisent que le terme « subalterne » désigne des minorités non seulement en raison de leur taille numérique, mais aussi en raison de leur manque relatif de pouvoir et de leur position subordonnée dans les hiérarchies ethniques, culturelles et parfois raciales au sein de leur État-nation. Les groupes subalternes disposent généralement de ressources financières insuffisantes pour créer leurs propres médias dans le secteur audiovisuel commercial, et leur audience reste limitée, tant en nombre qu’en pouvoir d’achat (Bailey, Georgiou et Harindranath, 2007 : 158-159).

Dans les quatre médias étudiés, nous identifions des relations d’amitié, de travail et de solidarité qui permettent aux participants réfugiés de se sentir en confiance et légitimes pour prendre la parole et raconter leur récit. C’est ce que nous explique le journaliste turc Dilhan B2 :

Au début, j’ai pensé à ne plus être journaliste […], mais avec la Maison des journalistes c’était aussi comme une thérapie, j’ai commencé à écrire un article pour l’Œil, après un deuxième, un troisième, après je me suis retrouvé encore une fois. Je me suis dit « ok, là j’ai retrouvé ma confiance, mon courage et mon désir de faire mon métier encore une fois » (B., 2020).

Dilhan est arrivé en France en 2016, de manière inattendue, et contraint d’abandonner sa carrière en Turquie à cause des persécutions contre les journalistes. Le traumatisme de voir des collègues arrêtés et de devoir faire face à un danger pour sa vie l’a découragé de poursuivre le métier. Mais ce découragement s’est estompé avec le temps grâce à sa participation à l’Œil de la MDJ. Dilhan a rencontré des gens qui avaient les mêmes interrogations et peurs que lui. Il a pu partager la douleur de ne pas pouvoir travailler comme journaliste, tout en ayant l’opportunité de reconstruire sa vie en France. Comme il l’explique, c’est au sein de la communauté de la Maison des journalistes qu’il a repris confiance en lui pour se remettre à l’écriture. Dilhan s’est senti reconnu en tant que personne et en tant que journaliste.

Axel Honneth développe une théorie de lutte pour la reconnaissance qui s’appuie sur trois modèles de reconnaissance sociale : l’amour, le droit et l’estime sociale. Selon l’auteur, ces trois formes de reconnaissance « créent ensemble les conditions sociales dans lesquelles les sujets humains peuvent parvenir à une attitude positive envers eux-mêmes » et être « en mesure de se comprendre pleinement comme un être à la fois autonome et individualisé, de s’identifier à ses fins et à ses désirs » (Honneth, 2013 : 283).

La notion de reconnaissance permet d’identifier comment un sujet est inclus au sein d’un groupe et quel type de relation il nourrit envers soi-même et envers les autres. Nous mobilisons cette notion pour observer quel rôle est accordé aux personnes réfugiées au sein des rédactions étudiées et comme cela se traduit en liberté (ou autorisation) à prendre la parole.

L’Œil de la MDJ, Tido et Guiti News sont trois médias associatifs basés sur la participation bénévole. Toute personne française ou étrangère peut intégrer ces associations, faire partie des rédactions, proposer et écrire des sujets. Le recrutement est souple : il suffit de contacter l’équipe et d’exprimer un intérêt pour le projet.

Les participants de l’Œil de la MDJ sont majoritairement des résidents ou anciens résidents de la Maison des journalistes. À cet effet, les textes sont pour la plupart rédigés par des journalistes professionnels réfugiés ou en demande d’asile en France. Ils abordent notamment la liberté d’expression et de la presse, les situations politiques de leurs pays d’origine ou leurs vies en tant qu’exilés en France. Les actualités inspirent les sujets traités, qui sont discutés lors d’une conférence de rédaction encadrée une fois par semaine par un rédacteur en chef bénévole.

Ce fonctionnement est similaire à celui de Guiti News. Dans cette rédaction, des journalistes exilés travaillent aux côtés des participants français. Créé en 2018, ce média est composé par une équipe majoritairement jeune et bénévole, coordonnée par une rédactrice en chef française, salariée de l’association. Pour rejoindre ce média, les participants envoient un message de motivation, puis passent par un entretien plutôt informel avec la rédactrice en chef. Les nouveaux participants sont alors invités à rédiger un premier article et sont ensuite intégrés à l’équipe. Les sujets traités par ce média sont pour la plupart inspirés de l’actualité, des témoignages de personnes réfugiées ainsi que des sujets culturels (spectacles, sorties cinéma, livres, etc.). Pas plus d’une dizaine de participants rejoignent Guiti News tous les ans et remplacent ceux qui arrêtent leur engagement. Le média propose une charte d’engagement à ses bénévoles et une politique de protection des publics fragiles qui est signée par tout nouveau participant.

Cela contraste avec Tido, qui n’avait aucune formalité pour la participation et dont la plupart de l’équipe ne se revendiquait pas comme journalistes. En effet, entre 2016 et 2022 toute personne pouvait participer au média, étant ou non adhérente à l’association, ce qui explique le taux élevé de participants sans diplôme de journalisme. Il suffisait d’assister à une première réunion avec l’équipe et prendre connaissance du « guide du bénévole », document qui précise les missions, les valeurs et la ligne éditoriale de Tido.

Enfin, la participation libre et sans contrepartie des personnes réfugiées dans ces trois médias n’est pas présente dans le média public Infomigrants. Les journalistes écrivant pour celui-ci sont des professionnels, ayant soit un diplôme en journalisme, soit une expérience journalistique. Toute l’équipe est salariée et passe par un processus classique de recrutement à l’embauche. La ligne éditoriale d’Infomigrants traite principalement de la migration dans et vers l’Europe.

Malgré ces différences, les quatre médias présentent des similarités. En effet, dans les rédactions analysées, la participation et le travail collectif sont la règle. Quasiment tous les participants interviewés ont affirmé avoir la liberté de proposer des sujets dans les conférences de rédaction de chaque média. Ces propositions sont ensuite discutées et éventuellement retravaillées collectivement. Tous les participants des médias Tido, Guiti News et l’Œil de la MDJ ont souligné ne pas avoir d’injonctions de la part des rédacteurs en chef pour le choix des sujets à traiter, même si l’actualité peut inspirer ce choix. Dans Infomigrants, les propositions sont également bienvenues, mais l’actualité est souvent ce qui définit les sujets à traiter, car les journalistes de ce média suivent une procédure de veille très précise.

En outre, nous avons observé, de manière générale, de bonnes relations tissées entre collègues et envers les rédacteurs en chef ou coordinateurs de chaque média. En effet, si les participants revendiquent plus ou moins ouvertement un besoin de traiter la migration et de représenter les réfugiés différemment, ce qui anime cette démarche est tout un ensemble de convictions et de valeurs partagées. Nous avons constaté que leur engagement s’appuie sur le partage de valeurs communes, notamment l’idée que la migration est une « richesse » pour la France. « Travailler chez Guiti News c’est un prétexte pour trouver du sens, pour rencontrer des gens », nous raconte Balthazar G., participant camerounais à Guiti News :

Durant l’été, j’avais envie d’aller à la Chapelle, je m’asseyais avec eux [les réfugiés], on buvait un café, c’était pas de l’info qui me servait pour Guiti News, mais pour moi-même. Ça me rend plus humain, ça m’apaise, il y a une sorte de consonance avec ce que je vis. Pour moi, c’est presque un moment de paradis, parce que je crois à ces valeurs et je les mets en pratique. De manière égoïste, j’utilise Guiti News pour pouvoir avoir accès à ces moments de rencontre avec les gens (G., 2019).

Pour Balthazar, l’activité chez Guiti News lui permet de pratiquer des actes de solidarité et d’appréhender des sujets qui lui apportent des sentiments positifs, des sentiments de gratitude. Son récit révèle ainsi une dimension importante de la reconnaissance, à savoir la répercussion des rapports entre sujets dans la construction d’une relation positive à soi-même. En effet, comme l’explique Axel Honneth :

Le lien entre l’expérience de la reconnaissance et l’attitude du sujet envers lui-même résulte de la structure intersubjective de l’identité personnelle : les individus ne se constituent en personnes que lorsqu’ils apprennent à s’envisager eux-mêmes, à partir du point de vue d’un « autrui » approbateur ou encourageant, comme des êtres dotés de qualités et de capacités positives. L’étendue de telles qualités, et donc le degré de cette relation positive à soi-même, s’accroît avec chaque nouvelle forme de reconnaissance que l’individu peut s’appliquer à lui-même en tant que sujet (Honneth, 2013 : 290).

Les récits des 24 participants des médias l’Œil de la MDJ, Tido, Infomigrants et Guiti News révèlent une envie globale, plus ou moins intense, de s’engager dans une cause collective. Cette envie peut être renforcée par le sentiment d’appartenance à une lutte sociale (la défense de la migration, de la liberté d’expression, de l’accès à l’information ou du droit des étrangers),par le sentiment d’estime vis-à-vis des autres membres du groupe (l’amitié, la sensation d’être apprécié ou de se sentir moins seul) ou, enfin, par le sentiment d’être utile et d’être reconnu par sa capacité d’agir pour une cause (être acteur du changement). Ces sentiments contribuent à renforcer l’estime sociale créée au sein des rédactions : les journalistes partagent des valeurs et désirs communs et se reconnaissent ainsi en tant que groupe. En outre, les « récompenses » liées au travail (le fait de se sentir utile ou d’être payé, pour le cas d’Infomigrants) représentent des manifestations tangibles de la reconnaissance au sein des médias étudiés. Nous observons donc que les participants s’engagent auprès des quatre médias pour des raisons personnelles et individuelles, mais également par intérêt collectif.

Ainsi, ces médias peuvent contribuer à l’acquisition des trois formes de reconnaissance selon la théorie d’Axel Honneth :

  1. Par les relations d’amitié, on répond à des besoins propres à l’individu : rencontrer de nouvelles personnes, se sentir moins seul, se divertir. Ces relations de proximité procurent la confiance en soi.
  2. Par les relations professionnelles, on répond à la nécessité des individus de travailler dignement et de se sentir partie prenante dans la société. La possibilité pour les journalistes exilés d’exercer leur métier à nouveau en France est une manière de regagner le respect de soi. Cependant, c’est uniquement chez Infomigrants qu’on peut observer une réinsertion effective pour certains journalistes étrangers. Pour Guiti News, Tido et l’Œil de la MDJ, cette possibilité reste sur le plan subjectif : le contributeur peut se sentir épanoui au travail dans le média, même sans être payé, si l’exercice du métier lui procure une satisfaction personnelle et un sentiment d’être utile.
  3. Par les relations de solidarité, on répond à différentes envies, notamment permettre aux personnes directement concernées de se réapproprier le discours sur la migration, faire changer la façon dont les réfugiés sont représentés et rendus visibles dans les médias, soutenir une cause (la migration, la liberté d’expression…). En leur redonnant la parole et en leur laissant le choix de proposer et d’écrire sur les sujets de leur préférence, on permet une réappropriation du discours capable de renforcer l’estime de soi. Cependant, les entretiens et l’observation participante nous ont permis d’identifier également des difficultés à la pleine inclusion des personnes réfugiées au sein des médias étudiés.

Les défis à la participation des personnes réfugiées au sein des rédactions

La moitié des personnes interviewées a évoqué la langue comme un premier obstacle à la pleine inclusion des personnes réfugiées dans l’Œil de la MDJ, Tido, Infomigrants et Guiti News. Cette difficulté est présentée comme une source d’incompréhension ou de difficulté dans la collaboration entre Français et étrangers. En effet, la faible maîtrise du français a un impact sur les recrutements des contributeurs et la façon de travailler des équipes. Nous observons cette problématique notamment dans Tido et dans l’Œil de la MDJ.

Régine C., bénévole française chez Tido, définit l’équipe de contributeurs comme très diverse. Cependant, selon elle, les participants les plus assidus sont les Français :

On vient tous d’horizons différents et ce qui nous rassemble c’est nos valeurs et notre envie de faire quelque chose. Le noyau dur, ce sont les gens qui participent régulièrement. […] Ils sont surtout français. Dans la catégorie réfugié on a Amadou qui est très présent. Il y a Ahmad qui est étranger aussi. Des réfugiés on a vu passer, mais ils ne restent pas longtemps (C., 2019).

Selon Régine, le manque de temps et de compétences d’écriture sont les raisons principales, en plus de la question de la langue : « On rencontre des gens qui ne sont pas là depuis très longtemps, donc qui ont encore des difficultés pour bien parler français ou bien s’exprimer et dans le cas du journalisme si tu ne parles pas bien français, si tu n’es pas capable de bien écrire, c’est pas facile » (C., 2019).

Emma Broughton, coordinatrice de Tido durant toute la période active du média, confirme que la langue peut être un obstacle à la participation et que, sans forcément s’en rendre compte, cet obstacle entraîne aussi une sorte d’exclusion au sein de l’équipe :

Nous, les « locaux », quand on discute tous ensemble, on a quand même pas mal la même vision du travail, les gens ils comprennent tout de suite, on se comprend tout de suite, on se répartit le boulot facilement, c’est immédiat, alors qu’avec les autres il y a déjà la problématique de la langue (Broughton, 2019).

Les solutions pour remédier à ce problème, en incluant plus d’étrangers non francophones dans l’équipe, n’étaient pas évidentes, « faute de temps » comme l’explique Emma.

La conséquence est que les réfugiés ne restent pas longtemps dans le média, et ceux qui restent risquent d’être moins productifs en termes d’écriture que leurs camarades français. Cette réalité, on l’a également observée chez l’Œil de la MDJ, comme le raconte le journaliste réfugié syrien Khalid M. :

Je ne suis pas capable d’écrire des articles en français, et à la MDJ ils ont des problèmes de traduction, ils ont beaucoup d’amis de la MDJ qui aident à faire des traductions, et moi-même j’étais quelqu’un qui les aidait à chaque fois qu’ils avaient un entretien avec un journaliste qui parlait en arabe, moi je le transcrivais en anglais, en traduction simultanée. Mais ils n’avaient pas exactement quelqu’un pour traduire des articles de l’arabe vers le français. Ils m’ont invité, m’ont dit qu’il fallait le faire, tenter le coup, mais je ne le sentais pas (M., 2020).

La langue est en effet un obstacle auquel les coordinateurs des médias n’ont pas forcément trouvé de solution. Chez Guiti News, la proposition de travailler en binôme est une tentative de rapprocher Français et étrangers, mais cela reste un modèle limité. Ce format d’écriture à plusieurs peut déplaire certains, comme c’est le cas de Dilhan : « C’est une bonne idée mais je n’aime pas ça. Je préfère écrire tout seul et travailler tout seul » (B., 2020). En effet, plusieurs raisons peuvent amener les participants – notamment les étrangers – à vouloir écrire seuls : un emploi du temps chargé, une difficulté à s’exprimer en français avec des collègues francophones, une différence de vision par rapport à l’angle et au sujet à traiter.

Ces difficultés sont moins évidentes chez Infomigrants, car ce dernier n’est pas « ouvert à tous ». En effet, les journalistes qui font partie d’Infomigrants sont recrutés selon des critères précis, notamment l’expérience dans le journalisme, comme l’explique la rédactrice en chef française Amara Makhoul :

On a vraiment, quand même, une base commune qui fait qu’on est journalistes. On vient de médias qui sont beaucoup de France Médias Monde, on en a beaucoup qui sont venus de France 24, d’autres de RFI. […] On a réellement une base commune professionnelle de journalistes et qui fait que les origines des uns et des autres n’importent pas du tout (Makhoul, 2020).

Bien que ce modèle de journalisme professionnel puisse restreindre la participation des réfugiés, il garantit une plus grande efficacité dans la production des contenus. Cette logique fonctionne à l’envers pour l’Œil de la MDJ, Tido et Guiti News : plus ouverts à la participation des réfugiés et basés sur un modèle de bénévolat, ces médias rencontrent des difficultés pour garantir une constance dans la production de leurs contenus.

En outre, dans Infomigrants, certains journalistes étrangers ont pointé également des différences culturelles manifestes dans la manière de réaliser des reportages. Le journaliste palestinien Ahmed M. raconte un exemple pratique : « Il y a beaucoup d’articles en arabe qui analysent la situation plus profondément [que les articles écrits en français] et qui parlent de la situation personnelle des migrants. Les articles en français, ils sont de l’actualité et des fois ils se concentrent sur les règlements et les lois » (M., 2020).

Au-delà de la question de la langue, une deuxième grande problématique qui se présente sont les différences de convictions, plus spécifiquement sur le militantisme et sur comment les participants voient le rôle du média dans la défense d’une cause.

En analysant chaque média individuellement, nous observons que dans Tido et dans Guiti News, deux visions cohabitent : la moitié des participants soutiennent que leurs médias sont un canal de militantisme pour la cause migratoire, alors que l’autre moitié ne pense pas que leur média est militant. Pour les participants de Tido qui pensent que ce média représente un canal de militantisme, revient souvent l’idée de « contre-discours », de changement de récit. Pour les participants qui ne pensent pas que le média est militant, revient l’idée du militantisme comme une forme de combat. Pour eux, Tido n’est pas contre quelque chose, mais exerce plutôt un rôle d’exemple, d’aide, de sensibilisation et d’inspiration. Ceci est également manifeste chez une partie des participants de Guiti News, qui pensent que le rôle du média serait plutôt de permettre une diversité d’idées que de mobiliser en faveur d’actions militantes. Revient ainsi une image de média informatif qui ne serait pas compatible avec le militantisme.

Les positions plutôt discrètes par rapport au sujet sont également manifestes au sein d’Infomigrants et de l’Œil de la MDJ. La majorité des participants de ces deux médias soutiennent que les médias auxquels ils participent sont plutôt un « canal de voix » pour les réfugiés qu’un « canal de militantisme ». C’est ce qu’exprime Amara Makhoul, rédactrice en chef d’Infomigrants : « [donner la voix aux réfugiés] c’est déjà le cas, puisqu’on publie leurs propres témoignages, donc oui. Et puis, même sur le terrain on leur donne la parole ».

Les désaccords sur être ou non militant se trouvent aussi parmi les participants de l’Œil de la MDJ, malgré le fait que le média défend ouvertement la liberté d’expression. Pour le rédacteur en chef français Christophe Joly, traiter de la cause suffit en soi : « [Ce n’est] pas réellement [militant]. Pour moi c’est de l’explication, de la sensibilisation, et de ce fait peut découler le militantisme. Ce qu’on raconte, les faits qu’on relate, sont suffisamment forts pour qu’on n’en rajoute du militantisme » (Joly, 2020).

Il faut noter, cependant, que le fait que les médias ne revendiquent pas une position militante n’empêche pas les journalistes de se considérer militants eux-mêmes, comme c’est le cas du journaliste afghan Alam W., qui écrit pour Infomigrants : « Je pense qu’en tant que journaliste, donner une information juste, vérifiée, vérifiable, qui peut aider les gens à choisir leur chemin, c’est d’abord quelque chose de militant » (W., 2020).

Ces divergences d’opinions au sein des rédactions peuvent entraîner des désaccords entre participants et rédacteurs en chef. Dans Guiti News, même si les interviewés ont exprimé un sentiment général de liberté dans le choix des sujets à traiter (notamment en 2018 et 2019), à quelques reprises des refus de publication ont entraîné des frustrations. En 2020, certains bénévoles nous ont confié que des sujets plus fortement liés au militantisme ou à des critiques plus explicites ne passaient pas au stade de la publication « pour ne pas heurter les gens ». La rédactrice en chef française de Guiti News entre 2019 et 2023, Nina Gheddar, explique pourquoi elle ne considère pas Guiti News comme un canal de militantisme : « C’est un média engagé, qui défend la liberté d’expression. […] La sensibilisation à la cause des migrants est là. On va sensibiliser à la cause, mais sans dire aux gens comment penser, comment faire. Il n’y a pas d’injonction derrière. Il s’agit de relater la réalité » (Gheddar, 2019).

Ces opinions exprimées par les participants se retrouvent globalement dans un volet du médiactivisme que Cardon et Granjon appellent la critique expressiviste des médias de masse : « elle insiste davantage sur la production d’information comme instrument d’émancipation, plutôt que comme moyen de lutte contre la reproduction de la domination symbolique. On retrouve avec des nuances […] une vision participative des médias qui insiste sur l’empowerment, la réflexivité, l’autodidaxie, l’expérimentation et la réappropriation de la parole » (Cardon et Granjon, 2013 : 18). En outre, « le médiactivisme qui emprunte cette voie critique invite les individus à maîtriser les instruments de représentation et de symbolisation de leurs propres conditions. Il s’appuie donc essentiellement sur le refus de la clôture de l’espace journalistique sur ses enjeux professionnels et dénonce l’asymétrie entretenue par les médias dominants à l’égard de leurs publics » (Ibid. : 19-20).

Nous observons à partir des entretiens que ces médias peuvent à la fois contribuer à la quête pour la reconnaissance et reproduire des « formes d’exclusion », notamment la non-participation de personnes qui ne maîtrisent pas le français ou, pour le cas d’Infomigrants, la non-participation de personnes n’ayant pas d’expérience dans le journalisme. Cependant, nous observons globalement que les formes de reconnaissance prédominent vis-à-vis des formes d’exclusion.

En outre, l’intérêt de rassembler réfugiés et Français se trouve justement dans un partage de connaissances et d’expériences leur permettant de s’enrichir mutuellement pour atteindre l’objectif commun de traiter différemment le discours migratoire.

Dans la partie suivante, nous étudions comment les sources réfugiées sont mobilisées dans les textes de l’Œil de la MDJ, Tido, Guiti News et Infomigrants.

La valorisation de la voix des réfugiés en tant que sources d’information : vers un changement de discours ?

Motivés par la conviction d’améliorer le traitement médiatique des sujets migratoires et permettre aux réfugiés de (re)prendre la parole, certains médias spécialisés – dont en grande partie des médias alternatifs – ont été créés. Nous avons étudié la participation des réfugiés dans l’Œil de la MDJ, Tido, Guiti News et Infomigrants en tant que producteurs d’information et les principales difficultés entravant leur pleine inclusion.

Nous proposons d’explorer une seconde dimension de leur participation : leur mobilisation en tant que sources d’information. En effet, comme déjà mentionné dans l’introduction, de nombreuses études traitant de la migration dans les médias ont souligné la faible prise de parole des personnes réfugiées. Bien qu’étant de véritables témoins et les principaux concernés, ces personnes voient souvent leurs points de vue relégués au second plan au profit des sources dites « officielles ».

Nous avons ainsi analysé dans quelle mesure les personnes réfugiées sont utilisées en tant que sources primaires d’information dans l’Œil de la MDJ, Tido, Guiti News et Infomigrants, c’est-à-dire, en tant que témoins directs des événements ou des faits rapportés.

La distinction entre sources primaires et secondaires est évoquée dans la littérature par les théoriciens du journalisme Kovach et Rosenstiel (2023 : 223, 235), qui appellent sources de « seconde main » celles qui ne sont pas directement concernées par les événements mais qui ont été mises au courant. Selon Pena (2012 : 64), les sources secondaires sont celles utilisées dans les articles et reportages pour contextualiser les faits. Des chercheurs, experts, analystes, entre autres, entrent dans cette classification.

Dans notre analyse, nous considérons les réfugiés en tant que sources primaires, étant donné leur rapport direct aux faits racontés. Nous adoptons le terme de « sources réfugiées » pour faire référence aux personnes réfugiées, aux demandeurs d’asile, aux personnes en situation de migration (« migrants »), aux migrants forcés (y compris pour des causes environnementales), aux immigrés et autres personnes directement concernées par le sujet de la migration forcée (par exemple des descendants directs des catégories mentionnées ci-dessus), ayant exprimé via une citation directe ou indirecte (paraphrase) une opinion ou information dans les textes de l’Œil de la MDJ, Tido, Guiti News et Infomigrants.

Ces sources s’opposent à d’autres typologies de sources identifiées dans les textes analysés, que nous soulignons dans le tableau suivant. Cette liste est une adaptation de la typologie des sources d’information proposée par Benson (2017 : 24).

Tableau 1 : Analyse des sources d’information (adapté de Benson).

Sources Description
Politiques Cadres élus (président, maire, élus locaux, membres du parlement…), politiques nommés (ministres, etc.), politiciens/porte-paroles, partis politiques.
Institutionnelles Policiers, militaires, organes de l’administration publique, fonctionnaires.
Juridictionnelles Décisions des tribunaux, juges, avocats ; parquet.
Législatives Lois, décrets, arrêtés préfectoraux, conventions internationales.
Journalistiques Journaux (presse papier et en ligne), télévision, radio, agences de presse, journalistes indépendants.
Médiatiques Sites internet, blogues, réseaux sociaux.
Scientifiques Chercheurs/experts, études, universités/instituts de recherche.
Associatives/syndicales/militantes Associations françaises, fédérations, associations internationales, ONG, militants et bénévoles, syndicats.
Religieuses Églises, synagogues, mosquées, associations religieuses.
Artistiques/culturelles Musiciens, chanteurs, acteurs/comédiens, réalisateurs, artisans, musées, artistes.
Littéraires Livres, écrivains, essais, poèmes.
Populaires Sondages, consultations auprès du grand public.
Économiques Entreprises, start-ups, groupes de pression (par exemple : chambre de commerce), fondations, bailleurs, investisseurs, banques.
Privées Résidents ou citoyens de longue date d’origine européenne ou non européenne.
Réfugiées, exilées, en demande d’asile ou immigrées (abrégé « sources réfugiées ») Personnes réfugiées/exilées, demandeurs d’asile, personnes en situation de migration (« migrants »), migrants forcés (y compris pour des causes environnementales), immigrés, d’autres personnes directement concernées par le sujet des migrations (descendants directs des catégories mentionnées ci-dessus).
Internationales Gouvernements étrangers, organisations politiques ou civiles étrangères, organismes internationaux de régulation ou de gouvernement (Nations unies, Commission Européenne, OMC, etc.). Les sources internationales, à la différence des sources réfugiées, concernent des institutions et des personnes morales.

À cet effet, nous avons analysé 238 textes publiés entre 2016 et 2020 dans ces quatre médias, dont 55 textes de l’Œil de la MDJ, 51 textes de Tido, 45 textes de Guiti News et 87 textes d’Infomigrants.

Les textes ont été choisis selon les critères suivants :

  • Période de publication entre le 1er janvier 2016 et le 31 décembre 2020.
  • Échantillon analysé : Pour l’Œil de la MDJ et Tido, nous avons analysé les publications des mois d’avril, septembre et décembre des années 2016, 2017, 2018, 2019 et 2020. Pour Guiti News, nous avons analysé les publications des mois d’avril, septembre et décembre des années 2019 (année de lancement de Guiti News) et 2020. Enfin, pour Infomigrants, nous avons analysé uniquement les publications du mois de septembre des années 2017 (année de lancement d’Infomigrants), 2018, 2019 et 2020. Ce dernier média présente un corpus trop important, raison pour laquelle nous avons privilégié un seul mois.
  • Thématique : nous avons analysé les publications qui font référence directement ou indirectement à la migration ou à la personne réfugiée/en situation de migration.

Ont été exclus de l’analyse les textes uniquement en langue étrangère, les publications sans texte (vidéos, podcasts, dessins) et les revues de presse.

En plus d’analyser la présence des sources réfugiées dans les textes, nous étudions les principaux cadrages de la migration présents dans ces quatre médias : les cadres « victime », « héros » et « menace », en nous inspirant des catégories proposées par Benson (2017), ainsi qu’un cadrage « neutre », c’est-à-dire une manière de représenter les réfugiés au-delà de la dichotomie « bon/mauvais ». Nous vérifions comment ces cadres se présentent de manière quantitative et qualitative dans chaque média, résultant en différentes représentations des réfugiés et de la migration forcée.

Comme résultat de notre analyse, nous observons que les réfugiés ont une place significative dans l’ensemble des sources mobilisées dans l’Œil de la MDJ, Tido et Guiti News, arrivant, pour les deux premiers, à environ 30 % du total des sources (graphique 1). Ceci résulte en différentes représentations des réfugiés dans les textes par rapport à Infomigrants, où les personnes réfugiées ont moins d’occasions de s’exprimer par rapport à d’autres sources consultées, étant présentes à hauteur de 14 %.

Nous constatons, par ailleurs, une claire association entre la mobilisation de sources d’information réfugiées et une nouvelle construction du discours sur la migration. En effet, plus les réfugiés sont consultés, plus positives sont les représentations à leur égard (graphique 2).

Graphique 1 : Présence des sources réfugiées dans les textes.

Image

Graphique 2 : Répartition des cadres par média3.

Image

Les cadres « victime », « menace » et « héros » apparaissent dans l’ensemble du corpus de manière variable selon le média. Les médias qui présentent les cadres « victime » et « menace » plus fréquemment ont tendance à moins présenter les cadres « héros » et « neutre ». Ceci résulte en différentes représentations des réfugiés dans les textes. Ainsi, la manière dont les cadres se présentent dans chacun des médias est fortement liée au degré d’inclusion des réfugiés dans les processus de production de l’information et peut comporter d’importantes nuances.

Infomigrants, qui fait proportionnellement moins appel aux réfugiés en tant que sources primaires, tend à les représenter en tant que « victimes passives », suivant la même tendance des médias grand public. Le cadre « menace » est également présent de manière importante dans ce média, alors que les cadres « héros » et « neutre » sont moins significatifs. Nous observons un paradoxe dans ce média : bien qu’il se présente comme un canal d’informations fiables sur la migration, les représentations des réfugiés ne diffèrent pas radicalement de celles des médias traditionnels. Le discours assumé par les collaborateurs de ce média, qui ont plutôt une posture empathique envers les migrants, n’est pas en adéquation avec les représentations identifiées dans les textes du média, qui finissent par avoir un rôle de « dissuasion » de la migration.

Dans l’Œil de la MDJ et dans Guiti News, nous trouvons une présence majoritaire des représentations en tant que « victime », mais ce n’est pas une victime passive : il s’agit plutôt d’une victime consciente de sa situation, voire une « victime militante ». Dans ces deux médias, les réfugiés sont également représentés en tant que « héros » qui portent leur voix pour soutenir une cause (la liberté d’expression ou un meilleur traitement pour les étrangers en France, par exemple). À travers ce cadre neutre, ces médias mettent en valeur des anecdotes, des métaphores et la « diversité culturelle ». Le cadre « menace » n’est quasiment pas présent dans l’Œil et complètement absent dans Guiti News. Alors que ces deux médias diffusent un discours incarné et ont tendance à dénoncer des situations d’injustice, ses membres sont partagés quant à leur position en tant que « médias militants ».

Dans Tido, on évite délibérément de traiter les réfugiés comme des victimes. Le média privilégie un traitement positif, centré sur la représentation du « réfugié-héros », c’est-à-dire celui qui arrive à bien s’intégrer à la nouvelle société d’accueil. Avec un cadre menace complètement absent, une partie des textes de Tido utilise le cadre neutre pour mettre en valeur la vie quotidienne et vulgariser le fait migratoire auprès d’un public français. Ce média est particulier par rapport aux trois autres, car ses participants avaient l’envie de renouer des liens et créer une communauté d’entraide, plutôt que de simplement développer Tido en tant qu’organe médiatique.

Il est important de noter que les sources réfugiées jouent un rôle clé dans la construction du cadre « héros » et que les représentations positives sont favorisées par certains formats, notamment les témoignages, portraits et interviews. Dans ces derniers, les réfugiés – en tant qu’auteurs ou sources d’information – peuvent exprimer une subjectivité qui ne se trouve pas souvent dans d’autres formats journalistiques. En effet, les réfugiés sont traités comme des sujets susceptibles d’être fascinés et non seulement comme des sujets qui fascinent, des sujets qui critiquent et non seulement des sujets critiqués. On leur redonne la possibilité de juger, plutôt que d’être simplement jugés.

Conclusion

Dans cet article, nous avons analysé la place des personnes réfugiées dans les médias associatifs l’Œil de la MDJ, Tido et Guiti News, ainsi que dans le média public Infomigrants. Nous cherchons à savoir comment chacun de ces quatre médias crée de nouvelles représentations du réfugié au-delà de la dichotomie « victime/menace », tout en faisant participer les personnes réfugiées dans les processus de production et de diffusion de l’information.

Les médias l’Œil de la MDJ, Tido, Infomigrants et Guiti News traitent de la migration et représentent les personnes réfugiées à partir de différents cadrages. Nous avons identifié des représentations éloignées de celles qu’offrent les médias traditionnels, et ce, pour la raison principale qu’est la participation active des réfugiés dans la production de l’information. En effet, dans l’Œil de la MDJ, Tido, Infomigrants et Guiti News ils jouent un double rôle : le réfugié est soit auteur/co-auteur des informations produites, soit une source d’information fiable.

Nous observons que l’exercice de la « voix comme récit » – selon la définition de Couldry (2010) – est plus présent dans l’Œil de la MDJ, Guiti News et Tido, trois médias qui ont tendance à consulter davantage les réfugiées en tant que sources d’information et à les faire participer plus facilement au sein de ces rédactions, car ils fonctionnent selon un modèle de collaboration bénévole. Nous identifions également des relations d’amitié, de travail et de solidarité qui permettent aux participants réfugiés de se sentir en confiance pour prendre la parole et raconter leur récit.

Notre analyse permet d’observer que les médias étudiés reconnaissent les réfugiés comme des sujets capables et légitimes pour parler de la migration, pour « se raconter », pour exprimer leurs désirs, frustrations, besoins et pour inspirer d’autres personnes à réfléchir ou à agir. En participant directement à la production de l’information et en étant considérés comme des sources fiables d’information, les réfugiés occupent une place de visibilité et sont capables de fournir différentes représentations de l’exil ou d’eux-mêmes avec leurs récits et leurs différentes perspectives du monde.

Dans ces relations d’amitié, de travail et de solidarité, les réfugiés gagnent en confiance, en respect et en estime de soi. Cette dynamique est cruciale pour se reconnaître comme des sujets et des agents et revendiquer leur place, se rendre visible, prendre la parole et imaginer une suite à leurs propres histoires.

1 Pour déterminer la présence de personnes réfugiées en tant que sources d’information, nous avons classifié toutes les sources mobilisées dans les

2 Les prénoms des participants des médias interviewés ont été modifiés.

3 À bien noter qu’un même texte peut présenter plusieurs cadres.

Bibliography

ATTON, Chris (2002), Alternative Media, Londres, Sage.

BAILEY, Olga, GEORGIOU, Myria, HARINDRANATH, Ramaswami (2007), Transnational Lives and the Media. Re-imagining Diaspora, New York, Palgrave Macmillan.

BALDINI, Simona Bonini (2019), « Digital Storytelling with Refugees: Analysis of Communication Setting from the Capability Approach Perspective », Revue française des sciences de l’information et de la communication, no17 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.7022.

BELLARDI, Nadia et al. (2018), « Spaces of inclusion. An explorative study on needs of refugees and migrants in the domain of media communication and on responses by community media », Council of Europe [En ligne] DOI : https://edoc.coe.int/en/refugees/8040-spaces-of-inclusion-an-explorative-study-on-needs-of-refugees-and-migrants-in-the-domain-of-media-communication-and-on-responses-by-community-media.html.

BENSON, Rodney (2017), L’immigration au prisme des médias, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

BITTENCOURT, Andressa (2021), « Les médias « grand public » et les médias « alternatifs » face à la « crise des migrants » », Communication [En ligne], Vol. 38/1, mis en ligne le 11 juin 2021, consulté le 20 janvier 2024. URL : http://journals.openedition.org/communication/13490.

CARDON, Dominique, GRANJON, Fabien (2013), Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po, « Contester » [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/scpo.cardo.2013.01.

CHOULIARAKI, Lilie, STOLIC, Tijana (2017), « Rethinking media responsibility in the refugee ‘crisis’: a visual typology of European news », Media, Culture & Society, vol. 39, no8? p. 1-16 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1177/0163443717726163.

COULDRY, Nick (2010), Why Voice Matters: Culture and Politics after Neoliberalism, Londres, Sage.

ENTMAN, Robert. M. (2007), « Framing bias: media in the distribution of power », Journal of Communication, vol. 57, no1, p. 163-173 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1111/j.1460-2466.2006.00336.x.

FERRON, Benjamin (2010), « Des médias de mouvements aux mouvements de médias. Retour sur la genèse du « Réseau intercontinental de Communication alternative » (1996-1999) », Mouvements, 2010/1, no61, p. 107-120 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/mouv.061.0107.

FERRON, Benjamin (2016), « Professionnaliser les « médias alternatifs » ? Enjeux sociaux et politiques d’une mobilisation (1999-2016) », Savoir/agir, 2016/4, no38, p. 21-28 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/sava.038.0021.

GEORGIOU, Myria, ZABOROWSKI, Rafal (2017), Couverture médiatique de la « crise des réfugiés » : perspective européenne, Strasbourg, Conseil de l’Europe [En ligne] URL : https://edoc.coe.int/fr/rfugis/7366-couverture-mediatique-de-la-crise-des-refugies-perspective-europeenne.html.

HALL, Stuart (1997), « A centralidade da cultura: notas sobre as revoluções culturais do nosso tempo », Educação & Realidade, vol. 22, no2, p. 15-46.

HARCUP, Tony (2013), Alternative Journalism, Alternative Voices, Abingdon, Routledge.

HONNETH, Axel (2013), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, « Folio Essais ».

HOVDEN, Jan Fredrik, MJELDE, Hilmar, GRIPSRUD, Jostein (2018), « The Syrian refugee crisis in Scandinavian newspapers », Communications, vol. 43, no3, p. 325-356 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1515/commun-2018-0013.

KOVACH, Bill, ROSENSTIEL, Tom (2023), Principes du journalisme. Ce que les journalistes doivent savoir, ce que le public doit exiger, Paris, Gallimard, « Folio Actuel ».

PENA, Felipe (2012), Teoria do Jornalismo, 3. ed., São Paulo, Contexto.

SPURGEON, Christina, BURGESS Jean (2015), « Making media participatory: Digital storytelling », in Atton Chris (ed.), The Routledge Companion to Alternative and Community Media, Londres, Routledge, 2015, p. 403-413.

VAN DIJK, Teun A. (1993), Elite discourse and racism, Thousand Oaks, Sage [En ligne] DOI : https://doi.org/10.4135/9781483326184.

Sites

Infomigrants, « À propos ». InfoMigrants [En ligne] URL : http://www.infomigrants.net/fr/about, [consulté le 12 juillet 2021].

Entretiens cités dans l’article

Broughton Emma, entretien réalisé le 12 juillet 2019, à Kiwanda (espace de coworking), Paris.

Gheddar Nina, entretien réalisé le 31 octobre 2019, dans un café à Paris.

Joly Christophe, entretien réalisé le 27 janvier 2020, par téléphone.

Makhoul Amara, entretien réalisé le 9 mars 2020, par téléphone.

Entretiens avec prénoms modifiés cités dans l’article

B. Dilhan, entretien réalisé le 1er avril 2020, par visioconférence.

M. Khalid, entretien réalisé le 10 juin 2020, par visioconférence.

W. Alam, entretien réalisé le 7 septembre 2020, par téléphone.

G. Balthazar, entretien réalisé le 23 novembre 2019, au Centre Culturel Franco-Iranien Pouya, Paris.

C. Régine, entretien réalisé le 5 juin 2019, à Kiwanda (espace de coworking), Paris.

M. Ahmed, entretien réalisé le 7 mars 2020, par visioconférence.

Notes

1 Pour déterminer la présence de personnes réfugiées en tant que sources d’information, nous avons classifié toutes les sources mobilisées dans les textes en 16 catégories (sources politiques, institutionnelles, médiatiques, scientifiques, associatives/syndicales/militantes, privées, réfugiées, entre autres), et avons quantifié le nombre de fois qu’une source classifiée en tant que « réfugiée » apparaît dans chaque texte. Nous considérons en tant que « sources réfugiées » les individus entrant dans une ou plusieurs des situations suivantes : Personnes réfugiées/exilées ; demandeurs d’asile ; personnes en situation de migration (« migrants ») ; migrants forcés (y compris pour des causes environnementales) ; immigrés ; d’autres personnes directement concernées par le sujet des migrations (ex : descendants directs des catégories mentionnées ci-dessus).

2 Les prénoms des participants des médias interviewés ont été modifiés.

3 À bien noter qu’un même texte peut présenter plusieurs cadres.

Illustrations

Graphique 1 : Présence des sources réfugiées dans les textes.

Graphique 1 : Présence des sources réfugiées dans les textes.

Graphique 2 : Répartition des cadres par média3.

Graphique 2 : Répartition des cadres par média3.

References

Electronic reference

Andressa BITTENCOURT, « Voix et reconnaissance dans des médias spécialisés dans la migration : moyens et limites de la participation des personnes réfugiées », K@iros [Online], 8 | 2025, Online since 20 October 2025, connection on 17 December 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=946

Author

Andressa BITTENCOURT

CARISM, Université Paris II – Panthéon-Assas.

Author resources in other databases

Copyright

Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)