Visibilité/invisibilité des migrants

Entretien avec Cécilia Brassier-Rodrigues et Lise Jacquez

Text

« Les personnes migrantes sont médiatisées comme des figures de passage, déconnectées de toute reconnaissance sociale ou professionnelle, et donc rarement perçues comme des sujets de droit. » Lise Jacquez.

La question de la visibilité et de l’invisibilité des personnes migrantes au sein des sociétés contemporaines est un sujet qui préoccupe de nombreux chercheurs du laboratoire Communication et Sociétés de l’Université Clermont Auvergne. Pour ce numéro de K@iros, nous avons interviewé Cécilia Brassier-Rodrigues, Maîtresse de conférences HDR en SIC, directrice adjointe du laboratoire de recherche Communication et Sociétés qui aborde ces questions sous l’angle de la visibilité par l’action, et Lise Jacquez, Maîtresse de conférences en SIC et responsable du BUT Information-Communication parcours Journalisme à Vichy, dont les travaux portent principalement sur la médiatisation des personnes étrangères en France.

Comment vos travaux articulent-ils les questions de visibilité et d’invisibilité des migrants ?

CB : Je travaille sur des questions liées à l’accueil et à l’intégration du public en exil depuis 2018, non seulement sur le plan scientifique, mais également en tant que chargée de mission de la politique d’intégration universitaire des réfugiés depuis 2019. À cette époque, à la faveur du projet européen coLAB, financé par le programme DISCO du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, j’ai participé à une action qui a permis à des personnes réfugiées d’enseigner à l’université pendant quelques mois. J’ai alors pris conscience qu’elles étaient inaudibles dans l’espace public : on entendait très rarement leur voix. En revanche, les médias parlaient très souvent de leur situation. La « crise des réfugiés » avait alors été très largement médiatisée, partout en Europe, et pourtant peu de réfugiés étaient à l’origine des récits produits. C’est donc d’abord la question de l’inaudibilité qui m’a intéressée, qui a été très rapidement suivie par celle de l’invisibilité du public en exil.

Depuis plusieurs années, je cherche à accompagner la production de contre-récits de la part des personnes réfugiées, pour qu’elles puissent raconter leur propre version de l’histoire. En 2018 et 2019, avec le projet coLAB, le service de communication de l’Université Clermont Auvergne a réalisé le film documentaire En Cours1, dans lequel les personnes réfugiées ont raconté leur quotidien et montré une partie de la réalité de leur intégration. Entre 2020 et 2022, avec le projet Partage de cultures, financé par le Contrat territorial d’accueil et d’intégration de la ville de Clermont-Ferrand, 16 personnes réfugiées et primo-arrivantes ont fait le récit de plusieurs aspects de leur culture d’origine. Nous avons ainsi réalisé 99 vidéos2. Avec ces projets, j’ai eu la volonté non seulement de donner la parole aux personnes réfugiées, mais également de faciliter les interactions avec les membres de la société d’accueil. En effet, l’un des freins de la communication entre personnes de cultures différentes est la peur de rencontrer l’autre, un autre différent et avec lequel on ne sait pas comment échanger. Ces productions visuelles et audiovisuelles ont donc pour objectif de rapprocher les individus. Dans chacun de ces projets, j’ai travaillé sur la même problématique : comment favoriser la rencontre des migrants-réfugiés avec des membres de la société d’accueil afin qu’ils s’engagent dans un processus d’intégration pluraliste et dans un apprentissage interculturel ? Les résultats de ces travaux m’ont conduit à suggérer que l’expérience de la rencontre interculturelle pouvait avoir différentes facettes, que j’ai nommées basique, récréative, collaborative et esthétique. La plus aboutie serait la dernière, l’expérience esthétique qui, en s’appuyant sur un dispositif de médiation interculturelle, produirait des conditions nouvelles d’interaction entre personnes porteuses de cultures différentes.

LJ : Mes recherches portent sur les conditions d’accès aux médias des minorités marginalisées et sur les mécanismes d’instrumentalisation dont elles font l’objet. Mon travail sur la visibilité des personnes migrantes a débuté en 2009 dans le cadre de ma thèse, qui portait sur la politique d’éloignement et sa médiatisation entre 2006 et 2011. La politique de quotas sous Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2012 (30 000 expulsions par an) visait autant une efficacité administrative qu’une stratégie de communication. À l’époque, dans les médias, le terme « sans-papiers » était privilégié. L’analyse de la couverture médiatique dans la presse nationale des expulsions sur cinq ans a révélé les stéréotypes et les discours dominants associés aux sans-papiers, mettant en lumière les représentations construites par les médias.

Cette analyse a révélé une distinction marquée dans la représentation médiatique des étrangers. Entre 2006 et 2011, les familles sans-papiers émergeaient comme des figures fortes et socialisées, ancrées dans des territoires, intégrées par leurs enfants scolarisés et soutenues par des réseaux de solidarité. Après 2015 et ce qu’on a appelé la « crise migratoire », les migrants sont souvent dépeints de manière désocialisée, en transit aux frontières, dans un entre-deux qui les prive de reconnaissance citoyenne, voire humaine. Une situation qu’avait déjà analysée Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme (1948), lorsqu’elle soulignait la calamité qu’avait constituée l’expérience de l’exil pour les Juifs allemands fuyant l’Allemagne nazie. La visibilité des personnes étrangères dans les médias reflète et façonne leur place dans l’espace public et leur accès à la citoyenneté. Cette visibilité est étroitement liée au contexte sociopolitique, chaque période faisant émerger une figure migrante spécifique reflétant les préoccupations de l’époque. Depuis l’après-guerre, on observe une succession de figures : travailleurs sans-papiers jusqu’aux années 1970, enfants d’immigrés et jeunes des quartiers populaires des années 1980-1990, émergence de la figure de sans-papiers avec les mobilisations contre les lois Pasqua (1993-1996). Les années 2000 correspondent à une médiatisation forte des familles sans-papiers, suivie en 2015 par la « crise des migrants », mettant en avant les réfugiés et l’accent sur les zones frontières. Aujourd’hui, avec la récupération politique de nombreux faits-divers, la figure de l’étranger est souvent associée à la délinquance et à l’insécurité. À noter que ces figures successives ne disparaissent jamais totalement de la scène de visibilité publique, mais elles passent au second plan lorsque le contexte évolue et que d’autres thématiques migratoires occupent le devant de la scène.

La couverture médiatique nationale des migrants reste largement déshumanisante, oscillant entre des représentations médiatiques inquiétantes (« vagues de migrants », attentats terroristes, faits-divers impliquant des étrangers délinquants) et des déclarations politiques virulentes. Les récits personnels sont rares et les personnes sont peu présentées comme étant dotées de parcours singuliers et de droits fondamentaux. Cette idée que les étrangers ont des droits, pourtant garantis par les textes, semble s’effacer de la compréhension collective. Les discours sont soit hostiles soit misérabilistes, mais rarement porteurs de revendications légitimes.

À partir de vos travaux et vos réflexions, comment les divers champs et les divers acteurs sociaux construisent-ils les migrants en tant qu’objet ? Quels sont les enjeux de la visibilité et de l’invisibilité pour les différents acteurs sociaux ?

CB : Pour commencer, nous vivons dans des sociétés où pour exister il faut être visible. Mais plus encore, comme je le montre dans mes travaux, la visibilité et l’audibilité des personnes réfugiées contribuent à une intégration pluraliste dans la société. Mais pas n’importe quelles visibilité et audibilité : il faut qu’elles soient le résultat d’une action des personnes migrantes elles-mêmes, dans le cadre d’un contre-récit, qui permet d’entendre leur voix et de retranscrire leur parole. Or les médias n’ont pas vraiment joué ce jeu ces dernières années : ils ont souvent parlé à la place des migrants et réfugiés. Dès lors, il est important pour les migrants de trouver des espaces médiatiques de visibilité où leurs contre-récits peuvent être proposés et discutés, car on sait que la visibilité médiatisée a le pouvoir de rendre l’invisible visible de tous.

Le web constitue dès lors un espace de parole pertinent pour les personnes migrantes. Que ce soit les sites internet, les blogs, les réseaux sociaux numériques, etc., tous ces lieux constituent un espace virtuel de socialisation qui facilite non seulement la transmission des savoirs et l’échange autour de ces savoirs, mais qui renforce également la visibilité et la reconnaissance du contenu produit par les utilisateurs. Cela est encore accentué par le fait que les réseaux sociaux jouent un rôle sur le processus d’intégration des migrants, d’abord parce qu’ils facilitent le maintien des liens existants, ensuite parce qu’ils favorisent la création de nouveaux liens en agissant sur la mise en visibilité.

Souvent dans mes travaux, je parle du passage de statut d’objet à celui de sujet pour le public en exil. Tant que l’on considèrera les migrants ou les personnes réfugiées comme des individus qu’il faut assister sans prendre en compte qui ils sont dans leur individualité, tant que la posture dominant-dominé existera dans cette relation d’assistance, tant que l’on ne donnera pas une place active aux migrants dans la société, alors ils resteront des objets. Le passage à un statut de sujet demande une forme d’empowerment de la part des personnes migrantes, que l’on doit accompagner. Cela passe notamment par le développement de la participation, que j’ai toujours souhaité mettre en place dans mes travaux.

Ces dernières années, des progrès ont malgré tout été réalisés. D’abord, la relation dominant-dominé qui prévaut dans la relation d’assistance a évolué. Cela a commencé dès le début des années 1990, avec Margalit Cohen-Emerique qui a proposé une démarche interculturelle dans le processus d’aide des travailleurs sociaux avec les migrants. Les formations à l’interculturalité sont aujourd’hui très souvent proposées dans le travail social, c’est moins le cas auprès des bénévoles qui assistent également beaucoup le public en exil. Ensuite, la participation des personnes réfugiées aux actions collectives se développe et prend de nouvelles formes. Le rapport de l’Institut français des relations internationales (Ifri), qui a porté sur La participation des personnes exilées (2020), ou encore celui du Haut Commissariat pour les réfugiés à la même époque attestent de cette évolution. Toutes ces actions contribuent à faire passer le public en exil du statut d’objet à celui de sujet, mais le chemin est encore long.

LJ : Le premier enjeu est la politisation croissante de la question migratoire, devenue centrale dans les stratégies électorales et les négociations politiques. En Europe, par exemple, des accords entre partis incluent souvent un durcissement des politiques migratoires en échange de concessions sur d’autres dossiers, comme cela a été le cas avec la coalition gouvernementale en Autriche récemment. Ce sujet sert ainsi de monnaie d’échange et de combustible pour les campagnes électorales. Le champ politique joue donc un rôle prépondérant dans la visibilité ou l’invisibilité des personnes migrantes, éclipsant souvent d’autres acteurs. Par exemple, lorsqu’un ministre de l’Intérieur évoque les OQTF3, le débat public se recentre immédiatement sur cette question. Cette instrumentalisation politique est une constante historique, dominant largement les autres voix qui tentent de construire une visibilité alternative.

Un deuxième acteur clé, plus récent, est la sphère médiatique réactionnaire, dont la ligne anti-immigration structure désormais l’agenda. Ces médias (comme ceux de Vincent Bolloré) n’ont plus besoin de prétexte politique pour traiter la question migratoire, ils en parlent quotidiennement, la rendant omniprésente. Auparavant, des sites d’extrême droite comme Fdesouche tentaient de visibiliser des faits divers impliquant des étrangers. Aujourd’hui, les médias d’extrême droite servent de caisse de résonance à cette fachosphère. On a pu s’en rendre compte lors d’un fait-divers récent (le meurtre de la jeune Louise, 11 ans), lorsque les noms à consonance étrangère de deux suspects (mis rapidement hors de cause) ont immédiatement été publiés par plusieurs médias d’extrême droite, alimentant la figure de l’étranger dangereux, souvent masculin, menace pour l’ordre public voire pour la « nation ». Cette médiatisation renforce une visibilité biaisée et polarisée.

D’un autre côté, la presse quotidienne régionale (PQR) joue également un rôle important dans la visibilisation des personnes migrantes via des histoires locales, souvent traitées sous l’angle du fait-divers. Ces récits, bien que ponctuels et fragmentés, offrent une visibilité à hauteur d’homme ou de femme, décrivant des arrestations, des mobilisations locales ou des difficultés administratives. Cependant, ce traitement reste anecdotique, sans donner lieu à une analyse systémique, à l’image des violences conjugales longtemps abordées de manière isolée sans susciter de débat national. Cette visibilité locale peine à influencer la couverture médiatique nationale et a un impact limité sur le débat public, à quelques exceptions près.

Un troisième acteur important est le champ militant de défense des étrangers, avec des associations qui détiennent une forte expertise et jouissent d’une reconnaissance auprès des médias. Elles disposent de données de terrain solides et peuvent fournir des analyses juridiques aux journalistes qui les sollicitent souvent pour cela. Des initiatives ont été lancées ces dernières années pour tenter de peser sur le débat public, comme Desinfox Migrations, une association créée en 2018 dont le but est de faire du fact-checking et de mettre en relation chercheurs et journalistes. Des associations de terrain comme France Terre d’Asile ou La Cimade servent aussi parfois d’intermédiaires entre les médias et les personnes étrangères. Cependant, leur influence médiatique reste limitée en dehors de quelques médias investis de longue date sur le sujet (L’Humanité, Le Monde, Libération ou encore Mediapart).

Les réseaux sociaux représentent une nouvelle zone d’activisme et de visibilité pour les migrants, qui documentent parfois leurs voyages et leurs vies sur des plateformes comme TikTok. Cependant, cette visibilité reste largement confinée aux espaces numériques, avec peu de retombées dans les médias traditionnels. Les personnes migrantes, très actives sur les réseaux, utilisent leurs téléphones comme outils essentiels pour maintenir des liens avec leurs proches, générant ainsi une abondance de contenus. Parallèlement, les réseaux sociaux voient émerger un activisme d’extrême droite, mais ils sont également investis par les associations (Desinfox Migrations a utilisé Twitter comme principal canal de diffusion pendant des années). Parfois, des histoires émergent via des plateformes numériques, comme le blog de Mediapart qui a révélé « l’affaire Leonarda » en 2013, du nom de cette jeune Kurde expulsée pendant la présidence de François Hollande. Cependant, ces cas restent rares et leur visibilité est largement conditionnée par le champ politique, dominé par un discours anti-immigration qui s’est encore renforcé ces dernières années.

Pour les autres espaces et lieux où les migrants se rendent visibles, je peux mentionner le cinéma, comme L’Histoire de Souleymane (primé à Cannes en 2024), par exemple, qui propose une figure migrante positive, saluée même par la presse de droite. Mais cette représentation reste isolée, cantonnée à la rubrique Culture, sans lien avec le débat global sur les migrations. Elle incarne l’exception, loin de refléter la réalité systémique.

À partir de vos travaux et vos réflexions, quelles tensions, controverses et points de friction observez-vous autour de ces questions ?

CB : Je parlerai volontiers pour répondre à cette question du rôle du contexte, qui influence la visibilité et l’invisibilité des migrants. Nous assistons depuis plusieurs années à une diversification des formes de déplacement. Les phénomènes de migration multiple (c’est-à-dire d’un pays vers un autre avec au moins deux étapes) ou de migration circulaire (qui caractérise la migration temporaire avec un retour prévu) sont désormais des pratiques fréquentes. On rend visible ici l’image d’un migrant dynamique, placé dans une posture d’acteur, de décideur de sa propre trajectoire de vie et de mobilité. Mais la réalité n’est pas forcément celle-là. Il existe aussi de nombreuses personnes, candidates au départ, qui sont loin d’endosser une posture d’acteur et de suivre une trajectoire qu’elles choisissent. Elles subissent notamment de plus en plus le contrôle des États sur l’accès au territoire et font les frais d’une politique sécuritaire de plus en plus forte, contraignant la mobilité. Il s’agit également des personnes qui migrent pour trouver refuge dans un autre pays.

Dès lors, il y a plusieurs formes de mobilité, plusieurs images du migrant qui affectent la dynamique de la visibilité et de l’invisibilité, qui affectent aussi le discours associé à ces dynamiques. Il y aurait d’un côté « les bons migrants », ceux qui sont désirables, et d’un autre côté « les mauvais migrants », ceux qui sont indésirables. Une suspicion peut alors voir le jour à l’égard des migrants qui ne se trouveraient pas dans « les bonnes catégories ». Et cela a pour conséquence que nos sociétés s’engagent dans une sorte de spirale du rejet.

Ce phénomène n’est toutefois pas nouveau. Les économistes montrent volontiers que cette spirale du rejet a commencé dans les années 1970 avec la crise économique. C’est à ce moment-là que le terme « faux réfugié » a commencé à apparaître dans l’espace public. Cette idée de bon et de mauvais migrants s’est de nouveau invitée dans les médias ces dernières années, dans un contexte où la circulation de l’information est facilitée par les réseaux sociaux.

Tout cela participe donc à la construction d’un imaginaire autour des migrants et des personnes réfugiées depuis de nombreuses années, un imaginaire empreint de suspicion à l’égard de l’étranger. Et c’est dans ce contexte que se jouent la visibilité et l’invisibilité des migrants dans la société.

LJ : L’espace médiatique est fracturé : d’un côté, certains médias adoptent une ligne éditoriale anti-immigration, n’hésitant pas à s’appuyer sur des sources d’expertise dites « alternatives » qui se font passer pour des laboratoires de recherche mais sont en réalité proches de l’extrême droite (comme l’« Observatoire de l’immigration et de la démographie »). Ces médias ignorent les chercheurs et les associations, créant une bulle d’information déconnectée des faits scientifiques. De l’autre côté, certains médias ont des journalistes spécialisés sur la question, c’est le cas au Monde ou à Mediapart, et proposent un vrai traitement journalistique du sujet avec des enquêtes et des reportages. On retrouve aussi de longs formats très qualitatifs sur le service public audiovisuel. Entre ces deux pôles, les médias mainstream et les tranches infos à la télévision et à la radio abordent le sujet de manière plus superficielle, réagissant à l’actualité sans expertise approfondie. Chercheuses et chercheurs sont parfois invités dans ces médias pour réagir, éclairer ou nuancer le débat mais ils ne parviennent pas à réellement peser sur l’agenda médiatique.

Les migrants sont-ils acteurs de leur propre visibilité ? Quelle est leur place en tant que regardant et regardé ?

LJ : Leur visibilité médiatique est très limitée, car ils et elles ont peu de contrôle sur leur représentation. Sans accès direct aux médias, les personnes ne décident ni du moment ni de la forme de leur médiatisation. Pour les sans-papiers et les demandeuses et demandeurs d’asile, la médiatisation peut même être risquée, car elle expose leur vulnérabilité. Même lorsqu’elles acceptent de se rendre visibles, les personnes ne maîtrisent pas leur image et sont dépendantes des choix et de la déontologie des journalistes en face d’elles. Ainsi, leur visibilité est souvent subie plutôt que choisie. Malgré la diversité des acteurs médiatiques, les personnes migrantes restent peu actrices de leur représentation, à l’exception de quelques mouvements sociaux comme ceux des travailleuses et travailleurs sans-papiers, qui ont organisé plusieurs mouvements de grève avec la CGT depuis 2008.

La question du regardant et du regardé est cruciale : on oublie souvent que les personnes étrangères font aussi partie du public des médias. En France, les médias ne s’adressent presque jamais à elles. Cet angle mort renforce l’idée que les étrangers sont à part, alors qu’ils partagent des liens familiaux, professionnels et amicaux avec des Français. Le traitement médiatique de l’immigration ignore souvent ces intersections, alors qu’elles pourraient transformer l’image des personnes migrantes en montrant leur intégration dans la société. Une stratégie médiatique qui mettrait en avant ces liens pourrait humaniser et complexifier la représentation de l’immigration.

Quels sont les enjeux épistémologiques et méthodologiques de la visibilité/invisibilité ? Comment l’étude des migrants renouvelle-t-elle la sociologie de l’invisible ? Quelles sont les perspectives méthodologiques d’étude de la visibilité et de l’invisibilité ?

CB : Pour répondre à cette question, je reviendrai plus spécifiquement sur le cas des personnes réfugiées, avec lesquelles je travaille. Je plaiderai ici pour la participation des personnes réfugiées dans les études de visibilité que l’on réalise sur elles, car il est indispensable de leur donner la parole, de prendre aussi appui sur leur expérience et expertise. Toutefois, cela nécessite certaines précautions, car nous sommes face à une population vulnérable. En raison de cette caractéristique, enquêter auprès d’un tel public peut poser des défis méthodologiques que le chercheur doit prendre en compte au moment de construire le design de sa recherche. Je peux en évoquer quelques-uns.

Pour commencer, j’aborderai le caractère éthique de la recherche. Aujourd’hui, si des comités existent au sein des universités françaises pour vérifier la conformité des projets de recherche avec ce critère, il n’est pas encore obligatoire pour un chercheur de les saisir au moment de réaliser une enquête qui implique des données collectées auprès d’individus, même s’il s’agit de personnes vulnérables. C’est donc au chercheur de s’assurer qu’il respecte des règles garantissant le caractère éthique de son travail. Dans mes travaux, je prends ainsi appui sur trois règles : prendre conscience de leur position personnelle et de l’histoire dans laquelle s’inscrivent aujourd’hui les recherches sur ce public ; leur donner une voix au sein de la recherche ; garantir que l’enquête bénéficiera aux enquêtés et à leurs communautés.

Ensuite, il convient d’ajouter le besoin pour l’enquête menée de respecter un caractère sécuritaire. En effet, les personnes réfugiées ont fui leur pays pour échapper à un danger. Elles ont entrepris un long voyage, parfois au péril de leur vie, pour se mettre en sécurité dans un nouveau lieu de vie. En agissant ainsi, elles se sont éloignées physiquement de leur pays d’origine et se sont rendues, d’une certaine manière, invisibles. Or, prendre part à un projet de recherche peut leur donner de la visibilité. Le chercheur doit être conscient de la mise en danger que peut constituer la participation à un projet de recherche pour la personne réfugiée ou pour ses proches restés au pays.

Enfin, la vulnérabilité peut conduire les personnes réfugiées à adopter une posture de dominé et de perpétuel demandeur dans de nombreuses situations. Il convient donc non seulement de créer un climat de confiance, mais également de mettre en place, autant que possible, une relation équilibrée entre les participants et le chercheur.

Pour conclure, en garantissant une réelle participation des personnes réfugiées à l’étude, le chercheur ne reproduit pas les critiques que j’ai évoquées au sujet du traitement médiatique des migrants : il ne parle pas à leur place, mais il prend appui sur leurs paroles pour donner du sens à leur réalité. Il y a co-construction de l’objet de la recherche. De cette façon, le chercheur soutient une forme d’empowerment de la part des personnes réfugiées, c’est-à-dire qu’il contribue à développer leur capacité d’agir et leur émancipation. Au final, si le chercheur prend bien en considération l’ensemble de ces défis, il sera amené à faire une recherche pas seulement sur mais aussi avec les personnes réfugiées.

LJ : Ma démarche de recherche, ancrée en Sciences de l’information et de la communication avec une influence des Sciences politiques, lie la visibilité des étrangers à leur statut sociopolitique dans une société donnée. Pour moi, la visibilité est indissociable de la notion de reconnaissance, inspirée par les travaux d’Olivier Voirol sur la visibilité4 et par ceux d’Axel Honneth sur les sphères de reconnaissance, en particulier la sphère de la solidarité sociale et la sphère du droit5. C’est le cœur de ma réflexion : comment la visibilité médiatique influence et reflète la reconnaissance des étrangers. J’ai observé que les familles sans-papiers obtenaient une reconnaissance juridique (droit au séjour) grâce à une reconnaissance sociale locale (quartier, village). Cette imbrication des formes de reconnaissance façonne aussi les types de visibilité médiatique : une personne intégrée socialement ou professionnellement est plus facilement perçue comme un sujet de droit. Aujourd’hui, je constate que cette dynamique s’affaiblit. La crise migratoire de 2015 a médiatisé les migrants comme des figures de passage, déconnectées de toute reconnaissance sociale ou professionnelle, et donc moins perçues comme des sujets de droit. Par ailleurs, je m’intéresse aussi à la circulation de l’information entre les espaces médiatiques, bien que ma méthode reste qualitative (comme dans le cas de l’« affaire Leonarda »). J’aimerais explorer des approches quantitatives, comme la cartographie des espaces de visibilité médiatique, pour mieux comprendre ces dynamiques.

1 Le film documentaire En cours. Des réfugiés enseignants à l’UCA peut être visionné sur la chaîne YouTube de l’UCA [En ligne] URL : https://www.

2 Les vidéos peuvent être consultés sur la chaîne YouTube Partage de Cultures [En ligne] URL : https://www.youtube.com/@partagedecultures/featured.

3 Obligation de quitter le territoire : mesure administrative délivrée par la préfecture, qui a pour objectif d’expulser une personne étrangère en

4 « Visibilité/Invisibilité », Réseaux, 2005/1, n129-130 [En ligne] URL : https://shs.cairn.info/revue-reseaux1-2005-1?lang=fr.

5 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance (1992), traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Cerf, « Passages », 2002, et La société du

Notes

1 Le film documentaire En cours. Des réfugiés enseignants à l’UCA peut être visionné sur la chaîne YouTube de l’UCA [En ligne] URL : https://www.youtube.com/watch?v=WjmqBQU-n20.

2 Les vidéos peuvent être consultés sur la chaîne YouTube Partage de Cultures [En ligne] URL : https://www.youtube.com/@partagedecultures/featured.

3 Obligation de quitter le territoire : mesure administrative délivrée par la préfecture, qui a pour objectif d’expulser une personne étrangère en situation irrégulière du territoire français.

4 « Visibilité/Invisibilité », Réseaux, 2005/1, n129-130 [En ligne] URL : https://shs.cairn.info/revue-reseaux1-2005-1?lang=fr.

5 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance (1992), traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Cerf, « Passages », 2002, et La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, traduit de l’allemand par Pierre Rusch et Alexandre Dupeyrix, Paris, La Découverte, « La Découverte poche/ Sciences humaines et sociales », 2008.

References

Electronic reference

Cécilia BRASSIER-RODRIGUES, Lise JACQUEZ and Alexander KONDRATOV, « Visibilité/invisibilité des migrants », K@iros [Online], 8 | 2025, Online since 28 October 2025, connection on 17 December 2025. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=988

Authors

Cécilia BRASSIER-RODRIGUES

Communication et Sociétés

Author resources in other databases

By this author

Lise JACQUEZ

Communication et Sociétés

Author resources in other databases

Alexander KONDRATOV

Communication et Sociétés

Author resources in other databases

By this author

Copyright

Creative Commons Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)