Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie de S. Ferrari

Lorient, Le passager clandestin, 2023

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Depuis bientôt dix ans la collection Les précurseurs de la décroissance, fondée par Serge Latouche et maintenant dirigée par François Jarrige et Hélène Tordjman, a pour objectif de vulgariser l’œuvre de penseurs ayant fourni des fondements théoriques à la décroissance. Objectif doublement salutaire car l’une des représentations la plus caricaturale de la décroissance consiste à la réduire à un « mode de vie », sous l’injonction pratico-pratique de survaloriser l’action. Dans cette collection, arrive enfin le tour de Nicholas Georgescu-Roegen ; ce qui peut sembler tardif : Demain, la décroissance (1979) n’est-il pas le premier ouvrage dont le titre portait explicitement sur la décroissance ?

C’est là que la présentation qu’en fait Sylvie Ferrari, professeure en économie à l’université de Bordeaux, permet de combler ce retard en nous proposant dans une première partie une analyse des grands principes de Georgescu-Roegen, autour de la bioéconomie, puis, dans la seconde partie une sélection de textes qui les documentent fort bien.

Pour cet ouvrage, comme pour tous les autres de la même collection, l’intérêt est double. D’abord, vulgariser tant un auteur que l’idée même de décroissance. Mais aussi, pour les décroissants un peu plus « avertis », apporter un nouvel élément de réponse à une question beaucoup plus générale : de quelle « décroissance » l’auteur présenté est-il le « précurseur » ?

Question particulièrement aigue dans le cas de Georgescu-Roegen quand Sylvie Ferrari nous rappelle que le choix du terme français de « décroissance » dans le titre de son livre de 1979 est celui des traducteurs, Ivo Rens et Jacques Grinevald, et qu’il ne traduit pas l’anglais « degrowth » mais « decline »1.

La première partie de l’ouvrage débute par un rappel biographique tout à fait éclairant sur le trajet intellectuel de Georgescu-Roegen. Un apport décisif pour lui est la rencontre avec Joseph Schumpeter (entre 1934 et 1936) qui lui permet de comprendre que la science économique doit intégrer dans ses analyses les transformations que le temps long lui impose. Quand il retourne en Roumanie, son engagement politique en faveur de l’agrarisme annonce un second élément décisif pour son futur engagement en faveur de la bioéconomie : c’est qu’une économie paysanne2 diffère radicalement d’une économie moderne, productiviste, et que cette économie économe en ressources et attentive à la nature est, selon lui, une « réalité sans théorie ».

Les chapitres suivants de cette première partie vont explorer et éclairer cette double intuition en faveur de la bioéconomie : la prise en compte du temps long (historique, intergénérationnel, cosmologique) et l’usage qui peut être fait de l’énergie. Ce qui relie ces deux aspects de la bioéconomie est la notion thermodynamique d’entropie, qui signifie d’abord une dégradation qualitative de l’énergie, sa dissipation (sa transformation qualitative d’énergie disponible en énergie inutilisable) mais aussi l’irréversibilité de cette dégradation.

Voilà pourquoi « tout processus économique est par essence entropique : il s’accompagne d’une dissipation irréversible de l’énergie et de la matière dont la manifestation physique est la production de déchets et l’émission de polluants dans l’environnement », résume Sylvie Ferrari (p. 40).

Voilà pourquoi même une nouvelle révolution technologique, après celle du bois et de la machine à vapeur, ne pourrait au mieux que retarder la dissipation de l’énergie, et de la matière.

Voilà pourquoi l’humanité ne pourra jamais échapper aux contraintes bioéconomiques : son destin n’est pas un état stationnaire (Herman Daly) mais un « declining state ». Sylvie Ferrari montre bien alors que, de ces fondements biophysiques, Georgescu-Roegen en tire deux principes « éthiques » : le principe de la maximisation de la durée de vie de l’espèce humaine sous contrainte écologique et le principe de minimisation des regrets qui s’applique dès les générations actuelles.

On trouvera dans la seconde partie des extraits choisis pour justifier ces analyses dans lesquels Georgescu-Roegen définit avec précision ce qu’il faut entendre par irréversibilité, les différences entre énergie libre et énergie liée, entre stock et flux, entre haute et basse entropie. La planification de la décroissance consiste alors à savoir refuser « une vie brève mais fiévreuse, excitante et extravagante, plutôt qu’une existence longue, végétative et monotone » (p. 93) et à faire des choix en faveur de l’énergie solaire, d’une agriculture paysanne et organique, un « grand degré de désurbanisation » (p. 104), un « certain nivellement du standard de vie de l’humanité par une redistribution des moyens de production tout aussi impératif que la réduction de la pression démographique » (p. 117).

Finalement, ce petit livre nous montre que c’est bien la bioéconomie qui fournit le cadre théorique le plus général d’une critique radicale de la croissance. Sur le temps long, les limites à la croissance sont irrévocables.

Maintenant, si la « post-croissance » signifie un monde qui cesse de voir dans la croissance un objectif accessible et désirable, alors la décroissance ne désigne peut-être plus tant un « déclin » que la transition organisée vers un monde conscient de ses limites, à condition que les déclinaisons de cette décroissance anticipent d’ores et déjà le temps long du destin entropique de l’humanité.

Par le plan de sa première partie, c’est tout le mérite de cette présentation que de suggérer que le cadre bioéconomique ne signifie pas une importation du déterminisme dans le domaine politique – selon certains malentendus d’une décroissance comme transition politique qui serait « inéluctable » ou « inévitable », au déni de la contingence intrinsèque à l’action politique – mais son cadrage éthique. Les deux principes éthiques de Nicholas Georgescu-Roegen ne fournissent pas les cadres d’une nécessité mais ceux d’une obligation : « la bioéconomie invite à poser un cadre éthique aux activités économiques afin de garantir la survie de l’espèce et les conditions de sa conservation » (p. 63).

ML

1  Jacques Grinevald s’en est expliqué dès le n°1 de la revue Entropia (automne 2006), « Histoire d’un mot, sur l’origine historique de l’emploi du

2  Garcia R. (2017), « Alexandre Chayanov », pour un socialisme paysan, Précurseurs de la décroissance, Lorient, Le passager clandestin.

Notes

1  Jacques Grinevald s’en est expliqué dès le n°1 de la revue Entropia (automne 2006), « Histoire d’un mot, sur l’origine historique de l’emploi du mot décroissance », p. 185-188.

2  Garcia R. (2017), « Alexandre Chayanov », pour un socialisme paysan, Précurseurs de la décroissance, Lorient, Le passager clandestin.

References

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« Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie de S. Ferrari », Mondes en décroissance [Online], 2 | 2023, Online since 29 December 2023, connection on 21 November 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=355

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