Michel Lepesant : Bonjour Onofrio, depuis plus de 15 ans, dans un style plus sanglier que papillon, vous creusez vos recherches dans un même sillon : celui d’un plaidoyer autocritique en faveur de la décroissance. Plus exactement, vous cultivez ce geste philosophique qui est la demande socratique de cohérence, afin d’éviter à tout prix qu’une critique repose in fine sur les mêmes bases (tant anthropologiques qu’institutionnelles) que celles du système qu’elle prétend dénoncer et réfuter. Mais avant d’en venir à cette exigence, pouvez-vous nous dire comment vous avez découvert la décroissance ?
Onofrio Romano : Je l'ai vue naître. Je suis un ancien élève du père noble de la décroissance, Serge Latouche. Je l’ai connu quand le mot « décroissance » était encore bien loin des radars. Au début des années 1990 (du siècle dernier), la lecture de L’occidentalisation du monde m’avait fulguré. Je faisais mon doctorat en sociologie sur l’Albanie et je n’arrivais pas à trouver des clés de lecture de ce qui s’était réellement passé là-bas, du point du vue social et anthropologique, lors de la chute du régime socialiste et du passage au régime libéral-démocrate. La litanie sur la victoire de « la liberté et de la démocratie » contre la dictature socialiste ne m'a jamais convaincu. Il y avait quelque chose de plus profond à l’œuvre. Et il me semblait reconnaître cette chose dans la critique de l’imaginaire de la modernité, de la rationalisation et du développement si brillamment articulée dans L’occidentalisation.
Quand, au bout de quelques années, il a commencé à parler de décroissance, je n'étais pas enthousiaste. Cela m’a semblé une banalisation extraordinaire par rapport à tous les travaux théoriques, politiques et empiriques développés pendant les années précédentes. Cela ne m'a pas empêché de suivre ses évolutions, ne serait-ce que par estime et par amitié, mais je me suis immédiatement taillé un petit rôle de criquet parlant.
M. L : Le format d’une interview ne va malheureusement pas nous permettre d’aller dans tous les recoins et les fondements de votre approche, c’est pourquoi je vous propose de nous cantonner à quatre points : ce que vous entendez par « régime de croissance », l’apport de George Bataille, votre défense d’une certaine verticalité et enfin ce qu’on pourrait appeler une perspective méditerranéenne de la décroissance. Je reprends là quasiment le fil de votre ouvrage de 2020, Towards a Society of Degrowth1, dans lequel vous proposez un exposé assez synthétique, ce qui ne le rend pas toujours si facile à lire, des analyses que vous déployez depuis des années dans des articles « académiques ». Quelle est son intention principale ? Et pourrons-nous en lire bientôt une traduction française ?
O. R : Oui, la version française du livre est en préparation. Elle devrait sortir cet été chez l'éditeur canadien Liber, dans la série « L'imaginaire et le contemporain » dirigée par Vincenzo Susca2. J'en suis très heureux car pour moi cela signifie « rendre » à mes compagnons d'outre-Alpes un petit fruit de tout ce qu’ils m’ont donné.
Le livre répond d'abord à un besoin personnel, c’est-à-dire de retrouver un fil dans les pensées que j'ai dispersées de manière très désordonnée, fragmentaire et occasionnelle depuis plus de quinze ans de militantisme inconstant et réticent dans le mouvement de la décroissance. Évidemment, il n’y a pas que ça. Il existe aussi des raisons intellectuelles un peu plus sérieuses. Au fil du temps, j’ai reconnu que mes doutes de départ manquaient de générosité. Pointer du doigt la croissance n’est pas une opération anodine. Mon objet d’étude obsessionnel, je dirais le seul et unique, a toujours été la modernité. Eh bien, j’ai réalisé que la croissance est une clé d’accès privilégiée pour aborder le sens, la nature et les conséquences de la société moderne. Et que s’éloigner du régime de croissance est une démarche fondamentale si l’on veut construire une autre manière d’être au monde, une autre civilisation.
Tout cela est vrai – et j'en viens à la dernière et non des moindres raisons pour lesquelles j'ai écrit ce livre – mais la manière dont s'exprime aujourd'hui le projet de décroissance, tant d'un point de vue critique et descriptif (les raisons du rejet de la croissance) que d'un point de vue normatif (ce que devrait être une société de décroissance ?) me semble totalement inadaptée par rapport à la solidité du régime de croissance. C’est pour cette raison que je crois qu’il est nécessaire d’intervenir dans le débat actuel pour tenter de faire bouger les sensibilités.
M. L : Venons-en donc au « régime de croissance ». Serge Latouche affirme que sa distinction entre croissance, économie de croissance et société de croissance est « plus simple et plus claire » et il ajoute que votre reprise de termes comme « régime » et « forme » fait trop penser à la théorie de la régulation. Chez Matthias Schmelzer on va aussi trouver une distinction intéressante entre « esprit de croissance » (une forme de politique axée sur la poursuite de la croissance économique) et « paradigme de croissance » (une vision du monde institutionnalisée dans des systèmes sociaux qui proclame que la croissance économique est nécessaire, bonne et impérative). Timothée Parrique me faisait remarquer que les notions de « société de croissance » ou bien, en anglais, de growth-based system étaient bien suffisantes et déjà bien définies. Que répondez-vous à ces réticences, quelles justifications pour maintenir l’usage de cette expression de « régime de croissance » ?
O. R : « Tutto fa brodo » (tout grain à moudre est bon), dit-on en Italie. Chacun de ces concepts contribue à nous rapprocher du sens de la société de croissance. Il existe cependant une différence fondamentale entre ma notion de « régime de croissance » et les définitions que vous évoquez. Celles-ci sont unies par le fait qu’elles considèrent la croissance comme un objectif explicite poursuivi par nos sociétés et/ou une valeur qui imprègne leurs acteurs et leurs institutions.
Quand je parle de régime de croissance, je fais cependant référence à une structure spécifique de relations entre institutions collectives, acteurs sociaux et nature, non directement inspirée par la valeur ou la finalité de la croissance, mais qui génère physiologiquement (entre autres) la tension vers la croissance. Ce n’est pas une question de laine de chèvre, ce n’est pas une mince différence. Je pense que la plupart de nos problèmes aux niveaux écologique, social et anthropologique découlent de cette structure institutionnelle, et non de la croissance elle-même, qui n'en constitue qu'un symptôme. Eh bien, je crois que considérer la croissance comme une valeur ou un objectif est une erreur sur le plan analytique et une ruine sur le plan politique, puisque la lutte va se concentrer entièrement sur le « symptôme » et non sur la « maladie ». Pour le dire en termes marxistes, cela signifie déplacer la critique à un niveau super-structurel (celui de la culture), en laissant la structure intacte.
On pourrait aussi émettre l’hypothèse, absurde, que la croissance soit effacée de l’imaginaire social, mais si la structure régulatrice reste intacte, cela produira toujours les mêmes effets néfastes. Ce qui fait de la croissance une tension si dure et presque insurmontable, c’est précisément le fait qu’elle ne se présente pas comme une valeur ou un objectif politiquement choisi. Si ce n’est pas une option, cela veut dire que la croissance est une obligation. Il faut donc travailler sur les éléments structurels qui en font une obligation. Mais il me semble que les décroissants sont très loin de cette prise de conscience.
M. L : Dans sa dimension horizontaliste, en quoi le régime de croissance est-il une institution imaginaire de l’individu ? En quoi la décroissance est-elle une critique radicale du libéralisme et du néo-libéralisme, en particulier dans sa conception horizontale de la liberté ?
O. R : Lorsque je parle d’une structure institutionnelle spécifique qui génère la tension vers la croissance, je fais précisément référence à la centralité assumée par l’entité individuelle dans la modernité, sur laquelle se sont concentrés de nombreux chercheurs. Pour une série de raisons historiques, sur lesquelles il est impossible d’insister ici, on assiste, à partir du XVIe siècle (mais la datation est incertaine), à une diffraction progressive des totalités communautaires qui parsemaient le paysage social avant la modernité. L’acteur a commencé à se considérer comme un « individu », dépendant uniquement de lui-même pour sa subsistance. Il est vrai que le sujet se trouve de plus en plus intégré dans une chaîne dense et étendue d'interdépendances, mais cet entrelacement relationnel lui apparaît totalement impersonnel et de toute façon il sait que sa propre survie dépend de sa capacité à s'automobiliser, en s'insérant avec des actes rigoureusement sélectionnés au sein de cette filière.
Or, comme nous le dit Bataille, lorsque l'existence se singularise, se détache d'une intentionnalité générale, son principal problème devient le risque de succomber par manque de ressources. Il s’agit d’un problème de perception, indépendant d’une condition réelle de rareté. C’est pour cette raison que l’individu s’engage dans une entreprise d’accumulation illimitée de ressources. Tant que nous n’aurons pas ébranlé cette structure « horizontale » de la société (réduite à un amas de singularités autarciques, même si elles relèvent d’une puissante machine organisationnelle), tant que nous n’aurons pas restauré une intentionnalité centrale, nous resterons condamnés à la croissance.
Par rapport à ce cadre, la décroissance représente aujourd'hui une « alternative conformiste » : d'un côté, elle dénonce les effets pervers du régime néolibéral (ou, comme je préfère l'appeler, néo-horizontal), de l'autre elle propose une alternative fondée sur la radicalisation de l’horizontalisme, c’est-à-dire sur une autonomie toujours plus grande des particules élémentaires de la société. Donc on ne s'en sort pas.
M. L : Dans sa dimension neutraliste, en quoi le régime de croissance n’est-il pas seulement un processus de dépolitisation qui affecte les institutions politiques mais aussi un processus que l’on pourrait qualifier « d’impolitisation »3 qui affecte, lui, les récits des « alternatives » et les pratiques ? Que penser en particulier du scénario de transition par essaimage qui a tellement de faveur chez tous les décroissants, chez les académiques comme chez les activistes ?
O. R. : Il faut distinguer le fonctionnement réel du dispositif de régulation horizontaliste à la base du régime de croissance de sa rhétorique légitimatrice. La régulation horizontale produit des conséquences négatives au niveau environnemental et dévastatrices au niveau socio-anthropologique. Il est cependant plus difficile de remettre en question le récit élégiaque qui emballe le processus d’individualisation.
Mauro Magatti4 a su le saisir très bien : la modernité correspond à la liberté (individuelle) dans la recherche de la vérité (et de la valeur, ajouterais-je). C’est pour cette raison que le pouvoir politique adopte une attitude de neutralité, c’est-à-dire qu’il reste passif face aux déterminations de sens des individus. Voilà la dépolitisation : la politique n’est plus chargée de développer et de mettre en œuvre une idée spécifique de justice et de bien collectif. Elle est simplement chargée de permettre à chacun de développer et de réaliser sa propre idée singulière du bien. Le régime de croissance est donc un régime neutralitaire, c’est-à-dire indifférent aux contenus idéaux et aux valeurs promus par les individus.
Dans ce cadre, tant que la réponse dominante au sein du mouvement de décroissance suivra la logique de « simplicité volontaire » et de « préfiguration » (la mise en scène ici et maintenant d’alternatives communautaires basées sur les valeurs de la décroissance), le régime de croissance aura une longue vie. Cette réponse, en fait, est complètement « apolitique », puisqu’elle n’affecte pas la « forme » du régime neutralitaire, mais s’y livre, ajoutant le style de vie décroissant au vaste catalogue d’idées, de valeurs et de modèles de vie qu’il promeut. Pour qu’un changement de régime ait lieu, il faudra attendre que tous les citoyens de la Terre décident d’adopter de manière indépendante la foi décroissantiste. Cela me semble une éventualité un petit peu irréaliste.
M. L : En étendant la critique de la croissance bien au-delà des champs économiques et socio-culturels pour dénoncer un régime politique dont l’hégémonie tient à l’emprise d’une « forme », cela revient-il à une définition de la décroissance comme opposition politique à la croissance ? En tant qu’opposition, la décroissance porte donc une série de renversements, en particulier en ce qui concerne le rapport à la nature, à la vie, au « faire » (teukein)…
O. R : Et oui. Je pense qu'une conditio sine qua non pour réaliser un projet de décroissance est de « prendre le pouvoir » pour renverser la forme institutionnelle, en restaurant un régime vertical de régulation : la première étape est de se réapproprier collectivement, en suivant Polanyi, les facteurs de la production (la terre, le travail, la monnaie), en les soustrayant à la domination du marché ; après quoi il faut réactiver une forme de démocratie substantielle, entendue comme la construction collective du bien et du juste à travers la discussion (le legein), en abandonnant le pilote automatique que nous avons aujourd’hui placé dans la salle de contrôle du régime de croissance.
Oui, car dans le régime neutralitaire, à la place du legein, nous avons installé le teukein, c'est-à-dire un dispositif technique universel visant au renforcement illimité de la « capacité de faire » de chacun, indépendamment de toute direction de sens. Tout seul, face au monde, le sujet se réduit à un accumulateur en série d’utilités et de valeurs et ne demande au pouvoir public que de supporter techniquement sa capacité à saisir et à compulser les sources d’utilité et de valeur. Il est seul face à la nature, sans les points de repère fournis par son groupe social.
Que peut-il faire dans ces conditions ? Il peut se tourner librement vers les entités matérielles et immatérielles qui détiennent pour lui une valeur, une force d'attraction. Voilà à quoi se résume la vie. Des sujets isolés qui chassent spasmodiquement tout ce qui émet de l'attraction. Mais, comme l’a dit Simmel, le problème de la valeur est qu’elle est consommée une fois obtenue. La valeur demeure debout tant que subsistent « les distances, les difficultés, les obstacles » qui maintiennent la séparation entre sujet et objet. Au moment de l’obtention de l’objet, sa valeur s’évapore inévitablement.
La tragédie de la société de croissance c'est justement cela, non pas tant l'épuisement des ressources et la défiguration écologique (qui existent aussi et ne le sont pas moins), mais plutôt le fait que la technologie, en nous projetant de plus en plus efficacement vers les objets de désir, nous envoie de plus en plus vite vers nulle part. Le legein démocratique correspond à l'autofabrication d'une « chaîne sociale » (Leopardi) qui nous empêche de glisser vers le néant. C'est un cordon sanitaire qui évite l'impact de nos vies nues contre la vanité infinie de tout. La discussion collective est une forme de médiation, une artificialisation, qui nous empêche de toucher au réel : on réinvente le monde à travers la parole et donc on le reconstruit de façon imaginaire. Au travers de cette symbolisation du réel, nous évitons de rencontrer sa substance anéantissante. C’est à cela que sert la démocratie.
M. L : Mais le renversement le plus décisif est celui du rapport à la rareté et à l’abondance. Vous vous inscrivez directement dans la lignée de ce que George Bataille nommait « économie générale ». En quoi sa perspective rompt-elle avec le point de vue particulier de l’individu ? À en rester à une définition de l’économie comme gestion de la rareté, on en vient à réduire ce que Bataille appelle « dépense » à sa seule part servile : pouvez-vous nous faire miroiter en quoi la « souveraineté » se joue dans la « part maudite » ?
O. R : L’économie, oui, est la gestion de la rareté. « L'économie générale », en revanche, est la gestion de l'abondance. C'est exactement le point de différence. Comme nous le dit Bataille, « à partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l'insuffisance des ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l'on part du point de vue général »5.
La modernité est un régime de particularisation qui, en nous individualisant, expose structurellement chacun de nous au risque de succomber pour manque de ressources, alors qu’elle a paradoxalement développé une machine de production extraordinaire. Mais si nous élevons notre regard en nous plaçant au niveau de l’existence générale, nous découvrons que les ressources sont en excès.
Le soleil rayonne une quantité incalculable d’énergie sur la planète : seule une partie infime de celle-ci peut être captée par les organismes vivants (plantes, animaux humains et non humains) pour leurs besoins vitaux et de croissance. Tout le reste va mourir. Il disparaît tout simplement. Ici, le problème de fond est de savoir comment gérer cette énorme part résiduelle, cette « part maudite ». Pourquoi « maudite » ?
D'abord parce que, en se dispersant, elle nous révèle la destination anéantissante vers laquelle toute chose se dirige ; deuxièmement, parce que sa simple existence nous pousse à être « souverains », c'est-à-dire à choisir le but pour lequel utiliser l'énergie en pleine et totale liberté, c'est-à-dire sans l'obligation qui surgit lorsque nous sommes dans un état de besoin, dans cette dimension « servile » qui caractérise les activités de simple reproduction biologique de l'existence.
Une fois la survie assurée, nous nous trouvons face à une énorme quantité de « carburant » qui, par sa simple présence, nous appelle à agir de manière souveraine, c'est-à-dire indépendamment de toute impulsion « naturelle ». Cette rencontre est cruciale car elle est à la fois la découverte du néant et la découverte de la liberté. C'est-à-dire la découverte de l'humain. La manière de dépenser la part maudite qualifie notre existence. Se consacrer perpétuellement à la « croissance » signifie plutôt rester en deçà de l’humain, dans le servile. Rejeter l’appel à la souveraineté.
M. L : Politiquement, une économie de la dépense pourrait passer par un renversement radical et constituer une colonne vertébrale forte pour un programme politique décroissant. Dans l’ouvrage collectif auquel vous avez participé, Décroissance Vocabulaire pour une nouvelle ère6, on peut lire dans l’Épilogue (page 462) : « Le binôme sobriété personnelle / dépense sociale doit remplacer le binôme austérité sociale / excès individuel ». Et dans votre livre de 2020 (p. 100), vous demander d’« inverser complètement la formule sur laquelle repose le néolibéralisme : de la précarisation mobilisatrice + dépense privée à la protection désactivante + dépense collective ». S’agit-il exactement de la même proposition ?
O. R : Pas vraiment. J'aime beaucoup mes copains Giorgos, Federico et Giacomo. Le travail d’élaboration théorique et de diffusion du projet de décroissance qu’ils mènent est louable. Le fait qu’ils aient consacré la postface du « vocabulaire » à la dépense, en la désignant comme la voie privilégiée vers la décroissance, est audacieux, et leur a valu de nombreuses critiques.
Les deux formules ont clairement des éléments qui se chevauchent. Mais les mots sont importants et souvent révélateurs. Le fait qu’ils utilisent la dichotomie sobriété/excès trahit à mon avis une subordination persistante à l'imaginaire économiste, qui, malgré les précisions récurrentes de Latouche, découle directement de l'adoption par le mouvement du mot « décroissance ».
Cela a été bien thématisé par Luigi Pellizzoni :
la production et la consommation sont ainsi placées simultanément comme problème et comme solution, dans la version du gaspillage improductif ou dans la version inversée de l'autolimitation. […] Il ne s’agit pas d’opposer croissance et décroissance, productivité et improductivité, travail et oisiveté, abondance et rareté, contrainte et confinement, dépenses orgiaques collectives et abstention ascétique individuelle, mais de rechercher un autre rapport aux choses, aux hommes et à nous-mêmes, libre de l'obsession (exprimée ou réprimée) de la consommation, de la croissance, de la domination, de l'appropriation. Bref, la question est de savoir si l’on peut affronter l’idéologie de la croissance en s’appuyant sur son propre imaginaire. (Pellizzoni, 2023, p. 171)7.
Sobriété et excès, en somme, s’inscrivent dans le même paradigme matérialiste. Je dirais même que ce sont deux dispositifs que le capitalisme a alternativement utilisés pour ses propres besoins de développement. La « protection désactivante », en ce sens, n'est pas assimilable à la « sobriété personnelle » : elle vise à établir un « rapport différent aux choses », faisant en sorte que le sujet se libère de la servilité pour retrouver la dépense, bien comprise non pas comme simple destruction de ressources, mais comme un exercice de souveraineté collective.
M. L : D’autant que si la décroissance est bien l’opposition politique au régime de croissance, alors ses propositions politiques doivent rompre avec la forme horizontaliste et neutraliste. Là encore, il me semble que vous allez plus loin que les coordinateurs du Vocabulaire. Quand ils écrivent qu’il faut « réfléchir aux institutions qui seront responsables de la socialisation de la dépense improductive et des manières dont les surplus seront limités et épuisés » (p.460), vous, vous demandez de « redécouvrir le verticalisme institutionnel ». Que voulez-vous dire quand vous défendez une « liberté verticale et communautaire »8 ? Qu’entendez-vous par « la nécessité d’un retour à une régulation verticale » ? Ce retour de la verticalité signifie-t-il le retour de ces verticalités descendantes (top-down) dont les déclinaisons sémantiques s’appellent patriarcat, despotisme, paternalisme et patronat ?
O. R : Le terme « verticalisme » est certainement malheureux sur le plan du marketing intellectuel (il faudra que je trouve quelque chose de plus digeste). Il évoque clairement une force qui s’impose aux sujets d’en haut avec autorité. Une perspective bien sûr peu inspirante. Pourtant, je crois que la liberté verticale est la forme de liberté la plus complète.
Notre liberté s'exerce toujours dans un contexte donné, traversé par une série de forces qui définissent le spectre des choses qu'un individu peut et ne peut pas faire. Cela ne se pratique pas en vase clos. Il y a toujours un cadre. Le problème est : qui définit ce cadre ? Eh bien, une société est autonome si elle définit collectivement le cadre, le spectre des possibles : c'est le domaine spécifique dans lequel s'exerce la liberté verticale.
Bien sûr, bon nombre des forces qui définissent le contexte sont immuables (principalement les forces « proprement » naturelles), mais beaucoup d’autres sont plutôt le résultat d’intentions et d’actions humaines. Dans le modèle de la liberté horizontale, le caractère « humain » des forces qui constituent le contexte de l'action est simplement supprimé ou « naturalisé » (on prétend qu'il s'agit d'une « donnée » immuable). Ce modèle peut s’opposer à un verticalisme autoritaire, fondé sur le pouvoir de quelques-uns qui imposent leur volonté au plus grand nombre, mais il peut également s’opposer à un verticalisme démocratique, fondé sur des communautés qui s’organisent pour construire une intentionnalité collective.
Les principaux défis d'aujourd'hui (au premier rang desquels l'écologie) ne peuvent être abordés avec la seule liberté horizontale, puisque celle-ci s'exerce dans la dimension singulière. Il faudra une certaine forme de verticalité : on va décider si ce sera une verticalité autoritaire ou démocratique, si nous pourrons rester dans la sphère de la liberté ou si nous devrons demander l'aide d'un despote.
M. L : Si le régime neutraliste de croissance opère comme un dispositif de neutralisation politique en ce qui concerne les conceptions privées de la vie bonne, est-ce à dire qu’une politique décroissante ne peut pas se satisfaire de la conception procédurale de la justice, et prôner au contraire de reprendre la main sur ce que serait une société bonne ? En quoi le projet de décroissance peut-il contribuer à redécouvrir un sens plus « substantialiste » de la démocratie9 ?
O. R : La possibilité que le projet de décroissance puisse contribuer à la redécouverte d’une démocratie substantielle – comprise comme une discussion sur l’idée d’une société juste à mettre ensuite en œuvre avec une force collective – dépend de la manière dont nous interprétons le terme « décroissance ».
Si nous l'entendons comme une limitation du métabolisme social afin d'assurer la survie de la planète et de ses habitants, la démocratie restera au point mort, car nous ne ferons ainsi que réitérer la logique neutraliste qui anime le régime de croissance (le pouvoir qui assure la vie biologique et les citoyens qui déterminent individuellement le sens de leur vie).
Si toutefois nous interprétons le terme « décroissance » comme une rupture avec la logique de « la vie pour la vie », nous avons alors une chance de restaurer l’agora démocratique. Si, mieux encore, on entend par décroissance l'abandon de la dimension servile de la simple reproduction de l'existence pour accéder à la dimension souveraine de la dépense, le goût de la liberté collective redeviendra impérieux.
M. L : Je voudrais finir cet entretien par ce que l’on pourrait appeler une « voie méditerranéenne » de la décroissance dont les lignes de force reposeraient sur les piliers d’un autre rapport aux limites, d’une priorité accordée à la vie communautaire sur la vie individuelle, sur une économie de la dépense. Il y a cette provocation de Giorgos Kallis dans son Éloge des limites quand il écrit :
Je pense effectivement qu’il n’existe pas de limites extérieures… La limite relève d’un choix, et c’est le type de monde que nous souhaitons créer et transmettre à nos enfants qui doit nous permettre de la définir. Nous n’avons rien à gagner à attribuer ce choix à la nature…(Kallis, 2022, p. 179) 10.
Et vous, en 2008, vous écriviez :
Nous demandons à sa majesté "la nature" de faire à notre place le sale boulot : balayer un mode d’existence contre lequel évidemment nous reconnaissons n’avoir à opposer aucun argument politique (Romano, 2008, p. 111)11.
En quoi la référence à la méditerranée pourrait-elle rassembler un mouvement politique de la décroissance qui rompe réellement avec les filets du régime de croissance ?
O. R : Selon mon maître Franco Cassano, la Méditerranée, de par ses particularités paysagères et historiques, constitue une sorte d'antidote aux excès techno-économiques de la société occidentale. On y voit à l’œuvre une complicité particulière entre terre et mer. La terre comprise comme métaphore de l’enracinement, de l’identité et de la protection ; la mer, au contraire, comme métaphore de l'ouverture, de la libération, du déchaînement individuel. En Méditerranée, il est possible de vivre les deux mouvements. La modernité a plutôt choisi la mer : une trajectoire unilinéaire de libération de toute contrainte, jusqu'à rencontrer l'immensité de l'Océan où disparaît tout référent de sens. Ce mouvement provoque une réaction inverse, que l’on voit aujourd’hui dans le retour des fondamentalismes religieux, du nationalisme et des autocraties, c’est-à-dire dans le retour plein de ressentiment à l'ancre terrestre.
Tout cela est fondamental pour retrouver le sens de la Mesure. Mais à mon avis, c'est insuffisant. La Méditerranée dont je m’inspire personnellement est plus limitée. C'est ce que je trouve dans le Bas-Adriatique, entre les Pouilles et l'Albanie. Ici, à mon avis, il est possible de trouver un précieux gisement anthropologique pour le projet de décroissance. Ce que j’ai appelé « l’anthropologie de l’absence ». Il s'agit de territoires dans lesquels, en vertu d'une condition périphérique vieille de plusieurs siècles, les habitants ont développé une capacité particulière à « disparaître de la scène » pour échapper et tromper les colonisateurs en poste. L'invention par Ulysse du pseudonyme « Personne » nous en donne une illustration : grâce à cet auto-anéantissement métaphorique, il prend raison d'un être bien plus fort que lui, le cyclope Polyphème. Ici, je pense que le projet de décroissance ne passe pas par une amplification du sujet moderne, comme le voudraient les chanteurs de la modernisation réflexive (Beck, Giddens etc.), mais plutôt par son implosion, au profit d’un sujet capable de se dépenser, de renaître dans le collectif.