Résumé de la problématique : Faire émerger la décroissance dans l'ère du capital
Parmi les nombreuses questions qui se posent encore sur la décroissance, celle de « comment » elle peut se déployer en est une particulièrement brûlante (Barlow et al., 2022). En particulier, faire émerger la décroissance depuis le cadre du capitalisme reste un défi majeur.
Puisqu'il n'est pas possible « d'effacer » le capitalisme pour repartir d'une page blanche, les transformations vers la décroissance doivent être pensées à partir de l’existant (Boonstra et Joosse, 2013). Or, la littérature sur la décroissance a jusqu'à présent trop peu investigué les manières dont ces transformations sont entravées ou, à l'inverse, peuvent prendre une ampleur systémique face à la dynamique capitaliste.
Cette thèse1 part de l'idée qu’un point crucial de l’analyse est la relation entre l'accumulation du capital et les transformations vers la décroissance. L'accumulation du capital est en effet le moteur central du capitalisme, façonnant profondément les sociétés dans tous les domaines. Une compréhension profonde et holistique de ce processus de pouvoir et son rôle dans le changement, est alors nécessaire pour éclairer les voies potentielles de la décroissance.
Objectifs et approche de la thèse : Assembler une théorie du changement
Cette thèse vise à développer une théorie du changement pour la décroissance, face à la dynamique de l’accumulation du capital. La recherche se structure autour de trois tâches interconnectées :
- Examiner et repenser l'accumulation du capital dans le contexte de la décroissance.
- Identifier les dynamiques clés de transformation et de résistance, en utilisant des diagrammes de boucles causales (CLD) pour mettre en lumière les interactions entre les transformations vers la décroissance et les forces de sabotage inhérentes au capitalisme.
- Sur base des dynamiques, élaborer des scénarios exploratoires de chemins possibles vers la décroissance.
Inspirée par la pensée processuelle et systémique, cette recherche s’inscrit dans les degrowth studies et assemble des apports de multiples champs disciplinaires pour développer une compréhension globale des dynamiques de changement vers la décroissance. Dans une perspective exploratoire et spéculative, elle aspire à faire progresser notre compréhension des transformations complexes et à informer les stratégies de transition.
Enseignements : Entre transformation et sabotage
Déséconomiser la compréhension du capital et de son rôle dans la transition vers la décroissance
En s'appuyant sur la théorie du Capital as Power (Nitzan et Bichler, 2009), elle conceptualise l'accumulation du capital non pas, comme un processus de production ou économique, mais comme un processus de redistribution du pouvoir dans la société. Prenant au sérieux l’appel à « sortir de l’économie » de Serge Latouche (2005), la thèse appelle à déséconomiser notre compréhension du capital pour mieux en saisir les défis qu’il pose au déploiement des multiples processus de transformations vers la décroissance.
Comprendre la transition comme une confrontation entre transformation et sabotage
La thèse conceptualise la transition vers la décroissance comme une confrontation entre des modes de transformation (interstitiels : création d'alternatives dans les interstices du système ; symbiotiques : réorientation des institutions existantes ; rupturiels : rupture radicale avec les dynamiques du capitalisme) (Wright, 2010) et des modes de sabotage déployés par les groupes capitalistes dominants.
S’appuyant sur la Théorie de la Pratique Sociale (Shove et al., 2012), une innovation de la thèse réside dans la conceptualisation des modes de sabotage, approfondissant ce concept de Nitzan et Bichler (2009) et de Veblen (1904) :
- Complexification hiérarchique : Processus par lequel le pouvoir capitaliste se consolide et s'étend à travers une hiérarchisation croissante et une concentration de pouvoir, rendant la toile de relations de pouvoir de plus en plus difficile à démêler.
- Saturation des interstices : Monopolisation de la circulation et disponibilité des ressources matérielles, des significations et des compétences, entravant la diffusion et l’assemblage de celles nécessaires à l'épanouissement des alternatives socio-écologiques.
- Capture : Récupération par les groupes capitalistes des symboles, infrastructures et compétences socio-écologiques émergentes, les intégrant dans leurs propres pratiques pour les neutraliser comme forces de changement.
- Rupture : Ciblage direct d’éléments et relations qui sous-tendent les transformations socio-écologiques en vue de les rompre.
Quel (non-)déploiement pour la décroissance ?
Afin de mieux saisir les implications des éléments de théorie du changement assemblés avec des CLD. La thèse propose quatre scénarios contrastés pour l'évolution d'une société capitaliste moderne type :
- Des efforts de transformation à l'ombre du capital dominant : Ce scénario souligne que les efforts de transformation vers la décroissance restent marginaux et peinent à se développer face à la domination des groupes capitalistes qui maintiennent leur emprise sur les processus socio-écologiques.
- Entre l'essor des pratiques de décroissance et un capital dominant écologisé : Ce scénario évoque une dynamique où les pratiques de décroissance se répandent dans la société mais sont récupérées par les groupes capitalistes dominants qui s'adaptent en se donnant une image plus « verte » tout en maintenant leur pouvoir.
- Naviguer dans les eaux du capitalisme post-croissance : Ce scénario suggère que même dans une société qui délaisse l'objectif de croissance, le capitalisme et ses dynamiques de pouvoir s'adaptent et persistent, générant des tensions et des conflits avec les aspirations de décroissance.
- Un basculement holistique vers la décroissance : Ce scénario envisage une transformation profonde et globale de la société vers un modèle de décroissance, où les différents modes de transformation entrent en synergie et font face au sabotage, pour remettre en cause les fondements du pouvoir capitaliste et faire advenir un nouveau paradigme socio-écologique.
En offrant une perspective originale sur les défis et les possibilités de la transition vers la décroissance dans un contexte capitaliste, la thèse invite les partisans de la décroissance à repenser la conception du changement socio-écologique et à attaquer de front la dynamique du pouvoir capitaliste.