Selon Emilie Hache,
« [n]otre société industrielle appartient à un monde qui a oublié qu’il avait besoin de se reproduire pour exister, un monde se considérant sans limites parce que croyant reposer sur des réserves infinies d’énergies, de terres ou encore de bras » (p. 12).
Mais que peut bien vouloir dire que notre monde aurait « oublié » sa propre régénération ? L’autrice nous propose, au long de 280 pages extrêmement documentées, la thèse suivante :
« Le passage ou plutôt la mutation d’un monde non créé, dont il faut prendre soin et renouveler chaque jour, à un monde créé, a radicalement changé notre rapport à la dimension générative du monde. Dans un monde créé une fois pour toutes, il n’y a pas besoin de se préoccuper de le reproduire, la Providence se charge de tout » (p. 16).
Pour soutenir sa proposition, E. Hache nous invite à nous replonger dans les cultes préchrétiens de l’Occident, grecs et romains en particulier, pour y étudier les représentations sociales et culturelles attachée aux enjeux de la (ré)génération du vivant, mais également la répartition genrée de ces activités (chapitres 1 et 2). Elle nous montre que, malgré la misogynie certaine de ces sociétés, les femmes continuaient d’y tenir une place importante, centrale, complémentaire à celle des hommes dans la perpétuation.
C’est, à la fin de l’Antiquité et pendant le Moyen-Âge, la christianisation du monde occidental qui remplace l’idée de (ré)génération par celle de production (chapitre 3). En effet, la notion de (ré)génération implique un rôle actif joué par les membres de la communauté et les divinités dans la perpétuation du vivant et du monde tout entier. Dans la théologie chrétienne, l’oikonomia représente l’ordre du monde tel que pensé par le Créateur ; ce monde est donc pensé comme parfait, immuable, soumis à des lois divines auxquelles les Hommes ne peuvent rien. De même, le christianisme fait disparaître les rôles genrés d’homme et de femme en tant qu’acteurs séparés et complémentaires de la société : le croyant chrétien est identifié avant tout comme faisant partie d’une communauté religieuse unisexe (en ce qu’ils n’apparaissent plus comme étant nécessairement complémentaires pour permettre au monde de (re)naître). Le constat est cependant à nuancer, des rites régénératifs d’origine païenne étant observés jusqu’au XXe siècle en Europe.
Toutefois, bien que les chrétiens soient une communauté unisexe, l’Église, elle, n’est ouverte qu’aux hommes. C’est cette nouvelle répartition des activités religieuses qui va, dans les esprits, transformer le monde (religieux) « vernaculaire-genré » de l’Antiquité païenne en un monde « unisexe-masculin » chrétien. Cette conjonction d’une institution patriarcale totalisante, d’une théologie disqualifiant la (ré)génération et la quête, masculine, d’une « mise en travail » du monde au bénéfice des sociétés humaines sont, d’après l’autrice, des éléments permettant de comprendre l’attitude occidentale de double domination des femmes et de la nature dans une perspective productiviste (chapitre 4).
Est-ce une impasse ? Pas nécessairement. E. Hache nous présente (chapitre 5) les fonctionnements d’autres sociétés « matriarcales », reposant sur des cosmologies de la (ré)génération. Elle nous invite, pour répondre aux crises environnementales, à suivre plusieurs pistes (chapitre 6) :
Nous inspirer des fonctionnements « matriarcaux » des sociétés indigènes d’Amérique du Nord, dans une sorte de « renouvellement colonial des sociétés européennes ».
Rompre avec « l’engendrement de la nation », qui fait de l’État-nation le parent constitutif (et donc de la citoyenneté partagée le premier lien de parenté), et qui met le ventre des femmes à son service.
Changer de système de parenté, abandonnant la cellule nucléaire « traditionnelle » pour aller/retourner vers des visions plus communautaires de la famille (famille choisie).
Organiser une révolution sexuelle queer sortant de la vision restrictive de la jouissance blanche masculine pour s’ouvrir à tous les vivants,
« parce qu’il n’y a peut-être pas de plus grande menace pour ce monde économique, patriarcal et extractiviste, que les hommes se mettent à préférer (ou assumer préférer) des relations d’amour, d’attention, d’amitié – avec d’autres hommes, femmes, enfants, vivants, au travers de sexualités et de genres multiples, au détriment du plaisir pris dans l’exploitation, la violence et la mort » (p. 256).
Cet ouvrage est une rétrospective historique et théologique intéressante, qui déconstruit la notion de « production » et les imaginaires qui y sont associés. Il saurait être utile à quiconque souhaite décoloniser son imaginaire de visions chrétiennes/abrahamiques, économicistes ou productivistes. L’invitation à se doter de nouveaux mythes de la création en revanche, bien que prometteuse, semble difficile à réaliser dans une société qui se sécularise de plus en plus et ne prend plus comme références (conscientes du moins) des questions théologiques ou cultuelles. De même, tous les changements culturels proposés par l’autrice sont intéressants et offrent à réfléchir ce que pourrait être une « culture commune décroissante », mais ne nous dit rien de comment, matériellement, stratégiquement, ces changements seraient possibles. Toutefois, s’il ne nous aide pas à changer matériellement notre monde, cet ouvrage abreuvera sûrement les réflexions futures sur notre manière de réfléchir et de nous représenter la (ré)génération plutôt qu’à la production.
F.G