Le préfet et le juge administratif

DOI : 10.52497/revue-cmh.1434

Résumés

Cet article constitue le fruit d'une réflexion personnelle sur un parcours professionnel mêlant activités au sein du ministère de l'Intérieur et d'un tribunal administratif. Cette réflexion autour des relations entre le préfet et la jurisprudence administrative locale est nécessairement subjective.

The following paper is the result of a personal reflection on a professional career combining activities within the Ministry of the Interior and an administrative court. This reflection on the relationship between the prefect and local administrative jurisprudence is necessarily subjective.

Texte intégral

Sans doute est‑ce mon parcours d’administratrice civile puis administratrice de l’État, successivement en détachement en qualité de sous‑préfète et de magistrate administrative, pendant une durée équivalente maintenant, qui a conduit à ce que je sois sollicitée sur le sujet de la réception par l’autorité préfectorale de la jurisprudence administrative locale. Si cette double expérience me permet effectivement d’avoir quelques éclairages sur cette question, ceux‑ci restent purement subjectifs, étroitement liés à l’exercice de mes fonctions dans des contextes humains, territoriaux et professionnels spécifiques, et ne sauraient engager ni mes collègues des différents corps, ni le ministère de l’Intérieur ou les juridictions administratives.

L’ordre public constitue l’une des prérogatives les plus emblématiques des préfets, à laquelle ils sont particulièrement attentifs en raison principalement de son caractère hautement symbolique et sensible. Le préfet de département exerce son autorité directe sur le directeur départemental de la sécurité publique et sur le commandant du groupement de gendarmerie, et les questions afférentes à l’ordre public, en préfecture, relèvent de son cabinet. Si différentes réformes depuis le début des années 2000 ont progressivement étendu les compétences des préfets de région, l’ordre public – sécurisation et possibilité d’interdiction des manifestations et grands événements, interdictions administratives de stade, détention d’armes et de munitions… –, de même d’ailleurs que le droit au séjour et l’éloignement des étrangers, sont restés dans le giron des préfets de département. Par exemple, si le décret du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets1 confère au préfet de région un pouvoir d’instruction et un droit d’évocation sur des sujets relevant du préfet de département, l’exercice de ces prérogatives doit être motivé et limité dans le temps, et, surtout, exclut les questions relatives à l’ordre public. De même, si le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit l’existence de titres de séjour de droit, le préfet conserve néanmoins un pouvoir d’appréciation tenant aux considérations d’ordre public.

Pour cette raison, les services préfectoraux ne sont naturellement pas indifférents aux décisions rendues par leur tribunal administratif lorsqu’il s’agit d’ordre public, et particulièrement quand il s’agit de décisions du juge des référés, qui impliquent nécessairement des sujets urgents, des événements immédiats, une sensibilité particulière et l’intérêt de la population locale et des médias. Un rapide tour d’horizon des décisions du tribunal administratif de Clermont‑Ferrand répondant à des requêtes dirigées contre les décisions préfectorales, montre que le préfet est plus souvent représenté par un agent de préfecture ou, rarement, mais pour les sujets les plus sensibles, par un sous‑préfet, lorsque le juge des référés a été saisi pour une question relative à l’ordre public. L’importance à défendre la décision contestée revêt à la fois un caractère symbolique, rappeler aux administrés et aux journalistes que l’exercice des libertés fondamentales doit se concilier avec le respect de l’ordre public, et un aspect pratique, dès lors que, selon la décision du juge des référés de suspendre ou non par exemple une interdiction de manifester ou une interdiction de déplacement de supporters de football pour un événement prévu le lendemain, l’organisation à mettre en place au niveau des forces de l’ordre sera différente, en termes notamment d’effectifs de fonctionnaires de police ou de gendarmes à mobiliser, et de positionnement de ces forces le long d’un parcours ou autour de lieux à protéger. Ainsi, lorsque l’association de défense des supporteurs stéphanois a contesté en référé l’arrêté du 9 février 2022 par lequel le préfet du Puy‑de‑Dôme avait interdit à toute personne se prévalant de la qualité de supporter de l’AS Saint‑Étienne, ou se comportant comme tel, à l’exception de celles munies d’un billet, de circuler ou de stationner sur la voie publique autour du stade Gabriel Montpied le 13 février 2022, jour de match, le préfet était représenté à l’audience du 12 février, veille du match et au demeurant un samedi. Au contraire, l’autorité préfectorale n’est, du moins au tribunal administratif de Clermont‑Ferrand et sur la période récente, que très rarement présente à l’audience s’agissant d’autres contentieux, jamais pour des affaires liées à la police des étrangers ou à l’agriculture, quelquefois dans le contentieux des armes et de la fonction publique.

Toutefois, il serait inexact d’en déduire que les préfets se désintéressent de la jurisprudence administrative lorsque ni l’ordre public ni l’urgence ne sont au menu des audiences des tribunaux administratifs. D’ailleurs, il n’existe pas de règle générale, identique sur tout le territoire, sur la présence ou non des services préfectoraux à l’audience. Les préfectures doivent aussi composer avec les moyens, notamment humains, qu’elles ont à leur disposition. En effet, venir à l’audience requiert du temps, notamment si le tribunal administratif ne se trouve pas au chef‑lieu du département, et des compétences juridiques spécifiques. Il en va de même d’ailleurs pour la rédaction d’un mémoire en défense. Ces contraintes matérielles imposent donc une priorisation des dossiers qui seront défendus, par écrit et/ou à l’audience, et il apparaît que la priorité est généralement donnée aux affaires situées à la croisée de l’ordre public et de l’urgence. Lorsque les moyens sont plus étoffés, et que le tribunal est plus proche géographiquement, la préfecture est plus souvent présente au tribunal. Ainsi, la préfecture du Rhône, qui se trouve à proximité du tribunal administratif de Lyon et dispose d’un véritable service dédié au contentieux des étrangers, se présente bien plus souvent à l’audience pour ce type d’affaires que par exemple celles voisines de la Loire, distante d’une soixantaine de kilomètres, ou que celle du Puy‑de‑Dôme, dont les effectifs sont plus réduits et moins spécialisés. Il est à noter d’ailleurs que la disponibilité et la qualification des agents a également et nécessairement une incidence sur l’analyse qui peut être faite a posteriori des décisions rendues par les tribunaux, donc sur leur prise en compte à l’occasion de décisions administratives ultérieures, et peut‑être même, in fine, sur le volume de ces décisions qui se trouvent à nouveau contestées devant le juge administratif.

Concernant la réception des décisions du juge administratif par les services préfectoraux, entre en jeu, de manière plus certaine encore, un autre paramètre, celui de la temporalité. En effet, celle des préfets, qui décident, lorsque ce n’est pas en urgence, sur des temps courts, est radicalement différente de celle des tribunaux administratifs qui eux, en dehors des procédures d’urgence, voient s’écouler plusieurs années entre l’enregistrement d’une requête et la mise à disposition du jugement. Si ce phénomène est lié pour partie, comme pour les préfectures, à des contraintes de moyens humains, il est également nécessaire au bon déroulé de l’instruction et du contradictoire dans le cadre d’une procédure écrite. L’on peut ainsi aisément comprendre que, lorsqu’un jugement est rendu au sujet d’un arrêté pris deux ans auparavant, voire trois ou davantage, son analyse ne constitue pas nécessairement une priorité pour les services préfectoraux, affairés à d’autres urgences et enjeux plus contemporains. Même si, là encore, les préfectures dotées de services juridiques plus étoffés disposent d’un avantage certain en la matière, qui leur permet de mieux tenir compte des décisions passées du juge pour préparer les décisions futures du préfet.

Contrairement à ce que certains observateurs semblent parfois penser, le préfet n’est pas indifférent aux libertés publiques que le juge administratif a pour mission de protéger, pas davantage que le juge administratif ne serait le bras droit de l’administration. Lorsqu’un préfet prend une décision illégale, ce n’est évidemment pas par ignorance totale du droit ou par une volonté délibérée de ne pas le respecter. Dans certains cas, les services préfectoraux peuvent envisager qu’une décision risque l’annulation, mais choisissent de la prendre malgré tout pour des considérations d’intérêt général, souvent liées à l’ordre public – dans le domaine de la lutte contre la radicalisation par exemple –, et de s’en remettre aux suites contentieuses que l’administré souhaitera ou non y donner, et à l’éventuelle décision du juge. Parfois, une décision peut être prise davantage pour son aspect symbolique que pour son caractère exécutoire. Enfin, dans certains cas, l’administration n’est pas certaine de la légalité d’une décision et attend précisément que la décision du juge administratif confirme ou infirme son interprétation du droit et l’oriente sur la voie à prendre. Ceci signifie peut‑être tout simplement que, pour le juge administratif, le respect du droit est une fin, alors que pour l’administration, le droit constitue un cadre d'action et un moyen de la mener, dans un objectif plus large d’intérêt général, qui inclut la protection des libertés publiques, mais englobe également d’autres considérations. Le sujet pourrait ainsi intéresser les théoriciens du droit, autour de l'hypothèse selon laquelle si, tandis que le juge administratif aurait un tropisme pour les interprétations littérale, systémique et génétique du droit, l’administration en aurait une interprétation plus souvent téléologique2.

Ce prisme différent dans l’appréhension du droit entre le juge administratif et l’administration peut conduire à certaines incompréhensions réciproques. À titre personnel, l’une des premières remarques qui m’avaient été faites par des agents lors de ma prise de poste en préfecture était que les juges administratifs se montraient parfois trop laxistes, notamment dans le domaine du contentieux des étrangers, annulant des décisions par purisme juridique, alors que certains des requérants bénéficiant de ces décisions juridictionnelles favorables n’avaient, au fond et en opportunité, aucune légitimité à se maintenir sur le territoire français. Quel ne fut pas mon étonnement, en arrivant au sein des juridictions administratives, de me voir poser, comme première question de la part de certains de mes collègues magistrats, celle de savoir pourquoi les préfectures semblaient parfois laxistes dans l’exécution des leurs propres décisions portant obligation de quitter le territoire, pourtant confirmées par le juge ! Cela pourrait être le révélateur de l'utilité d’un dialogue entre les deux entités, ne serait‑ce que pour que chacune cerne mieux les contours des modalités de raisonnement, de la temporalité du travail et des contraintes opérationnelles de l’autre. Au sein des juridictions administratives, le débat existe sur l’intérêt et la légitimité de tels échanges entre le tribunal administratif et la préfecture. La fonction consultative du tribunal administratif envers le préfet existe, mais celui‑ci n’y recourt que très rarement. Pour certains magistrats, la préfecture est une partie, et il convient à ce titre de ne pas entretenir trop de proximité avec elle, au risque également de renforcer l’image – erronée – de la juridiction administrative comme bras droit de l’administration et, partant, de la délégitimer en tant que juridiction, ce qui effectivement serait dommageable. Pour d’autres, un dialogue serait utile et fructueux, non pas bien sûr sur des dossiers particuliers, mais de manière plus générale sur certains contentieux, ce qui permettrait de sécuriser les procédures mises en œuvre par l’administration et ainsi procurer une plus grande sécurité juridique aux justiciables.

1 Décret n° 2004‑374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets, à l'organisation et à l'action des services de l'État dans les régions et

2 Voir notamment, concernant la définition de ces différentes interprétations du droit, Michel Troper, La philosophie du droit, Paris, PUF, 2015, pp.

Notes

1 Décret n° 2004‑374 du 29 avril 2004 relatif aux pouvoirs des préfets, à l'organisation et à l'action des services de l'État dans les régions et départements.

2 Voir notamment, concernant la définition de ces différentes interprétations du droit, Michel Troper, La philosophie du droit, Paris, PUF, 2015, pp. 98‑123, disponible sur Cairn [En ligne] URL : https://www.cairn.info/la-philosophie-du-droit--9782130729839-page-98.htm : « L’interprétation sémiotique se fonde sur le langage. Les mots et les expressions reçoivent le sens qu’ils ont habituellement dans la langue et qui résulte des règles de la grammaire. La langue dont il s’agit peut‑être la langue naturelle ou une langue technique, celle du droit ou celle d’une discipline spécifique. L’interprétation génétique repose, elle, sur une connaissance de la volonté réelle de l’auteur du texte, telle qu’on peut la reconstituer par exemple à travers les travaux préparatoires. L’interprétation systémique vise à éclairer un fragment du texte par un autre, voire par d’autres textes. Enfin, l’interprétation fonctionnelle donne au texte la signification qui lui permettra de remplir la fonction qu’on lui attribue. Une variété de l’interprétation fonctionnelle est l’interprétation téléologique, qui se fonde sur le but poursuivi par le législateur. »

Citer cet article

Référence électronique

Carine TRIMOUILLE, « Le préfet et le juge administratif », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 26 | 2023, mis en ligne le 18 juillet 2023, consulté le 01 mai 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=1434

Auteur

Carine TRIMOUILLE

première conseillère au tribunal administratif de Clermont-Ferrand

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