Le bien commun, nouvelle catégorie juridique ?

DOI : 10.52497/revue-cmh.228

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La notion de communs, de bien commun, qu’on décline tantôt au singulier, tantôt au pluriel, appréhendée et théorisée par de multiples disciplines renvoie en réalité à une pluralité de sens et d’approches, ce que montre le foisonnement d’études, de colloques, de séminaires de travaux de recherche autour de cet objet. Le regain d’intérêt pour les communs, en l’occurrence se manifeste dans toutes sortes de secteurs : l’environnement, l’habitat, les jardins la création, la culture, le patrimoine, la santé, le vivant… Il n’y a guère de domaine de la vie sociale qui échappe à cet emballement1, phénomène qui trouve des causes diverses : raréfaction des ressources, multiplication des droits de péage2, privatisation généralisée de ressources auparavant sous gestion publique, etc. En outre, comme le rappelle Michele Spano, « la diffusion de plus en plus large du discours sur les biens communs est symptomatique d’une crise institutionnelle, crise que l’on pourrait qualifier de crise des modèles de médiation classique et de façon générale, de crise des modes habituels de représentation3 ».

Dans ce paysage complexe et d’une grande richesse, je vais pour ma part m’intéresser à la catégorie des biens communs, ou encore des communs (commons), tels que les synthétise Benjamin Coriat dans le Dictionnaire des biens communs. Il en dégage les arêtes vives à partir de plusieurs sources d’inspiration, à commencer par les travaux fameux d’Elinor Ostrom. Au sein de l’école de Bloomington, dont elle est l’initiatrice, elle joue un rôle déterminant dans le renouveau de la pensée sur les communs, qu’il s’agisse des recherches théoriques et empiriques ou encore des expérimentations sociales. D’autres travaux plus récents tels que ceux de Richard Stallman, « figure de proue de la promotion du logiciel libre »4 ou encore de Boyle à qui on doit « la reprise de la réflexion sur le domaine public »5 intellectuel, ont aussi largement alimenté la réflexion en la matière. Benjamin Coriat travaille aussi lui-même sur les communs de la connaissance ou les communs informationnels6. Il les définit comme constituant des ensembles de ressources collectivement gouvernées dans le but de permettre un accès partagé dont ils sont l’objet. À partir de là, il en isole les caractéristiques. La première d’entre elles est l’existence d’une ressource partageable. Sont évidemment centrales, l’idée d’un usage collectif et la notion de partage qui sous‑tendent la présence d’un intérêt collectif à la chose. La deuxième est son insertion dans un système de droits et d’obligations attribués à une pluralité d’acteurs qui assure le respect des droits de chacun et la reproduction de la ressource, qui recèle l’idée de conservation à des fins de transmission. Il n’y a pas de communs sans communauté, sachant ne sont pas seuls en jeu les besoins collectifs des présents. Il développe toute une réflexion autour de la distribution de droits à la communauté destinée à jouir de cette ressource (accès, exploitation, prélèvement, aliénation, etc.). Voilà qui renvoie à la notion centrale de faisceau de droits. Enfin, troisième trait dominant, les communs supposent des modalités d’organisation, une structure de gouvernance. La question de l’institution est cardinale. Elle l’est d’une façon assez générale, dans un grand nombre de travaux contemporains.

Ou l’on perçoit que la notion de bien commun ne renvoie pas à des ressources qui par nature devraient être partagées. Elle se définit avant tout comme un construit social. Les communs sont un mode d’organisation d’un accès partagé de ressources exploitées en commun régies par un ensemble de règles et gouvernées par des principes de fonctionnement, avec notamment une aspiration forte à un mode de fonctionnement démocratique. Il serait tout à fait réducteur de ramener les biens communs à une mécanique institutionnelle ou contractualiste. Il faut évidemment introduire la question centrale de l’ordination des biens communs au bien commun. Comment se donner les moyens de traduire juridiquement cette ordination, plus efficacement qu’avec les grammaires dont nous disposons classiquement, celle de l’intérêt général pour ne prendre qu’un exemple.

Dans l’institution de la notion, quelle fonction remplit ou pourrait remplir le droit ? Même si les communs ne sont pas toujours pensés sous ce rapport, les travaux évoqués plus haut mobilisent un certain nombre de ressorts et d’outils juridiques. Dès lors se pose la question de savoir si les communs ne pourraient être institués en une nouvelle catégorie du droit (I). Dans le questionnement sur les modalités selon lesquelles le droit se saisit de cette notion, une autre façon de travailler avec les communs consiste non pas tant à élaborer une nouvelle figure, mais à utiliser cette notion et son train de théories pour réfléchir autrement aux institutions qui, dans notre droit, recèlent une dimension collective qui a à voir avec les communs. Finalement, il s’agit de prendre les communs comme lieu possible d’une réflexion sur certains biens (II).

I. Instituer les biens communs en nouvelle catégorie juridique

La construction d’une nouvelle catégorie juridique de bien commun, qui pourrait prendre place aux côtés d’autres biens affronte un certain nombre de difficultés, quant à son insertion dans nos ordres juridiques. Il n’en reste pas moins qu’on voit émerger cette nouvelle figure d’une façon plus ou moins affirmée, plus ou moins aboutie.

A. Les difficultés d’insertion d’une notion juridique de bien commun : les résistances de la propriété

Elles tiennent en grande partie à la conception juridique de la propriété que développent nos systèmes de droit7. Dans la façon de penser les relations entre les personnes et les choses, la propriété entendue comme un droit exclusif, droit privatif reste aujourd’hui le modèle très largement dominant, y compris pour les propriétés affectées à une utilité collective, que ce soit le domaine public au sens du droit administratif des biens, ou encore la propriété des biens culturels ou intellectuels. Ces figures qui accueillent en principe l’idée du commun sont très puissamment déterminées par ce modèle de propriété exclusiviste. On observe finalement que l’intérêt public qui le cas échéant caractérise certaines de ces propriétés non seulement ne trouve pas d’expression juridique très élaborée, mais d’une façon préoccupante et sournoise subissent un phénomène d’érosion du fait de la dynamique d’extension et de durcissement de droits exclusifs sur les choses sur la tête tant des personnes privées que des personnes publiques. Cette montée en régime des logiques propriétaires est en l’occurrence un des ressorts qui permet de comprendre ce regain d’intérêt pour les communs. Il y a très clairement un arrière-plan de résistance, de riposte au déploiement de ces logiques privatives, qui est tout à fait présent dans les travaux contemporains sur les communs. L’ouvrage de Benjamin Coriat, s’intitule de façon éclairante : le retour des communs, la crise de de l’idéologie propriétaire8.

On peut prendre le cas du domaine public, entendu comme régime de propriété publique, dont la structure se rapproche de plus en plus de celle d’un droit de propriété, là où on avait pu le penser au XIXe siècle comme un droit de garde de l’État agissant pour le compte du public, de la nation. Dans la doctrine majoritaire contemporaine, on a tendance à analyser le pouvoir d’affecter à une utilité publique qui caractérise ce régime et qui rend indisponible certains biens comme une prérogative propriétaire, un attribut du droit de propriété publique au sens de l’article 544 du Code civil. Cela signifie que le propriétaire public a le pouvoir de retirer cette affectation, puisqu’elle est dans le bouquet de ses prérogatives. Du même coup, le bénéficiaire, le destinataire de l’intérêt collectif puisqu’il s’agit d’une propriété affectée à une utilité publique, est à peu près invisible ou plus justement ses intérêts sont-ils absorbés dans cet ordre de relation.

Cette tendance est également très perceptible dans le domaine des monuments historiques dans lequel l’idée d’un patrimoine collectif, d’un bien collectif n’a jamais été pensée comme tel. Le système s’inscrit dans un rapport d’autorité exercé par l’État sur les actes du propriétaire du bien matériel, enserré dans la technique de la servitude d’utilité publique. Dans ce vis-à-vis, à nouveau, cet être collectif est sinon absent, puisque c’est l’État qui en endosse l’habit, du moins tenu à distance.

On peut encore évoquer le domaine de l’immatériel dans lequel ce phénomène de diversification et d’intensification des prérogatives propriétaires est encore plus visible et spectaculaire. Cette propriété n’a cessé de s’étendre entraînant par un effet mécanique la réduction du domaine public, dans la mesure où cette sphère de libre exploitation des œuvres est une catégorie en creux délimitée négativement. L’analyse des textes contemporains laisse entendre que l’évolution du droit d’auteur ne peut être pensée qu’en termes de progression des pouvoirs propriétaires sans qu’à aucun moment on ne réfléchisse à l’équilibre que réclame la coprésence des droits des créateurs et de l’intérêt collectif de diffusion des œuvres, courant puissant qui continue de dominer la matière9.

Cette inscription, on pourrait même dire cet enfermement dans un schéma propriétaire exclusiviste assèche ainsi toute réflexion sur la traduction juridique de cet intérêt collectif. Finalement on observe une forme d’incapacité des catégories classiques à saisir cette problématique des communs, à mettre en forme juridique l’intérêt collectif qui caractérise précisément les communs. Or « les biens communs défient et détruisent la logique classique du principe d’individuation et nous obligent à penser selon une logique transindividuelle10 ».

Pour autant, la cause juridique des communs fait son chemin. On aperçoit quelques signes d’une évolution possible dans l’appréhension juridique des communs.

B. Les signes d’un changement possible : les tentatives d’élaboration d’une catégorie juridique de commun

En droit français c’est entre autres sur le terrain de l’immatériel, qu’une réflexion inspirée par la logique des communs s’est amorcée. Un certain nombre de propositions de loi suggèrent en effet de penser positivement le domaine public. La notion de domaine commun informationnel a fait son apparition dans le projet de loi pour la république numérique11. L’article 8 faisait référence à l’article 714 du Code civil, instituant juridiquement cette notion et ainsi contenant le risque d’invasion de nouveaux droits privatifs. À ce titre les éléments identifiés comme relevant du domaine commun informationnel ne pouvaient, « en tant que tels, faire l’objet d’une exclusivité, ni d’une restriction de l’usage commun à tous, autre que l’exercice du droit moral ». Le texte en précisait les contours, y intégrant : « 1° les informations, faits, idées, principes, méthodes, découvertes, dès lors qu’ils ont fait l’objet d’une divulgation publique licite, notamment dans le respect du secret industriel et commercial et du droit à la protection de la vie privée, et qu’ils ne sont pas protégés par un droit spécifique, tel qu’un droit de propriété ou une obligation contractuelle ou extracontractuelle ; 2° les œuvres, dessins, modèles, inventions, bases de données, protégés par le Code de la propriété intellectuelle, dont la durée de protection légale, à l’exception du droit moral des auteurs, a expiré ; 3° les informations issues des documents administratifs diffusés publiquement… ». La non-appropriation de ces éléments était par conséquent garantie par la loi. Le projet de loi prévoyait en outre une possible action au bénéfice « d’associations agréées ayant pour objet la diffusion des savoirs ou la défense des choses communes (…) aux fins de faire cesser toute atteinte au domaine commun informationnel ». Ce dispositif original a cependant été vivement combattu notamment et d’une façon quelque peu déroutante par les sociétés de gestion collective, sur des motifs peu convaincants au regard des intérêts que ces organismes sont chargés de défendre12. Quoi qu’il en soit, l’article en question a été retiré avant même que le projet de loi soit soumis pour avis au Conseil d’État.

Plus généralement, la doctrine juridique se penche aujourd’hui sur la possibilité d’émergence d’une catégorie juridique de bien commun13. Ce sont les juristes italiens qui ont poussé le plus loin la réflexion sur la possibilité d’une telle figure juridique. L’idée de la commission Rodota est d’introduire aux côtés des biens privés et des biens publics une catégorie tierce de bien commun. Ce projet part du constat d’échec de la capacité de la propriété publique à préserver l’intérêt collectif et de ses tendances à déployer des logiques de marché qui conduisent dans certains cas à la liquidation de choses publiques. C’est précisément la défaillance de ce mode de représentation qui a inspiré ces propositions d’intercaler cette notion de propriété redéfinie autour du commun.

L’idée générale est que certains biens, dont la consommation est non rivale, non concurrentielle, dont l’usage n’est pas exclusif, mais épuisable, dont l’utilité est liée à l’exercice des droits fondamentaux et au libre épanouissement des citoyens [2] ou encore qui peuvent représenter un objet de jouissance collective, pourraient faire partie de la catégorie des biens communs. Entreraient donc dans cette catégorie certains biens du domaine naturel et environnemental, sans oublier les biens appartenant au patrimoine indisponible. Trois catégories de biens seraient distinguées : biens communs, biens publics et biens privés. La fonction collective des premiers serait garantie et lorsqu’ils sont gérés par des personnes publiques ils seraient placés en dehors de la sphère commerciale14.

Voilà qui n’est pas sans rappeler la théorie canonique des biens nécessaires à la sauvegarde de l’individu qu’évoquait Cyrille Dounot. Cette réflexion autour des biens communs, du rôle de l’État, de la fonction sociale des biens publics reliée à la question des droits fondamentaux s’inscrit dans un projet plus général de refondation du droit administratif. Ces biens communs peuvent être tout à la fois des biens privés ou des biens publics. Simplement, ils sont sous un certain régime de commun. La propriété, en ce sens, doit faire avec le commun et non l’inverse.

Voilà un exemple très intéressant dans lequel on cherche à donner sens à une nouvelle catégorie du droit qui prendrait en charge ce commun. Les difficultés qu’on peut éprouver dans cet exercice sont telles que compte tenu de la grande diversité des communs, une seule et même catégorie serait inapte à accueillir tous types de communs. En particulier, on va se heurter à des questions d’échelle. Les fins communes sont de grande variété, certaines de portée universelle, d’autres déployées dans des espaces plus contenus. On ne raisonne pas de la même façon pour les communs globaux et pour la gestion d’une ressource locale. On va aussi devoir affronter la question des intérêts, des sujets de droit : les présents et les générations futures. Un autre paramètre intervient qui concerne la question du renouvellement et de l’épuisement de certaines ressources. On ne pense pas pareil le domaine du tangible et celui de l’intangible. Face à ces éléments de grande complexité, il y a peut-être une autre façon de réfléchir aux communs, les deux ne s’excluent pas. Il s’agit ici de prendre les communs comme clé de réinterprétation de certaines notions fortement liées à cette notion de commun.

II. Prendre le bien commun comme lieu de réflexion

La question pourrait être formulée ainsi : en quoi les travaux théoriques et empiriques contemporains sur les communs, en quoi l’entrée par les biens communs aide à penser différemment la propriété, plus généralement les institutions qui structurent nos ordres juridiques. Plutôt que d’élaborer une nouvelle catégorie juridique, il s’agit davantage ici de prendre les communs comme grille de lecture ou plus justement comme clé de réinterprétation possible des institutions classiques que sont la propriété, la propriété publique, le service public, les règles de procédures dont on a vu qu’elle participe à la constitution du bien commun, etc. Dans la question de savoir ce que peuvent nous enseigner ces outils dans la façon de penser le droit, le patrimoine culturel constitue assurément un terrain particulièrement fécond. Cette direction de travail commence à diffuser dans le droit positif, notamment dans le domaine de l’archéologie. La perspective permet d’abord d’identifier le déficit de communalité dans le statut des biens culturels et les difficultés d’appréhender juridiquement l’intérêt collectif.

A. Les difficultés d’appréhension des communs : les déficits de communalité sur des objets multiples

L’idée est ici de questionner la place de l’intérêt collectif et d’observer les distances entre la façon dont il s’énonce dans le droit positif et les modes sur lesquels il se construit dans la théorie des communs. La difficulté tient à ce que les ressources potentiellement travaillées comme des communs dans le champ du patrimoine sont de grande hétérogénéité. La question des communs ne se pose pas dans les mêmes termes pour tous les biens et ressources et a fortiori pour tous les biens culturels, en particulier parce que le rapport à la propriété varie en fonction des protections instituées. On ne raisonne pas de la même façon lorsque le droit impose au propriétaire public ou privé une servitude de conservation sur un monument historique ou encore lorsqu’il qualifie une collection de musées de France dont la destination n’est pas seulement d’être conservée, mais aussi d’être présentée au public. On pourrait encore prendre l’exemple des archives publiques, dont le statut emporte des finalités multiples, objet singulier dans le concert des biens culturels. En outre, la qualité publique ou privée du propriétaire oblige à raisonner distinctement en termes d’obligations, de responsabilités, et ainsi de communalité. Enfin, le rapport au commerce influence la question des communs selon qu’il s’agit de choses hors commerce ou de biens ayant vocation à circuler dans la vie économique. La nature tangible ou intangible de la ressource – s’agit-il d’un monument ou d’un document, ou encore d’une donnée, d’un contenu culturel ? – est de nature à influencer les contours de la communalité. Ces paramètres modulables en fonction de la catégorie envisagée appellent des réponses différentes si bien qu’il n’existe pas un cadre théorique unique sur lequel on pourrait ordonner une réflexion autour des biens culturels communs. Les travaux de Ostrom sont une source majeure, mais d’autres auteurs ont aussi développé une pensée très riche. En particulier, la figure des biens culturels en Italie est une source très intéressante sous cette perspective. La méthode peut consister à identifier, dans chacune de ces théories, les ressources heuristiques pertinentes. Dans cette démarche, on peut reprendre la grille de lecture de Coriat dans la façon dont il définit les critères multiples qui président à l’institution des communs, en particulier la distribution de droits en vue d’un usage collectif, l’organisation d’un système de contrôle a priori ou a posteriori et enfin des mécanismes de responsabilité. Partant de ces éléments constitutifs des communs, comment retravailler différemment cette institution du patrimoine culturel ? L’intérêt de cette approche est qu’elle nous permet d’abord d’identifier où sont les failles, les fragilités, les angles morts. Quel est ce manque, dans la non-délimitation d’un intérêt collectif ? Parmi les points de faiblesse, et les questionnements qu’ils suscitent, on peut citer par exemple : le faible degré d’implication de la société civile tout au long de la chaîne patrimoniale. Qui décide de la patrimonialité d’un bien, de la nécessité de sa conservation, de son usage ? Quels sont les droits exercés sur cette chose collective ? Le droit français est encore très marqué par un système centralisateur, pour l’essentiel enchâssé dans un système binaire de relation entre le propriétaire assujetti et l’État. Et pourtant, sa protection dérive de ce que les biens culturels sont porteurs d’un intérêt collectif. La question des usages du patrimoine et des droits qui en découlent devrait être reliée à celle des mécanismes de contrôle et de contre-pouvoirs. Or, ils restent peu développés dans cette matière. Certes, les associations disposent d’un pouvoir d’agir, notamment sur le terrain de l’excès de pouvoir. Mais cela n’est pas toujours suffisant pour lutter contre certains désastres patrimoniaux, ce qu’a notamment montré la destruction des Halles de Fontainebleau, décidée par la commune après une décision d’instance de classement décidée par l’État puis retirée sous la pression du politique local. On pourrait encore pointer l’absence de délimitation et de détermination claire des responsabilités collectives, y compris celles de l’État. Le droit du patrimoine national est conçu comme un pouvoir de désigner ou de ne pas désigner bien davantage qu’une responsabilité, qu’une charge de conserver et transmettre. Enfin, on observe un déficit de réflexion autour de la gestion des biens culturels. C’est surtout dans le domaine des biens publics que pourrait prospérer la réflexion.

Au travers de ces différents aspects, on aperçoit ce qui pourrait donner sens juridiquement à cet intérêt commun.

B. Construire juridiquement l’intérêt collectif selon une échelle graduée de communalité

Évidemment, le modèle ostromien n’est guère pertinent à transposer intégralement pour les monuments historiques. Ils sont entre les mains de propriétaires, donc on voit mal qu’on les dépouille de l’usage privatif de leur bien. Tout en même temps cette propriété privative se double d’une propriété collective. Quels pouvoirs de décision devrait conférer cette dimension ? Les questions se posent autrement pour les biens culturels dont le droit assure non pas seulement la conservation, mais aussi l’accès. Le triptyque des secteurs culturels des archives, bibliothèques, musées intègre cette double mission, l’une et l’autre étant étroitement connectées. Là encore il y a lieu de distinguer selon la propriété publique ou privée. Si l’on peut admettre qu’existe une sorte de régime commun, en forme de socle irréductible (notamment en matière de conservation à des fins de transmission), la condition juridique des biens culturels se pense nécessairement différemment au regard de la qualité publique du propriétaire et des responsabilités particulières qu’il endosse, on l’a dit. En particulier, certaines contraintes peuvent être définies au prisme du service public et du rapport à l’usager. Il faut par conséquent considérer, dans le questionnement sur l’armature juridique de la communalité des biens, cette double perspective. Cela étant, le recours aux communs peut être d’une grande utilité.

Un des apports de la réflexion sur les communs est d’avoir dissocié la propriété et l’usage, la titularité et la jouissance, de ne pas avoir pensé l’usage par le canal de la propriété. Ce décentrement permet précisément de creuser la question des intérêts en coprésence sur une même chose. Comment traduire ces droits sur la chose, comment exprimer l’idée que plusieurs intérêts cohabitent sur un même bien, serait-il approprié ? Quelles devraient être par ailleurs la portée et l’étendue de ces droits, faudrait-il les penser en termes de droits subjectifs ? C’est cette direction de travail que semble dessiner le projet ostromien avec sa cartographie des droits des usagers, par la référence à cette notion de faisceau de droit.15 Mais on pourrait tout aussi bien accueillir plus largement la notion d’intérêt juridiquement protégé, qui renverrait tant aux intérêts propres à telle ou telle personne que plus diffusément aux intérêts portés à la chose en tant que ressource collective. Sur le premier versant, celle des droits ou intérêts sur la chose, la grille de droits telle que la mobilise Ostrom peut être éclairante. S’agit-il de droits d’usage ou de jouissance, par exemple du droit d’occuper un espace à la façon dont les usagers du service public de l’éducation en disposent dans les locaux dédiés à l’enseignement, d’un droit de déambuler (les Italiens ont remis à l’honneur cette notion du jus deambulandi héritée du droit romain et qu’ils rattachent à l’exercice de droits d’usage fondamentaux) ? Y a-t-il un droit à prélever une partie de la ressource, qui pourrait par exemple trouver à s’appliquer dans le champ des images des biens culturels ou des données générées par ces biens ?

Sur le second aspect, l’intérêt à la chose pourrait aussi être compris distinctement d’un intérêt propre exercé sur la chose. De ce point de vue, certains systèmes accueillent l’idée que la communauté dispose d’un intérêt diffus qui s’exprime en matière de protection de l’environnement, mais aussi de protection du patrimoine culturel, notamment dans les pays lusophones16. La Constitution portugaise a récemment intégré une action populaire en vertu de laquelle « Tout citoyen dans la jouissance de ses droits civiques et politiques, les associations et les fondations défenseurs des intérêts visés à l’article précédent, est porteur du droit de participation procédurale et du droit d’action populaire indépendamment du fait d’avoir ou non un intérêt direct dans l’affaire ». Parmi les domaines visés, figure explicitement le patrimoine culturel. Il y a dans ce mécanisme l’idée que la chose ne tire pas seulement sa valeur des utilités directes qu’en retirent les humains.

En droit français, cette action pourrait notamment être reliée à la qualification de patrimoine commun de la nation dont on sait qu’elle ne revêt guère aujourd’hui de portée juridique. Dans ce prolongement, un autre chantier pourrait être investi relatif au contrôle en matière de décision de protection exercé en amont (participation à la prise de décision, possibilité de participer à la gouvernance de certains communs), ou en aval (possibilité d’actions en justice)17.

Prendre le commun comme lieu de spéculation juridique, cette perspective commence à diffuser dans le droit, même si le mouvement est encore plutôt discret. Deux exemples sont, de ce point de vue, intéressants. Dans l’affaire de l’Erika, la jurisprudence mobilise l’argument du patrimoine commun pour engager la responsabilité des pollueurs et on sait que cet important arrêt a conduit à la reconnaissance du préjudice environnemental18. Par ailleurs et d’une façon inédite, l’argument du bien commun a été invoqué pour justifier l’appropriation publique du patrimoine archéologique et de ses ressources tirées du sous-sol ou encore pour sanctionner plus largement les atteintes portées à ce patrimoine collectif.

Sur le premier point, les dispositions de la loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine19 sont particulièrement édifiantes. « Le patrimoine archéologique est le bien commun de la nation en tant qu’il permet de retracer l’histoire du développement de l’humanité », peut-on lire dans l’étude d’impact. C’est au nom de cette idée que la loi nationalise les éléments qui, dans le sous-sol, présentent un intérêt scientifique : les gisements mobiliers et immobiliers, les grottes qu’ils soient issus de fouilles ou découverts fortuitement. Les articles 552 et 714 du Code civil sont ici neutralisés au profit d’une propriété étatique. L’appel au bien commun, en réalité, au-delà du fait justificatif de l’appropriation publique, fait aussi évoluer la fonction du domaine public ou plus justement, en la fondant sur le bien commun, lui fait endosser une forme de responsabilité collective. On reviendrait à cette idée du droit de garde. Que la propriété publique remplisse cette fonction n’est pas un fait nouveau. Depuis le xixsiècle, l’arme de la domanialité publique a été utilisée pour permettre la réintégration dans les collections publiques de manuscrits, d’archives, de tableaux, etc. Le domaine public mobilier se consolide dans le champ culturel pour l’essentiel et l’appropriation publique signale la dimension collective de ces biens. Mais la méthode, aujourd’hui accompagnée de l’argument du commun fait plus nettement émerger l’idée d’un intérêt collectif juridiquement protégé.

Sur le second point, en matière archéologique plusieurs jurisprudences pénales ont reconnu, très récemment, parmi les chefs de préjudices, distinctement, le préjudice moral d’atteinte au patrimoine collectif, du fait de la destruction des traces de l’histoire commune et de l’importance du préjudice scientifique et historique. L’action a notamment été portée par l’État via la Direction des affaires culturelles20. L’on pourrait bien apercevoir ici les prémisses d’un intérêt diffus. Il reste sans doute à réfléchir plus avant à l’opportunité d’une armature juridique plus solide des communs dans ce champ patrimonial.

Les risques de récupération de la notion de bien commun par le marché ou encore par le politique voire les deux sont réels (l’ARCEP vient de déclarer les réseaux biens communs quand le président de la République qualifie de la sorte l’entreprise). Les forces du marché sont assurément en ordre de marche, notamment sur Internet. On ne saurait cependant ignorer la réalité sociale que représente la multiplication d’expériences sociales et citoyennes en tout genre, fondées sur la revendication d’un commun. En gageant qu’elle ne sera pas qu’une simple parenthèse vite refermée21.

1 Sur ce phénomène, Dictionnaire des biens communs (dir. M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld), PUF, 2017, introduction.

2 Deux causes qu’identifie comme très prégnantes Judith Rochfeld, entre propriété et accès : la résurgence du commun, dans Florence Bellivier (dir.)

3 Tentative d’identification du sujet des biens communs pour les générations futures, dans « Protéger les générations futures par les biens communs »

4 B. Coriat, Le retour des communs, la crise de l’idéologie propriétaire, p. 10.

5 B. Coriat, p. 11.

6 V. notamment le site du projet ANR Propice (Propriété intellectuelle, communs, exclusivisme).

7 Sur ces difficultés, M. Cornu, V° « bien commun », « approche juridique », Dictionnaire des biens communs, op. cit.

8 Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire (dir ; Benjamin Coriat), Les liens qui libèrent, 2015.

9 On peut cependant nuancer le constat, dans la mesure où perce aujourd’hui une préoccupation nouvelle, la mise à disposition par les institutions

10 Michel Spano, op. cit., p. 60.

11 Peu avant, une proposition de loi portée par les écologistes avait tenté de faire reconnaître la figure du domaine public dans le droit de la

12 Sur cet épisode, voir le rapport Jean Martin du CSPLA, qui tout en ne rejetant pas totalement le principe d’une juridicisation du domaine public

13 Béatrice Parance, Jacques de Saint Victor (dir.), Repenser les biens communs, Paris, CNRS éd., 2014 ; Judith Rochfeld, « Entre propriété et accès 

14 A. Lucarelli, V. » droits fondamentaux », Dictionnaire des biens communs, op. cit.

15 Même si Elinor Ostrom ne convoque pas explicitement cette théorie, elle l’utilise dans le modèle de commun en cartographiant les différents droits

16 Alexandra Aragao, « Les intérêts diffus, instruments pour la justice et la démocratie environnementale », Vertigo, La revue électronique en

17 Pour une réflexion en cours, v. GIP Justice, travaux sur la notion juridique de commun, conduits en collaboration avec Noé Wagener sur les biens

18 Même si, les prémices du préjudice environnemental sont plus anciennes, Cass.crim., 25 septembre 2012.

19 Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016.

20 CA Montpellier, 1er décembre 2016 qui condamne les prévenus à verser 20 000 euros à l’État ; sur ces évolutions, M. Cornu, V° « bien commun », « 

21 Mot emprunté à Judith Rochfeld, présentation du dictionnaire des biens communs, Petits déjeuners Durkheim, juin 2018, ENS Cachan.

Notes

1 Sur ce phénomène, Dictionnaire des biens communs (dir. M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld), PUF, 2017, introduction.

2 Deux causes qu’identifie comme très prégnantes Judith Rochfeld, entre propriété et accès : la résurgence du commun, dans Florence Bellivier (dir.), La bioéquité : Batailles autour du partage du vivant (pp. 69-87), Paris, Autrement.

3 Tentative d’identification du sujet des biens communs pour les générations futures, dans « Protéger les générations futures par les biens communs », Tendances de la cohésion sociale, n° 26, p. 51.

4 B. Coriat, Le retour des communs, la crise de l’idéologie propriétaire, p. 10.

5 B. Coriat, p. 11.

6 V. notamment le site du projet ANR Propice (Propriété intellectuelle, communs, exclusivisme).

7 Sur ces difficultés, M. Cornu, V° « bien commun », « approche juridique », Dictionnaire des biens communs, op. cit.

8 Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire (dir ; Benjamin Coriat), Les liens qui libèrent, 2015.

9 On peut cependant nuancer le constat, dans la mesure où perce aujourd’hui une préoccupation nouvelle, la mise à disposition par les institutions patrimoniales culturelles des contenus très riches dont elles disposent et dans lesquelles plusieurs modes de facilitations d’accès à ces contenus ont été ménagés. Sur la pénétration de l’argument patrimonial dans les textes du droit d’auteur, v. notamment la directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique a été publiée au JOUE du 17 mai 2019. Si l’argument patrimonial fait davantage exister les droits du public, d’une façon générale, la matière, placée sous l’emprise de l’article 544 du Code civil, n’est pas aujourd’hui pensée comme un nécessaire compromis entre droits des créateurs, droit du public.

10 Michel Spano, op. cit., p. 60.

11 Peu avant, une proposition de loi portée par les écologistes avait tenté de faire reconnaître la figure du domaine public dans le droit de la propriété intellectuelle, mais ce texte n’a pas abouti, proposition de loi visant à consacrer le domaine public, à élargir son périmètre et à garantir son intégrité, 21 novembre 2013, présentée par I. Attard. A. Nle, n° 1573.

12 Sur cet épisode, voir le rapport Jean Martin du CSPLA, qui tout en ne rejetant pas totalement le principe d’une juridicisation du domaine public suggère de remettre à plus tard son examen, Rapport de la mission sur les enjeux de la définition et de la protection d’un domaine commun informationnel au regard de la propriété littéraire et artistique, 30 octobre 2015.

13 Béatrice Parance, Jacques de Saint Victor (dir.), Repenser les biens communs, Paris, CNRS éd., 2014 ; Judith Rochfeld, « Entre propriété et accès : la résurgence du commun », op. cit.

14 A. Lucarelli, V. » droits fondamentaux », Dictionnaire des biens communs, op. cit.

15 Même si Elinor Ostrom ne convoque pas explicitement cette théorie, elle l’utilise dans le modèle de commun en cartographiant les différents droits sur la chose, sur ce point v. Alice Ingold, Olivier Weinstein, V° E. Ostrom, Fabienne Orsi, V° « faisceau de droit » dans Dictionnaire des biens communs (M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld), PUF, 2017.

16 Alexandra Aragao, « Les intérêts diffus, instruments pour la justice et la démocratie environnementale », Vertigo, La revue électronique en Sciences de l’environnement, Hors Série 22 septembre 2015.

17 Pour une réflexion en cours, v. GIP Justice, travaux sur la notion juridique de commun, conduits en collaboration avec Noé Wagener sur les biens culturels, projet dirigé par Judith Rochfeld. Le rapport comportant des propositions doit être rendu début 2020.

18 Même si, les prémices du préjudice environnemental sont plus anciennes, Cass.crim., 25 septembre 2012.

19 Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016.

20 CA Montpellier, 1er décembre 2016 qui condamne les prévenus à verser 20 000 euros à l’État ; sur ces évolutions, M. Cornu, V° « bien commun », « approche juridique », Dictionnaire des biens communs (M. Cornu, F. Orsi, J. Rochfeld), PUF, 2017.

21 Mot emprunté à Judith Rochfeld, présentation du dictionnaire des biens communs, Petits déjeuners Durkheim, juin 2018, ENS Cachan.

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Référence électronique

Marie CORNU, « Le bien commun, nouvelle catégorie juridique ? », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 19 | 2019, mis en ligne le 26 octobre 2021, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=228

Auteur

Marie CORNU

Directrice de recherche CNRS, Institut des Sciences sociales du Politique (UMR 7220, ENS Paris Saclay, Université Paris Nanterre, CNRS)

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