« L’œuvre de la justice sera la paix, et la pratique de la justice, le calme et la sécurité pour toujours ».
Is., XXXII, 17.
Introduction
Dès le xixe siècle, les modes alternatifs de règlement des différends (ou MARD, MARC, MARL, peu importe, au fond, leur dénomination), ont émergé dans les pays anglo‑saxons sous la dénomination d’Alternative dispute resolution et se sont progressivement imposés comme une justice originale mais incontestable, parfois perçue comme supplétive de la justice institutionnelle, parfois comme une justice parallèle. Véritables phénomènes de société1, venus d’outre‑Atlantique principalement, ces MARD sont une forme de soft justice qui, s’étant développée dans les pays anglo‑saxons, tend à envahir, de facto ou sur imposition du législateur ou du politique, les pays de tradition romano‑germanique2. Toutefois, ce serait procéder à une analyse réductrice que de voir dans cette intrusion des MARD dans les pays du vieux continent une « sécrétion américaine, un produit d’exportation3 », une américanisation brute, « sursaut de la société américaine malade de ses procès4 ». Car les historiens du droit le savent bien, les modes alternatifs sont une réalité sociale plus qu’une pratique judiciaire, une volonté humaine de tendre à la pacification plutôt qu’au glaive de la justice institutionnelle, de se tourner « vers le maintien de la vie en commun, vers la préservation des réputations et l’évitement du déshonneur5 ».
Les principales difficultés que l’on rencontre dans la mise en œuvre de ces MARD résident dans les différences de culture judiciaire des États dans lesquels ces modes de justice tentent de s’imposer. En effet, si ces derniers sont conformes à la justice institutionnelle, le pouvoir judiciaire ou la norme auront tendance à s’y opposer ou à les configurer de telle sorte qu’ils correspondront finalement aux modalités judiciaires classiques. C’est ce que rappelait le doyen Cornu quand il écrivait :
Ce qui fait éclater le groupe, c’est d’abord que, d’un pays à l’autre, la conception de la justice n’est pas la même. […] Si les modes alternatifs se posent en s’opposant à la justice étatique, la justice étatique les détermine différemment en ne leur offrant pas toujours le même contraste6.
Ces MARD visent à faire primer les volontés individuelles, d’accord ou de pacification, sur la dimension communautaire d’une justice institutionnalisée et hiérarchisée. « La volonté privée les anime » écrivait, à juste titre et toujours dans le même article, le doyen Cornu7.
Avec l’approche critique du doyen Cornu, on peut distinguer deux sortes de modes alternatifs, la première étant celle des modes intégrés à la justice institutionnelle, la seconde celle des modes alternatifs externes, parallèles, satellitaires. C’est ainsi que la médiation judiciaire, sollicitée par le magistrat qui reste le centre de la procédure, tout comme la justice gracieuse qui n’est, comme son nom l’indique, pas contentieuse, demeurent des modes alternatifs propres à la justice institutionnelle puisque toujours sous la tutelle de l’office du juge8. En revanche, la médiation extra‑judiciaire, la conciliation, la transaction ou l’arbitrage sont des modes étrangers à la justice institutionnelle, à tel point que le doyen Cornu considérait qu’il ne s’agissait pas de « véritables modes alternatifs de règlement des conflits9 ».
En ce sens, nous pouvons considérer qu’il existe quatre situations, quatre paradigmes, dont les porosités réelles impliquent qu’il s’agit là d’une approche théorique : 1/ une société avec uniquement des institutions juridictionnelles, 2/ une société avec uniquement des modes dits « alternatifs » ou « amiables10 », 3/ une société où des modes alternatifs sont utilisés par les institutions juridictionnelles, et enfin, 4/ une société dans laquelle modes alternatifs et institutions juridictionnelles sont distincts et sans lien. A sans B, B sans A, A avec B, et A et B.
Il apparaît évident que les fonctions du juge ne sont pas limitées au seul glaive, mais qu’il appartient aussi au magistrat d’être force de propositions conciliatrices et pacificatrices. Cette fonction lui est consubstantielle, et la réforme du Code de procédure civile en 1973 l’a clairement mis en exergue, en particulier dans son article 21 qui dispose qu’il « entre dans la mission de juge de concilier les parties ». Cela n’est pas anodin quand l’on sait que les artisans du NCPC, en particulier Jean Foyer et Gérard Cornu, lisaient les canonistes et les romanistes médiévaux, Jean Foyer citant même Tancrède de Bologne comme inspirateur de sa pensée11.
Or, la question n’est pas ici de traiter du rôle de médiateur ou de conciliateur dévolu à l’office du juge, mais bien de s’interroger sur l’existence de modes alternatifs, c’est‑à‑dire de modes de résolution des litiges détachés du juge, ce qui semble, cette fois, correspondre à une certaine approche outre‑Atlantique, et innerver les tendances européennes contemporaines, comme nous le verrons par la suite.
Dans cette optique, peu importe, au fond, la place plus ou moins grande que les modes alternatifs prennent dans la résolution des litiges, puisqu’ils sont mis en œuvre, dans une logique individuelle, privée, distincte de la justice publique et véritablement d’influence anglo‑saxonne dans leur dissociation de la justice institutionnelle12. C’est en cela que nous n’userons pas du vocable de « modes amiables », ces derniers pouvant être l’apanage du juge comme du particulier. Soulignons toutefois que cette progression des modes alternatifs de règlement des différends « n’est pas achevée », puisqu’elle « est devenue un enjeu de marché », soumise donc aux aléas du politique et de l’économie13.
Par cette origine anglo‑saxonne d’une dissociation entre justice institutionnelle et justice alternative, les modes alternatifs de règlement des différends sont‑ils un obstacle à la construction d’une culture juridique européenne indépendante de la Common law et d’une approche originale mais distincte de la nôtre ?
Si la Grèce antique nous donne des exemples de résolutions amiables des conflits, Athéna fondant l’Aéropage pour venir au secours d’Oreste14, Platon mettant en avant la conciliation pré‑judiciaire15 et Epictète valorisant le sage qui réussit à rétablir l’harmonie là où la discorde s’était installée16, nous nous attacherons à démontrer que le développement des justices alternatives et privées a eu lieu en corrélation avec l’absence de culture judiciaire commune, quand la justice contractuelle primait la justice commune (I).
Puis, dans un second temps, nous analyserons la situation européenne contemporaine à l’aune de cette réflexion historique d’ensemble, dans cette idée que la judiciarisation des litiges crée une communauté des justiciables et que la privatisation des relations judiciaires, cette « justice contractualisée », renforce l’individualisme et empêche cette culture commune (II). Le paradigme préalablement unificateur semble redevenir, comme à l’époque féodale, un paradigme du « droit en réseau », de « balances d’intérêts » et d’un « ordonnancement […] négocié », pour reprendre la sémantique de François Ost et Michel van de Kerchove17, potentiellement accélérateur de la « mondialisation juridique18 ».
I. Les MARD comme fondements des rapports individuels
Nous tenterons d’envisager la thèse suivante au cours de cette approche historique : la privatisation de la justice existe dans toute société qui ne s’attelle pas à établir un pouvoir politique et judiciaire hiérarchique et unifié autour d’une autorité centrale. Quand cette autorité publique n’existe pas ou n’est pas à même de protéger les droits des individus, l’individu tend de lui‑même à obtenir ses propres satisfactions et à se détacher de toute justice publique.
A. Une réflexion d’ensemble historique sur l’individualisation de la justice
L’époque romaine est peu marquée par les modes alternatifs, notamment car Rome a rapidement, sous la République, imposé une hiérarchisation judiciaire dans une volonté d’empêcher l’individu de réaliser lui‑même son droit. La sacralisation du droit, transcendant, mystique, entraînait le citoyen romain à faire appel aux hauteurs, et non à sa volonté personnelle, que ces hauteurs soient religieuses ou politiques. Rome a rapidement dépassé le stade confus des premières sociétés, des groupes primitifs qui, non encore structurés, voient dans les rapports individuels un moyen de pacifier le groupe19. Toutefois, les premiers temps romains, notamment sous la période monarchique, ont été des temps d’individualisme procédural20 ; Gaston May écrivait à ce propos : « On plaide comme on contracte21 ». Dans la première procédure, celle des actions de la loi, le magistrat est d’ailleurs très éloigné du rôle arbitral qu’il aura par la suite. Il a un rôle très effacé, « vestige du régime de la justice privée où les parties seules poursuivent la réalisation de leur droit22 ».
Et si la Loi des XII Tables semble valoriser l’accord entre les parties plutôt que le litige institutionnel, elle ne fait pas de l’accord une justice parallèle mais un préalable à l’action judiciaire, et ce au sein même d’une procédure23 : « Rem ubi pacunt, orato, ni pacunt, in comitio aut in foro ante meridiem caussam conjicito. Com peroranto ambo praesentes24 ». Outre ce fragment de la première table, la huitième révèle une même approche : « si membrum rupsit, ni cum eo pacit, talio esto25 ». La privatisation totale du litige n’existe pas en ce sens que le juge reste l’institution référente d’une justice verticale vers laquelle le citoyen peut toujours se tourner26. La justice romaine est mue par cette transcendance du droit et de la sentence judiciaire, cette sentence qui devient vérité immuable, res judicata pro veritate accipitur. Il en est de même sous l’Empire, la structuration de la justice impériale renforçant le caractère absolu de la justice institutionnelle. Soazick Kerneis rappelle à ce sujet que « le procès dans la Rome impériale relève de tribunaux hiérarchisés, débouche sur un jugement censé exprimer une vérité qui s’enracine dans la force de la loi27 ». On ne trouve finalement de trace de justices contractuelles, privées, de ces modes alternatifs de règlement des litiges, que « dans les provinces les moins civilisées28 ».
La structure politique et judiciaire empêcherait donc, au regard de ce que nous venons d’évoquer, le développement d’une justice contractualisée. À l’inverse, la défaillance structurelle du groupe pourrait favoriser le développement de ces justices privées. C’est du moins ce que l’on observe au cours de la période féodale des xe et xie siècles, le xiie siècle étant le siècle de l’atténuation des modes privés de résolution des litiges, celui qui « constitue une rupture chronologique significative dans les modes de résolution des conflits, avec un poids accru du recours à l’institution judiciaire qui dès lors se perfectionne29 ». La privatisation et la contractualisation de la justice observables à l’époque féodale – sans toutefois évincer totalement le rôle de la fonction judiciaire, notamment dans le fait que le juge reste un conciliateur – seront, en effet, bouleversées par l’affirmation de l’État sous Philippe‑Auguste puis sous Saint Louis au xiiie siècle. C’est d’ailleurs à compter des xiie et xiiie siècles que le politique et la justice institutionnelle vont, dans une volonté d’unifier et de consolider l’État, s’opposer aux pratiques de justice contractuelle ou les contrôler30, y compris en matière criminelle : Louis IX condamne la coutume de Tournai qui autorisait des paix privées en cas d’homicide, la considérant comme mala consuetudo, et de même, en 1357, le futur Charles V condamne les accords de paix privés en cas de crimes capitaux31. Ainsi le rappelle Jean‑Marie Carbasse en ces termes :
Au tournant des années 1300, la prise en charge de l’ordre public par les États (républiques municipales ou royaume) ne permettait plus de laisser au bon vouloir des particuliers le règlement des affaires pénales les plus graves. Dans la mesure où tout délinquant offense la chose publique, tout délinquant mérite une punition publique quand même il se serait accordé avec sa victime32.
Mais qu’en est‑il avant le tournant que représente ce xiie siècle ? Comme nous le rappellent Georges Duby et Dominique Barthélemy, la société féodale est une société « faideuse33 », marquée par « une culture du pacte34 », du compromis35. Et la « faide » représente un mode extrajudiciaire de règlement des conflits. Mode privé, extra‑institutionnel, il est évidemment violent, mais reste canalisant de cette violence grâce à un formalisme particulièrement fort. La faide est, au même titre qu’un mode alternatif, extrêmement codifiée, ritualisée, réglementée36. Elle est aussi une menace de violence qui va entraîner les parties à trouver un accord pour éviter de subir la faide ; car « sous la menace de la vengeance (faide), on négocie des règlements par composition37 ».
Déjà, certains capitulaires carolingiens encourageaient les particuliers et les ecclésiastiques à ne pas se présenter devant les institutions judiciaires et les juges mais à trouver des solutions à leurs différends directement entre eux38 et hors système judiciaire afin de trouver une concordia, un accord39. C’était une incitation pré‑féodale à s’extraire de la justice publique. En effet, alors que les capitulaires avaient tenté de réglementer la justice privée, la féodalité vit le morcellement de tous les attributs de la souveraineté : la force, moyen du droit, devint source de ce dernier. Et l’équité se perdit dans les rapports de domination entre les individus40.
Mais ces accords entre particuliers ne fonctionnent que parce qu’il y a une absence d’unité institutionnelle, que parce que le schéma social repose sur les réseaux et les rapports individuels fondés sur l’honneur, sur les modèles transactionnels41 et sur la médiation qui est « au cœur du processus d’ordonnancement social42 » :
Au xie siècle, les conflits lorsqu’ils n’étaient pas réglés par la guerre, l’étaient par des compromis élaborés par des arbitres auxquels il était fait appel d’une façon informelle et volontaire43.
Ainsi fait‑on entrer dans cette structure sociétale une justice qui peut reposer sur ces fondements individuels :
Ces arrangements privés marchent avant tout parce qu’ils sont adaptés au profil de la société médiévale où dominent des logiques de réseaux et où prévalent des liens personnels44.
La féodalité, par son fonctionnement contractuel et individuel, a fait disparaître la justice publique de type carolingien45 pour ne conserver que la forme du « compromis négocié46 ». On observe par exemple, dans le Languedoc de la fin du xe et du xie siècle, que les négociations et les arrangements sont les seuls moyens de reconstitution des liens sociaux déchirés par un conflit, et ce parfois « grâce à l’entremise d’intermédiaires qui à la fois suggèrent des solutions et sont témoins de la concorde nouvelle47 ». Mais il s’agit là de moyens désunis, appuyés sur les seules volontés individuelles mues par les raisons financières, les raisons honorifiques et la recherche de la paix, et non sur une culture judiciaire partagée :
Dans les actes qui offrent une narration, même succincte, de la procédure, la justice pour les grands se présente encore comme un compromis négocié. Il n’est fait appel à aucun tribunal constitué reconnu, dès les premiers textes de plaids conservés par les cartulaires laïcs, la justice publique de type carolingien a disparu. Ici se situe la distinction radicale avec le système judiciaire du haut Moyen Âge. La “legal anthopology” a eu le mérite de redonner leur place aux moyens extra‑judiciaires dans le fonctionnement de la justice mérovingienne ou carolingienne, mais ceux‑ci ne sont qu’une instance qui prend place dans une structure plus large où il existe des tribunaux publics. […] Le système judiciaire est immanent à la communauté. […] Tout se passe par négociations et arrangements : on tente de reconstituer un tissu social déchiré par le conflit48.
L’affaiblissement des institutions judiciaires publiques qui a suivi la disparition de l’empire carolingien a « généré l’apparition d’autres modes de résolution des conflits, fondés sur la négociation et la recherche du compromis49 ».
Il est aussi important de souligner que l’on retrouve, à l’époque féodale, une distinction contemporaine dans les modes alternatifs de règlement des différends. Il existe, d’une part, une justice qui reste liée à la fonction judiciaire, qui, quoiqu’alternative, n’est pas externe, comme peuvent l’être les arbitrages. Et il existe, d’autre part, une justice « hors le juge », totalement alternative et externe à la justice publique, avec l’apparition de rapports de force entre individus, l’apparition d’un vainqueur et d’un vaincu. Il y a, d’un côté, un acte juridictionnel qui lie les parties entre elles, même si cette sentence n’a pas été prononcée dans le cadre d’une justice institutionnalisée mais dans un cadre défini contractuellement par les parties ; c’est ce que nous évoquions ci‑dessus en parlant de l’arbitrage. Et il y a, de l’autre côté, des modes transactionnels, soumis à une négociation bilatérale, sorte de justice contractualisée. Louis Assier‑Andrieu évoque bien cela quand il écrit, à ce sujet, que « qui pratique la médiation exerce une activité non décisionnelle, fût‑ce un juge officiel qui conserve alors, par devers lui, son pouvoir juridictionnel50 ». C’est cette différenciation qui entraîne aussi une sémantique différente, dans laquelle on oppose le placitum et ses synonymes – ce qui plaît aux parties –, et la sentencia et ses synonymes :
Les modes non juridictionnels de règlement des conflits reposent sur un débat entre les protagonistes afin d’aboutir à une entente, un compromis ou sur l’intervention d’une tierce partie pouvant faire fonction de médiateur dans la discussion ou d’arbitre. L’accord qui vient clore une conciliation, avec recours à la médiation ou sans elle, présente les caractéristiques d’une transaction. À l’inverse, l’arbitrage aboutit à entériner une décision, à l’élaboration de laquelle les parties n’ont pas obligatoirement participé et qui les lie en raison de sa nature ; c’est un acte juridictionnel. L’arbitre tranche le litige comme pourrait le faire un juge. Dans les sources, les compromis sont nommés concordia, compositio ou placitum, tandis que les arbitrages peuvent être nommés finis, sentencia ou descisio51.
C’est d’ailleurs pour cette raison que l’arbitrage comme sentence, par ailleurs soumise à homologation du juge ou introduite dans le système judiciaire institutionnel, est favorisé dans les périodes de renforcement de l’État quand les compromis privés, les médiations ou la justice contractualisée sont condamnés. On trouve ainsi, dans l’ordonnance de 1535, à l’article 30 du chapitre 12, la valorisation de la « sentence donnée par les arbitres arbitrateurs », et le fait que « si par le juge ordinaire desdits arbitres arbitrateurs ou amiables compositeurs ladite sentence est confirmée ; en ce cas ne sera reçue la partie à appeler de ladite sentence, sinon en payant préalablement la peine apposée en l’arbitrage52 ». En revanche, toute transaction ou toute justice contractualisée sont formellement interdites par un État fort et souverain. C’est ainsi que l’ordonnance criminelle du 26 août 1670 indique que les poursuites doivent avoir lieu « nonobstant toute transaction », et quelques années auparavant, l’édit d’Henri IV de 1606 défendait aux créanciers « de faire aucun accord ou contrats d’atermoiement avec les banqueroutiers et leurs entremetteurs ».
Pour revenir aux questions féodales, dans une société dont les relations « se nouent et se dénouent par le moyen de la médiation53 », on observe que la privatisation de la justice via les modes alternatifs de règlement des différends repose sur une inexistence d’un droit qui se crée finalement au gré du contrat judiciaire qui naît par l’accord des parties54. Or, cela entraîne nécessairement l’apparition d’une justice de domination, d’une justice de la partie la plus forte sur la plus faible. Dominique Barthélemy souligne cela quand il écrit que :
Bien des compromis comportent un vainqueur et un vaincu, […] ils entérinent l’avantage de l’un sans éteindre chez l’autre tout désir de revanche. […] Les compromis ne signifient pas l’équité, ils consacrent plus souvent des rapports de force55.
Si les solutions contractuelles privées viennent empêcher ou précéder les guerres privées56, il n’est pas rare non plus de voir les compromis venir modifier, a posteriori, des sentences arbitrales ou des jugements rendus par la justice institutionnelle, quand celle‑ci fonctionne57.
Pour ponctuer ces quelques lignes sur l’individualisation et la privatisation de la justice féodale, rappelons les mots d’Hélène Debax qui écrivait :
Les conflits qui mettaient sans cesse le tissu social en péril étaient réglés de façon immanente grâce au réseau des liens personnels. Les parties étaient toujours libres de choisir leurs médiateurs et arbitres, ou elles s’appliquaient à le laisser croire. Des accords bilatéraux aux jugements, des médiateurs aux arbitres, le caractère contractuel de la société féodale se révèle ainsi à chaque instant58.
B. De la Révolution au xxe siècle : les modes alternatifs entre libéralisme et étatisme
L’œuvre libérale révolutionnaire n’a pas, notamment à compter du décret des 16 et 24 août 1790, entièrement délaissé les institutions judiciaires au profit de modèles contractuels, les constituants étant parfaitement conscient de la nécessité d’affirmer l’unité juridictionnelle et jurisprudentielle. Si donc des modes alternatifs sont nés sous la Révolution, ils ne l’ont été que parce qu’ils sont demeurés dans le giron du juge, empêchant ainsi qu’une justice contractualisée prenne le pas sur la justice révolutionnaire59.
La pensée libérale des Lumières avait marqué les esprits, certains considérant même que les juges de paix instaurés en 1790 trouvent leur origine dans les propos de Voltaire qui relatait en 1739, « un usage très utile établi en Hollande », les bienfaits des vredemakers, les faiseurs de paix de la ville de Leyde, en ces termes :
La meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile que j’aie jamais vu, c’est en Hollande. Quand deux hommes veulent plaider l’un contre l’autre, ils sont obligés d’aller d’abord au tribunal des conciliateurs, appelés faiseurs de paix. Si les parties arrivent avec un avocat et un procureur, on fait d’abord retirer ces derniers, comme on ôte le bois d’un feu qu’on veut éteindre. Les faiseurs de paix disent aux parties : Vous êtes de grands fous de vouloir manger votre argent à vous rendre mutuellement malheureux ; nous allons vous accommoder sans qu’il vous en coûte rien. Si la rage de la chicane est trop forte dans ces plaideurs, on les remet à un autre jour, afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une seconde, une troisième fois. Si leur folie est incurable, on leur permet de plaider, comme on abandonne au fer des chirurgiens des membres gangrenés : alors la justice fait sa main60.
Peu importe, au fond, l’origine hollandaise ou parisienne des juges de paix aux fonctions médiatrices61, la « philosophie conciliatrice » imprègne la Révolution62 sans pour autant créer des modes alternatifs non‑juridictionnels ou des modes externes à la justice institutionnelle, car le juge devait être la « bouche de la loi », soumis à l’ordre législatif. Ainsi l’ensemble du titre I de la loi des 16 et 24 août 1790 est‑il consacré à l’arbitrage, mais un arbitrage toujours dans le champ de l’office du juge63. De même, la conciliation, dont on pourrait penser à l’aune de nos conciliateurs contemporains qu’elle était un mode indépendant de la justice publique, reste soumise au pouvoir judiciaire institutionnelle puisqu’elle est l’apanage des juges de paix, conformément aux dispositions des titres III et X de la loi susvisée. Elle n’était en rien une justice alternative, mais bien la première étape du procès. En effet, cette conciliation se fait toujours « devant le juge », et le Code de procédure civile rappellera par la suite dans son article 48 que cette conciliation reste judiciaire :
Aucune demande principale introductive d’instance entre parties capables de transiger, et sur des objets qui peuvent être la matière d’une transaction, ne sera reçue dans les tribunaux de première instance, que le défendeur n’ait été préalablement appelé en conciliation devant le juge de paix, ou que les parties n’y aient volontairement comparu.
Si donc l’article 48 impose une tentative de conciliation préalable au sein du système institutionnel, cette conciliation antérieure au litige, litige finalement déjà judiciarisé, n’est pas véritablement pratiquée au xixe et n’aboutit que peu souvent64.
Et même si ce système contractualiste reste entre les mains de l’institution judiciaire pour fédérer le justiciable autour d’une approche commune du système judiciaire, cette approche semi‑libérale reste très critiquée par la doctrine qui considère les modes alternatifs de règlement des différends comme bien éloignés de la finalité du droit qu’est le juste. Pour ne citer qu’Armand Dalloz :
C’est à l’Assemblée Constituante que nous devons l’introduction en France du préliminaire de conciliation, institution empruntée des Anglais, et qui, exercée par des magistrats habiles, peut prévenir une foule de procès et d’inimitiés, mais qui n’est le plus souvent qu’une vaine et onéreuse formalité65.
Au cours des xixe et xxe siècles, les modes alternatifs de règlement des litiges se sont développés dans le paysage judiciaire français, soulignant l’avancée des courants individualistes et contractualistes, promus entre autres par les gouvernements libéraux et les instances européennes. À titre d’exemple, citons le décret du 20 mars 1978 relatifs aux conciliateurs, que la doctrine observait sans grand enthousiasme… Philippe Jestaz disait d’ailleurs à ce sujet, dubitatif :
Curieuse institution que le conciliateur ! […] Nul n’a besoin d’autorisation légale pour envoyer des bristols par la poste. […] Le conciliateur n’a donc rien d’une instance et le recours à ses soins ne constitue pas une procédure. […] Le conciliateur n’a pas de pouvoir, enfin, pas plus que n’importe qui, mais il a une casquette66.
En effet, jusqu’à il y a peu, la doctrine, comme les praticiens, est restée très méfiante concernant les modes alternatifs de règlement des litiges, considérant ces derniers comme procédant de volontés politiques et non de nécessités juridiques.
Le doyen Carbonnier affirmait que les MARL procédaient d’une « sorte d’acharnement, non pas thérapeutique mais conciliatoire, réconciliatoire, unanimiste, qui voit le fin mot de la justice civile non plus dans un échange d’argumentations rationnelles et une pesée de ces argumentations, mais dans un échange de baisers de paix à tout prix67 ».
La magistrature y voyait une perte de force de l’institution judiciaire, et donc une perte d’une culture judiciaire commune, considérant qu’il s’agissait d’une relégation de la force institutionnelle à la force des intérêts privés. En 2013, le professeur Poumarède évoquait encore cette « méfiance des juges à l’égard des modes alternatifs de règlement des litiges que l’on présente volontiers comme un emprunt récent à la pratique anglo‑saxonne de l’alternative dispute resolution (ADR)68 ».
Or, un basculement semble s’opérer au début des années 2000, avec une imposition politique d’une contractualisation de la justice69, et une volonté de la doctrine de s’approprier encore plus ces axes de réflexion. En effet, le Conseil de l’Europe, réuni à Tampere en 1999, invitait les États membres « à créer des procédures de substitution extrajudiciaires70 ». Cela s’est matérialisé dans la directive 2008/52/CE du 21 mai 2008 dans laquelle on peut lire que :
La médiation peut apporter une solution extrajudiciaire économique et rapide aux litiges en matière civile et commerciale au moyen de processus adaptés aux besoins des parties. Les accords issus de la médiation sont susceptibles d’être respectés volontairement et de préserver une relation amiable et durable entre les parties. Ces avantages sont plus marqués encore dans des situations comportant des éléments transfrontaliers71.
L’imposition des modes alternatifs de règlement des différends, marqueurs anglo‑saxons d’un authentique recul des institutions judiciaires, est au cœur du programme européen. On peut lire, en effet, dans un rapport du Parlement européen du 27 juin 2016, que « conformément au programme La justice au service de la croissance et à la stratégie Europe 2020, la médiation peut être perçue comme un moyen de rendre le système judiciaire plus efficace et les procédures moins longues et moins coûteuses72 ».
L’ancien Premier président de la Cour de cassation, Guy Canivet, a été le fondateur en 2003 du GEMME, le Groupement européen de magistrats pour la médiation, et il a « beaucoup œuvré pour la transposition en droit français de la directive européenne73 » susmentionnée. Or, c’était lui qui s’exprimait ainsi lors de l’audience solennelle de début d’année judiciaire en 2004 à la Cour suprême :
Et en toutes matières, on assiste à une variation infinie des formes de la justice, celles qui s’inspirent tout à la fois de l’idéologie révolutionnaire et du modèle alternatif américain, servies par des acteurs multiples investis de pouvoirs extra‑juridictionnels, pré‑juridictionnels, para‑juridictionnels ou véritablement juridictionnels, selon des dénominations et des statuts divers, publics ou privés, organisés ou non : émetteurs d’offres transactionnelles, négociateurs, facilitateurs, conciliateurs de justice, arbitres, médiateurs,... médiateurs pénaux, médiateurs familiaux, du travail, des litiges commerciaux, médiateurs de banque, d’assurance, déontologues d’entreprise, experts‑décideurs, tiers intervenants, délégués du procureur et même le procureur lui‑même, bientôt investi de la faculté de négocier la sanction avec celui qui se reconnaît coupable. Toutes formes de justice citoyenne dont l’essor est, dans le temps présent, la marque de l’avènement d’une justice contractualisée, permise par l’État mais destinée à s’épanouir hors de lui, de lui qui prend conscience, à son tour, qu’il pâtit aussi d’un déficit d’image. Les médias lui font comprendre combien le caractère rigide, rebutant, bureaucratique, parfois inefficace de l’appareil judiciaire étatique fait naître, chez les usagers, ce souhait de justices plus informelles, non juridiques, souples, douces, mais immédiates et effectives. Le juge voit ainsi se mettre en place, progressivement, ce que l’on a pu appeler “un schéma d’organisation différencié”.
En s’orientant du troisième vers le quatrième paradigme, l’ombre du second semble apparaître. On briserait ainsi l’unité, la communauté des justiciables, faisant de ces derniers des individus libres de résoudre leurs litiges selon « la liberté d’entreprendre des acteurs privés et la liberté contractuelle des parties74 » (transaction, médiation, convention de procédure participative) ; on achèverait cette culture judiciaire commune qui reposait sur la force des institutions juridictionnelles publiques.
II. Les MARD : des techniques adaptées au contexte européen
Les modes alternatifs de règlement des différends apparaissent donc historiquement comme une prise en compte de la faiblesse du pouvoir central et du recul de la finalité du juste, dégagé par un juge, au profit d’une recherche de paix sociale, convenue entre les parties. Si les deux objectifs cohabitent au sein du droit positif français75, il n’en demeure pas moins qu’on observe un recul progressif de la nécessité de recourir au juge au profit d’une approche conventionnelle extra‑judiciaire de la résolution des différends, au risque d’un renversement des équilibres.
Ce renversement s’inscrit dans un contexte favorable au développement des modes alternatifs76 au niveau européen. Mais il n’est pas pour autant possible d’affirmer qu’il pourrait constituer un des éléments d’une véritable culture juridique européenne.
A. Un contexte européen favorable aux MARD
Le contexte européen offre depuis plusieurs dizaines d’années77 des conditions particulièrement favorables au développement des MARD. Si l’idée d’un recours à l’outil conventionnel écartant l’intervention du juge n’a en soi rien de révolutionnaire, le contexte dans lequel s’inscrit la promotion de cet outil explique cependant les causes contemporaines de cette évolution. Trois éléments, non exhaustifs mais révélateurs, peuvent être ainsi exposés.
1. Une influence de la pratique anglo‑saxonne
Le premier consiste dans l’influence prise en Europe par la pratique anglo‑saxonne, et plus particulièrement nord‑américaine. Face à une Europe judiciaire sans véritable organisation commune en dehors des cours européennes (CEDH et CJUE) et comprenant donc une multiplicité de systèmes procéduraux nationaux, l’idée d’une contractualisation78 du contentieux, pratiquée avec un succès quantitatif certain dans des pays d’outre‑Atlantique, apparaît séduisante. Elle évite en effet le recours au juge national tout en s’inscrivant dans un cadre que tout système juridique connaît en Europe, à savoir l’accord de volontés79.
Un exemple parmi d’autres illustrera cette observation. Il s’agit de l’introduction par une loi du 22 décembre 2010, entrée en vigueur le 1er septembre 201180, des articles 2062 et suivants du Code civil relatifs à la convention de procédure participative81. Cette technique de résolution des différends par une approche conventionnelle82 provient directement de pratiques juridiques nord‑américaines qui se sont progressivement développées en Europe83. Si, en France, elle a perdu en partie de sa flexibilité par l’encadrement législatif et une volonté « d’articuler de manière complète la procédure participative avec le système judiciaire84 », il n’en demeure pas moins que le juge est largement écarté des débats au profit des avocats conseillant leurs clients.
D’autres pays européens suivent la même démarche, laissant souvent une marge d’intervention encore plus réduite au juge. L’Italie a ainsi intégré la convention de négociation assistée en droit de la famille85. Par une loi du 18 juin 2018 entrée en vigueur le 1er janvier 2019, le droit belge a intégré le droit collaboratif au sein du Code judiciaire belge86. De même, les Pays‑Bas sont historiquement en pointe dans ce domaine87. Au‑delà de la question du droit collaboratif, l’ensemble des systèmes juridiques européens témoigne de mesures de faveur pour les MARD88, notamment dans des matières comme le droit de la famille, écartant le juge d’un contentieux qui lui était traditionnellement dévolu. Ce recours est favorisé par les différentes instances européennes. L’Union européenne insiste depuis longtemps sur le développement des MARD89 et plusieurs textes y font expressément référence. Le Conseil de l’Europe90 comme la Cour européenne des droits de l’homme91 sont également actifs dans la promotion de ces outils.
L’existence d’une contractualisation du contentieux apparaît donc comme une réalité en Europe, témoignant plus largement d’une conception très actuelle du sujet de droit face au juge.
2. La primauté du consentement du sujet de droit
En effet, les MARD se fondent parfaitement au sein d’une conception du droit dans laquelle le consentement du sujet à la règle qui doit s’appliquer à lui est fondamental. Dans son ouvrage récent intitulé L’institution de la liberté92, le professeur Fabre‑Magnan dresse le constat d’une transposition progressive au sein du droit européen, et notamment via la jurisprudence de la CEDH, des conceptions libertaires américaines faisant reposer le droit sur le consentement des sujets93. Dans cette approche, il ne s’agit plus pour le juge de dire le droit en référence à une norme objective, mais de tenir compte du consentement des sujets de droit et de la conciliation entre les différents droits fondamentaux94. Cette idée se retrouve particulièrement dans l’interprétation effectuée par les juges de Strasbourg de l’article 8 de la Convention, ayant notamment abouti à l’arrêt célèbre du 17 février 2005 relatif au consentement d’une personne à l’occasion de pratiques sadomasochistes95.
Or, les MARD constituent sans aucun doute une approche dans laquelle le consentement des parties prend le dessus sur une approche judiciaire du droit. Il n’est donc pas surprenant qu’en parallèle du développement d’une conception individualiste du droit96, les outils compatibles avec cette approche se développent en Europe. Les MARD apparaissent alors comme l’un des outils topiques d’un droit qui se méfie du litige et se présente comme un mécanisme d’encadrement des consentements des sujets de droit et de la conciliation de leurs droits subjectifs respectifs97, toujours plus nombreux98.
3. Une approche économique de la justice
Mais derrière ces considérations théoriques, se dissimule souvent une réalité pragmatique qui explique le développement des MARD, disposant de deux faces distinctes.
D’abord, les MARD apparaissent comme un moyen utile de dissimuler l’insuffisance des ressources accordées à l’institution judiciaire dans de nombreux pays99ou de pallier l’incapacité des systèmes juridiques à tenir compte de la massification de certains contentieux100. À ce titre, le recours à des solutions négociées par les parties en dehors du juge vise à soulager partiellement des problèmes structurels. Avant d’être théorisée comme un moyen de pacification des relations sociales, la contractualisation du contentieux aux États‑Unis fut d’abord un moyen de désengorger les tribunaux par une technique maîtrisée par les juristes, à savoir le contrat négocié.
Les avantages retirés par un État de ce désengorgement sont économiques. L’idée d’un renouveau de l’objectif de pacification du droit au détriment du juge apparaît alors tout autant comme une réelle conviction des promoteurs de la contractualisation du contentieux que comme une justification qui occulte parfois la cause motrice principale de cette évolution pour le législateur : la diminution du coût de l’institution judiciaire. Si les deux causes peuvent se recouper, il ne faut pas occulter pour autant la réelle différence de motivation entre elles.
Ensuite, les MARD s’inscrivent comme l’une des déclinaisons101 de ce qu’on peut nommer le marché du droit102. Le développement de la contractualisation du contentieux et l’effacement de l’intervention de la justice étatique entraînent l’apparition de nouveaux acteurs pour accompagner les personnes, qui doivent eux‑mêmes être formés et rémunérés, mais développe également l’activité d’acteurs traditionnels comme les avocats, lesquels y trouvent de nouveaux débouchés économiques.
Ainsi justifié par une approche économique du droit103, le développement des MARD en Europe laisse entrevoir un choix qui n’en est pas vraiment un : les MARD ou le chaos institutionnel. Ce chantage économique au MARD laisse entrevoir un certain scepticisme quant à la possibilité pour ces outils de bien répondre à l’objectif annoncé : la pacification du conflit en dehors du juge.
B. Un avenir européen autour des MARD ?
Faut‑il se résigner au développement d’une culture juridique européenne inspiré de techniques juridiques répondant à des impératifs autant financiers qu’idéologiques104 ? Si les arguments en faveur du développement des MARD sont forts, il n’en demeure pas moins qu’ils posent de sérieuses questions.
Les MARD reposent en effet sur un mythe qui idéalise par excès leurs avantages sur le recours effectif au juge. Ils font référence à l’expression populaire selon laquelle « un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès », ou certains courants doctrinaux selon lesquels le contrat implique une solidarité des parties105. Certes, il faut reconnaître les avantages traditionnellement attachés aux MARD : célérité face à une institution judiciaire présentée comme lente, discrétion face à la publicité des jugements, satisfaction par l’arrangement entre personnes « raisonnables », coût souvent réduit par rapport aux frais de justice. Mais ces éléments ne sont pas constitutifs d’une culture juridique commune ni d’un droit digne de porter ce nom.
En effet, la contractualisation du règlement des différends soulève les difficultés habituellement rencontrées en droit des contrats depuis l’apparition du Code civil et dans son application106 au xixe siècle, particulièrement en droit du travail. La justice ne se limite pas à une approche conventionnelle qui vise uniquement à satisfaire les intérêts particuliers de chacun107 dans le respect de certains droits fondamentaux. Le développement d’une culture juridique par les MARD, en écartant de manière excessive le recours au juge, risque, derrière un paravent de consentement réciproque, de dissimuler bien souvent une lutte inégale entre des créanciers, des sachants, des puissants… et des débiteurs, des profanes, des faibles. En ce domaine, sans l’intervention d’un tiers juge et d’une norme objective permettant de tracer les équilibres, le risque est grand d’un droit conventionnel qui se résume à un droit des rapports de force qui varie au gré des situations108.
Le droit des contrats a depuis longtemps pris conscience des faiblesses de l’accord de volonté négocié par les parties. Dans de nombreuses branches du droit, les parties « faibles » disposent de mesures législatives et réglementaires nombreuses afin de les protéger109, le juge étant un rouage essentiel dans cette politique juridique110. Il ne pourra en aller différemment pour les MARD. Pour utiles qu’ils puissent être, ils ne peuvent se développer de manière acceptable sans la possibilité d’une vérification par le juge de la situation dans laquelle l’accord a été trouvé, et sans garanties de protection des parties en position de faiblesse.
Au‑delà de la protection des intérêts des parties, c’est le contenu même de la décision prise dans le cadre d’un MARD qui peut soulever des difficultés : libre disposition des droits par les parties, effet relatif de l’accord, force obligatoire de l’accord, champ d’application de celui‑ci, difficultés d’exécution à la suite du règlement des différends. Tous ces enjeux illustrent des limites consubstantielles aux MARD qui visent à parvenir à un accord et à la nécessité de pouvoir se retourner vers le juge dans un nombre non négligeable de situations.
Enfin, la contractualisation du contentieux interroge quant à la possibilité même d’une culture juridique commune européenne. L’inconvénient de la norme contractuelle est qu’elle n’a pas vocation à s’occuper depuis l’extérieur des comportements humains en général comme le fait la loi. En revanche, elle s’insinue dans tous les pans de la vie sociale de la personne au nom de la force obligatoire de l’accord111. Le droit se répand alors partout, mais uniquement sous la forme d’obligations interindividuelles, ce qui ne peut que difficilement constituer une culture commune, sinon celle de la contractualisation du droit qui n’a rien de spécifiquement européen. L’existence d’accords ne préjuge en effet en rien de la qualité de ces accords et de leurs effets. Seule une décision de justice, par sa publicité, peut alerter sur les violations des normes nous régissant. Seule une décision de justice peut rendre… justice.
Ainsi, par le développement d’une justice contractualisée, on empêche la création d’une culture judiciaire qui s’appuierait sur des institutions juridictionnelles communes, créant une authentique communauté de justiciables. Or, « pour faire advenir une société juste, on ne peut pas se contenter de maximiser l’utilité ou de garantir la liberté de choix. Il faut que nous réfléchissions ensemble à la signification de la vie bonne et que nous nous attachions à la création d’une culture publique qui permette l’expression des désaccords qui ne manqueront pas de surgir112 ». Si la recherche de pacification des relations a toujours existé, elle ne doit pas occulter les limites réelles des outils à son service et l’importance du juge.
C’est, au fond, avec l’approche européenne contemporaine, un serpent qui se mord la queue : la structure institutionnelle qui favorise, par le renforcement de l’individualisme, sa fragilité et sa perte, sorte de retour (souhaité ?) à la féodalité. C’est, au fond, valider le constat de Jacques Krynen quand ce dernier écrivait :
Nous sommes au xxie siècle en plein Moyen Âge juridico‑judiciaire113.