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Comptes rendus

Odile Goerg, Un cinéma ambulant en Afrique. Jean-Paul Sivadier, entrepreneur dans les années 1950

Paris, L’Harmattan, « Images plurielles : scènes et écran », 2020, 158 pages, ISBN : 978-2-343-19780-7
Gilles Louÿs
Référence(s) :

Odile Goerg, Un cinéma ambulant en Afrique. Jean-Paul Sivadier, entrepreneur dans les années 1950, Paris, L’Harmattan, « Images plurielles : scènes et écran », 2020, 158 pages, ISBN : 978-2-343-19780-7

Texte intégral

1Aventurier… mais pas trop ! Récit autobiographique : tel est le titre du récit que Jean-Paul Sivadier a confié, avec ses archives personnelles, à Odile Goerg, historienne spécialiste de l’Afrique, auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire sociale et culturelle en contexte urbain, et notamment sur les loisirs et le cinéma dans l’Afrique coloniale. De ce récit, Odile Goerg a extrait l’ensemble des notations et réflexions que Jean-Paul Sivadier a consacré à sa vie d’entrepreneur de cinéma ambulant en Afrique de l’Ouest durant les années précédant immédiatement les indépendances, de 1955 à 1960. Fortement contextualisé, débarrassé par Odile Goerg de tout élément personnel autre que la partie consacrée aux cinq années de « cinéaste » ambulant entre Soudan français, Haute-Volta, Mauritanie et Sénégal, le récit de Jean-Paul Sivadier donne lieu à un ouvrage articulé en trois parties.

2Une première partie rédigée par Odile Goerg et intitulée « Le cinéma ambulant en Afrique coloniale » expose les caractéristiques de ce mode de diffusion des images animées en contexte colonial, qui remonte en Afrique de l’Ouest au tout début du xxe siècle, selon Jean Rouch cité par l’auteure (p. 13), et présente dans ce cadre l’intérêt du récit de Sivadier, lequel constitue un témoignage de première main sur cette pratique à un moment critique de son histoire où le cinéma ambulant ne parvient plus à résister à la concurrence des cinémas fixes implantés dans un nombre croissant de villes et bourgades de l’Ouest africain. Dans cette partie, Odile Goerg reconstitue brièvement (p. 17 et suiv.) le parcours personnel de Jean-Paul Sivadier, qui découvre l’Afrique noire coloniale lors de son service militaire, et analyse ensuite les conditions à la fois matérielles, administratives et commerciales dans lesquelles s’est inscrite son expérience d’entrepreneur itinérant.

3La deuxième partie (p. 37-130) reproduit le récit livré par Jean-Paul Sivadier, auquel Odile Goerg adjoint, soit en notes, soit dans le texte entre crochets, des explications ou des commentaires rendus nécessaires pour mieux comprendre le contexte colonial de l’époque.

4Une troisième partie rédigée par Odile Goerg sous le titre « Être entrepreneur de cinéma ambulant. Esquisse de bilan » (p. 131 à 142) analyse sur le plan économique mais également humain cet entrepreneuriat culturel singulier, et s’interroge sur le rôle de « passeur malgré lui » que Jean-Paul Sivadier a – ou aurait – joué « entre deux mondes, entre des cultures, entre les villes et les campagnes, entre l’Afrique et l’Occident » (p. 142).

5Si l’on ajoute que l’ouvrage reproduit un grand nombre des photographies en couleurs prises par Jean-Paul Sivadier durant ses équipées de « tourneur » (p. 14) sur les inconfortables routes africaines, ainsi qu’un certain nombre de pièces administratives et comptables témoignant de son activité professionnelle, on peut dire qu’on dispose là d’un ensemble à la fois documentaire et personnel d’un très grand intérêt historique. Odile Goerg attire elle-même l’attention sur le caractère exceptionnel de cette documentation, rares étant les entrepreneurs de cinéma ambulant en Afrique coloniale à s’être livrés ainsi à la reconstitution minutieuse et datée de leurs activités. De fait, la préface qu’a donnée à l’ouvrage (p. 7-10) l’historien Claude Forest, spécialiste de l’économie du cinéma, attire significativement l’attention sur cet intérêt historique.

  • 1 SECMA : Société d’exploitation cinématographique africaine, une des deux grandes sociétés de distr (...)
  • 2 Dans un courriel adressé à Odile Goerg, cité p. 140.

6Cette dimension historique déborde largement le cadre de l’économie et de la sociologie du cinéma itinérant à cette époque et ouvre à une connaissance du fait colonial vécu de l’intérieur : qu’il s’agisse du contrôle que les autorités exercent strictement sur les nouveaux arrivants, lesquels ne sont admis à séjourner qu’en justifiant d’un emploi rémunéré sur place, du maillage territorial grâce auquel l’administration coloniale contrôle les déplacements de ville en ville, ou encore du ressenti des Européens à l’approche des indépendances, le récit de Jean-Paul Sivadier apporte un témoignage d’autant plus crédible qu’il s’appuie sur ses très nombreux déplacements d’une ville voire d’un village à l’autre, à l’intérieur d’un territoire immense, entre Sénégal, Soudan, Haute-Volta, Mauritanie et Niger – à titre d’exemple, sa dernière tournée effectuée de novembre 1958 à mai 1959 représente un parcours de 7077 km (p. 121). Son récit permet également de se rendre compte à quel point le travail d’acculturation opéré par la France coloniale auprès des populations de ces territoires reposait aussi, et peut-être pas moins, sur de modestes acteurs tels Sivadier allant jusqu’aux villages les plus reculés diffuser un cinéma populaire (les titres qui ont le plus de succès sont des westerns, des films de cape et d’épée, avec mention spéciale pour les films de Tarzan et Godzilla), un cinéma qui, d’après lui, répondait à la demande d’une population avide de divertissement. Sivadier lui-même apporte peu d’éclaircissements sur la façon dont ce public essentiellement rural regardait les films qu’il leur proposait – ou plutôt que lui imposait la société de distribution cinématographique (la SECMA1) dont il dépendait par contrat. Il se contente de relever que « les indigènes [sont] très friands de cinéma » (p. 62), note sans ironiser leur incompréhension quant à certains référents culturels présents dans les films, s’étonne de « l’hilarité » que suscitent chez ses « clients » les scènes d’amour pourtant bien sages à l’époque : visiblement, l’attention de Sivadier est tellement accaparée par les innombrables tâches matérielles et commerciales de son activité qu’il n’éprouve pas le besoin de réfléchir sur le sens de cette hilarité, et le mot « client » qu’il utilise2 est révélateur de la relation exclusivement professionnelle qu’il entretient avec ce public. De même, il constate sans commenter davantage que les rares films coloniaux qui font partie de sa programmation n’ont aucun succès – à l’exception notable du documentaire sur la tournée triomphale de de Gaulle sur le continent africain en août 1958 (p. 99), et qu’il diffuse « dans chaque village traversé » à la demande du Secrétariat général à l’information de Dakar. Sans doute cette indifférence apparente s’explique moins par une absence totale de curiosité ou d’empathie de sa part que par les contraintes matérielles chronophages que lui imposent ses nombreux déplacements, le montage et le démontage de son installation à chaque étape, les réparations de son matériel de projection, le rembobinage de ses films – parfois recollés quand le temps presse à l’aide de sparadrap (p. 50). Reste que l’impact de son activité sur ces populations est réel et son audience loin d’être négligeable, si l’on en juge par les effectifs qu’il lui arrivait parfois d’accueillir dans sa « salle » de cinéma en plein air : « de sept à huit cents personnes » note-t-il page 44.

7Pour autant, l’intérêt du récit de Sivadier ne se limite pas à sa dimension historique. Sans aucune prétention littéraire, ce texte exclusivement factuel (Sivadier l’a rédigé près de 40 ans après son expérience africaine, à partir de « deux petits journaux » de 1950 et 1951 et des lettres envoyées à ses parents et son épouse) se présente comme une chronique de ses différentes activités et déplacements pendant ses quatre tournées africaines successives, de sorte qu’on peut parfaitement le catégoriser comme récit de voyage. On y retrouve tous les ingrédients constitutifs de ce « genre » – cartes et photographies comprises, et jusqu’au titre renvoyant au topos de l’aventure, si prégnant dans tant de récits viatiques. Sont ainsi mis au premier plan les difficultés et mésaventures propres à la conduite de son lourd camion GMC sur les pistes défoncées, les traversées de fleuves parfois périlleuses sur des bacs délabrés, l’accueil des populations, souvent enthousiaste, mais parfois riche en malentendus, les nuits passées souvent à la dure, et les mille et une « choses vues » entr’aperçues le long de la route. Des incidents, parfaitement routiniers pour les populations locales, mais tellement liés à un environnement tropical qu’ils en deviennent déroutants pour un Européen, sont ainsi mis en relief, comme lors d’une étape dans un village au sud de Kaolack (p. 109) où, goûtant un repos mérité dans le camion garé sous l’ombre bienfaisante d’un grand arbre, Sivadier voit en quelques secondes disparaître l’ombrage, littéralement avalé par une nuée de sauterelles grignotant ses feuilles. Certains passages, comme le récit de l’audition que lui accorde, après une longue attente, le khalife mouride de Touba, « la Mecque des musulmans mourides du Sénégal » (p. 110), relèveraient presque d’une scène de genre, propre à maint récit viatique, où les réalités locales telles qu’elles sont perçues par un Européen sont comme estampillées « pittoresques » ; dans un autre registre, la description apocalyptique (p. 98) du wagon de troisième classe sur la ligne Bamako-Koulikoro en constituerait un autre exemple. C’est qu’il y a loin de la volonté louable de partager le quotidien de la population locale à la capacité d’un Européen à s’y ajuster – en l’occurrence, d’une Européenne, puisque c’est pour accéder au désir de son épouse, Évelyne, que Sivadier la fait monter dans ce wagon, à titre d’épreuve initiatique, en somme. Mais même de ce point de vue, le récit de Sivadier est intéressant parce qu’il livre sans fard les représentations coloniales : la réflexion de son épouse Évelyne débarquant à Dakar et découvrant avec ébahissement que le chauffeur du taxi qui les conduit est un Noir en dit long sur la naïveté paternaliste des Blancs de cette époque : « […] mais ils conduisent des voitures comme nous ?! » (p. 97).

8Précisément parce qu’il est rigoureusement factuel, très peu réflexif, rédigé dans une langue sans recherche, le récit qu’on pourrait dire appliqué de Sivadier excelle à restituer l’ambiance de sa vie de tournée, qu’il assimile lui-même à « une vie de bohème » (p. 121) – expression qui n’est pas sans faire penser au charme de « la vie de voyage » chère à Nicolas Bouvier. On pourrait d’ailleurs relever bien d’autres exemples rattachant son récit au genre du Voyage, comme la mention récurrente des bureaux de poste successifs où retirer ou faire réexpédier du courrier, préoccupation obsédante de tous les voyageurs de jadis adonnés à la correspondance. Le récit sans prétention mais attachant livré par Sivadier fournit la preuve, une fois de plus, que ce qui constitue le propre de la bibliothèque du Voyage est son absence d’exclusivisme littéraire.

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Notes

1 SECMA : Société d’exploitation cinématographique africaine, une des deux grandes sociétés de distribution opérant en AOF, fondée en 1936.

2 Dans un courriel adressé à Odile Goerg, cité p. 140.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Louÿs, « Odile Goerg, Un cinéma ambulant en Afrique. Jean-Paul Sivadier, entrepreneur dans les années 1950 »Viatica [En ligne], HS 4 | 2021, mis en ligne le 01 mai 2021, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/2159 ; DOI : https://doi.org/10.52497/viatica2159

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Auteur

Gilles Louÿs

CSLF, Université Paris Nanterre

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