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Comptes rendus

Anne Friederike Delouis (dir.), Voyages au Centre de la France. L’identité d’une région au regard de ses visiteurs (xvie-xxe siècle)

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021, 313 pages, ISBN : 978-2-7535-8028-2
Patrick Mathieu
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Anne Friederike Delouis (dir.), Voyages au Centre de la France. L’identité d’une région au regard de ses visiteurs (xvie-xxe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021, 313 pages, ISBN : 978-2-7535-8028-2

Texte intégral

1Le titre de cet ouvrage, clin d’œil vernien, cache en réalité une dimension autant littéraire que politique, géographique et touristique, puisqu’il s’agit de faire le tour d’horizon, si l’on ose dire, de cette région renommée en 2015 « Centre-Val de Loire », au travers du regard de voyageurs, souvent écrivains (Balzac, Flaubert, etc.), mais pas seulement : on pense à Arthur Young, qui vint en France étudier le fonctionnement agronomique, ou encore à Prosper Mérimée qui, mandaté par le gouvernement de Guizot en 1834 comme inspecteur des Monuments historiques, en fit à de nombreuses reprises la tournée. Cet ouvrage est donc l’occasion de revenir sur de nombreux points névralgiques de cette région, comme le chemin de fer, la Loire, la Pucelle d’Orléans, ou ses célèbres châteaux.

2L’imposant volume de seize articles se scinde en quatre parties. La première partie propose de montrer l’évolution de la littérature de voyage vers les guides touristiques, la région du Centre ayant fini par devenir un passage obligé des voyageurs, qui ont en grande partie constitué son identité. C’est même ainsi que se développent les premiers guides, autour des voies ferrées, les incluant dans leur parcours. Les voyageurs sont souvent des curieux en quête de lieux figurant dans les ouvrages historiques, relatifs à la Gaule romaine, par exemple, ce qui fait qu’il y a un parcours de bibliothèques : « […] l’admiration des jardins princiers, la recherche des œuvres d’art disséminées dans la région, la contemplation devant les paysages ligériens, toutes ces pratiques propres aux élites cultivées participent à la création d’un territoire du beau » (Christophe Speroni, p. 25). Orléans, vantée par son emplacement, l’est aussi par ses monuments, sa cathédrale en tout premier chef, mais aussi le pont Jeanne d’Arc, ou encore l’hôtel de ville. Les promeneurs s’arrêtent aussi lors de fêtes, ou font état de choses vues singulières qui donnent d’Orléans l’image d’une « ville animée, prospère et dotée de nombreux avantages » (Jean Nivet, p. 46), qui ne correspond d’ailleurs pas vraiment à ce que pouvait être la réalité, celle d’une ville au xviie siècle accablée de misères et qui connaissait de fréquentes révoltes. Mais d’une ville, les voyageurs ne voient que ce qu’on leur montre, ce qu’ils en lisent ou ce qu’ils veulent bien en voir. Sophie Lefay place ces récits de voyage sur un curseur, entre celui de Chapelle et Bachaumont (1663), et celui de Taylor et Nodier (1820) : les premiers peuvent faire une relation « en vers semés » (p. 50), alternant prose et vers, au gré des objets ou personnes évoqués et font la part belle au jeu littéraire, pour un lectorat au goût raffiné ; la deuxième catégorie de relations est plus utilitaire et descriptive : des détails pratiques, point d’agrément et très peu de considération des paysages. Mais leur gros avantage est de rationaliser l’approche du territoire. Émerge alors une sorte de typographie du paysage, selon trois catégories : l’horrible, le pittoresque et le plaisant (ou riant). C’est dans cette dernière catégorie que se placent les récits de voyage dans le Centre de la France dont même la majestueuse Loire, à la beauté pourtant relevée, ne vaut d’être décrite. Flaubert et Du Camp diront de même, pour qui la Loire est perçue comme un fleuve « du juste milieu » (p. 65). Ce fleuve se révèle surtout par les ponts qui l’enjambent, paradoxalement, puisque « d’une certaine manière, le pont est la négation du fleuve » (Philippe Antoine, p. 66). La Loire, prise dans un système descriptif, existe surtout comme une peinture globale, charmante et pour tout dire, appartenant à « une imagerie provinciale et bourgeoise qui sent bon la France » (ibid.). Et les auteurs ont beau y adjoindre du pittoresque, elle n’en demeure pas moins la « belle, douce et bonne rivière de Loire des Chroniques de Froissard », chantée aussi par Balzac dans sa nouvelle La Grenadière, locus amoenus qui exemplifie « une certaine idée de la France », toujours d’actualité, si l’on en croit l’Office de tourisme.

3Le début des travaux du chemin de fer date de 1838, et les premiers guides parurent dès 1845, avec un Voyage de Paris à Orléans décrivant les différents arrêts et reprenant des éléments antérieurs, notamment le Guide pittoresque en France ; puis en 1853, Louis Hachette créa la collection « Bibliothèque des chemins de fer », remplacée par les guides Joanne en 1855, qui devinrent en 1919 les guides Bleus. Le succès vint pour Hachette de son entregent, qui lui permit de vendre ses livres dans des kiosques implantés dans les gares. Avec Adolphe Joanne, les guides s’homogénéisent en développant autant la part pratique du voyage du rail que celle du tourisme, ce qu’Hélène Morlier appelle un « passage de la ligne du chemin de fer à la surface départementale » (p. 85), puisque la région commence à être étudiée du point de vue touristique et encyclopédique avec l’Itinéraire général de la France (1862). Parallèlement, en contrepartie du célèbre Le Rhin, paraît en 1884 un guide intitulé La Loire. Des premiers guides du chemin de fer à l’IGF, les cartes évoluent aussi en fonction du moyen de transport : l’essor du tourisme et de l’automobile transformèrent les guides qui se firent plus spécifiques comme ceux, finalement, des « Châteaux de la Loire », valorisant par contrecoup toute la région.

4Dans une deuxième partie consacrée à l’exploration scientifique, Anne Friederike Delouis se demande s’il est possible de « repérer des lignes de force qui régissent la représentation et l’interprétation savante de cette région » (p. 99) et revient sur les voyages d’Arthur Young, centrés sur l’étude de l’agriculture, qui lui inspire des considérations peu amènes sur le système français. Son approche empirique et utilitaire fit date, notamment dans la science géographique, avec Élisée Reclus, Paul Vidal de la Blache, Roger Dion. Géographes et économistes furent aussi les premiers à s’intéresser aux mœurs, ce qui permet de relever dans leurs écrits trois « archétypes » : la mollesse du Tourangeau, l’activité du Beauceron, et enfin la misère du Solognot. Puis l’ethnographie prit la relève avec, en 1804, l’Académie celtique, mettant à l’honneur un folklore que l’on retrouvera par exemple dans les écrits de George Sand et qui inspireront plus tard Arnold Van Gennep avant d’autres ethnologues dépêchés sur le terrain, comme Malinowski.

5Deux Anglais visitèrent le Centre de la France, Anna Francesca Cradock et Arthur Young. A priori, si tous les deux font des observations sur la nature ou vont visiter un lieu précis, rien ne les rassemble : la première utilise un vocabulaire bucolique quand Young fait des observations techniques. Anna Francesca Cradock est souvent enchantée par le paysage alors que Young exprime sa déception de voir un si piètre rendement agricole. Finalement, si toutefois leur plaisir n’est pas le même, les deux voyageurs « partagent un goût très développé pour les paysages et les motifs pittoresques » (Claire Giraud-Labalte, p. 134). Prosper Mérimée suivit les avancées du rail pour partir à la découverte de la région et rendit des travaux aux « impressions esthétiques qui colorent le propos administratif » (Alexandre Bonafos, p. 146) ; son travail, tout pragmatique qu’il était et dans l’urgence d’une situation postrévolutionnaire dégradée, posa les bases de la conservation patrimoniale telle qu’on la connaît encore aujourd’hui et qui a abouti à cette inscription du Val de Loire au patrimoine mondial de l’UNESCO, en 2000. Mais il n’y avait pas que les missions menées par le gouvernement : des sociétés comme la Société archéologique de Touraine (1840) aidèrent conjointement à la conservation du patrimoine, même si cette démarche privée n’aboutira pas toujours, malgré des publications, comme les Tableaux chronologiques de l’histoire de Touraine, voire des guides comme le Guide de l’étranger à Tours. De fait, ils rejoignent les projets à grande échelle des célèbres guides Joanne puis des guides Bleus qui s’appuient sur les travaux des érudits autochtones : « sur la durée d’un siècle, la série de ces guides […] donne à connaître, formate et dans une certaine mesure, impose un certain regard sur le patrimoine historique » (Danièle Schweitz, p. 182).

6La troisième partie s’intéresse aux aspects politiques du Centre, puisque la région fut « dans l’imaginaire français, jusqu’à la république gaullienne, ce domaine royal opulent et paisible dont les charmes conjuguent proximité des lumières de la capitale, douceur du val et plaisirs de domaines giboyeux » (Pierre Allorant, p. 190). Cependant, il fallut bien l’administrer, et le préfet n’était pas au bout de ses peines, devant la difficulté rencontrée par les municipalités, dans la complexité des ordres constitués de la Restauration. La politique ne saurait non plus passer sous silence le congrès de Tours de 1920, emblématique de toutes les tensions de la gauche, qui effaça l’image de la bonne ville de Louis XI. Ce congrès, aboutissant à la scission de la SFIO et de la SFIC, marqua considérablement les esprits jusqu’à François Mitterrand, qui tenta bien d’effacer cette division par le programme commun. Aujourd’hui, Tours reste pour les communistes « la date et le lieu de leur naissance » quand elle est devenue, pour les socialistes, « un véritable lieu de mémoire » (Noëlline Castagnez, p. 213). Il ne faudrait pas oublier Jeanne d’Arc dont la célébration revêt autant un caractère local que national et que presque tous les présidents sont venus célébrer depuis 1920, en passant par de Gaulle en 1959, sauf dernièrement Nicolas Sarkozy et François Hollande. Jeanne d’Arc représente « résistance, don de soi, libération, consensus républicain, rassemblement et culte du grand roman national » (Yann Rigolet, p.  221), en allant, pour Valéry Giscard d’Estaing, jusqu’au rassemblement européen. Cependant, cette symbolique a connu des tentatives successives d’appropriation de la part de tous les partis nationalistes, ce qui l’a peut-être entraînée vers un certain abandon mémoriel.

7La quatrième partie est consacrée aux écrivains et à leurs descriptions des paysages. Wordsworth prétexta d’aller parfaire son français pour rester plus que nécessaire dans le Val de Loire, où il rencontra à Orléans Annette Vallon. Il en eut secrètement une fille, avant de repartir pour l’Angleterre finir son Prélude (1805), dans lequel il idéalisa son séjour français par l’effacement de toutes les références à ce « péché », en suspendant « le cours de son existence le long du cours de la Loire grâce à la mémoire, avant d’avancer vers une période de sa vie et de l’histoire […] où le cours d’eau va se changer peu à peu, avec la terreur, en l’image d’un “fleuve de sang” » (Anne Rouhette, p. 250). Balzac produit une autre poésie dans Le Lys dans la vallée : espace enchanteur, lié à découverte de soi et à la profusion des sentiments amoureux, la Touraine promet la libération autant nationale – par le retour à la légitimité – qu’individuelle et érotique : « avant la vallée berceau, c’est donc le corps désiré qui est décrit comme un relief ; avec ses courbes, ses couleurs, ses lumières, il donne des “jouissances infinies” au jeune homme assoiffé d’amour » (Gleya Maâtallah, p. 254). La Touraine devient l’espace scriptural de la création artistique lié à l’expansion émotionnelle du voyageur. Visitant la Loire, Flaubert montrera davantage de précision dans le travail de l’écriture, décrivant des ruines plus spécialement végétalisées, les laissant soulever les voiles de l’imagination historique. On retrouve déjà, dans Par les champs et par les grèves, sa philosophie de l’histoire : « le progrès n’existe pas, les mêmes passions s’affrontent, les mêmes causes produisent les mêmes effets » (Marie-France Boireau, p. 272). Pour autant, et contre Balzac, le Centre ne saurait satisfaire le goût romantique du xixe siècle en ce qu’il reste la région du juste milieu, loin des grandes passions, loin du sublime ou du pittoresque. Beaucoup d’écrivains qui la traversent en retracent l’absence de contours et de reliefs. Pourtant, c’est à cette période que se constitue une tentative de définition de la correspondance visuelle « entre les panoramas urbains qui jalonnent les parcours au fil de la Loire et les codes de la vue pittoresque » (Odile Parsis-Barubé, p. 284), dans un questionnement sur les arts médiéval et renaissant, avec une nette préférence pour le premier, sans doute en raison du déplacement historique fictionnel qu’il permit aux romantiques.

8La conclusion d’Anne Friederike Delouis est lucide sur ce travail d’ampleur, magistralement mené – nous n’en avons dessiné que les grandes lignes –, en en montrant les limites que sont tous les sujets qui auraient aussi pu rentrer dans cette découverte régionale, comme les pèlerins se rendant à Saint-Jacques de Compostelle, ou encore les mariniers de la Loire. Mais ce recueil arrive sans doute à un autre résultat, celui de montrer, à travers le « juste milieu » du paysage, de sa position géographique, de ses richesses architecturales, tout ce qui concourt en définitive à faire du Val de Loire le symbole d’un charme typiquement français, qui l’élève au rang de « paysage culturel » (p. 294).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Mathieu, « Anne Friederike Delouis (dir.), Voyages au Centre de la France. L’identité d’une région au regard de ses visiteurs (xvie-xxe siècle) »Viatica [En ligne], 10 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/2591 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.2591

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Auteur

Patrick Mathieu

Centre universitaire Mayotte

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