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Comptes rendus

Jean-Pierre Dubost et Axel Gasquet (dir.), Les Orients désorientés. Déconstruire l’orientalisme

Paris, Éditions Kimé, 2013, 350 pages, ISBN 978-2-84174-635-4
Sarga Moussa
Référence(s) :

Jean-Pierre Dubost et Axel Gasquet (dir.), Les Orients désorientés. Déconstruire l’orientalisme, Paris, Éditions Kimé, 2013, 350 pages, ISBN 978-2-84174-635-4

Texte intégral

1Depuis quelques années, la question de l’orientalisme suscite en France un regain d’intérêt, que ce soit à travers des séminaires, des colloques ou des publications, et cela dans une perspective de plus en plus ouvertement comparatiste. Sous le titre Les Orients désorientés (mais les Occidents, bien sûr, sont partie prenante de ce phénomène : ils sont eux aussi « agis » par cette désorientation), Jean-Pierre Dubost et Axel Gasquet, tous deux professeurs à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, ont réuni une vingtaine de contributions, dont l’intérêt réside à la fois dans un parti pris théorique que le sous-titre du volume explicite, et dans le déplacement énonciatif qu’il opère, en donnant la parole à une bonne dizaine de chercheurs étrangers, dont des Orientaux – lesquels se reconnaissent rarement, on ne saurait s’en étonner, dans le miroir déformant qu’en donnent les innombrables représentations occidentales.

2Dans une belle introduction, placée sous le double signe du dernier Edward Saïd (celui qui, à la fin de sa vie, et tout en restant attaché à la critique du « discours orientaliste », rappelait aussi le nécessaire humanisme qui doit nous permettre de repenser une histoire défigurée) et d’Édouard Glissant (qui a toujours insisté sur l’irréductible emmêlement des cultures, privilégiant par ailleurs une pensée « nomade » au détriment de la notion de racine), les deux responsables scientifiques des Orients désorientés s’emploient à montrer, à juste titre, le caractère « profondément ambivalent » de l’orientalisme et nous incitent à « penser la relation Orient/Occident au-delà des essentialismes » (p. 11).

3On ne peut rendre compte ici de la totalité des contributions de ce volume collectif, lequel est très divers, que ce soit dans son périmètre chronologique ou dans les aires culturelles considérées, voire dans les approches des uns et des autres, plus ou moins en convergence avec l’hypothèse centrale de Jean-Pierre Dubost et Axel Gasquet, suggérant que « même au cœur des situations de domination les plus extrêmes, l’énergie créatrice qui naît de la rencontre ou de l’entrechoc des cultures ne coïncide jamais complètement avec une structure de dépendance » (p. 17). On se contentera donc de signaler ici les quelques textes qui relèvent plus spécifiquement du récit de voyage, en lien avec la question de l’orientalisme.

4Rittipairoj Kanokwan-Gerini (Université de Silpakorn, Bangkok, Thaïlande) s’attache à l’œuvre, encore largement méconnue, du lieutenant-colonel italien Gerini (1860-1913), qui voyage au Siam en 1881 et qui lui consacre, notamment en italien et en anglais, mais aussi en siamois (et c’est là une originalité forte), de nombreux travaux (en histoire, en archéologie, en linguistique, etc.), dans une perspective manifestement dépourvue de toute arrogance occidentale – on aurait aimé, à cet égard, que soient procurées et commentées un peu plus de citations de ce corpus multiforme et multilingue, brouillant par avance toutes les frontières, disciplinaires et idéologiques.

5Montserrat Serrano Mañes (Université de Grenade, Espagne) propose un article sur « L’Andalousie, rêve oriental des voyageurs du xixe siècle ». Il s’agit là d’un beau sujet, qui analyse de manière diachronique le mythe d’une Espagne « orientale » (ou « africaine »), du comte de Saint-Priest (1829) au journaliste Gaston Routier (1894), en passant par Gautier, Dumas, Dembowski, et quelques autres voyageurs moins connus. On regrette que l’auteure n’ait pas suffisamment pris en compte la bibliographie critique portant sur certains auteurs cités (notamment Gautier), et surtout qu’elle n’historicise guère les évolutions de ce regard, se contentant de noter que les voyageurs mythifient l’Andalousie et qu’ils continuent, à la fin du siècle, à chercher « les plaisirs du déjà su, ou du déjà-vu » (p. 137).

6Avec Arselène Ben Farhat (Université de Sfax, Tunisie), on passe à une analyse des chroniques de Maupassant au Maghreb, un corpus très intéressant, car moins souvent étudié que ses récits de voyage. Arselène Ben Farhat montre bien comment le Maghreb est perçu à travers le filtre d’un Orient où Maupassant, paradoxalement, n’est jamais allé – mais, comme tous ses contemporains voyageurs, il est nourri de lectures, sans compter l’influence (qui aurait pu être rappelée) de la peinture dite « orientaliste », dont le représentant le plus célèbre, Delacroix, a puisé son inspiration dans son voyage de 1832 au Maroc. Cependant, Maupassant cherche parfois à se dégager de l’imaginaire « orientaliste » de son temps, ce qui s’expliquerait, selon Arselène Ben Farhat, par la progressive « acculturation » du voyageur au désert (p. 147-148) et par les positions anticolonialistes de Maupassant (p. 149-150).

7La contribution la plus intéressante de ce recueil collectif, en ce qui concerne le récit de voyage, nous semble être celle de Randa Sabry (Université du Caire), qui permet d’inverser le point de vue habituel en présentant deux voyageurs arabes en France dans la seconde moitié du xixe siècle. Le premier, Ahmad Fâris al-Chidyâq, Libanais converti à l’islam, séjourne à Paris entre 1850 et 1855. Il y publie, en arabe, une sorte d’« autobiographie ludique » (p. 217), traduite sous le titre La Jambe sur la jambe (1855), où l’auteur porte un regard très critique sur les grands orientalistes français contemporains. Le second, Muhammad al-Muwaylihî, un Égyptien exilé pour rébellion contre l’occupant britannique, accomplit deux séjours en France, dont le second, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, donne lieu à un ouvrage fictif (mais très largement inspiré par le voyage de l’auteur), traduit par Mme Sabry elle-même sous le titre de Trois Égyptiens à Paris (Clichy, Éditions du Jasmin, 2008) : exotisme à l’envers, si l’on veut, mais aussi voyage « polyphonique », où chacun des protagonistes apporte sa vision de la France (l’un d’eux critique ouvertement le colonialisme) – le narrateur, quant à lui, proposant une sorte d’art du voyage en promouvant l’expérience personnelle comme antidote aux préjugés et aux stéréotypes.

8Le dernier texte de ce recueil qui touche directement au récit de voyage est celui de Diego Niemetz (docteur de l’université nationale de Cuyo, à Mendoza, en Argentine). Il est consacré au voyageur Manuel Mujica Láinez, dont les voyages en Extrême-Orient (notamment en Chine et au Japon), dans les années 1940, permettent de nourrir l’œuvre à venir de l’écrivain argentin, et montrent par conséquent tout à la fois la porosité d’un genre comme le voyage et son caractère exploratoire d’un point de vue littéraire. Il est cependant dommage que la question de l’orientalisme ne soit pas nettement abordée dans cette contribution : en quoi, par exemple, Láinez confirme-t-il les « clichés préétablis » (p. 313), et quels sont ces clichés ? Il aurait été intéressant de développer ce point, dont on voit bien, notamment avec les travaux déjà existants d’Axel Gasquet (L’Orient au Sud. L’orientalisme littéraire argentin d’Esteban Etcheverría à Roberto Arlt, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010), que cette approche décentrée pourrait conduire à réfléchir sur un autre orientalisme.

9Au total, il faut se réjouir qu’autant de chercheurs étrangers contribuent, en France, à la vitalité des études viatiques, en minant par avance toute tentation d’ethnocentrisme. Symétriquement, il faut saluer l’entreprise des éditeurs scientifiques de ce volume, qui ont manifestement accompli un gros travail de relecture et de présentation, de façon à produire un volume rédigé entièrement en français, et qui montrent en quoi la littérature de voyage, sur un plan transnational, peut contribuer à renouveler de façon stimulante la problématique de l’orientalisme.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarga Moussa, « Jean-Pierre Dubost et Axel Gasquet (dir.), Les Orients désorientés. Déconstruire l’orientalisme »Viatica [En ligne], 1 | 2014, mis en ligne le 01 mars 2014, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/416 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.416

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Auteur

Sarga Moussa

LIRE, Université Lyon 2

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