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Dossier

Introduction

Introduction
Marie-Christine Gomez-Géraud

Texte intégral

1Inépuisable réservoir d’informations sur les sociétés étrangères à une période donnée, les récits viatiques consignent avec précision us du quotidien, manières de tables, coutumes et costumes, état de la langue, construisant ainsi, sans en avoir toujours une conscience claire, des représentations de « l’autre ». Mais entre admiration et dépréciation, ce que la narration viatique dessine aussi, c’est l’identité de son auteur et de la société dont il est issu. Le récit offre à voir le voyageur autant que l’autochtone saisi par l’œil du baroudeur. Ainsi, l’histoire des mentalités peut se nourrir doublement des informations glanées dans la bibliothèque des Voyages.

2C’est à l’un des items attendus du récit viatique – l’art des autres – que voudraient s’intéresser les réflexions que l’on va lire maintenant. Le touriste contemporain ne saurait voyager sans visiter des musées, arpenter des chefs-d’œuvre de l’architecture, se régaler de musiques exotiques et même dénicher sur les marchés des productions des « arts populaires » – parfois produits en série à l’autre bout du monde et très loin des lieux où déambule le voyageur d’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : il ne viendrait à l’idée de personne de se poser la question de savoir si les autres peuples, et même les peuples premiers, sont des artistes et s’ils sont capables de produire des œuvres d’art.

3Faut-il rappeler que cette idée reçue dans la culture occidentale contemporaine n’est, ni une évidence universelle, ni une pratique en usage à toutes les époques ? À la Renaissance et à l’âge classique, le récit viatique, bâti sur des items invariants, s’exerce surtout à repérer et à décrire, dans les cultures étrangères, d’autres éléments constitutifs : l’organisation politique et sociale, les mœurs et usages moraux, la religion enfin. Il n’en va pas de même pour les arts. Rares sont alors les remarques sur les productions à caractère esthétique. Même un artiste comme Albrecht Dürer, dans ses notes d’un voyage aux Pays-Bas en 1520-1521, est avare de remarques précises sur les œuvres devant lesquelles il s’extasie avec une platitude vraiment difficile à égaler : tout est beau, magnifiquement exécuté. C’est tout pour le commentaire.

4Depuis l’observatoire du xxie siècle, la question de l’art se pose différemment. Peut-être d’ailleurs envahit-elle le récit viatique à son corps défendant, alors que le voyageur (presque) ordinaire se transforme en carnettiste, prend la pose de l’artiste, croque, photographie, invente des haïkus ou des maximes, bref, s’exerce à regarder le monde en artiste et à le ré-enchanter, comme pour exorciser la crise des identités repérée par Claude Lévi-Strauss dans ses Tristes tropiques, quand il prophétisait les ravages d’un monde réduit à la « monoculture ».

5Est-ce cette nostalgie d’un monde vraiment pluriel qui explique l’accent mis sur la production des arts issus d’autres civilisations ? Qu’importe. Aujourd’hui, où l’art de voyager impose le passage par les musées – et les musées ethnographiques –, sans doute comprend-on difficilement qu’un voyageur puisse éprouver une sorte d’indifférence à l’égard des arts des autres, ou même exprimer un déni formel de la capacité des peuples lointains à produire des œuvres d’art.

6La plongée dans l’histoire des Voyages est intéressante à cet égard. On constate en premier lieu que la notion d’art en elle-même s’est considérablement modifiée entre Renaissance et modernité. Qu’appelle-t-on « art » quand on parle des cultures que l’on découvre dans l’expérience du voyage ? Des seuls arts libéraux, des productions liées à l’habileté technique ou encore des objets nécessaires à l’observance de certaines coutumes ou pratiques rituelles, comme les objets de culte ? Ainsi, ce que les guides appellent aujourd’hui « art religieux » pourra susciter la stupeur ou l’horreur d’un voyageur de la Renaissance ou de l’âge classique. À l’inverse, les cabinets de curiosités renferment des objets désignés comme des œuvres d’art, que l’on classerait plutôt aujourd’hui dans la catégorie des artefacts. Ainsi des canoës indiens en écorce, admirables pour leur légèreté, qui témoignent de l’habileté des peuples autochtones de l’Amérique.

7Si l’on resserre le champ d’études aux seuls arts libéraux valorisant la démarche gratuite et la quête d’une esthétique, on voit d’emblée quels nouveaux problèmes se posent. Regarder les autres nations comme artium capaces, on peut l’admettre, revient du point de vue occidental, à leur attribuer le statut de civilisation à part entière. Néanmoins, absorber des productions qui ont un sens et une fonction précises dans la société qui les élabore, pour les désigner sous le nom d’œuvres d’art, ce n’est peut-être pas tant réhabiliter des sociétés longtemps dévaluées comme « primitives » qu’opérer une manœuvre de colonisation subreptice par l’art, d’objets que l’on prive maintenant de leur signification dite traditionnelle. L’éradication de leur sens premier ne guérira pas la société occidentale postmoderne de ses vieux démons hégémoniques. Bien mieux, elle les consacre.

8Une fois ces jalons posés, c’est toute l’histoire du regard sur l’art des autres qui restera à penser et à écrire.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Christine Gomez-Géraud, « Introduction »Viatica [En ligne], 2 | 2015, mis en ligne le 01 mars 2015, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/441 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.441

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Auteur

Marie-Christine Gomez-Géraud

Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

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