On attend du récit de voyage, au Moyen Âge (et bien après), qu’il témoigne des merveilles rencontrées. Des « Livres des merveilles », pour reprendre un des noms apocryphes du récit de Marco Polo, « tel est précisément l’horizon d’attente des Occidentaux lorsqu’il est question de mondes lointains1 ». Pourtant, les récits de voyage2 du Moyen Âge, tout inexacts ou mensongers qu’ils nous apparaissent souvent, prennent une part active à la lente découverte des terres et mers de l’Est par les Européens et à la compréhension de la configuration de la surface du globe. Le célèbre prologue de Marco Polo – ou de Rusticien, son secrétaire-arrangeur – met en avant la vertu descriptive de l’ouvrage et le savoir que le lecteur doit en retirer : Seignors […] que volés savoir les deverses jenerasions des homes et les deversités des deverses region dou monde, si prennés cestui livre et le feites lire3.
Dans le texte de Jean de Mandeville, autre « Livre des merveilles4 », la revendication est plus diffuse mais les informations doivent pouvoir être attestées par d’autres voyageurs : que ceux, dit-il, qui ount esté outre mer sachent et entendent se jeo die voir ou noun. Mandeville poursuit par le constat de l’imperfection de la mémoire : qar choses de long temps passés par la veue tournent en obly et memorie de homme ne puet mie tut retiner ne comprendre5. Comme Marco Polo, on revendique ici la compétence spécifique du témoin, son expérience, et c’est par elle que l’on prétend instruire le lecteur, lui apporter des connaissances nouvelles sur des lieux ou des peuples qu’il ne connaît pas ; et seuls les autres voyageurs, semblables de l’auteur et experts comme lui, seront habilités à critiquer le contenu du récit.
Cette posture n’est pas exempte de rouerie : Mandeville n’a pas accompli la moitié des voyages qu’il prétend raconter, et l’on peut soupçonner Marco Polo d’avoir très peu navigué sur l’océan Indien qu’il décrit6. Il reste que souvent le récit tombe juste : une observation exacte, un raisonnement bien mené, des supputations vraisemblables apportent une information géographique nouvelle ou corrigent une erreur transmise de longue date. C’est ce dernier cas qui nous intéressera ici.
Lorsqu’un de ces voyageurs corrige une opinion infondée, deux phénomènes intéressent particulièrement la réflexion sur la transmission des savoirs : d’une part, l’auteur doit manœuvrer avec le substrat épistémique auquel l’oppose la correction qu’il apporte ; d’autre part, la doxa doit recevoir cette nouveauté et l’intégrer dans le système des connaissances. Pour le premier point, l’expérience est l’arme du voyageur contre le savoir livresque7 ; ce qui n’interdit pas que le voyageur cherche quelque conciliation avec la connaissance admise. Pour le second point, l’admission de la nouveauté se fait de plus ou moins bonne grâce, comme en témoignent les conciliations parfois inattendues auxquelles se livrent géographes et cartographes, entre savoirs hérités et prise en compte des nouveautés.
À l’opposé de l’idée selon laquelle les diverses découvertes géographiques induisent immédiatement des révolutions scientifiques en miniature, nous allons examiner dans les pages qui suivent les traces de compromis et les manifestations d’inertie qui entourent et poursuivent quelques exemples de progrès géographiques notables.
Guillaume de Rubrouck et la mer Caspienne
La description de la mer Caspienne comme une mer fermée par Guillaume de Rubrouck et l’intégration de cette connaissance par son contemporain Roger Bacon ont donné lieu à des malentendus sur cette question8. Il reste que le cas est exemplaire de l’opposition entre l’expérience de l’arpenteur et le savoir hérité des Anciens.
Dans le chapitre XVIII de sa relation de voyage9, Rubrouck indique que l’on peut faire le tour de la Caspienne en quatre mois. Il contredit ainsi directement une des autorités favorites du Moyen Âge, Isidore de Séville : Et non est verum quod dicit Ysidorus quod sit sinus exiens in Oceano10 (chap. XVIII). L’opposition n’est pas discrète ; Rubrouck, qui par ailleurs n’est pas homme à se perdre dans des méandres diplomatiques, ne ménage en aucune façon cette autorité, réelle11 mais ici prise en défaut par l’expérience. Il est venu, a vu, et il en ressort qu’Isidore s’est trompé. Guillaume ne cherche aucune justification ni explication à cette erreur : le poids de la source est pour lui négligeable12.
En revanche, on trouve moins de décision dans la réception ultérieure de cette donnée. Si Roger Bacon s’accorde avec Rubrouck sur une mer fermée13, certains cartographes ont eu du mal à concilier cette nouveauté avec la tradition dont ils étaient les récipiendaires, qui décrivaient la Mer Caspienne comme un golfe ouvert par le Nord sur l’Océan. C’est le cas de Pietro Vesconte, qui fait apparaître deux mers Caspiennes sur sa mappemonde, telle que l’on peut la consulter dans le manuscrit de la Chronologia magna de Paulinus Venetus de la BnF :
La « véritable » Caspienne (en bas sur l’agrandissement de droite) est baptisée « Mer de Sara », et faire des Montes Caspis une longue chaîne montagneuse14 qui longe les deux mers suggère que c’est par ambiguïté que cette Mer de Sara est aussi appelée « Caspienne » ou « Géorgienne15 ». Mais les caractéristiques de la Caspienne sont soigneusement distribuées : à la petite mer circulaire la plus à l’Est (donc en haut, sur cette carte orientée) revient le nom, lisible en rouge, de caspium mare, ainsi que la proximité maximale avec les montes caspis, légendés ainsi au même endroit ; et à la mer « de Sara » revient la Porte de Fer, traditionnellement localisée dans le Caucase le long de la mer Caspienne, et très visible sur cette carte avec sa couleur bleutée et ses contours dessinés en rouge16.
Ces faits sont bien connus des spécialistes. Leur intérêt ici est leur postérité, qui témoigne, pour la part la plus rétrograde de la tradition cartographique, d’une longue incapacité à trancher en faveur de l’une ou de l’autre : c’est le cas dans la carte d’Andreas Walsperger (1448) et dans son analogue conservé à Zeitz17, sur le détail desquelles nous reviendrons plus loin :
Figure 3 : Carte d’Andreas Walsperger, Roma, Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. lat. 1362 B, et dite « de Zeitz »
Zeitz, Stiftsbibliothek.
Figure 4 : Carte d’Andreas Walsperger, Roma, Biblioteca Apostolica Vaticana, Pal. lat. 1362 B, et dite « de Zeitz »
Zeitz, Stiftsbibliothek.
Mais dans l’immédiat, pour comprendre à quel substrat de connaissance la localisation de la Caspienne s’est réellement heurtée, il faut avoir à l’esprit un fait qui paraît demeurer au second plan dans la bibliographie critique : en réalité, la tradition cartographique se débattait déjà avec deux Caspiennes. Voici une carte du ixe siècle, tirée d’un manuscrit du texte de Cosmas Indicopleustès (Constantin d’Antioche), la Topographie chrétienne :
Figure 5 : Bibliothèque Apostolique du Vatican, Vat. gr. 889, f. 40 vo
Les parties orange centrales représentent les terres émergées (le Nord est en haut). Sur le bord supérieur, à l’Est, une encoche circulaire porte la légende de kaspia thalassa, mer Caspienne : c’est le fameux golfe ouvrant au Nord vers l’Océan. Or cette encoche est reproduite sur nombre de documents ultérieurs, sous diverses formes, par exemple sur les différents exemplaires (qui remontent jusqu’au xe siècle) de la carte de Béatus de Liébana, où cette encoche figure bien la Caspienne18. On la retrouve en particulier, très clairement, sur les cartes de Vesconte (voir reproduction supra), où elle n’est pas légendée : cela ferait donc trois Caspiennes ( !) et l’on comprend que le cartographe (ou le modèle qu’il a suivi) ait opéré un choix pour réduire ce chiffre à deux.
Les cartes tardives de Walsperger et de Zeitz ont elles aussi réduit ce chiffre à deux, mais en supprimant la mer circulaire qui était devenue la Caspienne et en réassignant à celle-ci son emplacement antique : la Caspienne redevient un golfe, qui trace la frontière de ce qui serait pour nous aujourd’hui la Sibérie, et pénètre largement à l’intérieur des terres, sans doute pour qu’une certaine forme d’ambiguïté demeure et que l’on puisse rencontrer une Caspienne en allant vers l’est depuis la mer Noire.
Ce choix implique d’autres conséquences remarquables : la Porte de Fer, qui depuis la propagation de la légende alexandrine est censée enfermer les peuples de Gog et Magog19 et avait acquis sa place dans le Caucase, non loin de la mer Noire, est à présent renvoyée dans les latitudes boréales20, comme on le voit sur le détail des deux documents :
Les peuples de Gog et Magog logent de nouveau dans le septentrion. Bien reconnaissables sur la légende de la reproduction de droite, grâce en outre au fond hachuré sur lequel ils se détachent, ils sont placés au même endroit par la légende de Walsperger, à gauche de la figurine du mangeur d’hommes. Notable incidence du simple constat de Rubrouck : replacer des mers, inventer des mers, déplacer des peuples, chercher des compromis cartographiques jusque dans le Haut Moyen Âge pour maintenir à toute force la validité de la tradition.
Mandeville et la rotondité de la Terre
Bien que Jean de Mandeville soit un affabulateur patenté, il ne laisse pas d’être sympathique au lecteur moderne. Outre sa tolérance et son ouverture d’esprit, on peut lui faire crédit d’une opinion particulièrement éclairée sur la forme de la Terre et ses dimensions. Dans un long passage de son Voyage autour de la Terre, il adopte une position audacieuse sur le triple problème de la rotondité de la Terre, des peuples des antipodes, et de la dimension du globe :
C’est pour cela que je dis avec certitude qu’un homme pourrait faire le tour de toute la terre du monde, aussi bien par-dessus que par-dessous et revenir en son pays s’il trouvait des compagnons et un navire pour le conduire et il trouverait toujours des hommes, des terres et des îles tout comme en nos pays. Vous savez que ceux qui sont du côté de l’Antarctique sont exactement pieds contre pieds de ceux qui demeurent sous la Tramontane, de même que nous et ceux qui demeurent au-dessous de nous sommes pieds contre pieds, car toutes les parties de la terre et de la mer ont leurs opposés habitables et franchissables et deçà et delà. Et sachez que, selon ce que je puis percevoir et comprendre, les terres du Prêtre Jean, empereur des Indes, sont au-dessous de nous. Car en allant d’Écosse ou d’Angleterre vers Jérusalem, l’on monte toujours, puisque notre terre est dans la basse partie de la terre vers l’occident, comme la terre du Prêtre Jean est dans la basse partie de la terre vers l’orient. Ils ont là le jour quand nous avons la nuit et, au contraire, ils ont la nuit quand nous avons le jour. Car la terre et la mer sont de forme ronde, comme je vous l’ai dit et, ce qu’on monte d’un côté, on le descend de l’autre. Or, vous avez entendu dire que Jérusalem est au milieu du monde et on peut le montrer par-delà avec une lance fichée en terre à l’heure de midi à l’équinoxe, qui ne fait d’ombre d’aucun côté. Et David témoigne dans le Psautier qu’elle est au milieu du monde quand il dit : « Dieu a opéré le salut au milieu de la terre. » Tout cela se vérifie […] bien qu’il semble aux gens simples que l’on ne pourrait aller au-dessous de la terre et que l’on devrait tomber vers le ciel au-dessous de nous quand on serait au-dessous de la terre. Mais cela ne peut être, pas plus que nous ne devons tomber vers le ciel de la terre où nous sommes. Car, en quelque partie de la terre que l’homme demeure, dessus ou dessous, il semble toujours aux habitants qu’ils vont plus droit que les autres gens. Et comme il nous semble qu’ils sont au-dessous de nous, il leur semble que nous sommes au-dessous d’eux. Car si un homme pouvait tomber de la terre jusqu’au firmament, à plus forte raison la terre et la mer, qui sont si grandes et si pesantes, devraient tomber jusqu’au firmament. Mais ce n’est pas possible et c’est pour cela que Notre Seigneur a dit : « Ne crains pas, j’ai suspendu la terre dans le vide. » Mais bien qu’il soit possible de pouvoir ainsi faire le tour du monde, néanmoins, sur mille personnes, il n’y en aurait pas une qui tiendrait son chemin assez droit pour revenir. Car, en raison de la grandeur de la terre et de la mer, on pourrait aller par mille chemins différents qui ne ramèneraient pas parfaitement vers les régions dont on serait parti si ce n’est par le hasard ou par la grâce de Dieu. Car la terre est très large et très grande, sa rondeur et son tour, par-dessus par dessous, sont de vingt mille quatre cent vingt-cinq milles selon l’opinion des anciens sages, dont je ne contredis pas les dires, mais, ne leur en déplaise, il me semble selon mon petit raisonnement que c’est plus. […] Les astronomes divisent le firmament en douze signes, chacun comportant trente degrés, Le firmament à trois cent soixante degrés de tour. Si on divise la terre en autant de parties que le firmament, chaque partie correspondra à un degré du firmament. Selon les astronomes, six cents stades sur terre correspondent à un degré du firmament, soit quatre-vingt-sept mille quatre stades ; si on les multiplie par trois cent soixante, on aura trente et un mille cinq cents milles, chacun de huit stades, selon les milles de notre pays. C’est la mesure de la rondeur de la Terre tout autour selon mon opinion et mon raisonnement21.
Contrairement à une idée qui reste répandue aujourd’hui22, l’ensemble des lettrés reconnaît à la fin du Moyen Âge la rotondité de la terre, à la suite d’une partie des penseurs et scientifiques antiques23. L’idée, qui n’est pas neuve, se répand au fil des siècles24 ; elle n’est pas, en dépit de la perception qu’en ont les modernes, un problème idéologiquement important. Ainsi saint Augustin, dans La Cité de Dieu, mentionne comme en passant « la même vertu divine qui est la cause de la rondeur de la terre et du soleil25 ». Plusieurs traités existent sur la « sphère » (des De Sphaera), c’est-à-dire le globe terrestre26.
Mandeville se contente donc ici d’adopter la position que partagent les gens éclairés. Il a à cœur, en revanche, d’appuyer l’idée selon laquelle des antipodes existent, et qu’elles sont peuplées d’hommes27. En réalité, ce sujet est plus proprement polémique que celui de la rotondité de la Terre. Dans La Cité de Dieu, l’autorité qu’est saint Augustin s’était vivement élevée contre cette possibilité :
Quant à leur fabuleuse opinion qu’il y a des antipodes, c’est-à-dire des hommes dont les pieds sont opposés aux nôtres et qui habitent cette partie de la terre où le soleil se lève quand il se couche pour nous, il n’y a aucune raison d’y croire. Aussi ne l’avancent-ils sur le rapport d’aucun témoignage historique, mais sur des conjectures et des raisonnements, parce que, disent-ils, la terre étant ronde, et suspendue entre les deux côtés de la voûte céleste, la partie qui est sous nos pieds, placée dans les mêmes conditions de température, ne peut pas être sans habitants. Mais quand on montrerait que la terre est ronde, il ne s’ensuivrait pas que la partie qui nous est opposée ne fût point couverte d’eau. D’ailleurs, ne le serait-elle pas, quelle nécessité qu’elle fût habitée, puisque, d’un côté, l’Écriture ne peut mentir, et que, de l’autre, il y a trop d’absurdité à dire que des hommes aient traversé l’immensité de l’Océan pour y implanter un rameau détaché de la famille du premier homme28.
Mandeville n’a pas le tempérament de Rubrouck ; mais surtout, sur un tel sujet, il n’a pas la même liberté. Comme le révèle la critique de saint Augustin, le problème des antipodes touche à la vraisemblance du récit de la Genèse29. C’est sur ce point que la question de la forme de la terre est idéologiquement sensible. La contradiction de Mandeville est flagrante, mais habile. Elle oblitère d’abord le rapport au récit biblique des premiers temps ; en revanche, l’Écriture est sollicitée à diverses reprises pour assurer de la possibilité d’une Terre sphérique et suspendue, suspension dont l’existence d’hommes vivant « par-dessous » sans tomber est un corollaire. Rubrouck écarte ensuite discrètement une des difficultés du modèle de Cratès, qui est, directement ou non, celui auquel Augustin fait allusion30 : la traversée de « l’immensité de l’Océan ». Mandeville en effet précise (sans trouver nécessaire de le démontrer) que le circumnavigateur « trouverait toujours des hommes, des terres et des îles tout comme en nos pays » tout au long de son chemin, ce qui supprime l’invraisemblance pointée par Augustin et facilite la compatibilité des antipodes avec la Genèse. Rien ne s’oppose donc à ce qu’il y ait des habitants dans les antipodes.
À cette prudence dont il témoigne correspond la précaution concernant Jérusalem. L’insistance sur l’idée que Jérusalem est bel et bien le centre du monde doit s’entendre comme la légitimation globale de la description que propose Mandeville, nécessairement en accord avec le dessin (et le dessein) de la Création. La position de Jérusalem est une nécessité transcendante, justifiée par l’Écriture31 ; elle est de surcroît prouvée par l’expérience du voyageur qui peut ficher une lance en terre pour en observer l’ombre32 : il est remarquable que la perspective « expérimentale » du voyageur et la connaissance reçue, au lieu de s’opposer, se recouvrent parfaitement. Le « voyage » de Mandeville est un hommage rendu à la Création33.
Le processus de légitimation est renforcé encore par la place centrale de Jérusalem dans le prologue. Celui-ci commence par l’évocation de la Terre Sainte, en justifie la sainteté et recourt encore à des autorités profanes pour la soutenir : « comme dirait le Philosophe [i. e. Aristote] : “La vertu est au centre”34 », où un précepte de sagesse (le fameux « rien de trop » des Grecs35) est tourné en une explication cosmologique.
Donc malgré l’estocade portée à saint Augustin ou à l’argumentation reprise de lui, malgré le choix d’une opinion sur les antipodes moins confortable que celle qui limite le domaine de l’homme à l’œkoumène traditionnel, malgré le mot peu aimable sur les « esprits simples36 », l’argumentation de Mandeville se caractérise par sa patience, son souci de ne pas heurter trop brutalement le fonds de connaissance qu’il prétend orienter ou réorienter. Au contraire, par la mobilisation de l’Écriture comme des autorités anciennes, par l’insistance sur l’idée que le modèle qu’il suit témoigne de la position centrale de Jérusalem dans le monde (et dans son livre), il s’attache à établir des points d’accord infrangibles entre lui et son lectorat et à diluer la nouveauté dans le consensus37.
Quant à la dimension du globe proposée par Mandeville, elle présente un intérêt épistémologique comparable à celui du problème de la Caspienne. Mandeville prend ici la défense d’un calcul très minoritaire dans la tradition. Il n’invente pas le raisonnement qu’il présente (on le trouve encore chez Jean de Sacrobosco, qui se fonde sur Macrobe et Ératosthène ; le raisonnement est pourtant distinct de celui d’Ératosthène), mais le prend à son compte en face de mesures alternatives : Ptolémée donne à la Terre une dimension de près de 30 % inférieure à celle qui est estimée ici38.
Or, pour irréfutable qu’il paraisse, le calcul reformulé par Mandeville et propagé dans ses centaines de manuscrits ne s’imposera pas contre l’autorité univoque de Ptolémée. Les meilleurs cartographes du xve siècle, les Toscanelli, les Martin Behaïm, ceux dont certainement les travaux ont persuadé Christophe Colomb de gagner l’Inde par l’Ouest, en resteront à un globe d’environ 28 000 km de tour, faisant croire ainsi qu’au niveau du Mexique un navigateur eût rencontré le Japon.
La prudence de Mandeville, sa politesse (« ne leur en déplaise », « selon mon petit raisonnement »), sont alors bien malvenues : la réappropriation personnelle des données disponibles, entre lesquelles on peut opérer des choix (ce qui distingue sans doute ces pages de Mandeville d’une œuvre de pillage), en un mot le « petit raisonnement » bien mené, et largement transmis, d’un simple voyageur aurait dû en l’occurrence l’emporter sur la tradition savante.
Le modèle en TO
On a vu en détail, dans les pages précédentes, comment la tradition cartographique avait peiné à intégrer une donnée géographique nouvelle qui contredisait un savoir garanti par une autorité ancienne. Plus généralement, on peut suivre à la trace au cours des siècles de cartographie médiévale les rémanences d’un modèle de représentation solidement ancré dans la manière des dessinateurs : le modèle en TO.
On ne reviendra pas ici sur l’élaboration de ce modèle, dont les rapports avec la tradition antique et avec la signification chrétienne qui lui est attribuée (dès l’origine ? Plus tard ?) demandent prudence et attention39. On rappellera simplement, pour justifier la description qui suit, qu’à partir d’une certaine date au moins, ce modèle, qui n’est pas absolument univoque, est théorisé, dans le sens où la forme qu’il présente n’est pas accidentelle. Des patrons abstraits montrent sa construction :
On peut résumer les caractères de ce type de carte de la façon suivante :
– Jérusalem est au centre du monde, éventuellement des terres, au croisement de la Méditerranée, du Nil/de la mer Rouge et du Tanaïs/du Don/de la mer Noire ;
– la carte est orientée ; à l’Est figure souvent, dans les premières cartes, le Paradis terrestre ;
– la tripartition des terres entre Asie, Europe et Afrique fait de la première le double de chacune des deux autres parties du monde ;
– les terres sont inscrites dans un disque ou une forme régulière qui puisse s’y apparenter (ovale, rectangle arrondi).
Ce modèle fournit une représentation symbolique, une image du monde dans laquelle le plus important n’est pas la représentation en tant que conformité à une réalité géographique, mais en tant que configuration signifiante du monde (le modèle inscrit l’emprise de la Croix sur cette configuration).
L’extraction de chacune de ces caractéristiques, très progressive, donne lieu à une double évolution : d’un côté des cartes qui s’inspireront autant que possible des découvertes pour progresser géographiquement, de l’autre celles qui conserveront des traits fondamentaux de ce modèle en TO.
Par exemple la carte de Vesconte reproduite plus haut tire le meilleur parti de la progression fulgurante de la connaissance des mers intérieures, mer Méditerranée et mer Noire, grâce notamment à l’essor des portulans : le dessin des côtes est très détaillé et très fidèle, pour une large part, à ce que d’autres moyens d’observation nous permettent de savoir aujourd’hui. Mais elle se conforme très largement au schéma en TO : Jérusalem ne figure certes pas sur la carte mais en constitue sans équivoque le centre géométrique. On peut faire la même remarque sur les cartes de Zeitz et de Walsperger : bien que « désorientées » (c’est le Sud et non plus l’Est qui est en haut de la carte), Jérusalem y occupe toujours le centre exact des terres40. On note que chez Walsperger un léger décentrement du disque des terres fait que Jérusalem n’est pas le milieu de la carte, mais cela ne masque pas la position symbolique dans laquelle est maintenue la ville sainte.
Le fait, d’ailleurs, de conserver sous la forme d’un disque la figuration du monde connu est un autre trait caractéristique du sillage laissé par le modèle en TO. De ce point de vue, la mappemonde de Fra Mauro, que l’on présente avec raison comme un aboutissement de la géographie de son temps, n’est pas exempte de toute discussion possible :
Jérusalem est légèrement décentrée, puisque la médiane verticale passe par le cap de l’Afrique, le golfe Persique et la Caspienne, mais elle demeure exactement au milieu en termes de latitude. En réalité, la mappemonde de Fra Mauro semble n’avoir consenti qu’avec peine à décentrer Jérusalem. Les terres orientales semblent tassées, comme s’il était encore difficile de renoncer aux proportions anciennes des continents, qui donnaient généreusement à l’Europe la moitié de la taille de l’Asie. Dans les deux cartes de Walsperger et de Zeitz, et dans une moindre mesure chez Vesconte (où l’Asie continentale se rattrape sur l’océan Indien), le continent asiatique est morcelé par de multiples étendues d’eau, d’une façon qui relativise largement sa surface. Peut-être l’immensité de l’Asie, si sensible à la lecture de Marco Polo, et qui faisait la sidération de Rubrouck devant les vastes plaines désertes qu’il découvrait, n’était-elle pas tout à fait idéologiquement admissible pour l’Occident chrétien ? Il faut attendre la mappemonde d’Henricus Martellus, en 1489, pour être saisi par la différence de traitement du continent asiatique et pour voir Jérusalem indubitablement déplacée du centre du monde – peut-être, paradoxalement, grâce à la remise en circulation de cartes réalisées d’après Ptolémée41 :
Indubitablement mais pas définitivement : à la même époque, en 1485, est imprimée cette carte anonyme (dite « Wieder-Woldan », du nom de ses possesseurs successifs), sur laquelle, en dépit de certaines qualités (dessin des côtes méditerranéennes, de la mer Noire, de la Caspienne), on retrouve d’importants archaïsmes :
On note la position centrale de Jérusalem, le refus d’un cap Sud à l’Afrique, l’océan Indien clos. Ce dernier point ne peut être interprété uniquement comme le signe de l’influence du modèle de Ptolémée. En effet, en reliant l’Afrique et l’Asie, le cartographe rendait possible un vieux rêve que seules pouvaient honorer les anciennes cartes en TO : faire partir d’une même source, située plein Est, là où Beatus de Liébana ou Ranulf Hidgen faisaient figurer le jardin d’Éden, les quatre fleuves correspondant aux paroles mystérieuses de la Genèse42 : le Tigre, l’Euphrate, le Nil/Guihôn et l’Indus/Pishôn. Au moment même où sur certaines cartes on écarte Jérusalem du centre géographique du monde, sur d’autres on reconstruit la fidélité littérale à la parole de la Bible.
Cette brève incursion dans la culture itinérante du Moyen Âge occidental éclaire sur plus d’un point le rôle joué, dans la transmission des savoirs, par les textes issus de voyageurs. Elle rappelle tout d’abord combien le Moyen Âge a participé au questionnement général sur la configuration du monde, et de quelles évolutions cette période de plusieurs siècles a été le théâtre, loin de l’image de statique obscurité, contrainte et régentée en tout par l’Église, qui perdure dans la perception commune. Comme à d’autres époques, l’apport de connaissances issues de l’expérience des voyageurs implique des stratégies de diffusion et de conciliation avec le savoir préexistant auquel on se confronte. La réception de ces données nouvelles n’est univoque en aucun sens, ni censure sauvage imposée par l’Église, ni acceptation béate au nom d’un primat subitement donné à l’expérience au détriment des textes.
Comme on le voit dans la tradition cartographique, l’intégration des savoirs géographiques nouveaux peut être lente (comme à toute époque), dépendante de contraintes idéologiques (tout comme elle l’est encore aujourd’hui), mais elle témoigne de stratégies d’appropriation diverses et contrastées. Leur examen, bien qu’on l’ait mené rapidement dans ces pages, montre comment les récits de voyage médiévaux aident à penser la réception du savoir dont on hérite et sa confrontation avec l’expérience. Il donne aussi un élément de comparaison éclairant sur les textes et cartes des siècles ultérieurs qui seront placés devant des choix analogues lorsqu’il leur faudra traiter de connaissances périmées et d’autorités, anciennes ou modernes, qui seront dans l’erreur.