La mobilité des médiévaux nous étonne toujours. Tous ne quittent pas leur village, leur château ou leur contrée, mais les témoignages de la circulation des hommes au Moyen Âge sont nombreux. Les motifs de ces déplacements sont divers et le pèlerinage constitue l’un des principaux1. Les pèlerins se rendent ainsi dans des sanctuaires locaux, ou beaucoup plus lointains, à Rome, Saint-Jacques-de-Compostelle et surtout à Jérusalem. Ce sont surtout ces derniers qui suscitent une production écrite2. La lecture de guides précède les voyages et au retour de ceux-ci, certains voyageurs prennent la plume ou mettent en forme les notes prises sur place. Le pèlerinage, comme le voyage au sens large, constitue l’expérience préalable, mais ne saurait se confondre avec son récit. Les motivations du déplacement et de sa relation sont en effet distinctes : on n’écrit pas son voyage pour la même raison qu’on l’a effectué. Le récit de pèlerinage raconte le voyage d’un pèlerin, c’est-à-dire d’un homme mu par la dévotion qui se rend en Terre sainte, non pas pour découvrir l’inconnu, mais dans un but spirituel. À ce titre, son parcours s’ancre dans une histoire, une tradition. Il se conforme à des rites et se pare d’aspects symboliques, ce qui laisse très peu de place à la nouveauté et à la découverte3. Cela a bien évidemment des conséquences sur sa mise en mots et en particulier sur la narration où le « je se dissout dans la collectivité anonyme4 ». Le récit de pèlerinage serait donc, comme le dit Anne-Sophie Germain – De Franceschi, une « œuvre autobiographique paradoxale5 » : son objectif serait d’abord de répéter ce que les autres pèlerins ont déjà écrit et moins de faire part d’une expérience singulière du monde6. La part de découverte, inhérente au voyage, et l’exposé de connaissances nouvelles sont compromis dans un tel mode d’écriture. Au xive et xve siècles émerge toutefois de ces récits la figure du « pèlerin curieux7 », comme l’a nommée Frédéric Tinguely, et les œuvres se singularisent. Le récit de pèlerinage, qui constituait jusque-là un groupe à part, se rapproche peu à peu du récit de voyage et ce processus s’accentue encore à la fin du xve siècle8.
Pourquoi écrire le récit de son expérience viatique ? Ce n’est pas seulement pour transmettre des informations pratiques, à l’instar des guides. Une transmission d’un autre ordre est en jeu. On peut s’interroger sur l’importance des connaissances préalables ou attendues dans ce type de récit, ainsi que sur le regard que le voyageur porte sur l’inconnu ou le nouveau. À la différence des encyclopédies et des descriptions du monde, le récit de voyage, en voulant conserver la mémoire écrite de l’itinéraire et de ses découvertes, met en scène l’appropriation du savoir – livresque ou non – par un individu qui l’offre à un lecteur, double de lui-même.
Pourquoi raconter son voyage ?
Les auteurs expliquent parfois eux-mêmes leurs motivations. Ainsi Riccold de Monte Croce indique-t-il dès les premières lignes que son ouvrage rassemble sous un format réduit les connaissances sur l’Orient utiles aux Frères prêcheurs9. Il explique ensuite que son pèlerinage (peregrinatio) en Terre sainte répond au désir d’imiter le Christ, dont la vie terrestre est désignée par le même terme de peregrinatio10. Pour lui, le pèlerinage est une épreuve nécessaire qui rappelle « les longues et laborieuses pérégrinations » nécessaires à l’apprentissage des sciences libérales11. Les souffrances du pèlerinage sont ainsi assimilées à celles de l’étude, qui ont permis d’imprimer dans l’esprit la connaissance. Il précise ensuite les motifs de sa visite aux Lieux saints : les voir de ses yeux, les imprimer dans sa mémoire, y puiser la force de prêcher et de témoigner jusqu’à la mort12.
C’est également dans le but de témoigner, même si c’est de façon moins dramatique, qu’un pèlerin anonyme, en 1480, décide de prendre la plume afin d’inciter d’autres pèlerins à prendre la route, comme il le déclare en préambule de son récit :
Et pour ce que plus facillement et à moins de crainte, on ose entreprendre les choses desquelles on a quelque certitude ou congnoissance soit ou par experience ou à la relation d’aultruy, et aussi que les choses du tout incongneues semblent impossibles ou au moins plus merveilleuses quelles ne sont, j’ay bien voulu, en satisfaisant de mon petit labeur et pouvoir aux devotz pelerins chrestiens qui desirent accomplir le voyaige de Hierusalem iceulx advertir des lieux, perilz et aultres aventures qui peuvent avenir audict voyage tant pour la grandeur et longue distance du chemin et par mer et par terre, etaz, nations, langaiges et meurs differens que pour le danger des Turcz ennemis de nostre foy13.
Les pèlerins mieux préparés grâce à ces conseils et informations pratiques pourront prendre la route et entreprendre le Saint voyage plus confiants. Chaque récit devient en quelque sorte un passage de relais, un témoignage destiné à inciter d’autres à partir. Beaucoup de ces récits présentent des listes de distances séparant les villes14 ou encore des listes de dépenses à prévoir, comme on en trouve dans les guides qui circulaient encore à l’époque15. Les pèlerins disposent en effet de ces ouvrages qui fournissent des renseignements variés à travers des notices géographiques, historiques, religieuses et des répertoires des passages bibliques ; les voyageurs reprennent à leur compte, voire recopient ces éléments16. Pour Marie-Christine Gomez-Géraud, les manuels routiers sont la « forme minimale et archétypale du récit de voyage17 », et Nicole Chareyron rappelle pour sa part que « les pèlerins ont souvent intégré ces structures sommaires à leur propre récit18 ».
Mais ces compilations d’informations pratiques ne sont pas du goût de tous. Frère Félix Fabri est particulièrement critique à leur sujet :
Beaucoup s’efforcent aussi de donner des indications précises dans leurs recueils de voyage sur les étapes, les dépenses, la direction à prendre en mer, les relations avec les Sarrasins, l’approvisionnement dans le désert et toutes sortes de choses de ce genre, qui sont pourtant imprévisibles et changent à chaque instant. Aussi je passe sur ces problèmes et je renvoie ceux que cela intéresse aux autres récits de voyage19.
Si les pèlerins écrivent en partie pour transmettre des informations pratiques, on ne saurait réduire leurs récits à une pure visée utilitaire.
Aux sources du savoir : compilation et expérience
En effet, même si les pèlerins marchent sur les pas du Christ et qu’ils ne viennent donc pas découvrir des terres nouvelles ni des peuples inconnus, cela ne signifie pas qu’on ne trouve aucun désir d’apprendre ou de faire apprendre dans leurs relations. Ainsi, les textes compilent des sources encyclopédiques ou tirées d’autres récits viatiques, plutôt que de retranscrire strictement une expérience individuelle20. Comme le résume Nicole Chareyron, « [l] e livre du voyage accueille virtuellement d’autres livres à partir desquels il s’élabore partiellement21 ». Les sources de ces références, souvent les encyclopédies antiques ou médiévales ou encore d’autres récits de voyage, sont rarement mentionnées. Elles existent pourtant bel et bien. C’est ce qu’a, par exemple, montré Jean Meyers dans un article consacré à la description du « rhinocéros » par Félix Fabri22. Ce dernier a essentiellement repris sans le citer Vincent de Beauvais qui lui-même compile les ouvrages de Pline, de Solin et d’Isidore de Séville, auxquels il ajoute deux autres références explicites à l’Écriture (Psaumes et Nombres 23) et également au De Animalibus d’Albert le Grand. Le « rhinocéros » de Félix Fabri possède en fait des caractéristiques que l’on attribuait alors à la licorne. L’animal n’est pas décrit d’après l’observation du voyageur mais d’après ses sources livresques. L’observation de la nature passe à travers « le miroir des connaissances livresques et des attentes du voyageur23 ». Ce dernier point est en effet important pour saisir la fonction de la description : ce n’est pas l’exactitude de la description physique de l’animal qui prime, comme le note Jean Meyers, ce qui compte, c’est avant tout son symbolisme. Le désert étant un lieu propice au surgissement du merveilleux, la merveille est donc attendue par le voyageur et par son lecteur. L’animal que croisa Félix Fabri ce jour-là n’est certainement pas un rhinocéros mais son texte, même s’il s’éloigne de la réalité, transmet toutefois au plus près l’étonnement qu’ont ressenti les voyageurs devant cet animal, ainsi que l’étrangeté suscitée par le désert24.
Les voyageurs s’inspirent donc des encyclopédies, comme on a pu le voir à partir de l’exemple de Félix Fabri, et ils les compilent volontiers. Des traditions orales, forcément plus difficilement identifiables, semblent également à l’origine de certaines anecdotes rapportées dans les récits. En témoignent deux passages analogues, rencontrés dans l’œuvre d’un pèlerin anonyme25 et dans celle de Georges Lengherand26, consacrés à la description d’une mystérieuse créature aquatique27. Il paraît probable que Georges Lengherand, qui voyage en 1486, ait eu connaissance du livre du pèlerin anonyme pour effectuer sa description et agrémenter son livre de merveilles. Mais il est également envisageable qu’une source commune puisse être à l’origine de cette étrange description, présentée comme une anecdote rapportée, dans l’œuvre du pèlerin anonyme :
Item, encore nous dirent une très merveilleuse chose, se ainsy est, laquelle les marchans Chrestiens nous affermoient. C’est assavoir que en icelle riviere du Nille, qui vient du Paradiz terrestre, comme dit est, sont hommes et femmes tous nudz, qui jour et nuit dedens comme poissons se tiennent ; et est nulle difference de hommes et femmes a nous, fors qu’ilz ne parlent point et que au long de leur dos et de leurs eschines portent ung rencq de escailles comme poissons ; lesquelx aucune foiz saillent en terre et au solail, et par la rive vont mengant rachines, roisins, herbes et fruitz se ilz en treuvent : mais quant ilz voient aucunes gens, soubitement ilz saillent ou fleuve. […] Mais quant ces ribaulx chiens Sarrasins qui gardent les bestes les peuent prendre aux fosses ou aux las, ainsy que est dit, et il a aucune femme, disent qu’ilz s’en servent pour lors charnellement et puis les laissent aller : et incontinent que elles sont laissées, sans nulle congnoissance d’amour quelxconcques, tant a courant que elles peuent, au fleuve s’en vont jetter28.
On ne retrouve de créatures analogues ni dans l’œuvre de Pline, ni dans celle de Solin ; Gossuin de Metz, quant à lui, évoque bien des créatures aquatiques, mais la description physique qu’il en fait ne correspond pas à celle de nos textes29.
Un autre exemple de témoignage étonnant rapporté par ouï-dire apparaît dans le récit de Bertrandon de la Broquière, pourtant observateur fin et précis de la Terre sainte30. En effet, ce dernier consacre tout un passage de son livre31 à relater ce qu’il a entendu de la bouche d’un certain Pierre de Naples, lequel estoit marié en la terre de Prestre Jehan32, dont il ne garantit toutefois pas la véracité des propos33. Ce récit fournit plusieurs renseignements sur le « pays d’Ethioppe », à propos des mœurs de ses habitants, de sa géographie (le Nil y prendrait sa source), de sa faune et de sa flore, comme dans cet exemple :
Item, me dist que l’or croist audit pays d’Ethioppe et qu’il y en a largement et aussi le gingembre et nulles autres espices n’y croissent. Et me dist qu’il y a moult d’estranges bestes comme lyons, elephans, sçarafes, licornes et goristes ainsi que ung homme sauvaige, excepté qu’ilz ont bien deux piez et demi de queue et est moittié blanc et moittié noir. Et si y a d’autres bestes moult merveilleuses34.
C’est une sorte d’enclave de merveilleux dans un témoignage par ailleurs très réaliste. Même s’il est parfois difficile d’identifier clairement leurs sources, les emprunts sont toujours motivés, que ce soit pour apporter des précisions encyclopédiques ou simplement pour ajouter la touche de merveille attendue par les lecteurs. Les voyageurs et les pèlerins, se font donc le relais, pour quelques lignes ou quelques pages, d’un savoir disponible, en affichant leurs sources ou en les insérant dans leur propre récit.
Ces emprunts, à la fin du Moyen Âge, font donc partie intégrante de la pratique d’écriture du récit de voyage. C’est là un paradoxe du récit de voyage médiéval : les voyageurs prétendent raconter et décrire au plus près ce qu’ils ont vu35 et en même temps leurs textes se présentent comme de véritables palimpsestes36. Ainsi, les savoirs coexistent et se superposent, bien plus souvent qu’ils n’entrent en conflit. On peut reprendre ce que dit Patrick Gautier-Dalché des Images du monde médiévales, en l’adaptant aux récits de pèlerinage :
Loin que le retour aux textes antiques et l’inscription dans une réalité littéraire et savante détournent des réalités, c’est à partir de l’interrogation des textes comme renseignant sur les choses de leur temps, que l’investigation de l’espace présent se développe37.
Dans les cas qui nous intéressent, il ne s’agit pas des textes antiques mais de la culture encyclopédique et des récits de voyage préexistants. La perception de la réalité est modifiée par le bagage culturel et expérimental du pèlerin. Sa transcription de la réalité dépend également de l’horizon d’attente supposé de son public, dont le voyageur devait nécessairement tenir compte au moment de son passage à l’écrit. C’est cette posture délicate que décrit Paul Zumthor :
Les auteurs, jusque tard dans le xvie siècle, semblent conscients de raconter de l’à peine croyable. D’où, pour une part, le besoin de s’appuyer sur les Auteurs, antiques ou modernes ; le pillage des sources livresques, au mépris parfois de l’expérience et en contradiction avec la recherche de témoignages oraux, recueillis sur les lèvres d’autres voyageurs ou d’étrangers. Tel est l’arrière-plan sur lequel s’élaborait une pensée38.
Il n’existe pas de rupture nette entre realia et mirabilia au Moyen Âge, les deux peuvent coexister dans les récits. Et le détour par la merveille peut être présent pour transmettre au lecteur occidental l’émerveillement provoqué par un animal comme le « rhinocéros-licorne » de Félix Fabri, dans une attitude caractéristique, selon Jacques Le Goff, « de ce merveilleux scientifique qui suppose qu’il n’y a ni contradiction ni coupure, entre la nature et le mythe39 ».
Toutes les sources de connaissance ne sont pas à mettre sur le même plan. Il convient de différencier ce qui relève de l’observé, de l’expérience, et ce qui relève du témoignage, lui-même de deux sortes : livresque, dont les sources sont, comme on a pu le voir, rarement mentionnées, et oral, dont elles le sont plus fréquemment40. Le voyageur convoque la parole d’autres témoins pour ce qu’il n’a pas vu lui-même, en se portant garant de ce qui est raconté, ou en rapportant des informations sans pour autant le faire pleinement. Mais ce qui relève de la vue est ce qui permet au mieux de garantir la fiabilité de la narration41.
Pluralité des savoirs
Les domaines des savoirs présents dans les récits de voyage sont très variés. En raison de la destination des voyageurs, on y trouve bien évidemment des savoirs religieux sur les différentes communautés chrétiennes d’Orient, mais également quelques vues partielles sur l’Islam. Dans l’exemple suivant, l’auteur de la relation livre les raisons pour lesquelles il transmet de telles « informations » :
Et pour plus avoir en indignaction leur folie, me suis enquis au plus pres de la verité de leurs ditz heresies et folles creances, et pour memoire les mectre par escript une foiz : croient-ilz bien en Dieu, qu’ilz disent Dieu le grant, mais ilz nyent la Trinité, et disent que par nul moyen Dieu ne peult avoir de filz parce que jamais n’eut de femme42.
Mais le savoir le plus présent dans les relations touche à la « géographie » et au monde naturel. Souvent très dispersé au gré des relations, il existe cependant quelques cas d’insertion de longues séquences, comme celle du rhinocéros de Félix Fabri déjà évoquée ou celle de l’éléphant du voyage du seigneur d’Anglure. Par l’accumulation des comparaisons43, le narrateur veut faire voir et entendre l’animal et lorsqu’il peine à représenter à l’écrit ses dimensions, il donne celles de sa litière :
En celledicte cité (Le Caire) veismes plusieurs bestes estranges a veoir : c’est assavoir .VJ. olefans, deux mout grans, deux moyens et deux petis. Et sachiés qu’il y en a ung par especial trop plus grans que les autres ; et a le poil noirrastre, les oreilles larges comme ung petit van et moult deliéez comme ung chien courrant, les yeux a merveilles petis et rons. Il estoit moult grant et moult haut, et avoit le col court. Sy ne pourroit advenir a terre pour manger, pour sa grant haulteur ; mais en son groing il a maniere d’un bouel qu’il a droictement au bout du groing ainsi comme ung pourcel, qui lui pend jusque près de terre ; a cedit grand bouel prant icellui olifant sa pasture a terre et la porte a sa bouche. Et pareillement quant il veult boire, il emplist cedit bouel de l’eaue que l’en met devant lui et retourne cedit bouel a sa bouche ; et quant il a beu a sa voulenté, il laisse cheoir le remenant a terre. Et quant ycelluy olifant souffle, il retentist par cellui bouel plus fort que nulle buisine du monde ne porroit faire, et est celle voix grosse et terrible a ceulx qui n’en sont usagez. Item, il lui sault de la gueulle deux dents a maniere d’un sanglier, lesquelles sont tresgrandes et grosses. Et sachiés que sa grosseur ne sa grandeur ne vous sauriens [sic] nous pas bien proprement escripre, mais la lictiere qu’on lui fait pour lui gesir a bien deux piez a mains de hault et plus, et si a bien .XXV. piez de long, et de large environ douze44.
Des informations géographiques peuvent être insérées dans le récit de voyage. Le descriptif est alors subordonné au narratif. C’est le cas de ce récit du passage d’un col alpin par Georges Lengherand :
Tost après que fûmes party hors dudit grand Mertigny, nous failly tirer entre deux roches et montaignes comme aultres journées paravant, et sur la rive d’unne eauwe venant desdites montaignes nommée le Rosne, qui est tant estroicte que à grand doubte y passe ung homme de piet en prenant son cheval en main. Et de ladicte estroicte voye jusques à l’eauwe y a merveilleuse profondeur et haulteur pour y perdre homme et cheval ; et si est le regard desdictes roches et montaignes tant hault que c’est chose merveilleuse à regarder ; et que pis est, nous ayant cheminé aucun temps par icelle estroicte voye, nos chevaulx en main, trouvâmes glaches venant des eauwes qui descendent des montaignes sy merveilleuses avec l’estroit chemin, que possible n’estoit aux chevaulx de y passer ; mais fally envoyer quérir hommes marons de montaignes, pour de leurs haxes rompre la glache, pour les gens et chevaulx passer à sceureté. Et lesdicts gens et chevaulx encoires estans en ce dangier, possible ne leur estoit de tourner leurs chevaulx pour retourner dont ilz estoient venus45.
La description est parfois plus informative comme dans cet exemple où on retrouve des indications de distance entre les lieux comme dans les guides. Mais au lieu que cela soit fait sous forme de notes, le voyageur ajoute des éléments descriptifs sur les paysages traversés, en l’occurrence le désert :
De celle fontaine de Bentegena ou de Moyses vait on par dessus la montaigne de Reaquene et de là sus voist on bien le mont de Sinay et la mer Rouge. Et quant on est descendu de celle montaigne de Reaquene, l’en treuve le plain et le sablon comme par avant, qui dure demye journée sans larme d’eaue trouver. Et de là en avant treuve l’en de beaulx vallons entre deux montaignes, lesquelles, par force du soleil chault, sont aussi noires comme charbons. Et par ces vallons vait on une foiz par ces sablons, une foiz durs, une foiz molz, jusques à madame Sainte Katerine, et entre deux, par ces vallons, treuve l’en aucunes foiz des arbres portans espines, que les religieux de Sainte Katerine disent que c’est du semblable arbre et espine que Nostre Seigneur en sa Passion fust couronné. Et de ces arbres sault la droitte « gomme arabica », que les Arabes menguent sy voullentiers46.
Dans les récits les plus tardifs, le regard plus curieux du voyageur peut offrir un savoir « ethnologique », ainsi dans cet exemple observe-t-il la différence des pratiques pour les ablutions selon les catégories sociales :
Et sachiés que ainsi come au Caire a .XIJm. muscas, ainsi y va, si come il nous fut dit .XIJm. estuves qui servent a iceulx muscas, a chascun muscat son estuve. Et dient que nul sarrazin n’ose entrer en leur horatoire puis qu’il a habité a femme charnellement, qu’il ne soit avant lavés et estuvés, car leur loy le commande a ainsi faire. Et, pour ce, les plusieurs se vont laver en icelles estuves, et especialement les riches ; et les povres gens se vont laver en la riviere. Et sachiés que nous les veismes laver ; mais ilz se lavent moult dehonnestement et devant les gens47.
Ailleurs, c’est la manière différente qu’ont les femmes du Caire de se vêtir à l’extérieur et à l’intérieur de leurs maisons, et plus encore la polygamie des Musulmans aisés, qui suscitent l’étonnement du voyageur occidental :
Quand elles vont par la ville audit Kaire et ailleurs, tousjours sont à cheval ou sur asnes, jambe decha, jambe de là, et touttes couvertes d’une touaille blanche et le visage couvert d’une toule noire, tellement qu’elles voyent au travers et ne les peult on veoir, et sont en cest habit sy lourdes que jamais on ne les extimeroit belles : mais en leurs maisons se parent, et prendent autres habis de soye beaux et riches à merveilles selon la puissance et l’estat du mary ; et singulièrement en chemises de soye brochiés d’or et touailles de testes garnies de pierres, et pareillement les sollers, robes de mesmes larges et légières en fachon de homme, et portent toutes brayes maridanes. Et tousjours pour l’amour de leur mary, en la maison, sont richement parées, et hors non. Tousjours ung riche More ou ung Mamelus ont quattre femmes ou cincq, dont mésmerveilles qu’elles ne gratinnent l’un l’autre comme elles feroyent en nostre pays ; mais non font, et s’acordent le plus et le mieulx très bien ; car villains chiens sont si à luxure que chascunne nuyt n’est celle l’une après l’autre ne se treuve avec son mary. Les unes tiennent pour femme, et ne la peuvent laissier que l’argent qu’elle ont eu au commenchement ne lui demeure ; les aultres sont esclaves, et les laissent quand ilz voellent48.
Ordre et rhétorique du récit de voyage, entre itinéraire et inventaire49
Les savoirs ne sont pas transmis de la même façon dans un récit et dans une description. Dans le premier, la chronologie est au premier plan, tandis que dans l’autre, c’est l’énumération et la juxtaposition des éléments plutôt regroupés de façon thématique qui dominent. Dans les récits de pèlerinage, la chronologie est généralement respectée. Elle peut même parfois être scrupuleusement mentionnée50 et certains pèlerins, comme l’anonyme de 1480, s’efforcent de consigner le soir même leur souvenir pour être certains d’être au plus près de ce qui s’est passé51. Cela va avec l’intention même du récit de pèlerinage : pour inciter les autres à partir, il faut être le plus fidèle à l’expérience du voyageur. Mais tous les voyages en Terre sainte ne sont pas effectués pour les mêmes raisons, et l’objectif du voyage a des conséquences sur sa mise en mot. Ghillebert de Lannoy est par exemple parti en mission en 1421-1423 afin d’effectuer des repérages en Terre sainte pour le duc de Bourgogne. Son œuvre a été écrite en deux temps. Ghillebert de Lannoy aurait tout d’abord rédigé les « Rapports sur la Syrie et sur l’Égypte » et la partie relative aux pèlerinages pour les remettre aux cours de France et d’Angleterre en 1423. C’est seulement vingt-sept ans plus tard, en 1450, qu’il aurait mis par écrit ses autres voyages. L’œuvre n’a pas été rassemblée du vivant de l’auteur, c’est son chapelain qui s’en serait chargé52. La première partie53 de son œuvre est consacrée aux voyages et ambassades et se présente sous forme d’un itinéraire. On y retrouve la narration à la première personne, un récit ordonné selon des dates et les différentes étapes du voyage, mais il ne comporte ni récit de pèlerinage ni description de la Terre sainte, le pèlerinage est simplement mentionné54. La deuxième partie de son œuvre55 est consacrée, quant à elle, spécifiquement au pèlerinage, mais il mentionne les lieux saints visités sans raconter son expérience de pèlerin. Le texte commence par une formule stéréotypée qu’on retrouve dans de nombreux récits, issue probablement des guides :
Et veuillez sçavoir que, en quelconcques lieux cy après nommez où vous trouverez le signe de la croix, il y a plaine absolucion de peine et de coulpe, et, es aultres lieux nommez cy après où point n’y a le signe de la croix, il y a sept ans et sept quarantaines de pardon56.
Nicole Chareyron désigne d’ailleurs cette partie de l’œuvre par le terme de « manuel de pèlerinage57 » et l’éditeur par celui de « nomenclature des pèlerinages58 », car le voyage lui-même est passé sous silence et la relation impersonnelle se réduit à un inventaire très complet des lieux saints :
✠59- Item en la place de l’entrée de l’esglise du Saint-Sépulcre et en la moyenne de laditte place est le lieu ouquel Nostre Seigneur se reposa ung petit quant on le menoit crucefier en portant la croix.
✠- Item, en l’esglise du Saint-Sépulchre est le mont de Calvaire sur quoy Jhésucrist fut crucefiez.
✠- Item, y est le lieu où Jhésucrist fut recouchiez et oingz et enveloppé es sains lincheus.
✠- Item, y est le saint sépulchre où Jhésucrist fut ensepvely et depuis très glorieux resuscita60.
Le « manuel de pèlerinage » ne serait-il qu’un leurre pour masquer des notes d’espionnage ou bien, si on admet que cette partie est totalement indépendante du reste, la trace d’une pratique répandue : recopier pour soi l’itinéraire traditionnel que l’on emprunte à son tour ?
Enfin, une troisième partie61 est consacrée aux « Rapports », c’est-à-dire spécifiquement à l’information militaire. On peut alors lire des descriptions très précises de lieux stratégiques. Nous reproduisons celle du port de Jaffa :
Jaffe siet en la coste de Surie sur la mer, à deux cens milles près du port de Thênes par mer, et à trente milles de Jhérusalem par terre. Et est le plus prouchain port qui soit près de Jhérusalem, et fut jadis grant ville fermée, mais à présent elle est toute desrocquie, et n’y a que trois caves, où nul ne demeure, où les pélerins se logent quant ils viennent au sépulcre. Et est le païs comme plain et plat, mais le assiette de coste ville, qui fut, siet hault sur une montaigne et y feroit ou bien lieu fort. – Item, dessoubs ces trois caves y a ung petit port, fait comme par force, pour plattes et petites fustes, comme gripperies et galiottes, et à grant paine y peut une galée entrer. Et a ce dit petit port deux bouches, c’est à sçavoir, ainsy comme on y arrive, l’une, la meilleur et la plus grant, parmy zuut-west, et l’autre ost-zuut-ost. – Item, à quatre milles de parfont en la mer, il y a bon sourgissoir pour grosses nefz et là a il à le fois fons de quatre à cinq braches de parfont, mais là est elle ou dangier de tous vens venans de la marine62.
Si les connaissances du voyageur, du pèlerin et de l’espion, rassemblées dans des textes de statut différent, écrits de façon indépendante, peuvent paraître hétérogènes, c’est l’occasion pour le lecteur de découvrir une autre Terre sainte que celle des habituels guides et récits de pèlerinage.
Conclusion
On peut s’interroger sur le savoir transmis dans ces récits. Le savoir éclaté du point de vue des références et des sources, est en même temps un savoir vécu et assimilé, car le récit de voyage sert d’itinéraire de mémoire. Par-delà l’apparente répétition des faits, voire des anecdotes, il y a le désir individuel non seulement de faire l’expérience du pèlerinage, mais d’en conserver la mémoire écrite, en se mettant en scène. Quand on sait la rareté de l’écrit personnel, ce qui pourrait apparaître dérisoire est en réalité un grand pas. La construction d’un corpus de récits de voyage offre ainsi la possibilité d’interroger alors avec finesse des textes qui ne sont superposables qu’en apparence, tant il est vrai que « le promeneur, le pèlerin ou l’explorateur ne ramèneront pas les mêmes mots de leur voyage parce qu’ils ne sont pas partis chercher la même chose63 ».
Au cœur du récit de voyage, on trouve non seulement « un agent focalisateur d’expériences et de sensations64 », mais un individu qui unifie des savoirs disparates, hérités ou nouveaux, et les transmet à un lecteur qui voyagera à son tour ou restera un voyageur ou pèlerin en chambre. Il est sûr que le degré d’individuation et de conformité avec un type préexistant dépend des récits. Certains récits ne laissent pas de nous interroger et de nous passionner, comme celui du pèlerin-espion Bertrandon de la Broquière, par la qualité de son regard et sa forte présence dans le récit65. Le Livre des merveilles, toujours à la mode à l’époque, cède ici le pas à l’expérience personnelle et au vécu. Les récits de voyage de la fin du Moyen Âge témoignent à leur manière de différentes formes de restitution personnelle d’un savoir à la fois collectif et individuel.