À la fin du xviie siècle, la Corée est quasiment une terra incognita pour les Européens. On imagine le choc qu’a pu représenter la publication du Journal de Hendrik Hamel (1630-1692), traduit en français en 1670, deux ans après sa première édition en néerlandais1. Vaguement connue au temps de Marco Polo, la Corée a été redécouverte par les Portugais navigant à partir de leurs comptoirs de Malacca et Macao et qui la baptisent « Coria2 », mais ce sont les Hollandais, leurs concurrents dans le commerce en mer de Chine méridionale, qui en donnent la première description à la suite des attaques contre leurs bateaux égarés dans les eaux coréennes. Certes le pays figure sur les cartes européennes, mais comme une île : ainsi sur la carte du Japon (Iaponia) dans l’Atlas de Jodocus Hondius réédité par Jan Jansson en 16333. Quant à l’île au nom énigmatique de Quelpaert qui désigne l’actuelle île de Cheju au sud de la péninsule coréenne, elle fut d’abord appelée par ses découvreurs portugais « Ilha de Ladrones ». Ce nom hollandais de Quelpaert, qui figure sur la carte de Linschoten en 15954 mais s’impose en Europe à la suite de la publication du journal de Hamel en 1668, désigne une galiote utilisée pour la navigation dans ces parages, terme employé par analogie pour nommer cette île vue de loin mais jamais abordée5. De ce pays lointain et mystérieux pour un regard occidental, Hendrik Hamel va se faire le premier descripteur à l’occasion du naufrage qui jeta son navire marchand, le Sperwer (Épervier), sur les côtes de Cheju en 1653 et l’amena à être retenu pendant treize ans en Corée, jusqu’à son évasion en 1666.
Car la Corée, c’est-à-dire le royaume de Chǒson, était, comme tout l’Extrême-Orient au milieu du xviie siècle, un pays fermé n’entretenant des relations commerciales a minima qu’avec les deux puissants empires voisins, le Japon et la Chine. Le premier, en pleine unification autour de Tokugawa Iyeyasu, avait envahi et dévasté la Corée dans l’espoir de conquérir la Chine lors des deux campagnes militaires de 1592 et 15986 et, après avoir instauré le nouveau régime du shogunat qui définit l’époque d’Edo – de 1600 jusqu’à l’ouverture du pays et la restauration de Meiji en 1868 –, avait décrété en 1641 une politique de stricte fermeture du pays, chassé les Portugais et persécuté les chrétiens7. En Chine, les « Tartares », à savoir les Mandchous, avaient attaqué le royaume de Corée, allié de la dynastie Ming, en 1627 et 1637 et lui avaient imposé un traité d’allégeance en 1638, emmenant en otage des milliers de Coréens dont les deux princes héritiers, pour finir par renverser la dynastie Ming en 1644 et établir la dynastie Qing. Prise entre ces deux grands empires en pleine refondation, le royaume de Chosǒn (1392-1896) connaît sous les rois Hyojong (1649-1659) et Hyǒnjong (1659-1675) une période difficile de son histoire8. Aussi les étrangers étaient-ils logiquement perçus comme de potentiels envahisseurs menaçant l’équilibre précaire d’un royaume dominé qui se réfugiait dans l’autarcie pour survivre. Or, au même moment, l’empire commercial hollandais à son apogée9, représenté en Asie par la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales, créée en 1602 et implantée à Batavia – l’actuelle Jakarta en Indonésie –, avait évincé les Portugais du Japon devenus hostiles aux kirishitan, mot désignant les catholiques prêchés par les missionnaires jésuites portugais, et avait obtenu en 1639 le monopole du commerce par l’intermédiaire du comptoir hollandais installé sur l’île artificielle de Deshima en baie de Nagasaki, initialement préparée pour les Portugais. Le gouvernement japonais considérait donc à ce titre la Hollande comme un pays tributaire tout comme la Corée dont les relations commerciales dépendaient du seigneur (daimyo) de Tsushima. Ainsi, en s’échouant en territoire coréen, Hamel et ses compagnons avaient-ils été lancés à leur corps défendant par la fortune de mer au beau milieu d’une situation géostratégique tendue où ils risquaient leur vie ou demeuraient sans espoir de retour dans leur pays. À la suite de la rocambolesque évasion de Hamel, le rapport qu’il rédigea à son retour, sur ordre des directeurs de la Compagnie, se lit comme le récit d’une aventure, mais aussi, du fait même de sa précision administrative, comme une enquête détaillée sur un pays inconnu. Mais tout aussi surprenante est l’aventure de la publication elle-même qui a transformé un rapport administratif confidentiel en une relation de voyage fascinante pour le grand public au point de devenir, pour deux siècles, le seul document authentique disponible sur la Corée.
L’écriture d’une aventure authentique
Le titre choisi par l’éditeur dans l’original hollandais, Journal d’un voyage malheureux10, et plus encore celui de la traduction française, Relation du naufrage d’un vaisseau holandois, renvoie au récit d’une aventure extraordinaire, rapportée chronologiquement par le témoin qui l’a vécue, comme l’indique le souci de précision des dates. Là où le « journal » insiste sur le récit au jour le jour en indiquant en manchette la succession des mois et des années, la « relation » veut rendre compte des informations données à l’occasion du voyage, telle la Description du royaume de Corée qui suit le récit des aventures des naufragés :
Relation, se dit plus particulierement des adventures des Voyageurs, des observations qu’ils font dans leurs voyages11.
Relation. Livre de voiage qui raconte les particularitez les plus-remarquables d’un païs, les mœurs, et les coutumes de ses habitans avec l’histoire naturelle et géographique de la contrée12.
L’aventure de Hamel et de ses compagnons d’infortune a l’authenticité d’une expérience extraordinaire : ce qui aurait dû être un voyage de routine s’est terminé par un naufrage. Hendrik Hamel, né à Gorcum (actuelle Gorinchem) en 1630, engagé comme marin et canonnier dans la Compagnie néerlandaise des Indes orientales en 1650, était arrivé à bord du Vogelstruijs (Autruche) à Batavia, son quartier général, le 4 juillet 1651 et il avait été promu subrécargue du Sperwer (Épervier), chargé de la gestion administrative, de la comptabilité et de l’envoi des rapports à la Compagnie. Le yacht Sperwer était un vaisseau léger à 3 mâts, servant à la reconnaissance et au transport de petites cargaisons ainsi que des passagers, et il avait déjà effectué cinq voyages aux Moluques, en Inde et en Perse avant que, revenu à Batavia, il ne fasse route le 18 juin 1653 pour l’île de Tayouan au large de Formose (actuelle Taïwan) afin d’y transporter le nouveau gouverneur et une troupe de 50 soldats pour renforcer la garnison du fort Zeelandia contre les pirates chinois13. À Formose, le Sperwer est réquisitionné pour assurer le transport de marchandises vers le comptoir hollandais de Deshima afin de suppléer à la perte d’un navire jamais parvenu à destination. Ce qui devait être un bref aller et retour avant un nouveau voyage en Perse finit par un naufrage dans une région qui, deux siècles et demi plus tard, servira de cadre au Typhon de Joseph Conrad. Pris dans une tempête saisonnière habituelle en ce mois de juillet, le navire dérive et s’échoue le 15 août sur l’île de Cheju dans un naufrage qui fait 28 morts, dont le pilote, et laisse 36 survivants. Tous les événements sont rapportés par le Journal de Hamel qui consiste en un rapport détaillé commandé par la Compagnie afin d’établir les faits et de tenir le registre de la cargaison perdue. Sans ce rapport et sans l’évasion de Hamel, ce savoir sur un royaume inconnu des Européens n’aurait jamais pu être transmis à l’extérieur de la Corée. Mais cette aventure pleine d’enseignements a failli ne jamais être diffusée car le Journal était un rapport administratif confidentiel à la seule destination des gouverneurs de la Compagnie dont la fuite inexpliquée d’une copie auprès des libraires hollandais bien avant le retour de Hamel en Hollande est à l’origine. C’est donc un double concours de circonstances, l’évasion de Hamel et la fuite de son manuscrit, qui nous vaut la divulgation de son expérience, laquelle constitue déjà par elle-même une aventure extraordinaire.
Dans son Avertissement au lecteur, le traducteur français Minutoli prend soin de souligner l’authenticité de la relation qu’il oppose à la fiction utopique de Pinés, dont même l’auteur, apparemment hollandais, est d’authenticité douteuse14 :
Dans la crainte que j’ay que cette Relation ne soit aussi suspecte que celle de Pinez, je croy estre obligé de dire, qu’elles n’ont rien de commun que d’estre venuës toutes deux à Amstredam [sic] en une année l’une de l’autre, par les Flotes des Indes Orientales. Mais quoy que celle de Pinez, soit arrivée la premiere, on n’a pû toutefois découvrir personne qui ayt esté dans l’Isle dont elle parle, non pas mesme l’Autheur de cette fiction. Au lieu que les huit hommes qui se sont sauvez de nostre Naufrage, non seulement sont en Holande, mais diverses personnes dignes de foy les ont entretenus. Dailleurs, le Secretaire du Vaisseau qui a fait ce journal, n’avance rien dans la Description de l’estat present du Royaume de Corée, qui ne s’accorde avec ce qu’en a écrit Palafox, & ceux qui ont traitté de l’invasion des Tartares15.
Minutoli fait ici allusion à l’ouvrage de l’évêque espagnol et vice-roi de Nouvelle-Espagne Juan Palafox y Mendoza (1600-1659) dont l’Histoire de la conqueste de la Chine venait de paraître cette même année 1670 en espagnol et en traduction française par le sieur Collé16. Mais là où Palafox, depuis le Mexique, avait travaillé de seconde main à partir des relations qui lui étaient parvenues des Philippines, le rapport de Hamel relève d’une stricte autopsie, ce dont témoigne la focalisation sur la première personne du pluriel, premier mot d’un récit (« Nous partîmes du Texel sur le soir du 10 de Janvier de l’année 165317 ») qui s’achève sur le recensement de ses compagnons revenus de Corée18, dont deux, Mattheus Eibokken et Benediktus Klerck, serviront directement d’informateurs à Nicolas Witsen, bourgmestre d’Amsterdam et un des directeurs de la Compagnie, pour rédiger sa propre compilation sur la Tartarie, Noord en Oost Tartarye (1692)19.
De fait, le Journal de Hamel constitue une mine d’informations inédites glanées de première main par des naufragés qui se sont, nolens volens, intégrés à la société coréenne qu’ils étaient censés ne jamais quitter en raison de l’isolationnisme du pays. Ce fut le cas de leur compatriote Jan Jansz Weltevree (né en 1595) qui, naufragé en 1627, passa toute sa vie en Corée avec le nouveau nom de Pak Yǒn, enrôlé dans la garde royale et marié, ayant presque oublié sa langue maternelle. C’est lui qui sert de guide et de mentor aux naufragés avec lesquels les Coréens souhaitent communiquer sur le rivage de l’île de Cheju et qui leur transmet l’information essentielle que tout retour était impossible :
[…] il nous apprit qu’il demeuroit dans la Capitale du Royaume de Corée, d’où le Roy l’avoit dépeché, pour sçavoir quelles gens nous estions, & qui nous avoit amenés sur ses terres. Il ajoûta que pendant son long sejour en Corée, il avoit souvent demandé congé au Roy de pouvoir passer au Japon, sans avoir jamais pu obtenir d’autre réponse, sinon, qu’il ne falloit point s’y attendre à moins que d’avoir des ailes & de voler jusques-là. Que la coustume de cette Cour estoit de retenir tous les estrangers qui se trouvoient dans leur païs, mais du reste qu’on ne leur laissoit manquer de rien, leur fournissant des vivres & des habits, pendant toute leur vie20.
Ainsi les naufragés se voient promis au même destin que leur prédécesseur et sont à leur tour emmenés à la capitale et enrôlés dans la garde royale dans l’espoir que leur talent militaire au mousquet et au canon permette à l’armée coréenne de faire la différence en cas de nouvelle attaque ennemie. Mais le plan coréen d’intégration ne fonctionne pas comme prévu : les Hollandais rêvent d’évasion, et deux d’entre eux profitent au printemps 1655 de la venue d’un envoyé mandchou pour l’avertir de leur existence dans l’espoir de pouvoir rentrer chez eux. Mais, craignant que les Mandchous avertis de la présence des Hollandais ne réquisitionnent leurs canons, les Coréens soudoient l’envoyé pour qu’il garde le silence et arrêtent les deux fugitifs, qui meurent mystérieusement en prison. Ainsi les naufragés sont exilés l’année suivante à l’extrémité sud de la péninsule, dans la garnison de l’armée du sud dans la province du Chǒlla : certains épousent des Coréennes et fondent une famille. Lorsqu’ils quittent la garnison au printemps 1663, seuls 22 sur 33 ont survécu. Ils sont alors séparés en trois groupes : cinq à Sunch’ŏn, cinq à Namwŏn, tandis que douze dont Hamel restent dans la base navale de Chwasuyong, située près de l’actuelle Yŏsu, où celui-ci se gagne l’amitié du gouverneur Yi Tobin21. C’est paradoxalement leur parfaite insertion dans la société coréenne qui va faciliter leur évasion, jamais perdue de vue. Ils acquièrent un petit bateau de pêche et commencent à naviguer le long de la côte avant de partir à huit la nuit du 4 au 5 septembre 1666. Ignorant où ils se trouvent, c’est par un heureux hasard qu’ils sont arraisonnés par un navire japonais et envoyés auprès du daimyo de Tsushima qui les interroge pour s’assurer qu’ils ne sont pas « chrétiens », puis transférés à Nagasaki où ils arrivent le soir du 13 septembre au comptoir hollandais de Deshima. Le gouverneur japonais de Nagasaki leur demande de répondre à une liste de 54 questions22, moins pour se renseigner sur la Corée que pour établir définitivement qu’il s’agit bien de naufragés égarés et non de missionnaires catholiques clandestins. Les rescapés séjournent un an à Deshima le temps de régler le désaccord diplomatique entre le Japon et la Corée, temps mis à profit par Hamel, désormais l’officier le plus gradé et de surcroît secrétaire de bord, pour rédiger le rapport détaillé exigé par la Compagnie23. Ce dernier s’achève avec le retour à Batavia (octobre 1667) puis à Amsterdam où ils arrivent le 20 juillet 1668, pleins de pensées pour leurs huit compagnons restés en Corée. Au terme de tractations diplomatiques entre la Corée et le Japon au cours desquelles la Hollande est réaffirmée pays tributaire du Japon, ces derniers, sauf un qui décidera de rester en Corée, seront renvoyés à Nagasaki où ils arriveront le 16 septembre 1668 avant de regagner la Hollande en juillet 1670. Le rapport de Hamel fut remis au gouverneur général de Batavia qui en fit faire des copies et l’envoya aux archives de la Compagnie à Amsterdam en 1668.
Rédigé à Deshima entre septembre 1666 et octobre 1667, le Journal est donc d’abord le récit sensationnel d’un naufrage, d’un séjour forcé dans un autre univers culturel et d’une évasion. Il insiste sur les particularités du début et de la fin de l’aventure extraordinaire qui a fait dérailler la routine d’une mission marchande, présentant nombre d’éléments du roman d’aventures qui délecte les lecteurs des romans baroques. Il souligne la volonté constante de s’enfuir, réaffirmant ainsi après treize années de captivité la loyauté indéfectible des marins envers la Compagnie au moment où ceux-ci s’apprêtaient à demander le paiement de leurs arriérés de salaire. Dans cette optique et conformément au règlement de la Compagnie, ce rapport circonstancié, marqué par le souci de la précision temporelle et de l’exactitude quantificatrice, doit servir de pièce à conviction pour établir la loyauté des marins dans la protection de la cargaison, dont une partie (moins les canons) leur sera restituée par les Coréens en respect des traités avec le Japon. Mais le Journal proprement dit se prolonge par une seconde partie synchronique intitulée Description du Royaume de Corée, formant une description ethnographique complète d’un pays inconnu et désormais mis sous la lumière pour la Compagnie.
Un rapport informatif
L’aventure extraordinaire est ainsi relatée par un secrétaire, porte-parole d’un collectif qui ne se met pas en avant ni ne tente d’héroïser son récit, et soucieux de rendre compte et de détailler minutieusement les faits et coutumes dont il a été témoin direct, en une sorte d’idéal du récit didactique. En particulier la description détaillée du royaume de Corée, de son organisation politique et sociale et de ses coutumes est en tous points conforme à la demande de la Compagnie qui avait à cette fin édicté pour ses employés un mémoire leur spécifiant les points à traiter dans leurs rapports administratifs. Ce Memorandum pour les marchands et autres officiers : matières auxquelles ils doivent porter attention en écrivant leurs rapports spécifiait sept chapitres à traiter : les caractéristiques géographiques du pays, le type de gouvernement, le commerce, les produits agricoles, la présence de puissances ennemies, la position de la Compagnie et tout ce qui pourrait être important, chaque chapitre étant divisé en sujets et questions, afin de produire des rapports homogènes sur les pays avec lesquels la Compagnie avait vocation à commercer24 car il s’agissait avant tout d’annexer une région du monde à la cartographie européenne et d’enrichir sa géographie à des fins d’exploitation marchande, qui constituait déjà le moteur de cette première mondialisation. C’est donc l’injonction bureaucratique qui nous vaut ce rapport détaillé tout à fait conforme au programme édicté par la Compagnie au début du xviie siècle, plan lui-même dérivé de la rhétorique des arts apodémiques de la Renaissance qui indiquait quelles choses observer et comment les décrire25.
De fait, Hamel va suivre minutieusement le plan réglementaire pour produire un rapport modèle parcourant successivement la géographie, les ressources naturelles – faune et flore –, l’organisation de l’armée – qu’il connaît de l’intérieur – avec les soldats, la marine, les officiers de la cour, les impôts et la corvée, la justice, les supplices, les moines, les maisons, les « cabarets », le mariage et la polygamie, l’éducation des enfants nobles, les examens officiels, le deuil – tous items d’une importance centrale en pays confucianiste26 –, le caractère de la nation et ses défauts, les relations commerciales avec Tsushima et Pékin, les échanges – la monnaie et le troc de riz et autres denrées – et l’écriture, pour finir par la description du cortège royal – dont il a fait partie lors de son séjour dans la garde – et la soumission du roi envers l’envoyé de Tartarie. Ainsi l’aventure extraordinaire en terre inconnue peut-elle être rationalisée par la contrainte d’une topique émanant d’une rhétorique administrative, qui transforme le récit d’aventure et de découverte en une description rationnelle conforme à des passages obligés attendus dont le rapport cherche à cocher toutes les cases. De la même manière, la troisième pièce du dossier, demeurée confidentielle et inédite avant le xxe siècle, le rapport d’interrogatoire à Nagasaki, avec ses questions récurrentes et croisées qui veulent tendre un filet à la vérité pour bien s’assurer des intentions non prosélytes des naufragés, procède du même souci d’exhaustivité et d’une semblable intention de ne rien laisser dans l’ombre. Ce rapport d’interrogatoire non publié retranscrit pour la Compagnie les questions et les réponses de Hamel dans des notes prises à chaud, en style négligé qui fait ressortir par contraste le style formel du rapport officiel. Entre la Compagnie des Indes néerlandaises et les nations d’Extrême-Orient (Corée, Chine et Japon), on assiste ainsi à la rencontre de deux bureaucraties procédurières et hiérarchisées, somme toute pas si éloignées dans leur fonctionnement strictement régulé et normé.
Car la rencontre d’un peuple inconnu se joue ici sur un mode bien différent de celle des « premières nations » amérindiennes nomades et de culture orale. En Extrême-Orient les autochtones peuvent se permettre d’inverser le rapport de domination symbolique, comme en témoigne l’anecdote rapportée par Hamel de l’audience royale où, après ne leur avoir laissé aucun espoir de jamais pouvoir retourner chez eux, le roi demande aux Hollandais d’exécuter devant lui des danses de leur pays :
Ensuite il nous commanda de faire en sa presence, les choses que nous sçavions le mieux, comme de chanter, de danser & de sauter à nôtre mode, puis il nous fit donner à manger assez bien à leur maniere, & distribuër aussi à chacun deux pieces de toile pour nous habiller à leur mode. […] La plus part des Grans amoureux de la nouveauté, nous invitoient à manger chez eux, pour nous faire faire exercice à nostre maniere, & pour nous faire tirer des armes & dancer27.
Il s’agit bien en effet d’une acceptation par le pays hôte et non d’une colonisation par les Européens d’une nation moins avancée technologiquement. En présence d’un État bureaucratique centralisé et ancien, reposant sur une tradition écrite savante et érudite assise sur une civilisation millénaire, les marins hollandais sont à leur tour des objets de curiosité pour les Coréens. À cet égard, il est intéressant de lire le passage, obligé pour tout récit viatique, de la rencontre avec l’autre dans la version coréenne de l’épisode, l’annonce du naufrage d’un navire étranger rapportée par le préfet de Cheju Yi Wǒnjin et conservée dans les archives royales :
Kwǒn Kukchung, le chef de Taejǒng, et No Chǒng, magistrat, ont été envoyés avec des soldats pour inspecter la situation mais n’ont pas pu apprendre de quel pays il venait. Le navire s’est abîmé en mer. Trente-huit hommes s’en sont sortis vivants. Leur langue était incompréhensible et leur écriture étrange elle aussi. Dans la cargaison du navire se trouvent beaucoup de plantes médicinales, des peaux de daims et d’autres objets. Il y a 94 ballots de bois aromatique (putchuk), quatre cruches de camphre de Bornéo et 27 000 peaux de daims. Les hommes ont les yeux bleus, de grands nez, des cheveux blonds et de courtes barbes, bien que certains aient la barbe rasée avec seulement la moustache qui reste. Quant à leurs manteaux, ils sont longs et atteignent la cuisse en quatre couches ; le revers est sur le côté, les manches courtes. Le vêtement du bas est plissé, un peu comme une jupe28.
Le rapport d’altérité ainsi inversé fait percevoir le regard de l’autre, qui nous est si souvent dérobé dans les récits viatiques vers les cultures orales, et laisse apparaître les similitudes d’approche, telle que l’exactitude minutieuse avec laquelle le rapport coréen est constitué dans ses précisions factuelles. Mais, simple secrétaire de bord devant rendre des comptes à ses employeurs, Hamel n’a pas la perspective réflexive de l’anthropologue ni l’éducation lettrée des missionnaires jésuites ou des mandarins coréens, de sorte que son point de vue reste centré sur son environnement immédiat29 – la garnison coréenne dans un pays fermé, à la vie rude, en pleine période de famine liée au petit âge glaciaire et soumis aux deux puissants empires voisins. Malgré ses limites dues à l’absence de perspective élargie, le Journal de Hamel, organisé selon un cahier des charges précis, alimenté par des informateurs coréens souvent de haut rang comme Yi Wǒnjin, le préfet de Cheju30, ou le commandant de la base navale du Chǒlla, Yi Tobin31, constitue une enquête en immersion pendant treize ans et offre un document de première main sur la découverte de l’autre, sa société et ses mœurs. En outre du fait de sa condition d’étranger, Hamel a la chance de faire des expériences auxquelles aucun Coréen de sa condition n’aurait eu accès – ni aucun Européen dans son propre pays – comme de rencontrer le roi ou de converser avec de hauts fonctionnaires. L’aventure de Hamel semble ainsi rejouer, mais à une échelle plus modeste et avec une tout autre issue, celle du premier Anglais au Japon, William Adams (1564-1620), officier de marine britannique engagé dans la marine marchande hollandaise en 1598, naufragé au Japon en 1600 et devenu le conseiller du shogun Tokugawa Iyeyasu avec le titre de samouraï32. C’est d’ailleurs Adams qui, en discréditant les jésuites, ouvre la voie à la mise à l’écart des Portugais et à la fortune du commerce hollandais au Japon. Moins réussie mais à sa manière tout aussi romanesque, l’expérience étonnante de Hamel ne pouvait qu’attirer l’attention des éditeurs.
Du manuscrit à l’imprimé : l’aventure d’une écriture
L’absence de toute mise en scène, pourtant attendue dans les récits de voyage33, donne une grande neutralité à un récit sans merveilleux qui ne contient aucune anecdote plaisante ou tragique, voire monstrueuse, sur le mode du conte gaulois ou de l’histoire tragique qui viendrait « embellir » la narration34. Or ce qui aujourd’hui constitue un gage d’authenticité et de véridicité irremplaçable risquait à l’époque de n’être pas assez divertissant. Dès lors que le public habituel des récits de voyage ignore tout de cet autre monde décrit pour la première fois, les éditeurs qui s’emparent du Journal manuscrit vont se permettre quelques interventions pour s’employer à vendre cette histoire. On ne sait pas comment ce rapport confidentiel a pu parvenir aux libraires amstellodamois mais comme plusieurs copies ont été faites du manuscrit, on peut imaginer que l’une d’entre elle leur a été transmise en 1668 alors que Hamel demeurait encore à Batavia35. La nature même de l’aventure exotique des Hollandais naufragés, puis évadés d’une prison sans barreaux, la rapproche du genre à la mode du récit de naufrage et de capture36, d’autant qu’au naufrage, traditionnel dans le roman d’aventures depuis les Éthiopiques d’Héliodore, s’ajoute le cas particulier de la fiction de l’île dont, un demi-siècle plus tard, Defoe écrira le chef-d’œuvre avec Robinson Crusoe (1719), inspiré de l’histoire réelle d’Alexander Selkirk37. Nul doute que le Journal de Hamel, traduit en anglais par John Churchill en 1704 à partir de la version française de Minutoli, aura nourri cet imaginaire de l’île déserte.
Mais, pour exploiter le potentiel romanesque du récit d’aventures exotiques mis à l’arrière-plan du rapport didactique, les éditeurs vont se livrer à une série de modifications plus ou moins importantes. Sur les trois éditions parues en 1668-1669, aucune n’a été établie avec l’accord de l’auteur qui ne reviendra en Hollande qu’en 1670. La première (Van Velsen, Amsterdam, 1668), qui connaît deux impressions, omet la Description du royaume de Corée. La deuxième (Stichter, Rotterdam, 1668) la donne et passe commande de gravures pour illustrer, outre le frontispice représentant le Sperwer, les moments les plus sensationnels du Journal, rehaussant ainsi la part d’aventure qu’il contient : le naufrage, la rencontre avec les Coréens, les châtiments corporels, la navigation de l’île vers la péninsule, l’audience royale, la corvée de bois, l’évasion en bateau de pêche, la rencontre de la flotte japonaise. Mais, faute de rien connaître de la Corée, le graveur a représenté ses vignettes de manière idéalisée à l’occidentale, les costumes des personnages, les navires et les maisons à la mode hollandaise – et en particulier la figure occidentalisée du roi portant un sceptre et revêtu d’un manteau d’hermine. Ce discours de l’image parallèle à celui du texte introduit ainsi une première distorsion, non seulement en insistant sur les péripéties saillantes du roman d’aventure, loin de la routine des treize années de séjour, mais encore en donnant une image irréaliste de l’Extrême-Orient. On note également une distorsion textuelle entre le manuscrit et la relation publiée car celle-ci laisse entendre que les Hollandais ont tout de suite pu quitter Deshima pour revenir à Batavia tandis qu’ils y ont été retenus un an par le gouverneur de Nagasaki :
Cependant le Gouverneur de Nanguesaky qui nous vouloit garder un an, nous fit mener devant luy le vingt-cinquième du mesme mois, & aprés nous avoir examinés tout de nouveau, il nous rendit au Directeur de la Compagnie, qui nous fit loger chez luy, d’où nous partîmes quelques jours aprés pour Batavie38.
Ce détail sensible qui ressortit au règlement diplomatique du litige entre Corée et Japon paraît ici bien plutôt témoigner du désir du libraire de hâter la fin heureuse du récit par une évasion plus spectaculairement encore couronnée de succès.
Mais c’est la troisième édition (Saagman, Amsterdam, sd. [c. 1669]) qui va aller le plus loin dans la fabrication, jusqu’à manipuler le texte lui-même. Saagman, éditeur à succès de récits de voyages, disposait dans son catalogue de gravures d’animaux exotiques, éléphants, autruches et autres crocodiles dont il se servit pour rehausser la couleur locale conjecturale en l’absence de toute source sur la Corée39. Pour motiver ces gravures, il va ensuite falsifier la description de la faune locale par Hamel en interpolant un passage sensationnel sur les crocodiles mangeurs d’enfants :
Nous n’y avons point veus d’Elefans, mais on y void des Kaymans ou Crocodiles de differente grandeur, qui se tiennent dans les Rivières. Leur dos est à l’épreuve du mousquet, mais ils ont la peau fort tendre sous le ventre. Il s’en trouve qui ont dix-huit à vingt aulnes de long, la teste large, le groin de pourceau, la geule fenduë jusqu’aux oreilles, l’œil perçant, mais fort petit, les dents blanches & fortes, rangées comme celles d’un peigne […] ils mangent également la viande & le poisson, & sont frians de char humaine, les Coresiens nous ont souvent dit, qu’on avoit trouvé une fois trois petits enfans dans le ventre de l’un de ces Crocodiles40.
Il va de soi que la légende des trois enfants engloutis par le monstre en Corée n’a jamais existé que dans l’imagination de l’éditeur pour le plus grand plaisir des lecteurs. La traduction française de Minutoli, qui recourt aux deux dernières éditions hollandaises, va ainsi perpétuer l’interpolation que John Churchill, traduisant à son tour en 1704 le Journal en anglais d’après Minutoli41, achève de diffuser dans toute l’Europe. Hamel, repris par Nicolas Witsen en 1705, reste ainsi pendant deux siècles la source de toute description de la Corée dont il fixe la vulgate42.
En France, outre sa réédition en 1732 dans le Recueil de voyages au Nord43 et l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost en 174844, le Journal est pillé par l’abbé Delaporte qui, dans Le Voyageur français (1768), s’attribue le texte de Hamel pour faire croire qu’il est allé lui-même en Corée45, et par la Nouvelle Géographie universelle de William Guthrie (1803) ou encore l’Abrégé de l’histoire générale des voyages de La Harpe (1822). Mais au-delà de ce détail anecdotique, c’est l’idée générale qui ressort du récit de Hamel, celle d’un pays clos sur lui-même, qui inspirera la célèbre formule de « royaume ermite » à William Elliot Griffis, éducateur au Japon et auteur de nombreux livres sur la culture japonaise, dans son livre Corea, the Hermit Nation (1882)46. Dans les années 1880, stigmatiser la Corée comme un « royaume ermite », autrement dit un pays fermé et arriéré, induisait un jugement de valeur péjoratif au moment où la Corée allait devoir s’ouvrir sous la pression des grands empires à leur apogée – comme la Grande-Bretagne, la France et la Russie – ou en devenir, comme les États-Unis et le Japon, qui finira par l’annexer. Dans sa compilation, Griffis lui-même, travaillant toujours d’après Du Halde et la traduction anglaise de Hamel, contribue à répandre la fable des crocodiles que l’on retrouvera jusque dans le manuel scolaire de Lucien Lanier en 1893, qui parle de la Corée comme d’un pays infesté d’alligators47, rendant ainsi un hommage involontaire à la falsification de l’éditeur hollandais du xviie siècle. À l’inverse de Griffis qui n’était jamais allé en Corée, Hamel qui en revenait avait un point de vue de l’intérieur et sa relation demeura pendant deux siècles le seul document de première main disponible en Occident, en attendant les lettres des missionnaires français du xixe siècle ou le récit illustré paru dans Le Tour du monde de 1873 sous la plume et le pinceau de Henri Zuber, officier de marine et peintre, qui y relatait son contact avec la Corée à l’occasion de l’expédition militaire de l’amiral Roze en 186648. Véritable lieu de savoir jusqu’à la fin du xixe siècle49, le Journal de Hamel, rétrospectivement corroboré par les archives coréennes ouvertes au xxe siècle, a contribué à lever un coin du voile sur un pays fermé aux Européens.
Il a donc fallu tout un concours de circonstances pour que le naufrage d’un petit navire marchand hollandais sur une île au sud de la péninsule coréenne donne lieu à la première description détaillée en langue occidentale d’un pays fermé : la survie et l’évasion de son auteur au terme d’une immersion de treize ans au cours desquels il a traversé tous les milieux, du peuple à la Cour, dans un pays qui, pour lui être devenu familier, lui est toutefois demeuré étranger, créent ainsi la balance exacte entre assimilation et sentiment d’étrangeté pour une enquête détaillée commanditée par la demande bureaucratique de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. À mi-chemin entre deux postures extrêmes, celle de Pak Yǒn, né Weltevree, entièrement assimilé au point de désapprendre sa langue maternelle et totalement indifférent à la transmission de ses connaissances à son pays d’origine, et celle des compilateurs successifs qui écrivent de seconde main sur un pays où ils ne sont jamais allés, Hendrik Hamel a pu ainsi transmettre, à ses directeurs d’abord puis au public par la fortune de l’édition, un savoir inédit tiré d’une attestation personnelle de première main et rédigé avec la probité méticuleuse qu’exige sa nature de rapport administratif sincère. Auteur involontaire d’une transmission à un large public que le relateur n’avait pas anticipé, Hamel, qui ne se met jamais en avant, ne tente aucunement d’embellir une matière extraordinaire pourtant propice à un roman d’aventures. De son rapport qui donnait de la Corée – alors dans un creux de son histoire – l’image d’un pays pauvre et sans grand intérêt pour les échanges internationaux, la Compagnie déduira qu’il n’y avait pas lieu de chercher à développer des relations commerciales qui dépendaient entièrement des Japonais avec lesquels elle avait tout intérêt à ne pas se brouiller. Mais, par la fortune de sa publication, le Journal allait ouvrir l’imaginaire des Européens en annexant à la carte du monde ce pays lointain encore ignoré d’eux, élargissant ainsi de façon accidentelle le champ de leur savoir.