Claude Lévi-Strauss voyait dans le Voyage de Jean de Léry (1578) le « modèle d’une monographie d’ethnologue1 ». Malgré les différents relais d’information qui, au moment du voyage puis lors de la rédaction du texte, commençaient déjà à élaborer une véritable « vulgate » brésilienne, Léry aurait su toujours « s’émerveiller de choses inouïes2 » et « conserve[r] intacte sa capacité de voir3 ». Le voyageur avait pourtant senti, au moment de la mettre en mots, à quel point l’expérience était fragile et peu susceptible d’être transmise au lecteur européen :
Combien que durant environ un an, que j’ay demeuré en ce pays-là, je aye esté si curieux de contempler les grands et les petits, que m’estant advis que les voye tousjours devant mes yeux, j’en auray à jamais l’idée et l’image en mon entendement : si est-ce neantmoins, qu’à cause de leurs gestes et contenances du tout dissemblables des nostres, je confesse qu’il est malaisé de les bien representer, ni par escrit, ni mesme par peinture. Par quoy pour en avoir le plaisir, il les faut voir et visiter en leurs pays4.
Sans doute, en 1578, manquait-il un savoir à l’horizon duquel dire et lire le Tupinamba tel qu’il avait été vécu. Mais la remarque de Léry ne touche pas uniquement à la difficulté de traduire les réalités « inouïes » : elle met en perspective l’effort de mémoire que suppose le passage au texte, et la difficulté à ramener de là-bas un monde pourtant longtemps côtoyé, sans en ternir l’image. Comment déplacer l’expérience ? Comment faire retour, intellectuellement et physiquement ? Comment donner à (sa)voir ?
De Léry à Humboldt, ces questions traversent l’histoire du voyage savant et de son écriture, avec parfois pour conséquence une impossibilité à mettre en forme, voire même, avant cela, à saisir l’altérité du territoire visité. Le voyage devient alors le lieu paradoxal d’une expérience sans résultat dont témoignent, au mieux, quelques vestiges manuscrits qu’aucun fil narratif ne permet de relier avec certitude. Dans le cadre d’une enquête sur ces « voyages sans livre5 », on tentera d’analyser ici certains problèmes épistémologiques et méthodologiques typiques de la mission scientifique, pour se pencher ensuite sur la frontière ténue qui sépare l’expérience viatique à proprement parler du séjour, voire de l’exil savant.
Cette réflexion prendra comme point de départ quelques lettres que Joseph de Jussieu (1704-1779), médecin-botaniste de l’expédition française chargée en 1735 de mesurer l’arc du méridien à l’Équateur6, adresse à ses frères Antoine et Bernard de Jussieu entre 1735 et 1736. Sa mission est peu claire : l’Académie des sciences attend prioritairement un travail de récolte de curiosités naturelles, de recensement de la botanique américaine et d’investigation sur la pharmacopée7 ; les autorités espagnoles espèrent pour leur part bénéficier des compétences du jeune médecin8. Celui-ci ne pouvait se douter qu’il résiderait en Amérique jusqu’en 1771, rentrerait en France malade et sans résultats, ne laissant à l’histoire qu’un corpus de lettres adressées à Paris, quelques journaux manuscrits peu lisibles, des dessins et des documents épars, auxquels on peine à attribuer le statut d’œuvre à proprement parler9. L’historiographie n’a pas ignoré le « cas Jussieu », bien au contraire, mais la plupart des études qui lui sont dédiées l’envisagent dans la perspective d’une reconstitution de l’expérience américaine, soit en termes d’itinéraire10, soit afin d’en dresser le bilan scientifique11. Ce faisant, on tente de remplir des vides, de donner corps à un ensemble d’indices fragmentaire, dans la logique d’une narration – viatique ou savante. Cette volonté est encouragée par l’espoir, depuis le retour de Joseph de Jussieu en 1771, de retrouver en Amérique un ouvrage monumental auquel il aurait travaillé toute sa vie, mais qu’il aurait confié à son départ à des amis négligents12. Ce manuscrit perdu, qu’il ait existé ou non, agit comme l’horizon mythique d’une configuration narrative à laquelle l’historien se devrait de donner une forme achevée – négligeant paradoxalement, en cela, le contenu réel des textes laissés par Joseph de Jussieu. Qu’écrit le savant depuis l’Amérique ? En quels termes ? Seul Neil Safier, dans une étude remarquable focalisée sur une lettre d’avril 1748 marquant explicitement le découragement du savant, s’interroge sur les différents facteurs qui peuvent « contrecarrer » l’entreprise cognitive13. Dans une perspective similaire, on tentera ici de reconfigurer les conditions de la production du savoir auxquelles dut se confronter Jussieu, mais également, en s’attachant à la logique des textes, d’examiner les stratégies qu’emploie le voyageur pour mettre à distance ou détourner la mission qu’on attend de lui : progressivement, Jussieu renonce en effet à transmettre son expérience14. Que faire de ce voyageur silencieux, et bien souvent invisible, dont on perd parfois la trace pendant plusieurs années ? Cette aporie du voyage nous contraint à repenser à la fois l’exercice de communication qu’implique une pratique déplacée de l’activité savante, et les schémas de lecture littéraires et historiques qui en régissent l’analyse. Il s’agit de changer la perspective à partir de laquelle on cherchera les résultats du voyage : conçus non plus sous la forme d’une continuité narrative ou d’observations positives, ils émergeront peut-être de l’enquête sur ce qui en empêche la formulation.
Les devoirs du voyageur
Les premières lettres de Jussieu témoignent d’une conscience aiguë des formes de l’écriture viatique, et d’un certain plaisir à se placer au centre d’une narration aventureuse. Avant même de quitter les côtes françaises, on le voit ainsi dépeindre vivement à ses frères sa vie à bord : bien qu’il soit installé sur un « mechant matelas », « retranché » entre un canon et un gouvernail « dont les caresses ne sont point trop douces », il se dit « aguerri à tous les maux, comme si j’y avois été imposé toute ma vie15 ». Cette rhétorique convenue dit bien la volonté du jeune homme de s’approprier le rôle du voyageur, tout comme on le verra incarner avec enthousiasme celui du savant. Arrivé à la Martinique le 22 juin 1735, il annonce quelques jours plus tard avoir « ramassé icy le plus […] des graines des plantes arbres arbrisseaux et herbes que j’ay trouvées bien meures et saines16 ». La tâche, pourtant, n’est pas de tout repos : botaniser l’Amérique, c’est d’abord affronter un véritable « chaos » que seule la nomenclature pourrait éventuellement « debrouiller17 ». Encore faut-il parvenir, nous le verrons, à accommoder les méthodes européennes à la réalité américaine. Se consacrer à ce travail sans bénéficier du statut ni des revenus auxquels peuvent prétendre les collègues académiciens18 devient en outre rapidement problématique ; le jeune médecin pourrait aisément subvenir à ses besoins en exerçant sa vocation principale, et hésite : « je ne manqueray pas [soiez en sur] de me livrer a la pratique de la medecine mais la botanique en souffriroit et je ne remplirois pas ma mission19 ». Le 17 février 1736, il écrira à un certain Depas, médecin qu’il a rencontré à St-Domingue :
si je voulois me livrer entierement a la pratique ou si mes occupations sans m’en detourner beaucoup m’en laissoient le loisir, je tirerois de ce voyage tout le fruit possible du côté des connoissances et de l’interest, mais c’est deux choses presque incompatibles a present, il faut opter ; cependant je n’ai pas laissé que de voir quelques uns de ceux qui m’ont fait la grace de m’appeller, et j’ai eu le bonheur de reussir20.
Quelques lignes plus haut, Jussieu affirmait toutefois avoir eu à Panama « de quoy satisfaire [s]on gout pour la Botanique21 ». Le savant est donc pris dans un conflit d’intérêt – et de loyauté – entre deux savoirs dont il semble important d’examiner les mécanismes en contexte viatique. Alors que la médecine, dans un pays dépourvu de praticiens qualifiés et de ressources22, ne suppose pour Jussieu que d’importer ses connaissances et son expérience pour gagner un prestige local sur la base d’une activité utile, la pratique de la botanique s’avère plus complexe : le savoir importé – la systématique de Tournefort23 et les premières descriptions des plantes de l’Amérique par le Révérend Père Plumier24 – doit être mis à l’épreuve, vérifié, et adapté à la réalité du terrain afin de produire une connaissance si possible nouvelle. Pour pouvoir acquérir une signification en métropole, celle-ci devra être exportée de manière adéquate, sur le plan matériel (récolte, conservation et étiquetage des échantillons25), mais également sur la base de normes descriptives et classificatoires acquises, qui garantissent la reconnaissance des objets.
Dès ses premières explorations botaniques, Jussieu éprouve la complexité de dépasser le savoir déjà acquis sur les plantes d’Amérique. Revenons à la récolte de graines qu’il effectue à son arrivée en Martinique : celle-ci est notamment réalisée lors d’une expédition à la Montagne Pelée, qui constitue l’épisode central de la lettre adressée à ses frères le 3 juillet. On y voit le savant traverser des marécages, escalader le piton, atteindre le sommet « mouill[é] jusqu’aux os26 », pour le quitter presque aussitôt :
Tout autour se sont [sic] des precipices afreux dont les nuages nous deroboient en partie la vüe, quelques secousses de tremblement de terre que nous ressentîmes, m’obligerent a deloger plus promptement, d’autant plus qu’a la reserve de deux ou trois plantes dont je ramassois la graine, je ne voyois rien qui dut m’arreter27.
Comme souvent dans le récit de voyage, l’héroïsme compense un compte rendu insatisfaisant du point de vue scientifique28. Jussieu ne voit rien : l’opacité du paysage provoquée par les brumes semble se reporter sur l’identification des quelques « plantes » indéterminées. L’observation est donc impossible. La récolte semble meilleure quelques mètres plus bas :
Le reste de la montagne au dessous du lac est plus couvert, entre autre du chou palmiste, des differentes especes de fougeres. La fougere en arbre y est tres commune. Les Byai, les Arum scandens, les Besleria, les muntingia, les différentes especes de groseilliers a feuilles de plantain, les cortusa cesterea, renalmia, saururus, [illisible], ligustrum, plusieurs autres que j’avois de la peine a caracteriser parceque ou la fleur ou le fruit ou tous les deux ensemble manquoient ce qui est un embarras très grand pour un botaniste comme moy, qui d’ailleurs ne suis pas encore familiarisé avec les plantes d’amérique29.
L’usage systématique de l’article défini signale que le savoir est ici avant tout reconnaissance d’objets partagés par les destinataires à Paris. De fait, Jussieu ne mentionne que des espèces précédemment identifiées en Martinique par Plumier. « Embarrassé » dans la tâche, confronté à son inexpérience face à l’étrangeté de la matière américaine, le savant fera parvenir à ses frères, en plus des graines recueillies, une caisse contenant des oignons de plantes « tire[es] du jardin des jesuites » et des curiosités naturelles offertes par les notables locaux30. Le déchiffrage de la nature se fait donc globalement sur le mode de la citation, Joseph servant de relais entre une science déjà ébauchée par les voyageurs antérieurs et quelques Français de la place, et la science institutionnelle parisienne.
Il ne faudra pourtant que quelques mois au savant pour pouvoir affirmer s’être « familiarisé avec la Botanique d’Amerique31 » et augmenter le travail de citation et de reconnaissance d’un certain nombre de commentaires et de découvertes. Le 14 octobre, il adresse à Paris une lettre accompagnant l’envoi d’un catalogue décrivant cinquante-six espèces de plantes classées par ordre alphabétique32. Une partie de ces individus, précise Jussieu, n’a pas été recensée par Plumier33. Certains lui ont visiblement été fournis par des observateurs locaux, notamment par le fameux Depas. Le médecin, chez qui il est hébergé, lui sert de source principale d’information pour l’aider à vérifier les vertus médicinales de certaines plantes décrites par Plumier : « j’ay apliqué a plusieurs especes des plantes rapportées par le pere plumier les vertus dont j’ay moy mesme ete temoin, ou que j’ay trouvé d’un usage confirmé par les temoignages de monsieur Depas quil [sic] les a mises en pratique, et par des personnes dignes de foy34. » En la déformant quelque peu, on pourrait adapter ici l’idée de « lieu commun » qu’Anne-Gaëlle Weber développe à propos du voyage savant du xixe siècle35, en affirmant que Jussieu confirme dans sa première correspondance une série de « lieux communs cognitifs » actifs dans l’espace de réception auquel il s’adresse. Mais il envoie également dans cette lettre une description détaillée, sur une page entière36, d’une dorstenia qu’il ne trouve pas chez ses prédécesseurs. Deux mois à St-Domingue en bonne compagnie lui ont permis d’identifier « plus de la moitié des plantes rapportées par le R. P. Plumier37 », dont il est « convaincu qu’il n’a pas connu la moitié des plantes de ce pays-ci38. » L’héroïsme aventurier de la Montagne Pelée peut se muer en héroïsme savant : Jussieu s’apprête à dépasser le maître en produisant un savoir nouveau. Mais cette victoire ne va pas sans un constat qui, tout en dédouanant Plumier de ses manquements, laisse envisager combien la tâche est ardue : le Révérend n’a pu tout voir, non seulement parce que les plantes d’Amérique sont extrêmement nombreuses, mais surtout parce qu’elles sont « semées çà et là indifferemment sans ordre et ne se presentent pas au botaniste par consequent toutes rassemblées dans l’etat qu’il souhaiterait39. ». Voir l’Amérique, c’est apprendre à regarder autrement.
De Panama, le 16 décembre, Jussieu adresse à ses frères « un pacquet de semences […] amassé indifferement […]. je n’ay pas mesme le temps d’ecrire dessus chaque pacquet le nom40 ». Le bateau pour la France est en partance, il ne peut donc mettre plus de soin à cataloguer le fruit de récoltes effectuées dans la hâte41. Un envoi effectué de cette manière semble empêcher un véritable partage du savoir, puisque Jussieu ne dit rien même des lieux où il a récolté ces graines. Mais il y a plus. La longue lettre qu’il adresse à ses frères contient diverses notes sur des curiosités naturelles, sur la population de Panama et l’économie de la colonie, sur le catholicisme des créoles américains, toutes informations qui l’éloignent de l’objet botanique dont il regrette de n’avoir eu que peu le temps de s’occuper. Pourtant, il annonce explicitement avoir passé un certain temps à « decrire les plantes que j’avois [raporté] de la campagne42 », ce que confirme le journal rédigé à la même période43. Le 6 décembre, il avait commencé à y rédiger ce qui semble un brouillon de la lettre à venir : le pronom « vous » est déjà présent, on y trouve résumée l’évocation du lieu, suivie d’une série de descriptions botaniques. Trois d’entre elles sont datées du 6 décembre44, quatre du 9 décembre45, Jussieu dressant enfin la liste d’une vingtaine d’espèces entre le 9 et le 11 décembre46. Avant de passer à la description de la première plante, qu’il identifie à une salicaire, le savant a taillé sa plume47. Il a en outre demandé à Morainville, dessinateur de l’expédition, de dessiner les individus étudiés. Dans son envoi du 16 décembre, Jussieu omet donc délibérément de joindre ses observations botaniques, sans doute en vue de les parfaire. S’il fut effectué, ce travail n’a laissé aucune trace. Jussieu renonça également à transmettre en France un catalogue entier intitulé « Description des plantes observées dans le voyage du Pérou, années 1735, 1736, 173748 ». Il sera retrouvé parmi les quelques papiers du savant que Joseph Dombey put récupérer en Amérique49.
Du déplacement au dépaysement
Que cette rétention de l’information émane d’une insatisfaction du savant quant à son travail, d’une volonté de mener des recherches en marge des attentes et des exigences de ses frères, ou de conserver les matériaux nécessaires à la rédaction ultérieure d’un mémoire, la conséquence est la même : du point de vue des lecteurs en France, le long voyage de Joseph de Jussieu est dénué de résultats scientifiques et le corpus formé par les manuscrits conservés est trop maigre pour donner lieu à l’histoire naturelle de l’Amérique qu’on aurait souhaitée50. Il ne débouche par ailleurs sur aucun récit du voyage à proprement parler. À partir de l’arrivée à Guayaquil (avril 1736), seules deux lettres de Joseph sont reçues en France jusqu’à la fin de l’expédition, en 1743, puis dix jusqu’en 1756. La guerre de Succession d’Autriche entraîna certes de nombreuses perturbations de la communication maritime entre l’Amérique et l’Europe, et sans doute des pertes importantes, mais on constate également à la lecture des lettres en notre possession que dès son arrivée au Pérou, Jussieu renonce presque entièrement à parler de botanique. Plus les années passent, plus le ton devient privé et le contenu dénué de toute ambition scientifique, malgré les injonctions de ses frères51. Enfin, si certaines lettres ou certaines bribes des journaux conservés évoquent ponctuellement un itinéraire, une excursion, c’est de manière extrêmement lacunaire : noms de lieux, mesures de distance, très brève évocation, parfois, d’une particularité géographique.
On sait qu’en juillet 1749, Joseph de Jussieu envoya à ses frères la dernière lettre proprement informative, résultant d’une exploration du territoire. De La Paz, il relatait un long voyage à travers les Andes du Pérou et de la Bolivie actuelle. De nombreuses observations géographiques y figuraient, ainsi qu’une description détaillée des îles du lac Titicaca52. D’un point de vue documentaire, textuel, le voyage à proprement parler s’arrête là, pour se transformer en séjour. La nuance est importante, dans la mesure où la correspondance adressée en France sort désormais du double cadre d’intelligibilité dans lequel elle était censée s’insérer : l’étude de la botanique américaine et le genre viatique. Sur la base de lettres que Jussieu reçut de correspondants locaux en Amérique, on peut être certain qu’il continuait à collecter des informations sur la géographie de l’Amérique, sur les mines ou sur les plantes indigènes. La logique n’est toutefois plus celle de la communication vers l’Europe. Comme dans les lettres ou les journaux antérieurs, qui évoquent des lieux ou des objets sans réellement les expliquer, il manque le processus de transformation ou de traduction de la matière américaine, que Bourguet, Licoppe et Siboum identifient comme l’une des conditions de validation du savoir viatique53.
Jussieu, en effet, agit et pense désormais dans les termes d’une activité locale. Il faut par conséquent adapter notre lecture : épistémologiquement, les mécanismes cognitifs actifs ici ne sont pas les mêmes que lorsque l’information est déplacée. Renoncer à raconter, par ailleurs, c’est renoncer à mettre en forme une expérience qui n’est plus vécue comme découverte, suite d’événements, mais comme quotidien, et n’a donc plus besoin de l’« acte de conscience54 » que produit le geste d’inscription viatique. Si l’on peut envisager ce qui fonde et structure le récit de voyage en termes de déplacement55, il peut être efficace de soumettre ces voyages arrêtés, ces résultats retenus ou empêchés, à la notion de dépaysement. La logique du déplacement suppose un point d’ancrage ou de référence qui correspond, la plupart du temps, au point de départ. C’est du lieu où le voyageur est parti, également point de retour projeté, destination et horizon d’attente de l’écrit, que l’opération de lecture de l’altérité est effectuée, que l’expérience est mise en forme. Le dépaysement introduit une rupture qui va agir directement sur la fabrique textuelle du voyage. On peut en identifier plusieurs phases : elle se manifeste d’abord comme le résultat du choc que constitue la nouveauté du territoire exploré. On l’a vu dans les premières lettres de Joseph, répondre à l’exigence de produire une information inédite contraint à adapter les outils d’observation et d’analyse importés, voire à en inventer de nouveaux56. Lorsque Jussieu constate, au début de son périple, que la botanique américaine est illisible, lorsqu’il écrit à son frère en 1749 que la méthode linnéenne ne sera pas plus efficace qu’une autre pour la décrypter57, le dépaysement agit sur le plan cognitif ; il se traduit par l’impossibilité de déplacer l’expérience58.
Car le dépaysement ne frappe pas uniquement le voyageur. Il opère tout au long de la chaîne de communication, modifiant les objets qui passent d’un monde à l’autre, et contraignent – ou contrarient – la lecture des destinataires. Plusieurs travaux en histoire des sciences ont montré combien les découvertes, les concepts, les expériences savantes sont tributaires du lieu où on les conçoit, et peuvent changer de signification en changeant d’espace d’utilisation59. Le savoir est « situé60 ». Adi Ophir et Steven Shapin insistent sur la nécessité d’envisager de près les conditions de médiation de l’expérience :
If we are on one side of an opaque and impassable boundary, we may have direct experience of what is available to be seen therein. If we are on the other, our experience has to be at best indirect and mediated by others, and at worst we will have no knowledge of what passes where we cannot go and cannot see61.
Dans l’optique de la communication scientifique, la forme la plus radicale du dépaysement, celle que Joseph de Jussieu impose à ses frères, se manifeste par la suppression progressive de l’information savante et viatique attendue, remplacée par le bulletin de santé opaque d’un Français exilé en Amérique du Sud. Que fait Jussieu en Amérique ? Personne ne le sait précisément et le principal intéressé semble refuser l’accès à cette information62. S’il continue de tenter d’écrire pour ceux qui sont restés là-bas, il devient lui-même, aux yeux de sa famille, un autre, inaccessible.
Du point de vue de Joseph, enfin, c’est ce là-bas, ancrage et origine, qui est désormais frappé d’altérité. Un symptôme extrêmement fort de ce changement de statut identitaire s’inscrit dans la perte de maîtrise de la langue française dont il s’excuse souvent auprès de ses frères. De nombreuses tournures hispanisantes depuis 1748, puis l’adoption systématique dès 1758 de la graphie -ción en lieu et place du suffixe -tion63 témoignent de ce passage d’un système linguistique à un autre. La lucidité de Jussieu face à ce phénomène témoigne de l’effet d’étrangeté que le geste même d’écrire produit sur l’épistolier : « vous me pardonnerez si dans cette lettre vous remarqué quelque mot espagnol, ou le tour des phrases que je m’apercois etre different du stile françois64 ». Progressivement, le savant « s’ensauvage », dans la perspective du Français qu’il était :
faites a tous ces messieurs et surtout à vos amis et les miens mes tres humbles remerciements et faites leur entendre que si je ne le fait pas moy-me[me] c’est que je ne veux pas leur donner a rire par mes lettres qui seroient pleines de fautes ayant presque oublié par le deffaut d’usage de parler françois le style et le langage mesme ordinaire et le plus utilisé car presque toujours eloigné du commerce mesme des personnes de sciences et de gout[,] tres souvent dans les bois montagnes et deserts sans companie sinon de celle de quelque sauvage […]65.
Après s’être confronté aux difficultés physiques et intellectuelles que lui avait opposées l’étude de la nature américaine, Jussieu se dépayse au point de regarder sa propre langue comme « un obstacle pour [s’]expliquer avec netteté et clarté66 ». Il n’est plus alors question de faire retour, de tenter d’accommoder malgré tout l’expérience américaine à l’espace trop contraint que ménagerait le récit. Le cas de Joseph de Jussieu relève d’une forme paradoxale de perte du sens du voyage. Il nous oblige, en tant que lecteurs, à suivre un cheminement parallèle, pour modifier progressivement nos attentes et nos critères analytiques : du savant voyageur au savant exilé, de la fabrique du savoir à son impossibilité.