Est-ce par lassitude et désir de nouveauté ? Ou y verrons-nous la conséquence d’une massive redécouverte des antiquités nordiques et celtiques, sous l’impulsion des Monumens de la mythologie et de la poésie des Celtes (1756)1 de l’historien suisse Paul-Henri Mallet, prélude à la supercherie ossianique (1762) de l’Écossais James Macpherson2 ? Toujours est-il qu’à compter de la fin du xviiie siècle, les pays du soleil, consacrés par le Grand Tour, se voient concurrencés dans l’imaginaire du voyageur lettré occidental par les brumes du Nord. Plus encore, c’est un Nord superlatif qui détient le monopole de ses rêves, guidant ses pas et sa plume : en effet, l’Islande, jusqu’alors territoire des botanistes, vulcanologues et pêcheurs, croise les destinées du récit de voyage à l’âge romantique, et concentre sur elle deux discours – celui d’une irréductible altérité, promesse grisante d’un dépaysement radical pour le voyageur, entre fascination et répulsion, alors même que les grandes expéditions du xviiie siècle ont définitivement banni du globe terrestre toute terra incognita ; et celui d’une mystérieuse affinité, poussant le voyageur lecteur des réflexions de Madame de Staël sur le rapport privilégié entre littératures du Nord et expression de l’intériorité3, à s’enquérir, à travers les landes désolées de l’Islande, d’une vérité sur lui-même, aux contours plus ou moins définis. Ce dernier discours coïncide – fortuitement ? – avec l’ambition littéraire nouvelle du récit de voyage à l’âge romantique, liant écriture de l’Ailleurs et écriture de soi.
C’est dans ce contexte que se situent les voyageurs américains Samuel Kneeland (1821-1888), éminent naturaliste de la Boston Society of Natural History, et Bayard Taylor (1825-1878)4, poète et journaliste dépêché à Reykjavík par le New York Tribune, lorsqu’ils foulent le sol islandais en août 1874, pour assister à un événement historique : la visite officielle du roi du Danemark Christian IX, apportant à une colonie éprouvée5 une nouvelle constitution. Après la restauration de l’Althing, parlement islandais (1843), et l’abolition du monopole royal danois sur le commerce extérieur de l’Islande (1854), l’Althing se voit confier le pouvoir législatif et les finances publiques6. Par une coïncidence calculée, ce jour de libéralisation est la date du millénaire de la colonisation de l’Islande par les Norvégiens, occasion de festivités relayées par la presse internationale7. Les points d’orgue en sont les cérémonies données en l’honneur de Christian IX à Reykjavík le 2 août, et à Thingvellir, emplacement de l’Althing médiéval, le 6 août. Néanmoins, en ces heures de gloire islandaise, ce sont les États-Unis qui occupent les pensées de Kneeland et de Taylor. Ainsi Kneeland rappelle-t-il d’emblée au bon souvenir de son lecteur : « We are making extensive preparations to celebrate the one-hundredth anniversary of our national independence in 18768. » Ce glissement constant de l’Islande aux États-Unis, de l’Autre au Soi scandera tant la chronique de Taylor, immédiatement parue en épisodes dans le New York Tribune avant d’être compilée dans le recueil Egypt and Iceland in the Year 1874, que le récit de Kneeland, fruit plus tardif d’une mise en forme de ses notes de voyage, An American in Iceland.
Notre hypothèse est que ce glissement naît de la rencontre de deux facteurs : d’une part, le facteur esthétique que sont les mutations propres au récit de voyage à l’âge romantique, où la vocation initiale de la transmission de connaissances sur un pays et ses habitants, sous-tendue par une exigence tacite ou déclarée d’objectivité, s’efface au profit du Je du voyageur et de ses impressions intimes9 ; d’autre part, le facteur sociohistorique qu’est le contexte américain de la fin du xixe siècle, celui d’une jeune nation en quête de légitimité politique et culturelle. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux mutations que la convergence de ces deux facteurs induit dans les modalités de l’écriture viatique : son indéfinition générique et sa plasticité formelle semblent offrir toute latitude au Je de l’écrivain-voyageur pour satisfaire à l’indispensable mise en scène de soi qui va de pair avec un récit de voyage toujours plus autobiographique, mais surtout pour bâtir en lieu et place du réel perçu un objet de discours nouveau, sédimenté par l’imaginaire, la culture, l’idéologie de l’écrivain-voyageur. Qu’advient-il alors dans la construction des objets de discours que sont l’Islande et les Islandais, et dans celle de l’ethos du voyageur, chez Taylor comme chez Kneeland – un ethos négocié dans la confrontation, avérée ou imaginée, avec le regard du lecteur, ainsi que, dans ce cas précis, avec celui du compagnon de voyage ? Enfin, question corollaire : à travers ce jeu de miroirs, où le Soi se contemple lui-même dans l’Autre, faut-il faire le deuil d’un savoir sur cet Autre ? Ou s’il existe, de quel ordre est-il ?
De l’Autre à Soi : récit de voyage et discours idéologique
Les récits de voyage en Islande de Kneeland et de Taylor sont d’emblée soumis au même soupçon : l’Islande et les Islandais qu’ils évoquent sont, au-delà d’une réalité objective et perceptible, un objet de discours – objet du discours des deux voyageurs, mais avant tout objet du discours de leurs prédécesseurs. Kneeland et Taylor ne sont pas les premiers voyageurs occidentaux à fouler le sol islandais au xixe siècle : Kneeland énumère leurs nombreux prédécesseurs10, dont les récits sont autant de strates de discours préexistantes sur l’Islande. Tributaires de la redécouverte des antiquités nordiques au xixe siècle, ils connaissent les Northern Antiquities11, traduction anglaise de l’œuvre de Mallet, et savourent les sagas islandaises traduites par George W. Dasent12, mais aussi les œuvres des poètes américains et anglais prompts à réécrire les hauts faits de la mythologie et des sagas islandaises, tels que Henry Wadsworth Longfellow, dont la « Saga of King Olaf » (1863) devient un classique de la littérature américaine, ou Lord Alfred Tennyson, qui inspire à Taylor, revenu d’un précédent voyage en Scandinavie13, une idylle norvégienne14. Rien d’étonnant à ce que Taylor et Kneeland perpétuent dans leurs récits une vision de l’Islande et des Islandais forgée par une double tradition : la tradition littéraire des voyages d’exploration mettant en scène la confrontation avec l’altérité, et celle de ce que Régis Boyer appelle le mythe viking, hérité de l’âge romantique.
Taylor préserve ce canevas fantasmatique en reprenant le topos du récit d’exploration qu’est la rencontre avec les indigènes, ici les fermiers islandais :
“Do you know who first discovered America?” I asked.
“Yes, yes!” they all cried, in a body; “it was Leif, the son of Erik the Red.”
“When was it?”
“About the year 1000. And there was Thorfinn Karlsefne, who went afterward, and Thorwald. They called the country Vinland.”
“We know it,” said I. “I am a Vinlander.”
They silently stretched out their hands and shook mine. An instinct of the true nature of the people arose in me. Within an hour I had seen what tenderness, goodness, knowledge, and desire for knowledge are concealed under their rude, apathetic exteriors. To meet them was like being suddenly pushed back to the thirteenth century; for all the rich, complex, later-developed life of the race has not touched them15.
L’interaction en questions-réponses assigne au voyageur et aux fermiers des rôles antithétiques et stéréotypés, recoupant l’opposition conceptuelle entre civilisé et sauvage. Dans cette scène de maïeutique paternaliste, Taylor s’arroge le rôle d’instituteur et les fermiers incarnent de bonne grâce ses écoliers zélés. Cette opposition se double d’une autre entre présent et passé : le passé, du côté des Islandais, est celui de l’âge des sagas, le XIIIe siècle, dont Taylor livre une interprétation idyllique autant qu’inexacte16, souvenir du mythe rousseauiste du bon sauvage. L’Islandais est représenté en homme libre, témoin de l’enfance de l’humanité, ignorant des conventions sociales. Ainsi le récit de la rencontre du roi danois avec un vieil Islandais :
Today he paid a visit to the old Bjarne Thorsteinson […], who is ninety-four years old and has been blind for a long time. Entering unannounced, His Majesty greeted the old man, taking his hand. “Who are you?” said the latter, “I don’t know you: what is your name?” “I am called Christian the Ninth,” said the King. “Well, then,” Bjarne remarked, “if you take a blind man by surprise, you must expect to hear such questions.”17
Dans ce bref et plaisant apologue, le dernier mot revient à Bjarne, dont la sentence de moraliste semble surgie du Hávamál18, recueil de savoir-vivre viking. Par un retournement de situation est célébré le bon sens naturel de l’Islandais, plus sage que l’homme civilisé dont le roi danois est le superlatif. Kneeland parachève ce portrait par l’éloge de la force et du courage islandais, qu’en bon tenant de la théorie des climats, il attribue à la nature hostile de l’île : « the Norsemen, brought into daily contact with most frightful strife, totally unlike the sunny softness of southern Europe […] deified what to them was most necessary; strength, courage, and endurance, instead of beauty and sensuality […]19 ». Cliché culminant dans son récit de la rencontre entre Christian IX et les Islandais, le 6 août à Thingvellir :
The king then mingled with the people, in a very friendly, yet dignified way; but must have been disappointed, and perhaps wounded, by the sturdy, democratic, independent spirit, degenerating sometimes into stolid disrespect, with which he was met in public20.
Taylor et Kneeland expriment une admiration traditionnelle pour l’Althing qu’ils considèrent, à tort21, comme le premier parlement démocratique d’Europe. Néanmoins, les rêveries qui saisissent d’ordinaire les voyageurs en ces lieux n’ont pas droit de cité : nulle hypotypose ravivant les débats médiévaux de l’Althing comme les affectionnent tant les voyageurs français, mais la description de la méfiance des Islandais à l’égard du roi. Si les farouches Islandais de 1874 détrônent leurs ancêtres auprès des voyageurs américains, c’est affaire de choix idéologique, affirmé chez Kneeland, latent chez Taylor : le Viking, symbole de puissance et de pureté, est relu à travers le prisme de l’histoire passée et actuelle des États-Unis, démocratie à inventer. La nationalité américaine de Taylor et Kneeland est un élément structurant de leur ethos et le vecteur essentiel de leur relation aux Islandais, animant ainsi le récit de voyage d’un discours idéologique.
Ce discours idéologique de Taylor et Kneeland se traduit par l’affirmation d’un double lien de parenté entre Américains et Islandais : la fraternité et la filiation. Le sentiment de fraternité s’exprime à travers une représentation positive des Islandais, qui trahit la connivence des voyageurs au nom d’un destin commun : Bjarne est l’allégorie de l’antique résistance des Islandais au pouvoir danois, et les Islandais de Thingvellir expriment par leur hostilité muette le sentiment d’oppression de leurs ancêtres soumis à l’autorité danoise – l’opposition entre colonisé et colon se doublant d’une opposition allégorique entre république et monarchie. Les descendants des Pères-Pèlerins du Mayflower qui ont fui en 1620 les persécutions de Jacques Ier se reconnaissent évidemment en ces descendants de colons bannis de la Norvège monarchiste, et les paysans islandais, amis innocents de Taylor, évoquent le mythe américain du colon neuf des Letters from an American Farmer (1782), œuvre fondatrice de la jeune littérature américaine où le colon Crèvecoeur fait l’éloge de la vie au Nouveau Monde22. À cela s’ajoute un sentiment de filiation : Kneeland analyse ainsi l’accueil chaleureux de la délégation américaine par les Islandais lors du banquet du 2 août à Reykjavík :
In their republican independence, [Icelanders] loved not kings […]; but they would not ignore the fact that a party of American republicans had come […] to offer in this way the greetings of the youngest to one of the oldest of the northern nations. The historical connection of Iceland with America long before the discovery of Columbus […] made this occasion especially interesting23.
Le contexte historique américain en est l’origine. En rupture de ban avec la couronne anglaise depuis 1776, les États-Unis fondent leur légitimité politique sur l’invention d’une histoire américaine, portée par des ancêtres prestigieux que pourraient être les Vikings24, en la personne du découvreur de l’Amérique Leifr Eiríksson. La découverte, dans le Massachusetts, du Dighton Rock, pierre runique, et d’un squelette de Viking (1831) accrédite cette théorie du Danois Rafn25, diffusée en 1874 par l’historien Anderson26 aux États-Unis. Kneeland, au fait de ces découvertes archéologiques, mentionne Rafn et Anderson27. Taylor est tributaire de ce contexte, mais ses références sont les Sagas du Vínland, traduites en anglais dans les années 1840 et peuplées par les héros qu’il fait citer aux paysans islandais. Son affirmation, hardie mais véridique, « I am a Vinlander », l’institue en héritier des Vikings : s’agirait-il ici d’un pied de nez à ce fermier vantard de Thingvellir, descendant de Sigurðr, héros de la Völsunga saga28 ? Les sagas islandaises, mobilisées par l’éloquence de Kneeland et les rêveries de Taylor, deviennent le poème fondateur de l’Amérique, instaurant un rapport d’émulation entre jeune Amérique et vieille Islande :
We looked at the Logberg as we would at Bunker Hill, as consecrated by their stern efforts for independence and justice; and an American could not fail to admire the courage of these old Norsemen, and to feel pity for their subsequent loss of liberty […].
That republic fell from internal dissensions and the intrigues and jealousies of its leaders. May we not read a lesson from its fate, profitable to our own country, where sectional strife and official corruption threaten our credit, cramp our resources, poison the fountain of justice, and bid fair to make our grand experiment of self-government a failure; and a warning […] for the monarchical, priest-ridden nations of the old world, who are everywhere looking to republicanism, with the United States of America as their model29?
La fraternité des États-Unis et de l’Islande est affirmée par la mise en parallèle du Bunker Hill, monument commémoratif de la guerre d’indépendance à Boston, et du Lögberg islandais. Néanmoins, comme les ruines du Forum évoquent aux voyageurs d’Italie la décadence de l’Empire romain, le Lögberg inspire à Kneeland une réflexion sur les destinées islandaises. Il ne prétend pas mener une méditation philosophique sur la vanité des œuvres humaines, mais faire œuvre d’historien et de penseur politique. Historien, il rappelle les causes de la perte de l’indépendance islandaise : les guerres civiles du xiiie siècle sont un avertissement aux États-Unis au lendemain de la Guerre de Sécession. Penseur politique, il théorise l’action, appelant les États-Unis à reproduire le passé glorieux de l’Islande : son messianisme et l’opposition rhétorique qu’il ménage entre Europe de violence et Amérique de liberté font de lui un tenant de la « manifest destiny ».
On le constate, la plasticité de l’écriture viatique offre à Kneeland et Taylor une gamme de tonalités et de discours, de l’anecdote héritée du récit d’exploration à la méditation de philosophie politique. Par-delà leurs divergences stylistiques évidentes – Taylor privilégie une écriture intuitive et légère, là où Kneeland tient un discours chargé de références et dont les enjeux dépassent ceux de la simple narration d’un voyage –, les deux voyageurs se rejoignent. Comme leurs prédécesseurs, ils se laissent prendre avec délice au phénomène de fascination pour l’Autre et d’identification à lui – un phénomène que favorise le discours en première personne : le Je omniprésent des deux voyageurs, qui donne le primat à l’expression de l’idiosyncrasie, est une interface entre le réel et l’imaginaire, et l’ambition de transmission du savoir cède le pas à la représentation obsédante d’une Islande fantasmée, pays de barbares et d’innocents. Ici, cependant, est opérée une distorsion de ce phénomène d’identification : l’Autre, l’Islandais, est peu à peu identifié au voyageur, à l’Américain, plutôt que l’inverse. Plus encore, les stéréotypes traditionnels de l’Islande sont réinvestis par les voyageurs américains en tant qu’outil herméneutique pour lire l’histoire américaine, voie de légitimation politique et modèle d’action pour la jeune Amérique, par le truchement de Leifr Eirikson, vecteur d’une translatio imperii entre Islande et Amérique. Le récit de voyage se fait ici discours idéologique, qu’il soit ouvertement ou non revendiqué comme tel.
Le voyage d’Islande : une initiation au métier de poète ?
La translatio imperii se double d’une translatio studii, transmission de la poésie entre Islande et Amérique, dont Taylor et Kneeland espèrent être, plus que les témoins et chroniqueurs, les artisans. Or, cette translatio studii coïncide avec l’ambition littéraire nouvelle du récit de voyage au xixe siècle : la représentation de l’Islande en nation poétique s’accommode fort bien de l’espace de liberté offert par l’écriture du récit de voyage, propice aux exercices de style. L’ambition littéraire du récit de voyage est assumée par les deux voyageurs et s’exprime à travers un rapport privilégié à la fiction – l’on songe à la place de choix que nos voyageurs réservent aux Sagas du Vínland – et le goût du beau style, qui trouve en une poésie épique, au double sens de « narrative » et « héroïque », un lieu d’expression tout désigné. Il n’en faut pas davantage à Taylor, « traveller-poet30 » :
[…] to the few who have never known any other Alma Mater than the New York Tribune :
(« Stern rugged Nurse! thy rigid lore
With patience many a year I bore ») –
her (or its) call is like that of the trumpet unto the war-horse. Its desire wears the shape of duty, and I know not how to declined that which is still possible to do31.
Ni l’exagération bouffonne du journaliste exprimant sa vassalité à l’implacable New York Tribune, ni la tonalité héroï-comique de son écriture ciselée (goût de l’image, syntaxe archaïsante) ne réduisent à un ornement la citation pervertie du poème allégorique « Ode to Adversity32 » de l’Anglais Thomas Gray, qui définit l’ethos de poète du narrateur-voyageur et établit un pacte de lecture : nul n’entre ici s’il n’est homme de lettres. La poésie scande la marche du voyageur, faisant de l’espace parcouru un objet de discours qui renvoie le voyageur à sa bibliothèque idéale : ainsi une strophe de « Seaweed » de Henry W. Longfellow33 évoque-t-elle la mer entre Orcades et Féroé34. Pourquoi tant de poésie dans cette prose viatique ? C’est que le récit de voyage en quête de légitimité littéraire puise cette dernière dans sa confrontation avec l’Islande, dont la représentation stéréotypée fait la patrie des poètes. De fait, Kneeland35 et Taylor36 souscrivent à ce topos des récits de voyage du xixe siècle37, qui fait de tous les Islandais, même les plus humbles, des poètes en puissance ou en acte, lorsqu’ils relatent leur rencontre avec le jeune Islandais Geir, lecteur assidu de Byron, Schiller, Goethe et Shakespeare. Ce mythe ancien de l’Islande comme monument de littérature et de culture, porté notamment par l’homme d’Église suédois Olaus Magnus dans sa monumentale Historia de gentibus septentrionalibus (1555)38, éveille l’admiration des citoyens d’un pays jeune. Kneeland évoque une « poetic and heroic race39 », investissant le stéréotype de la nation poétique d’une signification politique :
It should be remembered that Iceland was settled by high and noble Norwegians […]; they carried there the germs of liberty and refinement, and their seclusion probably stimulated their mental powers, and made them the remarkably literary people they were, at an age when the rest of Europe was shrouded in intellectual darkness and oppressed by feudal despotism; […] the pen was mightier than the sword […]40.
Dans ce discours, dont la tonalité rationnelle est parcourue par les oppositions conceptuelles typiques d’une rhétorique de combat, la poésie est l’expression et la garante de la liberté politique. Derrière cette relecture de l’histoire de l’Islande, un appel est lancé aux Américains : poursuivre la fondation des États-Unis par la plume. Un appel auquel répond Taylor, puisque, lors du banquet du 2 août à Reykjavík, c’est devant Christian IX qu’il déclame ce poème41 :
AMERICA TO ICELAND
We come, the children of thy Vinland,
The youngest of the world’s high peers,
O land of steel, and song, and saga,
To greet thy glorious thousand years!
Across that sea the son of Erik
Dared with his venturous dragon’s prow;
From shores where Thorfinn set thy banner,
Their latest children seek thee now.
Hail, mother-land of skalds and heroes,
By love of freedom hither hurled,
Fire in their hearts as in thy mountains,
And strength like thine to shake the world!
When war and ravage wrecked the nations,
The bird of song made thee her home;
The ancient gods, the ancient glory.
Still dwelt whitin thy shores of foam.
Here, as a fount may keep its virtue
While all the rivers turbid run,
The manly growth of deed and daring
Was thine beneath a scantier sun.
Set far apart, neglected, exiled,
Thy children wrote their runes of pride,
With power that brings, in this thy triumph,
The conquering nations to thy side.
That though thy native harps be silent,
The chord they struck shall ours prolong :
We claim thee kindred, call thee mother,
O land of saga, steel, and song!
Les stéréotypes de l’Islande sont présents : peuple de guerriers et de poètes, terre brumeuse et hostile… Les pronoms thee et thine, et le déterminant thy, archaïsmes, ajoutent au raffinement de cet hommage à la poésie des scaldes, poètes islandais médiévaux qui chantent les exploits des hauts dignitaires en usant d’une langue raffinée et compliquée42. Taylor tâche en effet d’en imiter ici les spécificités, que Snorri Sturluson, poète islandais du xiiie siècle, théorise et liste dans son Edda en prose43 : les kenningar (« children of thy Vinland », « bird of song »), périphrases à valeur métaphorique, et les heiti44, synonymes et métonymies poétiques (« dragon » pour « ship »), qui participent à la réputation d’obscurité des scaldes. Le maire de Reykjavík ne s’y trompe pas : il qualifie Taylor de « Skald of America45 », accordant aux voyageurs américains une reconnaissance tant désirée. De fait, il s’agit ici d’exprimer la circulation, la passation entre Islande et Amérique d’un pouvoir poétique dont Taylor est le détenteur, mage inspiré que Kneeland couronne de gloire :
The halo which surrounded his head reflected a few beams on his prosaic companions46.
La froide perfection formelle des scaldes s’efface devant le lyrisme imaginatif d’un Tennyson ou d’un Longfellow47 – autre scalde d’Amérique, à qui son étude de la métrique eddique inspire le « Song of Hiawatha » (1855), connu des écoliers américains… Mais l’on sera surtout tenté de lire dans cet épisode central des récits de Kneeland et de Taylor l’allégeance prêtée par le récit de voyage à la poésie, genre noble par excellence – une allégeance qui redéfinit l’ethos de l’écrivain-voyageur romantique à l’aune d’un nouvel idéal, celui du poète-voyageur.
Par conséquent, il devient évident que Kneeland entretient avec son poète de compagnon un rapport d’émulation poétique : le chapitre qu’il consacre aux geysers, assorti de schémas et de diagrammes48, est ponctué de la traduction anglaise par Edward Bulwer-Lytton du poème de Schiller « Der Taucher » (en français : « Le Plongeur »)49 ! L’écriture savante laisse place à un rapport imaginatif au réel, empreint de références littéraires : en témoigne la quête du Kraken et du serpent de mer50 au large de l’Islande, épisode marqué tant par l’hétérogénéité des sources que par celles de leurs modalités d’énonciation, traduisant la jonction fugace de la langue de l’imagination et du discours savant. Les rêveries de Kneeland se nourrissent des travaux scrupuleusement référencés de l’ichtyologue helvéto-américain Louis Agassiz comme de l’Historia de gentibus septentrionalibus d’Olaus Magnus ou de l’Histoire naturelle de Norvège51 (1752) du théologien et zoologiste danois Erik Pontoppidan, vaste somme oscillant entre l’encyclopédie topographique et le légendaire – le tout sous l’égide tacite de Tennyson52. De fait, malgré un penchant lucrétien pour la poésie des choses de la nature, c’est vers la poésie des premiers romantiques britanniques que se tourne Kneeland : les têtes de chapitre de son récit de voyage sont ornées de poèmes cités, transformés, de James Thomson, John Keats… avec la double fonction de faire de la poésie un outil cognitif pour l’appréhension de l’Islande et d’élever le récit de voyage à sa dignité littéraire. Ainsi de la réécriture par Kneeland du poème « Break, Break, Break » de Tennyson53, placée en exergue du chapitre relatant son arrivée en Islande :
Break, break, break,
On Iceland’s cliffs, O Sea!
How I wish that my tongue could tell
The thoughts that arose in me,
O land of mystery!
Break, break, break,
On her black and jagged rocks;
While life shall last, the memory
Of thy tossing surge, O angry sea!
Shall ever come back to me54.
Le poème de Tennyson, élégie et chanson de marin, file la métaphore religieuse de la navigatio vitae. Kneeland en retient la première et l’ultime strophes, inscrivant l’imagerie romantique du Nord – liée chez Tennyson à l’expression des sentiments – dans le cadre islandais. Mais là où Tennyson conclue à l’incapacité de la mer à ramener le passé à la vie (« But the tender grace of a day that is Dead/Will never come back to me55 »), Kneeland exprime la permanence du souvenir de la navigation, à travers le flux et reflux de l’océan, et immortalise par la perfection formelle l’impression de voyage – choix imputable au sentiment de traverser une contrée éminemment littéraire, qui exige la mobilisation d’autres modalités d’énonciation que celle du discours savant. Si le récit de voyage du xixe siècle opère une mutation esthétique, il trouve dans l’Islande, à n’en pas douter, à la fois le catalyseur et le révélateur de sa nouveauté littéraire, et le laboratoire privilégié de ses exercices d’écriture – pour filer la métaphore scientifique, en hommage à Kneeland !
Taylor et Kneeland, témoins et acteurs de leur temps, voient en l’Islande, patrie des héroïques Vikings, une nation-sœur des États-Unis : ils relisent une Islande en quête de libéralisation à l’aune de l’histoire américaine et réinvestissent le mythe du peuple poète et guerrier dans l’invention de la jeune Amérique. Ironie du sort, l’éruption du volcan Askja (1875) jettera sur les côtes américaines des Islandais désireux d’y écrire – à nouveau – leur futur, perpétuant la circulation des rêves et des hommes entre Islande et Amérique…
Rafn et Anderson échouent certes à intéresser les Américains du xixe siècle aux sagas islandaises, et s’attirent les moqueries de l’Anglais Samuel Laing, qui réduit leurs théories au statut de fables : « they are poets, not antiquaries56 ». Mais faut-il reléguer les récits de leurs épigones Kneeland et Taylor au rang de documents historiques, témoins oubliés du rêve de fondation de l’Amérique par les Vikings ? Sans souscrire au mépris de Laing, on admettra cette idée : l’Islande des voyageurs américains est affaire de poètes. Kneeland et Taylor sont poètes – par la foi qu’ils accordent à la littérature, outil cognitif privilégié du voyageur moderne, et par leurs propres ambitions de création littéraire, dont l’Islande, machine à rêves, et le récit de voyage, genre littéraire multiple, portent la possibilité. Le réel islandais est stylisé à travers un kaléidoscope de discours, marque de la plasticité formelle du récit de voyage dont Taylor le poète et Kneeland le savant tirent parti : entre citation et pastiche, à Taylor les poèmes héroïques de la Vieille Islande, à Kneeland l’historiographie américaine militante du xixe siècle ; à Taylor l’anecdote, à Kneeland sa morale – avant que ne se brouille le partage des rôles, que Kneeland ne réclame son dû de poésie. Le spectre des discours, entre rêverie et raison, objectivité et réinvention, permet une rencontre en miroir entre voyageurs et Islandais, où l’altérité de ces derniers, dédoublée par l’attrait du temps lointain et mythique de la colonisation islandaise, est l’objet d’un processus d’identification : le héros islandais de Taylor et de Kneeland n’est pas tant Jón Sigurðsson, père de l’indépendance islandaise au xixe siècle, trop réel et trop proche, que Leifr Eiríksson, être de papier, libre de droit. Faut-il pour autant conclure à l’effacement de l’Autre, façonné et distordu par l’écriture fantasmatique du poète-voyageur ? L’on renoncera au discours encyclopédique, au profit d’un discours évocateur, où le stéréotype a valeur de savoir, parfois même avec la complicité de l’Autre : ne sont-ce pas les Islandais eux-mêmes qui couronnent nos voyageurs « Skalds of America » ? Le voyage est affaire de poètes, habiles à évoquer le Soi en l’Autre et à faire exister l’Autre par le Soi – y verra-t-on un renouveau du paradoxe lyrique, propre à faire entrer le récit de voyage en littérature ?