Pas de voyage de découverte sans accueil de l’imprévisible, de l’inouï, de l’improbable. Pour aller au large, la science ne suffit pas. Il faut aussi compter sur la méprise, le faux calcul, les mythes et les rêveries hallucinées. L’histoire du xvie siècle fourmille d’anecdotes en la matière, parfois reprises et retraitées par la littérature1. Dresser l’inventaire du monde suppose l’aventure, et l’histoire des navigations en quête d’un passage vers l’Orient par le Nord-Est en donne de beaux exemples.
Témoin le volume illustré réunissant trois expéditions des Hollandais et publié en français à Amsterdam en 1598, puis en 1600 et en 1609. Il renferme le récit de trois « voyages de mer » sur la route des Indes orientales effectués entre 1594 et 1597 et passant au large des côtes de Russie2. Willem Barentsz3 – qui mourut sur le chemin du retour4 – et ses compagnons naviguèrent au large de la Russie, espérant ouvrir le fameux passage du Nord-est5, censé favoriser les échanges commerciaux entre l’Europe occidentale et le Cathay : on estimait l’itinéraire du Nord cinq à six fois plus court que la traditionnelle route des Indes passant par le cap de Bonne Espérance. Le rêve de Barentsz ne se réalisera que bien plus tard, en 1878-18796.
Rien ne préparait donc les marins hollandais au contact avec la Russie. Sur leur route, elle ne devait rester qu’une côte, faire tout au plus l’objet d’une étape ou d’une aiguade. Sans les « Russiens » entrevus lors d’un périlleux voyage du retour, les douze marchands hollandais rescapés d’un hivernage dans les glaces sur la côte de la Nouvelle-Zemble7 n’auraient jamais survécu. Ils regagnèrent de fait Amsterdam le 1er novembre 1597. Ainsi, au projet avorté d’une nouvelle route maritime s’est substituée une expérience : l’échec du passage se transforme en réussite de la rencontre. C’est aux modalités de cette rencontre que s’intéressera cet article.
Reliques de l’expédition
Nul doute que la nouveauté et le récit d’aventures furent pour beaucoup dans le succès éditorial d’un ouvrage admirablement servi par la présence de trente et une illustrations8, dont plusieurs cartes, qui permettent de suivre le récit de naufrage9. De fait, c’est bien plus que les lecteurs des Provinces-Unies qui vont découvrir les côtes septentrionales de la Russie, avec le récit sous forme de diaire rédigé par Girart de Veer10, témoin oculaire des deux derniers voyages. L’aventure d’une expédition commerciale aux allures de fiasco devait susciter la curiosité, sans doute parce qu’elle constituait une expérience des limites, la survie dans le désert de glace de la Nouvelle-Zemble. Il n’est pas rare, en cette fin de xvie siècle, que les récits de voyage les plus attrayants entrent dans des collections et continuent leur route, traduits dans de nombreuses langues. Toujours est-il que le récit fut publié dès 1598 en hollandais11, avant que ne paraissent, la même année, des versions en français, en allemand12 et en latin13. En 1599, une nouvelle édition est donnée en français à Paris, chez Guillaume Chaudière, ainsi qu’une traduction italienne de la version latine, imprimée à Venise14. La relation de ces expéditions apparaît encore dans plusieurs collections de voyage : dans les collections anglaises de Richard Hakluyt et de Samuel Purchas d’une part et, d’autre part, dans les Petits voyages des héritiers de Bry, à Francfort, en latin, qui pratiquent des aménagements du texte-source15. On peut donc dire que le récit de Girart de Veer a largement contribué à fixer une représentation de la Russie au début de l’ère moderne.
De fait, ce que l’on connaît en France sur la Russie à pareille époque, vient essentiellement des cosmographies ; avant 1556, aucun texte imprimé n’est disponible en français qui parle de ces contrées. Il faut attendre la traduction de l’ouvrage de Sébastien Münster, largement utilisé ensuite par François de Belleforest et André Thevet16 pour que se lève un peu le voile. Du côté des récits de voyage en français sur la Russie, le bilan est encore plus maigre. Rien n’existe en dehors du récit manuscrit de Ghilbert de Lannoy qui s’est rendu en Russie entre 1413 et 142117. Ce n’est qu’en 1586 que le Dieppois Jean Sauvage se rend à Arkhangelsk18. « Premier récit d’un français19 », écrit Michel Mervaud, « le bref rapport qu’il rédige pour les marchands qui ont affrété son navire restera inédit plus de deux siècles20 ». Le vocabulaire moscovite-français qui figure dans le manuscrit de Jean Sauvage sera repris par André Thevet dans son Grand insulaire, et le récit du marin lui-même, est recopié rapidement par le cosmographe dans sa Description de plusieurs Isles21. Cependant, les deux textes de Thevet resteront eux aussi manuscrits et donc, d’une diffusion très limitée.
Ce vide éditorial peut expliquer le succès du récit de Girart de Veer, et justifier que l’on s’intéresse à cette expédition somme toute manquée. Toutefois, d’autres éléments doivent être pris en compte pour expliquer les rééditions en français. En effet, il faut sans doute admettre, comme jadis Charles de la Roncière22, que l’expédition de Willem Barentsz n’est pas sans relation avec les milieux commerciaux normands. La relation, qui s’organise sous la forme d’un diaire, privilégie les informations nautiques : c’est le journal de bord d’un marin. Du même coup, il reste discret sur les modes de vie des navigateurs bloqués dans le « havre des glaces » et ne prodigue que fort peu de détails sur les peuples rencontrés au cours de la navigation. Néanmoins, la plupart des éditions du récit comportent des gravures23 commentées et des cartes qui relaient un texte peu sensible aux charmes de l’ornement littéraire. Sans doute ont-elles contribué au succès de l’ouvrage.
L’aventure, pourtant, est extraordinaire. Trois récits se succèdent qui rapportent comment la ville d’Amsterdam décida de financer une expédition commerciale pour trouver le passage du Nord-Est « par derriere Norwege, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de China et Catay24 ». En 1594, les marins explorent les côtes de Nouvelle-Zemble jusqu’aux îles d’Orange et rebroussent chemin ; la seconde expédition, l’année suivante, les amène plus loin à l’Est, mais sur une route se situant plus au Sud, puisqu’ils passent le détroit de Nassau. C’est là qu’ils rencontrent les « Samiutes », ou Samoyèdes, qui seront représentés dans l’une des gravures de l’ouvrage et figureront en vignette au frontispice.
Figure 1 : [Illustrations de Vraye description de trois voyages de mer très admirables faicts en trois ans, à chacun an un, par les navires d’Hollande et de Zélande au nord par derrière Norvège, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de Chine et Catay.]/Girard de Veer.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b20000426 (vue 7).
Source : Bibliothèque nationale de France.
La troisième expédition dure beaucoup plus longtemps. Embarqués au mois de mai 1596, les Hollandais ne retrouvèrent Amsterdam que le 1er novembre 1597, « avec les mesmes accoustremens qu’avions vestu en Nova Sambla, ayant en teste bonnets velus de blancs Renarts25 ». Leur navire étant pris dans les glaces, les marins durent hiverner pendant une dizaine de mois avant de prendre le parti de s’embarquer sur des chaloupes aménagées au mieux, pour affronter une navigation de presque 3 000 kilomètres.
Figure 2 : [Illustrations de Vraye description de trois voyages de mer très admirables faicts en trois ans, à chacun an un, par les navires d’Hollande et de Zélande au nord par derrière Norvège, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de Chine et Catay.] Girard de Veer.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b20000426 (vue 13).
Source : Bibliothèque nationale de France.
Le trajet du retour est cette fois tout différent : les embarcations légères restent en vue des côtes et des populations. Nombreuses seront alors les rencontres avec les Russes. Le 28 juillet, écrit de Veer, « trouvasmes deux Lodiges, ou barques Russiennes, dont fusmes aucunement resjouys d’estre arrivez à un lieu où nous trouvasmes des gens26 ».
Fusmes pour la compagnie des Russes fort allegrez, parce qu’en treize mois, […] nous n’avions veu personne, et sinon que des Ours devorans et fiers ; de manière qu’avions fort bon courage, parce que nous avions tant vescu, qu’avions autresfois trouvé des gens, disans l’un à l’autre ; tout ira bien maintenant puisque nous sommes revenuz en la compagnie des gens ; loüans Dieu grandement, de sa grande benignité, et de ce qu’il nous avoit jusques à cette heure donné la vie27.
Ces élans, où le récit consent à la répétition enthousiaste, sont rares. Les muets objets conservés par le gel et retrouvés en 1871 par des marins norvégiens28 en disent parfois plus que le texte lui-même : objets abandonnés qu’on destinait au commerce avec la Chine ; outils bien sûr, qui permirent la construction de la maison où hiverner et la préparation des chaloupes ; objets du quotidien, comme cette horloge si nécessaire durant un hiver qui s’écoule sans que les nuits et les jours ne viennent plus scander le temps qui passe29, ou cette flûte qui dut s’employer à égayer la nuit sans fin, ou encore cette canne pour le jeu de paume dont Girart de Veer rapporte la fabrication :
Nous avons fait une massue, pour frapper l’esteuf [la balle NDR], afin de faire les membres plus agiles, à quoy cerchasmes tous moyens30.
On retrouva aussi des livres, car, raconte le voyageur, quand la lumière est suffisante, « avons aucune fois mieux passé le temps en lisant31 ». Aucune Bible cependant ne figure au trésor des reliques de l’expédition. Pourtant, ces marins protestants récitent les psaumes quand ils doivent enterrer un compagnon : sans doute ne se sont-ils pas séparés de ce livre quand il fallut affronter l’aventure d’un embarquement où il restait seulement à se « commettre » « en la garde de Dieu32 ». Outre un livre de spiritualité, des ouvrages de marine, le volume de Juan Gonzalez Mendoza sur la Chine33, on exhuma un manuel de conversation français-flamand, témoin des contacts que pouvaient entretenir ces marins en des jours meilleurs. L’on retrouva aussi, roulé dans un étui à poudre en corne, le récit que Willem Barentsz avait laissé de l’expédition et qui permit d’identifier avec certitude le campement fantôme :
Willem Barentson avoit par avant escrit un billet contenant comment nous fusmes partiz d’Hollande pour naviger vers le Royaume de China, et tout ce qui nous y estoit survenu, afin si par aventure aucun y vint apres nous, qu’il pourroit savoir ce que nous y estoit occouru et advenu, et comme nous fusmes contraints d’y bastir la maison et demourer 10 mois de temps ; lequel billet il a mis en une mesure d’un musquet et pendu en la cheminée34.
Il est rare que tant de pièces attestent la réalité et confirment les dits d’un récit de voyage ancien ou comblent à ce point les discrétions du texte.
Un « pays si sauvage, si desert et si froid »
Comme on l’a vu, les circonstances amènent à constituer les récits des trois navigations en un triptyque contrasté : le temps de la progression en mer ne réserve que peu d’occasions de rencontres. Seule celle avec les Samoyèdes, survenue lors du second voyage, mérite vraiment commentaire, et nous y reviendrons. Puis l’hivernage coupe les marins de l’humanité. En revanche, le retour de 1597, effectué sur de frêles embarcations après l’hivernage forcé en Nouvelle-Zemble, transforme radicalement l’itinéraire des rescapés, contraints à ne pas perdre de vue les côtes et à entrer en contact avec les populations locales pour se ravitailler ou arracher quelques renseignements relatifs à leur itinéraire.
Sans doute la partie centrale du récit relative à la survie au milieu des glaces a-t-elle stupéfié les lecteurs, lors de la publication. Le titre au frontispice fait une mention développée de l’aventure dans le désert septentrional. Le journal de bord suit la progression des navires s’enfonçant dans un hiver éternel. L’émerveillement devant les glaces dure peu : « veismes la premiere glace, dont fusmes esbahis, cuidans premierement que c’estoyent blancs Cygnes35. » L’étonnement cède bientôt la place à l’effroi. Parfois, le brouillard est tel que l’auteur peut déclarer : « nous avons plustost ouy la glace que veue36. » Seule la présence de la faune rompt la monotonie des espaces glacés : mouettes, « rotgansen » – des oies sauvages et une baleine morte, « laquelle puoit fort37 ». C’est à grand renfort d’expressions hyperboliques que sont évoqués les ours « cruels, horribles et devorants », largement représentés dans les gravures, ou ces monstres marins dits « walrussees », « animaux de merveilleuse force renversans parfois les barques des pescheurs38 » et sur la peau desquels se brise le fer des armes et des outils.
Figure 3 : [Illustrations de Vraye description de trois voyages de mer très admirables faicts en trois ans, à chacun an un, par les navires d’Hollande et de Zélande au nord par derrière Norvège, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de Chine et Catay.] Girard de Veer.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b20000426 (vue 14).
Source : Bibliothèque nationale de France.
Figure 4 : [Illustrations de Vraye description de trois voyages de mer très admirables faicts en trois ans, à chacun an un, par les navires d’Hollande et de Zélande au nord par derrière Norvège, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de Chine et Catay.] Girard de Veer.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b20000426 (vue 4).
Source : Bibliothèque nationale de France.
La Russie des rives septentrionales n’est qu’un passage interdit à la vie humaine, un « pays si sauvage, si desert et si froid » qu’on ne souhaite pas s’y attarder, un milieu hostile à proprement parler.
Le temps de l’hivernage resserrera encore l’univers des voyageurs : menace des ours qui rôdent ; espoir de voir des renards pris aux pièges installés tout autour de la maison pour améliorer l’ordinaire des repas. Toute la relation avec le monde extérieur vivant se résume à des opérations relatives à la survie, cependant que la communauté des marins se concentre autour d’un seul projet : tenir et parvenir jusqu’au bout de l’hiver. Curieusement, le récit tenu scrupuleusement au jour le jour, à la première personne du pluriel, ne porte aucune trace des difficultés relatives à une vie communautaire prolongée en un si petit espace. Il insiste en revanche sur l’inventivité permanente des naufragés des glaces pour améliorer leurs conditions de vie.
Les 4 de Novembre estoit le temps calme. Alors ne veismes plus le Soleil, car il ne montait plus en l’Horizon. Alors ordonna et prepara nostre Chirurgien un baing, pour nous baigner en une pipe vuide, auquel sommes aucunesfois entrez l’un apres l’autre, ce qui nous refocilla [ranimer NDR], et augmenta fort nostre santé39.
Le diaire laisse défiler la monotonie d’un calendrier très laïcisé en cohérence avec la culture protestante des marins. En dehors de la fête de Noël, juste mentionnée, ce sont deux fêtes populaires du calendrier liturgique qui brisent l’austérité quotidienne : les Caresmaux (Mardi-gras) et surtout le jour des Rois :
[…] avons requis au Navieur, que parmy toute nostre misere, nous pourrions nous recreer un petit, y veuillans employer une partie des portions du Vin, qu’on nous devoit repartir de deux, en deux jours : laquelle avions espargné et à l’avantage : de manière que nous avons ce soir recreé nos esprits, et esleuz un Roy : et ayans deux livres de farine, nous fismes des crepers avec huile : et chacun apporta un biscuit de pain blanc, lequel avons trempé en vin et mangé, et nous sembla qu’estions en nostre Patrie, et entre nos parents et amis, et si bien en fusmes recrees, comme si nous eussions fait un banquet d’honneur, si bonne saveur en avions nous. Aussi par billets fismes un Roy, et nostre maistre Canonnier estoit roi de Nova Sembla, lequel pays est long bien 200 lieuës et enclos entre deux Mers40.
Rétablir un temps familier – celui de la fête populaire, avec les rites qui lui sont attachés, telle est la stratégie communautaire qui permet de retourner l’espace hostile en un espace reconquis symboliquement par le traditionnel jeu du roi, rapporté ici avec une distance parodique non dépourvue d’intérêt. Le récit, exceptionnellement disert, suggère encore que le temps festif brise l’espace claustral, transfigure un instant la microsociété des marins, annule le présent et déjoue la mort qui ne manquera pas de frapper à moyen terme ces hommes atteints du « Scuirbuic41 ». La fête assume bien sa fonction de dépassement, de revanche temporellement limitée sur les difficultés présentes, tout en contribuant à resserrer les liens du petit corps social42.
Ces réflexes propices à la survie ne sont pas le fait d’un tempérament collectif particulièrement heureux. La lecture d’autres récits, comme ceux de Marc Lescarbot qui affrontera quelques années plus tard les rigueurs des contrées de la Nouvelle-France, atteste que certains chefs d’expédition se montrèrent sensibles à la nécessité d’entretenir la bonne humeur des compagnons d’aventure et recommandèrent le chant, la musique, le jeu et même le théâtre aux aventuriers des océans et du froid.
À la rencontre des Russiens
Figure 5 : [Illustrations de Vraye description de trois voyages de mer très admirables faicts en trois ans, à chacun an un, par les navires d’Hollande et de Zélande au nord par derrière Norvège, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de Chine et Catay.]/[Non identifié] ; Girard de Veer.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b20000426 (vue 29).
Source : Bibliothèque nationale de France.
De même, il ne faudrait pas attribuer trop vite à l’heureux caractère des compagnons de Girart de Veer l’impression dominante de rencontres réussies avec les autochtones. Le frontispice est intéressant à cet égard. Que le « Samiuta », plus que le « Russien », ait les honneurs dès le seuil du livre n’est pas anodin : il fait face au « Navarchus hollandus » et symbolise la rencontre dans une configuration d’altérité radicale qui rend bien mal compte de l’ensemble des rencontres rapportées par de Veer dans sa Description de trois voyages. Mais l’accroche publicitaire du motif iconographique est indéniable. En effet, de tous les peuples abordés – Russes, Lapons et Samoyèdes, seuls ces derniers sont perçus comme vraiment étrangers.
Figure 6 : [Illustrations de Vraye description de trois voyages de mer très admirables faicts en trois ans, à chacun an un, par les navires d’Hollande et de Zélande au nord par derrière Norvège, Moscovie et Tartarie, vers les royaumes de Chine et Catay.]/[Non identifié] ; Girard de Veer, aut. du texte.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b20000426 (vue 1).
Source : Bibliothèque nationale de France.
En effet, sur la côte méridionale du Waygats, rapporte le récit, Barentsz « trouva des gens sauvages, nommez Samiutes, non pas trop sauvages43 ». Mais il corrige bientôt :
[…] la façon de leurs accoustremens, est semblable à la peinture que nous avons par-deça des hommes sauvages : neantmoins se ne sont pas gens sauvages car ils usent de bonnes raisons. Ils sont vestus de peaux de Rangifères (autre nom du renne, NDR) dez la teste jusques aux pieds, exceptez les principaux44.
Toutefois, remarque le voyageur en soulignant l’un des marqueurs de la « sauvagerie » dans la bibliothèque viatique de l’époque, « ils se fient bien peu aux estrangers ; car encor que leur avions montré toute amitié, ils se fioyent peu de nous45 ». Les approches, en effet, supposent des émissaires de part et d’autre ; l’envoyé des Samoyèdes
[…] approchant nostre homme, tira une fleche de son carquois, le menaçant de tirer ; par quoy nostre homme, estant sans armes, estoit espovanté, et cria en langage Russien, ne tire pas, nous sommes amis. L’autre oyant ces paroles jetta en terre son arc et flèche46.
Les rites de la rencontre comportent ensuite nourriture offerte et déploiement de force : on fait donner de l’arquebuse, comme c’est l’habitude à l’époque, en vue de stupéfier les sauvages, qui se mettent à courir et sauter « comme gens insensez » : « Leur fismes declarer par nostre Trucheman que nous avions les harquebouses, en lieu d’arcs : de quoy furent fort esmerveillez, à cause du grand son qu’ils donnent47. » La « mutuelle révérence » qui accompagne le rite de séparation ne doit pas tromper sur le fragile équilibre de la relation. On ne voit pas ici s’établir de véritable échange, ni verbal, ni économique. De fait, l’offrande de nourriture ne peut s’apparenter au commerce, dans la mesure où elle n’est compensée par aucun contre-don. Bien mieux, les Hollandais s’approprient une idole, « taillée assez lourdement », que l’un des Samoyèdes s’empresse de se faire restituer48.
Cette rencontre médiatisée par un truchement qui devait pourtant permettre d’aplanir les difficultés linguistiques, s’établit sur un schéma totalement différent des rencontres ultérieures avec Russiens et, à l’occasion, Lapons. Ce qui domine en effet désormais, c’est l’accueil bienveillant et le rituel obligé de l’échange économique, sur le mode du troc ou du paiement en numéraire, qui récompense le don de nourriture ou même d’informations sur la situation topographique ou l’itinéraire : « en recompense de leur instruction, leur avons faict un present d’une piece d’argent, et une piece de toile49 », note Girart de Veer. De la même manière, les rites de courtoisie sont mentionnés, voire répétés dans le récit. Même l’absence de langue commune et de truchement ne parvient pas à empêcher l’établissement d’un échange. On convoque tout le vocabulaire russe que l’on connaît et qui ne s’étend pas au-delà d’une dizaine de mots. Quand le lexique fait défaut, le geste prend le relais, avec ses approximations, ou encore la carte et les instruments de mesure, quand il s’agit de se repérer en vue d’avancer. En un mot, les rencontres avec les Russes donnent lieu à des échanges dépourvus de toute méfiance. Le cas est suffisamment rare dans la bibliothèque viatique de ce temps-là pour devoir être signalé.
On notera encore un autre élément original : dans ces récits de rencontre, peu de place est laissée à la conscience de l’altérité ; l’expression « à leur mode », très neutre, n’intervient elle-même que rarement. À en juger par la gravure qui illustre la rencontre des rescapés avec des Russes croisés l’année précédente, l’altérité serait avant tout affaire de costume. Le graveur a pris soin de distinguer les nations par leur vêtement.
C’est surtout à l’occasion des repas partagés que se devinent les différences de coutumes, et cela, en plusieurs occasions.
Nous beusmes de leur boisson, signale de Veer, par eux appellé Quas, brassé de toutes sortes de pieces de pain rancy, et nous sembloit bon, veu que longtemps n’avions beu autre choses que eaue50.
Cet accommodement aux usages alimentaires étrangers est clairement attribué à l’épreuve du désert de glace. Il ne saurait en être de même quand ces usages ressortissent à la discipline religieuse :
Or, estans à table, le Superieur des Russes est venu pres de nous : lequel voyant que nous n’avions guere du pain, il alla querir un pain, lequel il nous a donné : et combien que l’avions convié de manger avec nous, il ne l’a pas voulu faire, parce que c’estoit leur jour de jeuner, et que nous avions sur nostre poisson quelque beurre ou graisse fondue ; voire nous ne pouvions obtenir de luy, qu’il eut un seule fois bu avec nous, parce que nostre goblet estoit un peu gras, si superstitieusement ils observent leur Religion, et jeune : et qui plus est, ils ne vouloyent nullement prester pas un de leurs goblets pour boire, afin qu’ils ne seroient contaminés de quelque graisse51.
Une fois encore, si l’on compare l’observation consignée par Girart de Veer et les textes de la même époque, la condamnation de la superstition est mesurée au regard des discours habituels sur ces questions – on trouverait des discours semblables dans la bouche de fervents catholiques quand ils décrivent les chrétiens orientaux. En revanche, et ce n’est le moindre intérêt du récit, à la conscience de l’altérité se substitue l’expression d’une compassion pour le plus faible dont les récits de voyage ne nous ont pas donné l’habitude.
La rencontre avec des Russes entrevus lors d’un précédent voyage constitue à cet égard un extrait d’anthologie : le rite de courtoisie se transforme en geste d’amitié et la scène de rencontre en moment pathétique devant les revirements de fortune.
Nous fismes mutuelle reverence, eux à leur mode, et nous à la nostre ; et estant l’un près de l’autre, regardasmes l’un l’autre assez piteusement : car aucuns d’entre nous recognurent, et nous eux, qu’ils furent les mesmes qui l’année passée quand nous passasmes le Weygat, avoient esté en nostre navire : parquoy nous pouvions bien considerer qu’ils avoient pitié de nous, et furent troublez, parce qu’ils nous y avoient trouvez si bien disposez, avec un si grand Bateau, si pourveuz de toute chose, qu’ils en furent esmerveillez, et, que maintenant y vinsmes si maigres et defigurez en telles barques ouvertes. […] nous ne pouvions guere user des parolles, parce que nous n’entendismes pas l’un l’autre, mais eux par tout leur semblant, monstroyent qu’il leur fit mal, et qu’ils avoient pitié de nous52.
La rencontre s’achève par un don de nourriture compensé par le don du reste du vin encore conservé par les naufragés des glaces. Conclusion de l’expérience : « fusmes pour la compagnie des Russes fort allegrez53. » Le même schéma se répète dans une configuration tout autre de la relation, alors que Girart de Veer est accueilli dans une maison russe pour la nuit :
Moi suis demouré la mesme nuict avec eux. Outre ces treize hommes, y furent encor deux Lappons et 3 femmes avec un enfant qui vivoyent pauvrement de ce que les Russes leur donnoient comme une piece de poisson, et aucunes testes, que les Russiens jettoient en voye, ce qu’ils prindrent en gré : de maniere que fusmes fort troublez de leur povreté et miserable estat, non obstant que nous l’avions assez povrement : mais comme il apparut leur vie miserable estoit leur ordinaire54.
Loin de regarder les Lapons avec l’œil habituel du voyageur qui soulignerait les marques de l’altérité, par un effet de miroir, Girart de Veer ne retient en l’autre qu’un état de pauvreté qui le renvoie à lui-même. Il n’est plus ici question de voir de l’autre en l’étranger, mais de reconnaître en l’autre un autre soi-même.
Il resterait pour conclure à essayer de dégager l’image de la Russie aperçue, depuis ses côtes septentrionales, dans la Description veritable que nous a laissée Girart de Veer. Cette terre qui devait seulement être entrevue de loin, une sorte d’entre-deux entre Occident et Orient, est devenue refuge dans le Grand nord de la Nouvelle-Zemble, désert que n’investit pas l’histoire humaine. Lieu étrange par ses conditions climatiques extrêmes, le désert de glace devient aussi, dans l’économie du récit, lieu de préparation à des rencontres telles qu’il s’en voit assez peu dans la littérature viatique du xvie siècle, fondées sur la cordialité, la courtoisie, l’échange, l’absence de jugement réciproque. L’autre peut alors devenir objet sympathique, voire empathique. Le lointain pays où les sauvages « Samiutes » ne sont pas si sauvages, a surtout été perçu comme un lieu d’humanité. Là n’est pas la moindre originalité – ni le moindre apport – du premier récit de voyage imprimé en français sur la Russie et les « Russiens ».