Chez les voyageurs du xviiie siècle, l’idée du voyage était d’abord quelque chose que l’on voit, une image qui prenait forme à travers un processus cognitif complexe. À cet égard, la lecture des récits de voyage précédents et les savoirs acquis dans le pays d’origine représentaient un passage incontournable, un incipit à partir duquel on pouvait envisager les expériences viatiques futures.
C’est à travers cette préparation au voyage que, probablement, les auteurs français purent tendre, comme le souligne Friedrich Wolfzettel1, à un parfait équilibre entre « sensibilité subjective » et « connaissances », aboutissant ainsi à une « discursivité plus distinctive2 ». Dans le domaine des arts, l’auteur ramène l’équilibre de cette nouvelle discursivité à la profonde influence que la critique d’art de l’époque exerça sur les amateurs. En effet, si, dans les salons parisiens, Denis Diderot (1713-1784)3 évoquait un plaisir qui « s’accroîtra à proportion de l’imagination, de la sensibilité4 et des connaissances5 », dans les milieux académiques, Charles-Nicolas Cochin (1715-1790), auteur, en 1758, du fameux Voyage d’Italie6, n’hésitait pas à relever l’existence de deux types de goût : le « goût d’élection », propre à la sensibilité de chaque individu, et le « goût acquis », fondé sur les connaissances et l’étude7.
Pour Cochin, comme d’ailleurs pour Diderot, le côté subjectif du plaisir esthétique devait être soutenu par une théorie capable d’orienter la sensibilité des amateurs vers une approche plus ponctuelle à l’égard des œuvres d’art. Son Voyage d’Italie se développait sur deux aspects apparemment distincts, se partageant entre tradition et modernité. Au premier abord, on retrouve, une approche décidément novatrice : la définition d’un contexte géographique nouveau qui, dans son guide, prenait forme à travers un nouvel « éclectisme », où « toutes les périodes et toutes les écoles sont représentées8 », en annonçant ainsi les tentatives de Dezailler d’Argenville (1680-1765) et de Papillon de La Ferté (1727-1794)9 d’élargir les schémas géographiques de l’époque, y ajoutant les écoles génoise, napolitaine et espagnole.
Ensuite, son approche didactique comportait l’emploi d’une terminologie spécifique reconnue et bien établie, laquelle aurait permis à l’amateur en voyage non seulement de maîtriser l’enthousiasme devant les œuvres d’art, mais aussi de mieux structurer la rédaction de ses descriptions. Pour l’académicien, il fallait impérativement « acquérir une connaissance qu’ils [les amateurs] n’ont encore qu’imparfaitement » et à travers les « termes particuliers de l’art, parce que c’est un langage que tout amateur doit connaître10 ».
Le Voyage d’Italie de Cochin, bien reçu par la critique et consulté par nombre d’amateurs-voyageurs11, semble donc avoir joué un rôle crucial dans l’évolution scripturale de ces derniers, tout en offrant une nouvelle manière de sentir et concevoir la production artistique.
Pourtant, les origines de cette démarche apparaissent beaucoup plus anciennes et semblent remonter à la seconde moitié du xviie siècle, lorsque les écrits sur la peinture de Roger de Piles (1635-1709) s’apprêtaient à changer à jamais l’approche des amateurs à l’égard des œuvres d’art12. En effet, il y a de bonnes raisons de croire qu’à partir de 1699, bien avant la publication du guide de Cochin, le théoricien offrit aux voyageurs les instruments critiques et descriptifs les plus appropriés pour la compréhension du patrimoine artistique rencontré chemin faisant. Dans ce contexte les derniers ouvrages de l’auteur, tels que l’Abrégé de la vie des peintres13, fondé sur une « rétrospective » et une « mise en ordre du grand art du passé14 », et ensuite, son Cours de peinture par principe15, offrirent aux amateurs une « façon nouvelle de collectionner, informée et systématique16 », mais, apparemment, influencèrent également l’évolution théorique et sensible de leur écriture voyageuse.
Or, si, comme l’on sait, les ouvrages de Roger de Piles jetèrent les bases pour la critique issue des salons de Diderot17, l’apport du théoricien à la littérature de voyage, loin d’être un sujet complètement étranger aux chercheurs18, n’a pas encore fait l’objet d’une étude plus approfondie.
Le présent article se propose donc d’offrir une vision générale des liens qui semblent réunir les écrits de Roger de Piles aux textes hodéporiques parus en France tout au long du xviiie siècle. Pour ce faire, il reposera sur une étude comparative entre les derniers ouvrages de l’académicien et les principaux journaux de voyage français publiés entre les années 1690 et 1780, tels que celui de Jacques François Deseine († 1715), l’abbé Jérôme Richard (1720ca.-1800), le magistrat Charles Mercier Dupaty (1746-1788) et, enfin, l’astronome Joseph Jérôme de Lalande (1732-1807), dont les récits viatiques révèlent plusieurs affinités avec les écrits du théoricien.
En partant des concepts de « connaissance » et « sensibilité » évoqués par Wolfzettel, notre étude impliquera donc trois champs de recherche : la conception géographique de l’art19 qu’on peut relever dans les relations viatiques de l’époque, la terminologie « sensible » adoptée par les voyageurs pour la description des œuvres d’art et, enfin, les critères dont ces derniers se sont servis pour l’observation des chefs-d’œuvre.
Mais avant d’aborder notre sujet, il convient de rappeler brièvement les affinités qui semblent lier l’Abrégé de la vie des peintres à la littérature de voyage qui, alors, s’apprêtait à devenir un genre littéraire de premier plan.
L’Abrégé de la vie des peintres, entre écrit d’artiste et guide de voyage
En reprenant les considérations de Bernard Teyssèdre20, Jacques Thuillier, dans sa Théorie générale de l’histoire de l’art, rappelle que Roger de Piles se distingua par un « esprit pragmatique et pédagogique », en orientant ainsi son Abrégé de la vie des peintres vers « l’essentiel » de la peinture21. Chez l’auteur donc, la « mise en ordre du grand art du passé » évoquée par Crow semble se réduire à un livre de poche à la portée des amateurs, voire à un « découpage géographique » pour les futures saisies révolutionnaires22.
Les considérations de l’auteur sur l’Abrégé mériteraient sans doute d’être approfondies, mais le dénommé « livre de poche » exige quand même plusieurs éléments de réflexion. L’auteur n’hésite pas à définir Roger de Piles comme un « Grand voyageur », en rapportant la rédaction de l’Abrégé à ses divers voyages autour de l’Europe. Comme le souligne Teyssèdre23, sa conception de la géographie artistique ne puise pas seulement à la littérature d’art antérieure, mais elle semble reconstruire, même si c’est sommairement, ses séjours et missions à l’étranger24.
Son volume aborde en effet quatre écoles : la vie des peintres romains et florentins, probablement conçue lors de son premier voyage en Italie en 1673 ; la vie des peintres vénitiens et celle des peintres lombards, qu’on peut rapporter à son séjour à Venise de 1683 ; un abrégé de la vie des peintres allemands et flamands, fruit de sa mission diplomatique en Hollande et, enfin, la vie des peintres français, qu’il put observer et étudier à Paris et à Rome.
Toutefois, en dépit de sa brièveté et de son découpage géographique, l’apport pédagogique de l’Abrégé semble prendre forme à travers une architecture décidément plus complexe. En effet, après une lecture plus approfondie, la structure générale de cet ouvrage semble se situer à mi-chemin entre historiographie et littérature, entre écrit sur l’art et guide de voyage.
Il est tout aussi important de noter que, lorsque de Piles rédigea son Abrégé de la vie des peintres, il pouvait compter non seulement sur une formation culturelle effectivement variée25, mais aussi sur une expérience scripturale développée à travers la rédaction de ses publications sur la peinture et le coloris. Au fil du temps, l’auteur put ainsi perfectionner son discours sur l’art26, affiner sa rhétorique de la couleur27 et, surtout, définir un vocabulaire artistique plus approprié pour instruire le public d’amateurs auquel ses ouvrages étaient adressés28.
L’aspect terminologique occupe sans doute une place de premier plan, mais il paraît s’inscrire, cependant, dans un projet beaucoup plus ample. Apparemment, dans les pages de l’Abrégé, le théoricien s’efforce de contribuer à l’idée du voyage que les amateurs formulaient dans leur esprit avant leur départ, en préparant la toile sur laquelle peindre les images de leurs futures expériences viatiques.
Le volume est organisé en trois parties où, au premier abord, on retrouve L’Idée du Peintre Parfait29, un véritable « manuel pour tout amateur30 ». Dans L’Idée, l’auteur rappelait aux voyageurs l’importance des estampes qui, comme l’on sait, constituaient un outil indispensable du voyage, capable de « représenter les choses absentes comme si elles étaient devant nos yeux » et, par conséquent, de préparer les voyageurs « aux choses qu’ils ont à voir, ou pour en conserver les idées quand ils les auront vues31 ».
Par la suite, afin d’offrir à ces derniers une image la plus claire possible du voyage, de Piles encadre ses vies d’artiste dans un espace géographique défini, restreint, mais suffisamment vaste pour leur permettre de mieux planifier leurs itinéraires artistiques.
Il s’agit d’un « découpage » que Roger de Piles avait annoncé dès 1677, dans ses Conversations sur la connaissance de la peinture32, mais qui sera bien explicité dans le chapitre conclusif de l’Abrégé ayant pour titre Du goût et de sa diversité par rapport aux différentes Nations33. Dans ce chapitre, l’auteur amorce non seulement une première classification du goût spécifique à chacune des écoles de peinture mentionnées dans son ouvrage, mais, à l’instar de Cochin, il s’efforce d’établir une distinction assez nette entre le goût naturel, c’est-à-dire « l’idée qui se forme dans notre imagination à la vue de la simple nature », et le goût artificiel, « une idée qui se forme par la vue des ouvrages d’autrui, et par la confiance que nous avons aux conseils de nos maîtres, en un mot, par l’éducation34 ».
Or, à la lumière de ces éléments, on serait tenté de définir l’Abrégé de la vie des peintres non comme un simple « livre de poche », mais plutôt comme un ouvrage à la portée de tout voyageur, ou pour mieux dire, à la portée de tout amateur-voyageur. Certes, réduire l’apport théorique de l’Abrégé à une simple préparation au voyage serait pour le moins hasardeux, voire provocant, mais cela n’empêche pas d’émettre l’hypothèse selon laquelle le théoricien aurait voulu se servir de ce genre littéraire pour mieux orienter les préférences artistiques des amateurs lors de leurs voyages, ce qui expliquerait plusieurs affinités qui semblent lier certains récits viatiques à cet ouvrage.
Circonscrire les « connaissances ». Les voyageurs en Italie et la géographie de l’art
Au fil du temps, comme le soulignent Enrico Castelnuovo et Carlo Ginzburg, la production artistique italienne fut longtemps considérée comme répartie en deux factions : la prédominance de certains « centres » culturels et les retards des « lieux périphériques35 ». Il s’agit d’une distinction qui marqua en profondeur l’histoire artistique de la Péninsule, en négligeant de la sorte les nombreux renvois culturels qui eurent lieu entre les deux réalités géographiques.
Pour ce qui est du voyage des Français en Italie, les notions de « centre » et « périphérie » semblent acquérir une signification plus ample. Les « connaissances » géographiques de voyageurs se focalisèrent, dans la plupart des cas, sur trois centres artistiques principaux : la région vénitienne, la région lombarde et, enfin la tosco-romaine36.
À cet égard, le Nouveau voyage d’Italie, publié en 1699 par le libraire François-Jacques Deseine, nous offre un exemple absolument singulier. Selon l’auteur, son guide se distinguait, par rapport à la « quantité de livres en français qui portent le titre Voyage d’Italie37 », par une analyse plus détaillée des lieux visités. En effet, comme on peut le lire dans la préface au premier volume, la méthodologie de Deseine comportait deux approches différentes : l’observation directe de lieux et la lecture des principaux textes de l’époque38. À côté des plus importants historiographes italiens tels que Giorgio Vasari, le comte Malvasia, Giovanni Baglioni et Carlo Ridolfi, Deseine n’hésita pas à faire mention de certains guides locaux, laissant entendre une connaissance plus profonde de la production artistique italienne.
Pourtant, malgré les lectures mentionnées par l’auteur, son guide révèle un attachement profond aux dictames et aux connaissances acquises par ce dernier dans le pays d’origine. À ce propos, s’inscrivent les relations napolitaines et génoises, deux villes quasiment étrangères à la géographie artistique de l’époque, et dont les noms des artistes locaux furent souvent omis par l’auteur en faveur d’autres dont la renommée avait dépassé les frontières italiennes.
À Naples, nonobstant la lecture des guides de Pompeo Sarnelli (1649-1724)39, l’auteur s’arrêta davantage sur la production étrangère. Néanmoins, en citant les peintures du peintre espagnol Jacques de Ribera (1591-1652) qui décoraient l’église de Jésus, il n’hésita pas à encadrer la production de ce peintre dans un contexte géographique plus connu, tout en l’indiquant comme « disciple de Michel-Ange de Caravage », peintre lombard40.
Encore plus frappante apparaît la description de la ville de Gênes, pour laquelle Deseine ne fit pas mention de Raffaele Soprani (1612-1672), auteur des Vite de’ pittori, scultori e architetti genovesi (1674), ni des peintres génois. En revanche, tout comme dans sa relation napolitaine, il offrit une description très soignée de la production étrangère, où la production de Pierre Paul Rubens (1577-1640), bien décrite par Roger de Piles dans ses écrits sur la peinture41, occupait une place de premier plan42.
Le guide de Deseine témoigne donc d’une stagnation qui caractérisa la géographie artistique du siècle suivant et dont Roger de Piles se le fit porte-parole dans son Abrégé. En effet, dans le découpage proposé dans le dernier chapitre, le Goût des nations43, ce dernier renforça les frontières géographiques existantes, tout en fournissant aux amateurs une schématisation plus ponctuelle qui conditionna l’esprit des voyageurs du siècle des Lumières44 :
Le goût romain est une idée des ouvrages qui se trouvent dans Rome. […] toutes ces choses consistent principalement dans une source inépuisable des beautés du dessin, […] ; le goût vénitien est opposé au goût romain, en ce que celui-ci a un peu trop négligé ce qui dépend du coloris […] : le goût lombard consiste dans un dessin coulant, […] mêlé d’un peu d’antique et d’un naturel bien choisi, avec couleurs fondues, fort approchantes du naturel45.
Il s’agit d’une systématisation qui investit également la production européenne où, parmi les écoles du Nord, celle flamande se distinguait « par une plus grande union de couleurs bien choisies, par un excellent clair-obscur, et par un pinceau plus moelleux46 ».
Lorsque Cochin publia le Voyage d’Italie, son « éclectisme » devait donc faire face à une conception spatiale profondément marquée par la géographie des historiographes du siècle précédent et qui, inévitablement, avait conditionné la perception artistique des voyageurs. En effet, même si la diversité régionale italienne n’avait pas cessé de constituer un attrait pour tout voyageur cultivé, les relations de voyage ne manquèrent pas d’encadrer la production locale des régions visitées à l’intérieur du schéma conçu par Roger de Piles et reproposé, en 1715, dans la réédition de l’Abrégé par l’Abbé Fraguier.
Dans ce contexte, l’introduction aux iiie et ive livres de la Description historique et critique de l’Italie de l’abbé Jérôme Richard47 apparaît particulièrement évocatrice. Dans ces pages, rédigées probablement à la fin de son voyage italien, Richard a voulu offrir aux amateurs une image générale des principales écoles de peinture de la péninsule, tout en s’appuyant sur l’expérience directe de son séjour :
L’école romaine est regardée comme la première, et date son existence du temps de Raphaël qu’elle reconnaît pour son chef. C’est la plus célèbre de toutes, pour la beauté et la correction du dessin, l’élégance des compositions, la vérité de l’expression, et l’intelligence des attitudes. […] L’école lombarde a réuni toutes les qualités qui forment la perfection de l’art de peindre. À l’étude de l’antique, sur lequel elle s’est formée pour le dessin, ainsi que les écoles romaine et florentine, elle a joint les beautés vivantes et sensibles de la nature, la richesse de l’ordonnance, la vérité de l’expression, la pureté et la finesse des contours, un coloris souvent aussi beau et aussi vrai que la nature même, une facilité de pinceau admirable […]. L’école vénitienne a produit des peintres excellents, dont plusieurs, dans le cours d’une longue vie, semblent en avoir consacré tous les instants à produire un nombre immense de chefs-d’œuvre de l’art. Ils ont imité la nature avec une perfection et une fidélité qui séduit les yeux. Leur coloris est savant et enchanteur ; on y remarque la plus grande intelligence du clair-obscur, une belle imagination, une ordonnance riche, les touches les plus gracieuses et les plus spirituelles48.
Nonobstant les efforts de Cochin et les quatre volumes de d’Argenville, parus pour la première fois en 1745, c’est-à-dire presque une vingtaine d’années avant le voyage italien de Richard, la dissertation de ce dernier se bornait à l’individuation des trois écoles auparavant analysées par de Piles. En outre, si à la suite de ses séjours dans les divers duchés et républiques d’Italie, Richard put se confronter avec une réalité culturelle et artistique résolument hétérogène, il s’efforça néanmoins d’insérer les artistes locaux dans le schéma proposé par le Goût des Nations49.
La réticence de certains voyageurs vis-à-vis d’une clarification des diverses écoles de peinture semble donc prendre sa source dans l’adhésion de ces derniers à ce que Wolfzettel définit en termes de « connaissances ». Dans ce contexte, l’ancienne classification des écoles de peinture, ultérieurement renforcée par Roger de Piles, semble avoir joué un rôle crucial, favorisant l’enracinement des savoirs qui, depuis le xviie siècle, contaminaient la conception géographique des amateurs.
Pourtant, il y a des raisons suffisantes de croire que les écrits du théoricien avaient non seulement influencé la « conception spatiale » de ces derniers, mais aussi, un demi-siècle avant la parution du guide de Cochin, qu’ils avaient également favorisé la diffusion d’une terminologie spécifique capable d’influencer leur transport émotif face aux œuvres d’art rencontrées pendant le voyage.
De la terminologie spécifique à la sensibilité acquise
En France, les volumes sur la peinture de Roger de Piles avaient non seulement permis de renouveler l’intérêt des amateurs à l’égard du coloris et la peinture flamande50, mais, comme l’on vient de le faire remarquer, ils avaient participé à la diffusion d’une terminologie artistique spécifique et issue des milieux académiques de l’époque, marquant en profondeur les connaissances des amateurs.
Pourtant, l’influence de ses écrits dans la littérature hodéporique semble aller bien au-delà des théories sur la couleur. La critique du théoricien s’étendit en fait aux diverses productions de l’art, en apportant à l’expérience voyageuse des amateurs un modèle critique plus complet et exhaustif.
Les recherches de Lucille Gaudin-Bordes montrent que, pour la description des tableaux rubéniens faisant partie du Cabinet de Richelieu, de Piles eut plusieurs fois recours à l’expression « toucher », dans le but de « remuer les passions » du spectateur51.
Or, comme le souligne justement l’auteur, le verbe « toucher » semble occuper une place importante dans les écrits de Fénelon qui, dans son Dialogue sur l’éloquence, soutenait qu’il faut « non seulement instruire les auditeurs des faits, mais les leur rendre sensibles, et frapper leurs sens par une représentation parfaite de la manière touchante dont ils sont arrivés52 ».
Il est évident que l’utilisation de ce terme dans les textes de Roger de Piles ne vise pas seulement à la mise en valeur du coloris, mais, plus généralement, à la lecture de l’œuvre d’art. En effet, pour le théoricien, l’acquisition d’une terminologie artistique devait donc aller de pair avec une éducation et être capable de solliciter la sensibilité des amateurs face au génie créateur de l’artiste, cette « lumière de l’esprit » qui « nous rend infailliblement heureux53 ».
La nécessité pour de Piles d’établir un rapport toujours plus étroit entre l’art et l’observateur avait favorisé ensuite l’élaboration d’autres notions. Dans l’Abrégé, à côté des mots « toucher » et « touché » employés dans le Cabinet de Richelieu et, par la suite, repris aussi par d’autres penseurs du xviiie siècle54, on trouve d’autres expressions plus « incisives », telles que sentir et frapper. Ainsi, dans l’Idée du peintre parfait, en dressant la liste des bénéfices que l’on peut retirer de la consultation des estampes, l’auteur n’hésita pas à remarquer : « Ces effets sont généraux ; mais chacun en peut sentir de particuliers, selon ses lumières et son inclination », alors que, dans la Vie de peintres grecs, Appelle, ayant vu un tableau de Protogène, en « fut tellement frappé, qu’il resta sans parole55 ».
Les écrits de Roger de Piles préfigurent ainsi la discursivité et la critique du voyageur futur, une nouvelle façon de « sentir » dont on retrouve même des traces dans le voyage italien de Nicolas Cochin. Dans le troisième volume du Voyage d’Italie, en consacrant une note en bas de page à la définition du mot « esprit » qu’il avait employé, Cochin précisait que ce terme « n’est point ce qu’on entend communément par ce mot : c’est-à-dire des expressions de têtes finies, ni cette connaissance particulière de l’histoire et du costume » mais, plutôt, « cette aptitude à bien sentir, et à bien représenter ce qui fait de la vie56 ».
Il va de soi que, tout au long du siècle des Lumières, les termes « toucher », « frapper » et, surtout, « sentir » allaient constituer la dimension sensible de l’écriture voyageuse, en devenant un leitmotiv récurrent. Parmi les nombreux témoignages on retrouve, entre autres, les intéressantes notes de voyage du magistrat Charles Dupaty qui, face au patrimoine artistique qu’il put admirer durant son séjour dans la Péninsule, se laissa guider par la vague d’un irréfrénable enthousiasme. Dans ses lettres italiennes, publiées pour la première fois en 1788, trois ans après son voyage, le magistrat de Bordeaux ne put s’abstenir de manifester son admiration devant la salle des plâtres de l’Accademia di Belle Arti de Florence. Si la sensibilité de l’auteur ne saurait s’arrêter aux reproductions étalées autour de lui, Dupaty s’attarde cependant sur « le sentir » d’autrui, celui des jeunes artistes qui essayent de reproduire les mêmes sensations des originaux :
La salle des plâtres est immense : sur deux lignes parallèles, sont rangés tous les plâtres des plus belles statues que possède aujourd’hui l’Italie. C’est au milieu des plus belles formes humaines, écloses dans les plus heureux climats, choisies par le goût le plus pur, exprimées par le ciseau du génie, qu’on voit incessamment errantes les imaginations de cent jeunes artistes, qui essaient, à l’envi, ou de les comprendre, ou de les sentir, ou de les imiter57.
Pourtant, au-delà d’une terminologie « sensible » développée à partir de ses premiers ouvrages, on retrouve aussi chez Roger de Piles une approche didactique plus directe. Dans son Cours de peinture, on assiste, en effet, à l’évolution d’un processus cognitif plus ponctuel, visant soit à consolider les enseignements précédents, soit à fournir aux amateurs les moyens nécessaires pour acquérir une connaissance plus profonde de l’art et, inévitablement, de l’expérience viatique, car « on ne peut acquérir parfaitement la connaissance d’aucun art, ni d’aucune science, sans en avoir la véritable idée58 ».
À l’intérieur de l’œuvre d’art. Le détail, pour une description plus sensible
La définition d’un espace géographique et l’acquisition de termes spécifiques, nous l’avons vu, représentaient certainement un outil pédagogique de premier plan, mais, en ce qui concerne une approche plus directe des ouvrages, cela impliquait nécessairement un effort supplémentaire. Pour affiner cet aspect, Roger de Piles pouvait compter sur une expérience personnelle par laquelle il ambitionnait de mener les amateurs vers une lecture plus sensible de ce qui les attendait durant leur voyage. Pour une compréhension totale de l’œuvre d’art, il fallait impérativement pénétrer à l’intérieur de l’œuvre même, s’identifier à elle, créer un lien indissoluble entre elle et l’âme du spectateur. Ce n’était pas seulement une question de « sentir », mais de vivre à la première personne la création artistique, passer de l’« extérieur », à l’« intérieur » de l’émotion elle-même. Dans ce contexte, les réflexions de Daniel Arasse59 peuvent fournir une nouvelle clé de lecture non seulement pour la compréhension des moyens descriptifs utilisés par les voyageurs, mais aussi et surtout pour comprendre l’ekphrasis des auteurs60.
En 1708, comme il le relève, la parution du Cours de peinture par principes offrit, en effet, les règles d’une juste observation des peintures, en apportant à l’analyse du détail une fonction prépondérante. Dans son dernier ouvrage, Roger de Piles se souciait de rappeler aux lecteurs qu’« il n’est pas à propos de laisser à l’œil la liberté de vaquer avec incertitude, parce que, s’arrêtant au hasard sur l’un des côtés du tableau, il agirait contre l’intention du peintre […]. D’où il s’en suit qu’il faut fixer l’œil, et que le peintre doit le déterminer à l’endroit de son tableau qu’il jugera à propos pour l’effet de son ouvrage61 ».
Apparemment, pour l’observation correcte d’une œuvre d’art, il fallait passer de l’extérieur à l’intérieur, c’est-à-dire au détail, le seul point de conjonction entre le génie de l’artiste et l’œil du spectateur. On retrouve une telle approche chez les voyageurs qui, tout au long de leur pèlerinage dans la Péninsule, examinèrent les œuvres d’art avec une méticulosité extrême. Parti d’une première vue d’ensemble, leur regard se posait par la suite sur tout élément capable d’éveiller l’« esprit sensible » évoqué par Cochin. Une sensibilité que Dupaty retrouve dans les arts plastiques et, plus précisément, sous le ciseau du sculpteur Pierre Puget (1620-1694). À Gênes, à la Basilique de Carignan, l’auteur posa son regard sur le Saint Sébastien sculpté par le Marseillais, tout en offrant au lecteur une description dictée par un transport émotif sans égal :
[…] et il faut faire grâce à l’église de Carignan, en faveur de la statue de saint Sébastien, créée par le ciseau du Puget. L’expression du visage est admirable. La douleur y combat avec la foi. Que ce marbre souffre ! Ils ont eu la barbarie de percer de flèches un si beau corps, de tourmenter si cruellement une si belle âme62 !
La description de l’auteur se focalise principalement sur un élément : le visage du saint, tout en s’arrêtant sur l’expression des souffrances, parfaitement rendues par le sculpteur. On serait tenté de ramener l’émotion du voyageur au phénomène d’extase mystique que les images divines suscitaient chez les dévots et qui les menait, comme l’explique bien Frédéric Cousinié63, à la contemplation spirituelle.
En réalité, la question est bien plus complexe. Entre le spectateur et le visage du Saint (le détail), s’instaure un rapport plus profond et unilatéral, intime, et qui en excluant tout facteur extérieur, aboutit à un combat sans précédent : la bataille de la foi contre la douleur d’un corps affaibli par le martyre, de la chair contre le marbre.
Parfois, dans les journaux de voyage, le rapport entre les auteurs et le détail conduit à une ekphrasis encore plus personnelle, où les émotions vont converger sur une affinité élective. On en retrouve un exemple dans la description de Jérôme François de Lalande du tableau des Noces de Cana par Paul Véronèse (1528-1588)64, aujourd’hui au Musée du Louvre et, à l’époque, conservé auprès du réfectoire du monastère de San Giorgio Maggiore à Venise. Le tableau, aux dimensions très imposantes, fait l’objet dans son journal d’une description minutieuse de presque trois pages.
L’approche frappe, au premier abord, par les critères adoptés pour la description. Tout comme chez de Piles, le regard se pose initialement sur l’ensemble, voire sur l’extérieur. Lalande présente le tableau au lecteur dans son contexte, il souligne la grandeur du réfectoire, puis attise la curiosité par les proportions de l’ouvrage et son unicité :
Le réfectoire qui est grand et beau, est du Palladio ; on y admire le tableau célèbre de Paul Véronèse, représentant les noces de Cana qui, tient tout le fond du réfectoire, et l’on distingue 120 figures ; c’est une grande machine et l’un des plus beaux ouvrages de ce peintre ; ce fut le premier qu’il fit à Venise.
Ensuite, l’auteur entame la description de la composition, laquelle se fait de plus en plus frénétique. Lalande fouille parmi les personnages, tout en cherchant, probablement, les éléments dont il a entendu parler. Il fait appel à son savoir, à ses connaissances :
[…] on observe que parmi les musiciens qu’il a représentés dans ce tableau, celui qui joue de la viole est son propre portrait ; le second qui tient un violon est le portrait du Titien ; le troisième qui joue encore du violon est le Tintoret, le quatrième tient une flûte, c’est le Bassan65.
Le narrateur, loin de s’arrêter, poursuit sa recherche. Il méprise les figures du Christ et de la Vierge qui « sont les figures les moins bonnes », le clair-obscur et le chaos de la composition, mais, enfin, il découvre une figure, un détail, qui comblent toutes les attentes de son appétit insatiable et lui permettent de retrouver sa « sensibilité ». C’est la figure « de la mariée qui est au coin du tableau », et qui, inévitablement, « est très belle ».
À l’origine d’une nouvelle discursivité
Réédité en 1769 et en 177366, le Voyage d’Italie de Cochin avait sans doute conquis un nombre très élevé d’amateurs. L’ouvrage, souvent mentionné dans les journaux de voyage parus tout au long du xviiie siècle67, allait constituer un véritable passage obligé pour tout voyageur voulant visiter le patrimoine artistique italien. Toutefois, à la lumière de ce qui précède, il paraît que les récits viatiques se firent le véhicule d’une théorie artistique bien établie qui, bien avant le guide de l’académicien, avait ouvert la voie à une nouvelle façon de « sentir » l’expérience viatique.
Dans ce contexte s’inscrit l’œuvre d’un « réformateur » d’exception : Roger de Piles68. Les ouvrages de ce dernier, directement ou indirectement assimilés par les voyageurs, semblent avoir influencé non seulement l’idée du voyage conçue par les amateurs avant leur pèlerinage dans la Péninsule, mais également l’approche de ces derniers vis-à-vis des œuvres d’art et, par conséquent, leurs descriptions.
Même si à l’intérieur de la production hodéporique de l’époque les théories et les écrits de Roger de Piles constituèrent une présence silencieuse, ils semblent, néanmoins, avoir annoncé l’équilibre entre « connaissances » et « sensibilité » relevé par Wolfzettel, une harmonie qui caractérisera la nouvelle discursivité du siècle des Lumières.