Il est heureux que la collection Imago Mundi accueille le dernier volume de Roland Le Huenen : Le Récit de voyage au prisme de la littérature. Le livre propose un voyage au long cours dans la pensée d’un chercheur qu’on considère à bon droit comme l’un des pionniers de la critique viatique contemporaine. Suivant une habitude désormais bien ancrée dans les pratiques éditoriales, le livre renferme un ensemble de publications ou de conférences égrenées au fil des années – de 1987 à 2014. La part d’inédits qu’il renferme représente à peu près la moitié du volume : le lecteur intéressé par la littérature de voyages y trouvera donc une manne abondante.
La préface de Philippe Antoine, dense et serrée, propose d’éclairer le titre, « à la fois paradoxal et programmatique », d’un livre construit au fil des années sur la base d’une culture littéraire vaste comme le monde. La complexité des relations entre récit viatique et littérature constitue le fond de cette préface qui, tout en s’employant à ressaisir les conditions de lecture et d’interprétation des récits de voyage, invite à épouser la méthode critique de Roland Le Huenen. Philippe Antoine, qui élabore un magistral résumé de l’ouvrage, y identifie le xixe siècle comme le centre qui innerve la poétique du genre viatique et, au cœur de la fabrique des récits, la tension qui s’opère entre analyse textuelle et enjeux du voyage.
Vingt-quatre études se succèdent, organisées en six parties, autour de ce centre que constitue le xixe siècle, période où le Voyage entend être tenu pour genre littéraire. L’architecture concertée de l’ouvrage amène l’auteur à encadrer les chapitres à caractère thématique par des propos plus théoriques. Les études consacrées aux questions de l’identité du voyageur – « Voyageuses » (3e partie) et « Diplomates voyageurs » (5e partie) – encadrent elles-mêmes une réflexion sur « Périples et promenades » (4e partie). On y retrouve la figure et la plume de grands voyageurs romantiques : Gautier, Flaubert et Hugo. Ce n’est pas seulement la double question des déplacements et des errances des récits qui se voit ici soulevée. Le chapitre sur les « Dérives viatiques : le Voyage sur les chemins de l’imaginaire » donne le ton. Dans une perspective de poétique historique servie par de très amples lectures, Roland Le Huenen souligne les transformations du dire viatique et les relations qui se tissent entre le voir et le savoir, dans une écriture qui se fonde sur l’observation du monde, tout en ne cessant de se référer aux livres qui parlent du monde.
En scrutant des récits particuliers, Roland Le Huenen définit des principes fructueux pour considérer dans son ensemble l’économie du récit viatique. On retiendra celui qui clôt l’étude sur ces « Dérives viatiques » : « Contrairement au récit de fiction où la logique de la conséquence règle la chronologie […] la relation de voyage ne considère que la seule consécution » (p. 233). Une telle organisation contribue à « brouiller le déploiement du sens », qui sera, soit dévoilé au terme du récit comme dans le Voyage en Grèce de Chateaubriand, soit laissé « latent, insoupçonné » et ressaisi « dans son amplitude paradigmatique plus que dans sa linéarité », comme il est démontré pour le Voyage en Espagne de Théophile Gautier. Ce croisement entre la perspective « topographique » qui envisage le récit dans son détail et la perspective surplombante du théoricien qui dégage de lectures particulières des principes d’analyse transférables est sans doute l’un des fruits de ce beau livre.
On se réjouit de retrouver ici des articles fondateurs, en tête des deux premières parties de l’ouvrage. « Qu’est-ce qu’un récit de voyage ? » se demandait Roland Le Huenen en 1990 dans la revue Littérales. Sur la longue durée – du Moyen Âge au xixe siècle – il parvenait à définir « un genre ouvert, diffus, un genre sans loi », dont la « malléabilité formelle » permet l’accueil de multiples discours. L’article s’achevait sur le constat d’un nécessaire affinage de « nos outils d’analyse aussi bien qu’à [la nécessité de nuancer] nos points de vue sur le récit en général » (p. 36). En tête de la seconde partie figure un autre article incontournable, écrit en 1984. « Le récit de voyage : l’entrée en littérature » élargit encore le propos et embrasse un horizon allant d’Hérodote à Claude Lévi-Strauss. À nouveau se voit évoquée « l’ambiguïté générique » du récit de voyage (p. 94), cependant que l’étude désigne un point à partir duquel tout bascule : le xixe siècle, moment « où le récit devient la condition première du voyage au lieu d’en être la résultante » (p. 97). Dans ce processus de transformation de l’écriture viatique, la médiation de l’œuvre littéraire joue un rôle fondamental. Dans L’Itinéraire de Paris à Jérusalem se formule une pratique – déjà ancienne, mais non revendiquée aux mêmes fins, celle d’un « travail de référentialisation, au cours duquel un déjà-là encyclopédique, un inventaire de savoirs archivés viennent témoigner au cœur même du récit de son appartenance au champ du littéraire » (p. 99). Il n’est donc guère étonnant que l’essentiel de ces études soit consacré à l’âge romantique, qui peut apparaître ici en quelque sorte, comme le grand code de la littérature viatique. Les articles qui envisagent le motif de la ruine, disposés d’une manière stratégique dans le recueil, emblématisent à cet égard plusieurs démarches d’écriture. Du côté de Volney, elle suscite l’esprit de raison et la mesure nécessaire à la description du monde. Chez Chateaubriand qu’elle effraie par son silence, elle est « symptôme de l’oubli » (p. 147) éveillant une « palpation hallucinée de l’absence » (p. 154) et invite à la réflexion sur l’histoire. Dans Le Rhin de Victor Hugo, elle s’impose comme l’objet « dont se saisit l’imaginaire du promeneur pour y projeter le spectacle de ses fantasmagories et y greffer les aventures de ses songes » (p. 294) : le monde est alors prétexte à dire un sujet, voire une intériorité.
L’ouvrage s’achève sur un coup de maître. Roland Le Huenen reprend alors en main les Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss, « texte stratifié », « feuilleté », « pluriel », au carrefour des discours, héritier d’une conception du récit de voyage qui commence au xixe siècle et met au premier plan le travail de la mémoire. À une nuance près néanmoins : « entre le référent brut, informe, et le sujet déchiffreur de signes, la solution […] résidera non dans la citation mais dans la métaphore » (p. 361). C’est ainsi que le tableau du coucher de soleil devient figure du déclin des peuples premiers, puis des illusions du voyageur sur le monde qu’il s’apprête à découvrir. De métaphore en mise en abyme, le lecteur de Roland Le Huenen est fondé à se demander si ne s’exprime pas ici un chant du cygne, celui du récit de voyage dans le monde contemporain, auquel l’ethnologue promettait la malédiction de la monoculture.
Il apparaît alors nécessaire de retraverser les questions de l’existence en relisant des Voyages. C’est à cette entreprise que Roland Le Huenen nous convie, dans une prose qui délivre une méthode de lecture, sans renoncer à l’usage poétique des mots.