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Écritures de voyage

Sur les chemins de Chine, Gaïa Éditions, 2010

Clara Arnaud

Notes de la rédaction

Le texte ci-dessous, publié avec l’accord de Clara Arnaud et des éditions Gaïa, correspond aux pages 112 à 147 du livre.

Prix Terres insolites 2010
Prix littéraire de l’Asie 2010 de l’Association des écrivains de langue française
Prix René Caillé des écrits de voyage 2011
Prix littéraire des grands espaces 2011

Texte intégral

28 avril

1Dans le bus qui me ramène au village, chargée de ma selle neuve, j’observe une très vieille femme. Elle regarde avec un grand sourire les tapis et les morceaux de soie que j’ai achetés pour mes chevaux. Les Tibétains sont d’une grande coquetterie, hommes et femmes, et ils ont un sens certain de la couleur. Les bleus, les ocre, les rouge vif resplendissent, morceaux de soie volant au vent, se mêlant aux crins des chevaux, faisant resplendir les tuniques ou les maisons. Les cavaliers prennent un réel plaisir à parer leurs chevaux de soie, à natter leurs crins, veillant à assortir les tapis de selles aux rubans dont ils ornent la queue. L’éclat que dégagent ces parures est la manifestation de leur fierté envers leur monture. J’ai eu immédiatement le désir moi aussi de prendre soin d’ajuster les couleurs de mon harnachement comme si ce raffinement était une marque de prestige, et un facteur de respectabilité du même coup. J’ai choisi deux tonalités, les bleu vif de ciel d’été, et les carmin.

2L’un des attraits du Tibet est l’immense satisfaction esthétique que procurent cette terre et les hommes qui la peuplent. Une silhouette au loin dans les pâtures, la courbe en croissant de lune des cornes d’un yack qui se dessinent en contre-jour, un nez droit et fier, une tunique brodée : le paysage tibétain constitue une symbiose entre la beauté âpre des immensités et la grâce du moindre détail. L’œil ébloui virevolte incessamment d’une échelle à l’autre, insatiable. Je regarde de la fenêtre du bus les silhouettes des cavaliers galopant devant l’immense étendue d’eau turquoise, la soie orange qui jaillit des crins volant avec fureur, l’ocre des pâtures encore victimes du gel prolongé.

3Je me retourne et mes yeux se fixent sur le visage de ma voisine, ce menton qui s’avance laissant apparaître une bouche édentée, ces rides profondes et ces longues nattes grises coulant sur une chemise de soie pourpre délavée. La vieillesse de cette frêle créature, dans des contrées difficiles où l’on meurt jeune, m’inspire un respect profond. Nos regards se croisent en silence, se mêlent et se dénouent. Le sien me signifie que je suis ici l’Autre.

4Ceux qui ont toujours évolué sur ce haut plateau ne connaissent vraisemblablement pas le monde comme moi. Leur univers est rugueux et inquiétant, il est la proie des éléments, peuplé d’esprits et de démons aux désirs malins ; l’homme n’y est rien. Je ressens une forme de mystère profond, et malgré la rudesse de l’accueil qui m’a été réservé les premiers jours, j’ai le désir de m’enfoncer dans ce mystère, de le vivre de manière viscérale. J’aborde le Tibet sans connaissances, sans théorie ni préméditation, avec la naïveté et la curiosité d’un enfant avide. Je m’apprête à le vivre dans son immensité, sa rudesse, avec mes deux petits chevaux. Demain la route.

5Le Tibet a été parcouru ces dernières semaines par de violents troubles et une bonne partie du plateau est interdite aux étrangers. Je sais donc que je pars avec le risque, un jour ou l’autre, que la police chinoise fasse tourner court mon voyage. En cette période de troubles politiques et de préparation des jeux Olympiques, il serait tentant de foncer droit dans le mur en abordant ces régions sous l’angle du politique, en distinguant les bons et les mauvais et en se scandalisant, laissant la colère devenir le principal outil d’interprétation de chaque réalité. Je refuse ce schème, je refuse l’analyse, du moins tant que je n’ai pas vécu dans ma chair cette terre. Ici, je suis la voyageuse, la voyeuse, un témoin de vies anonymes que j’écris jour après jour, que ces vies soient celles de Hans, d’Ouïghours, de Tibétains ou d’autres encore.

6Ce voyage me mène quelque part, entre les confins de ma vie intérieure, nourrie de mots et de livres, et le trivial quotidien de ces peuples vivant à la lisière du monde des hommes. Il me mène d’une existence à l’autre, d’une maison à l’autre, me trimbale dans des mondes mystérieux, me laissant errer, cherchant les bonnes questions sans jamais trouver les réponses.

30 avril

7Le vieil homme est assis en tailleur dans une semi-pénombre, il fixe le sol de ses yeux étrangement vides d’aveugle et balance légèrement son corps d’avant en arrière, murmurant quelques prières et faisant rouler dans ses mains les perles du chapelet. La prière s’intensifie puis s’accorde avec le mouvement du corps et le souffle de la voix qui s’abaisse. Le corps raide, voûté, abîmé par les années, possède au niveau du bassin une étonnante souplesse qui lui permet de conserver tout le jour durant cette position. Devant le vieillard, une petite radio est posée d’où s’échappent des chants tibétains, des incantations.

8L’intérieur de la maison est simplement meublé. Quelques tapis que l’on déplie pour en faire des couchettes le soir venu, une armoire de bois peint, un poêle autour duquel on se retrouve pour discuter. Les deux jeunes filles de la famille découpent avec dextérité le long ruban de pâte, et en jettent des petits rectangles dans la marmite. Ces nouilles trop cuites sont servies dans l’eau de leur cuisson, accompagnées de gras de viande. Le résultat est une bouillie peu ragoûtante mais qui a le mérite d’être chaude et de me tomber lourdement au fond de l’estomac.

9Le vieillard tâtonne puis se saisit de son bol, interrompant quelques instants ses prières. Il mange calmement, conservant la position qu’il occupait pour prier, comme si tout son corps avait été moulé, telle une statue, en forme de bouddha. Une fois les nouilles avalées, il reprend sa prière dans l’indifférence générale. Les Tibétains vivent au cœur d’un univers baigné de spiritualité et où le religieux est pleinement intégré au quotidien. Leurs gestes, leur croyance, leur imaginaire, me sont parfaitement étrangers. Je flotte dans un monde dont je ne saisis pas le sens.

10Les journées de marche alternent avec cette découverte de l’univers tibétain, elles sont longues et rudes. Je souffre de mon inexpérience et commets des erreurs de jugement et de manipulations avec les chevaux tibétains qui n’ont rien de la docilité de nos montures occidentales. Zéphyr, dans un mouvement de panique, s’enfuit au galop sur la route, entraînant son compagnon et mes bagages à sa suite, après m’avoir traînée au sol. Les jambes ensanglantées et parfaitement dépitée, je vois les deux chevaux qui disparaissent au loin. Arrêtant un motard, je me lance avec lui dans une course-poursuite derrière les deux animaux fous de panique. Nous les arrêtons en évitant l’accident. J’ai perdu au passage mon couteau, et dans ma chute, voulant empêcher l’animal de fuir, je me suis profondément entaillé la main avec la corde. Quelques compresses d’alcool plus tard, me revoici sur la route, en selle cette fois-ci car j’ai compris que le jeune Zéphyr n’est pas accoutumé à marcher en main. Il se révèle en revanche étonnamment calme une fois monté. Au couchant, j’achève, fourbue, la longue journée de marche, sous un ciel où voguent de gros nuages gris que seul le soleil perce encore d’un éclat ténu.

11Au loin, la silhouette des femmes et l’éclat de leurs foulards se dégagent de la masse brune que constituent les troupeaux de yacks au retour des pâtures. Il fait presque nuit. Chape de plomb sur le plateau.

1er mai

12« Là-bas, il y a des bêtes qui mangent les hommes, tu sais, des bêtes cruelles. Ah je suis désolée, je parle mal chinois, tu ne parles pas tibétain ? » Cette jeune fille m’indique la route à prendre pour traverser à cheval la chaîne de montagnes qui borde la rive sud du lac, afin de m’épargner le long détour que la route fait pour le contourner. À quoi cela sert-il d’avoir deux chevaux si c’est pour suivre la cohorte des engins motorisés le long des routes ? Malgré les recommandations de la jeune fille, et de tous ceux qui, me voyant seule, me prennent pour une tête brûlée, je gagne les montagnes après une ascension éreintante. Arrivée à 4 000 mètres, l’altitude commence à faire sentir ses effets. Les éleveurs tibétains n’ont pas encore regagné les pâturages d’altitude, et seuls les vestiges des campements de l’été dernier indiquent la présence de l’homme.

13Je jouis ce soir d’une souveraine solitude, d’une paix sans égale, quoiqu’un peu effrayante. Après avoir monté mon campement, j’attache les deux chevaux, et les contemple se régaler de l’herbe courte et maigre. Cette solitude revêt un caractère rare et précieux. Il ne s’agit pas d’une solitude vide, mais dense. À l’écart du monde des hommes pour un bref moment, je vis une riche aventure intérieure. Mes sens en éveil se bousculent, des idées et des mots jaillissent avec ferveur, des souvenirs fulgurants volent avec le vent du Tibet. Je m’en saisis et m’en nourris. Je revois des visages oubliés, j’entends quelques notes de musique évanescentes, sens résonner en moi des phrases tant répétées. Le langage oral n’a plus sa place, et c’est dans une autre langue que ce milieu me parle. Environnée par un vent glacial à la nuit tombante, mes efforts pour arriver ici prennent soudain tout leur sens. La paix qui domine ces montagnes réveille en moi un espoir insensé.

3 mai

14Les pierres s’entassent, formant une masse compacte le long de la crête. Un bric-à-brac minéral qui m’obstrue le passage, alors que, tout proche, l’autre versant me tend la main. Il m’a fallu plus d’une journée d’ascension pour atteindre ce que je croyais être un col aisé à franchir. Au bout de la troisième tentative pour trouver un passage praticable avec des chevaux, je commence à réaliser mon imprudence. À 4 600 mètres d’altitude, j’ai le souffle coupé par l’ascension et suis soudain prise d’un violent mal de crâne. Le vent balaie en rafale le sommet que j’ai atteint, glacial, brutal. Il me brûle le visage, m’emmêle les cheveux et attise mon angoisse. Il me faut renoncer à cette idée absurde de traverser la montagne en cette période de l’année. La route dont parlaient les Tibétains n’est vraisemblablement pas celle-ci. Je vais me mettre en danger, ainsi que mes deux chevaux, en m’obstinant à vouloir franchir un passage technique pour lequel je ne possède ni l’expérience ni le matériel. Je me décide donc à redescendre, entreprise qui s’avère bien plus difficile que je l’imaginais.

15Les dédales de pierres à travers lesquelles je me suis frayé un chemin apparaissent maintenant infranchissables. Le vent souffle de plus belle et Éole, mon cheval gris, est très réticent à s’aventurer dans les passages difficiles, chargé des volumineuses caisses de bât dont il n’a pas l’habitude, et éreinté par l’ascension de la veille. Le fol espoir d’hier soir me déserte. Je suis seule à une distance suffisamment importante du village pour qu’une simple chute tourne au drame. Comment ai-je pu m’aventurer ici aussi innocemment ? Je me sens jeune et emplie d’ignorance, et la soudaine conscience du danger me fait trembler d’un violent frisson. Un bref cri m’échappe, de colère et de peur mêlée, qui résonne contre la paroi de roche nue. Je marque un temps d’arrêt pour reprendre mon souffle et mes esprits, puis repars. Il me faut une nuit de plus dans la montagne pour retrouver le lendemain mon chemin. Une nuit d’angoisse et de solitude, une solitude qui cette fois-ci vire au cauchemar.

16Assise sur un petit tabouret de bois, je me laisse peigner les cheveux par la jeune fille de la maison. Elle m’a ôté le peigne des mains d’un geste presque autoritaire, m’intimant de la main l’ordre de m’asseoir et s’est mise à me peigner les cheveux avec application. Le petit garçon en a profité pour s’asseoir sur mes genoux. Ce contact humain, cette familiarité à mon égard provoque en moi un soudain sentiment de soulagement et de paix. Je me laisse tresser les cheveux comme une enfant que j’aimerais encore être parfois, et savoure le charme de la pièce unique alors que le vent souffle toujours dehors. La fillette, ou peut-être est-ce une adolescente, il est difficile de lui donner un âge, me tend un grand bol de pommes de terre cuites dans du gras de mouton. Le tout est chaud, salé, épicé et m’emplit l’estomac avec délices. L’alimentation est chez les Tibétains rudimentaire et rébarbative, mais j’apprends à m’en satisfaire. La satiété vaut tous les réconforts lorsqu’on est affamé.

17Je m’affale sur un coin du tapis sous le regard bienveillant du Dalaï Lama et de Mao, présence incongrue dans cette pièce décorée de photos de lamas et d’iconographies bouddhistes. Il est bon de se sentir dans un chez-soi, et d’être entouré de sourires après la terrible peur de la veille. Les chevaux prennent du repos, s’accoutumant peu à peu l’un à l’autre.

4 mai

18Deux longues journées de marche me permettent de passer de l’autre côté des montagnes qui bordent le lac, celles-là même que mon arrogance m’a poussée à tenter de traverser sans succès. Une centaine de kilomètres au pas lent des chevaux, ponctuée de nombreuses rencontres. Le matin, alors que le claquement des sabots et le souffle des chevaux résonnent dans l’air pur, une petite voiture s’arrête, deux moines rieurs en sortent. L’un d’eux s’adresse à moi dans un anglais rudimentaire mais compréhensible, ce qui ne manque pas de me surprendre. Ils rient de me voir ici et nous engageons une brève conversation, où resurgit toujours la question récurrente : « Est-ce que tu vas à Lhassa ? » Je ne sais pas ce qu’il reste de la ville d’antan mais Lhassa demeure dans l’imaginaire tibétain un lieu qui revêt une importance particulière. Après m’avoir encouragée, les deux moines reprennent la route en direction d’un petit monastère que je dépasse quelques kilomètres plus loin.

19Au loin flottent des morceaux de tissus multicolores, pourpre, azur et ocre, qui s’agitent, se contorsionnent sous le souffle du vent, qui a cependant faibli depuis hier. Les Tibétains s’arrêtent au passage du col pour accrocher les morceaux de tissu à une architecture de fil pyramidale, sculpture gracile visible de loin et qui rappelle qu’ici le sacré est omniprésent. Alors que je passe à côté de l’édifice se mouvant au rythme du vent, une pluie de morceaux de papier colorés s’abat sur mes chevaux, suscitant un léger vent de panique. Les deux équidés soufflent et trépignent d’inquiétude sous cette étrange pluie. Après avoir virevolté dans l’air, les rectangles de couleur viennent se poser au sol qui en est déjà jonché. Je suis du regard leur provenance, une main tendue sortant de la vitre d’une voiture, lançant au vent les poignées de papier.

20Je me laisse éblouir par les couleurs de ces tissus élimés par le vent et le froid, conservant cependant un peu de leur éclat originel, cette pluie de papiers flottants dans le ciel bleu azur, dont aucun nuage ne vient troubler la pureté. Tous ces signes qui, bien que je n’en connaisse pas la symbolique religieuse, font sens. J’y vois de l’espoir, de la légèreté, un souffle de vie que je glane au passage du col. Je lis ce qui me grise dans les signes que m’envoie une culture dont je ne connais rien. J’aborde le Tibet avec une grande ignorance, mais je le découvre à hauteur d’homme, avec humilité.

21Les gens s’arrêtent fréquemment sur le bord de la route, me demandant d’où je viens, et où je vais, lorsque ce ne sont pas des moines ébahis qui m’observent avec un silence distant. En fin de journée, alors que mon énergie décline, j’enfourche Zéphyr, décidée à parcourir à cheval les kilomètres qui me séparent du village. Bientôt, un cavalier me rejoint au petit galop sur la piste. Il se tient droit comme un I sur son frêle cheval, avec pour seul harnachement un tapis de selle décrépit. L’homme que je devine rieur, dissimulé sous une écharpe lui protégeant le visage, converse une petite heure avec moi avant de filer au galop sur la piste. Il a à faire en ville et peut-être nous verrons-nous ce soir, dit-il en riant. Ces rencontres et échanges brefs ponctuent ma marche et m’extraient de la solitude, des réflexions dans lesquelles je m’absorbe jusqu’au vertige. Elles confèrent un visage humain à ces vastes terres dénudées.

22« La saison n’est pas bonne pour voyager à cheval », me dit un autre cavalier. « La neige vient de fondre, l’herbe est pauvre, et les bergers ne montent dans les montagnes qu’à la fin juin. » Je me rends compte en pensant à ce calendrier des transhumances, de la rigueur du climat en ces lieux. Au contraire des Kirghizes qui montent dans les pâtures cinq mois par an, beaucoup de Tibétains n’y restent que trois mois, préférant pour ceux qui le peuvent se terrer dans les vallées pendant la saison froide. Le plateau est un lieu particulièrement inhospitalier, loin des images poétiques de paradis terrestres.

5 mai

23La scène me déchire le cœur, et pourtant, je n’ai d’autre solution que d’y participer. Le cheval, après maintes tentatives de résistance, après d’impressionnants bonds et de dangereuses envolées, s’est résolu à perdre la partie et s’est laissé tomber au sol, où il demeure allongé sur le flanc, cessant d’opposer toute résistance. Après une semaine de marche je ne peux plus retarder l’inévitable étape du ferrage d’Éole, sans quoi il souffrira irrémédiablement des pieds. Cela fait dix jours que je tente de l’accoutumer aux outils de maréchalerie, en douceur, avec tact. Mais rien n’y fait, ce matin-là, il se débat avec la vigueur et la rage que les petits chevaux tibétains savent mettre pour se défendre. Éole est mon sésame, je ne peux renoncer à lui pour cause de pieds douloureux. Trouver un cheval qui accepte de se voir affubler de deux caisses sur les flancs sans broncher est un miracle sur le plateau où les animaux demeurent peu accoutumés à ce genre d’excentricité. J’ai trouvé avec lui une véritable perle, un prince errant, un cheval de voyage hors norme qui a cependant besoin d’être ferré. Les hommes du village défilent, plus pour assister au folklore de la scène que par désir de s’y impliquer, et ils observent mes outils de maréchalerie avec étonnement.

24« Ça ne va pas être possible », me dit l’un d’entre eux en observant mon énième échec, un bond en arrière pour éviter le sabot du cheval qui me frôle, et en jaugeant ma réserve de clous qui s’amenuise. Je sens alors un vague désespoir m’envahir. Que puis-je faire avec un cheval qui risque de devenir boiteux dans les jours à venir ? C’est alors qu’un homme et ses deux fils pénètrent dans la cour, et sans me demander mon avis, empoignent le cheval avec douceur et fermeté. Ils parent les assauts redoublés de l’animal, qui s’est relevé, jusqu’à ce que celui-ci, épuisé, renonce et s’affaisse dans l’herbe. Nous voilà alors à ferrer le cheval couché sur le flanc, qui semble attendre que ce moment désagréable s’achève. Les yeux mi-clos, l’animal gît. Une demi-heure plus tard, le cheval est ferré et se relève, engourdi. Il a eu l’intelligence de cesser d’opposer sa résistance, et malgré le spectaculaire de la scène, les hommes n’ont pas usé de brutalité. Je regrette amèrement de ne pas avoir pu ferrer l’animal dans de bonnes conditions et avec son assentiment, mais avais-je le choix ? Il retourne manger un peu de paille poussiéreuse, sans plus se préoccuper de ses nouveaux et tout premiers fers.

25Je décide de passer la journée à me reposer, me remettre de la tension du matin et commence par engloutir un grand bol de nouilles dans le petit restaurant d’à côté. Les bergers vivent disséminés avec leurs bêtes et seuls quelques « villages » servent de relais aux camions qui gagnent Lhassa, et de lieu d’approvisionnement pour les habitants des environs. Ces « villages-rue » aux allures de far west ne comptent bien souvent qu’un petit hôtel chinois, quelques restaurants, et quelques magasins où l’on trouve irrémédiablement les mêmes produits, et une station-service. Rien de très exaltant mais c’est dans ces relais que je me nourris et achète le blé pour les chevaux. Comme me l’a répété l’homme qui m’a assisté pour ferrer Éole : « Ce n’est pas la bonne saison. » Je pense que, les semaines passant, l’herbe va croître et que le climat s’améliorera. Le mois de mai sur le plateau tibétain, c’est encore la fin de l’hiver, un long hiver où la végétation a survécu à grand-peine, hibernant sous la neige. Lenteur et patience seront mes armes pour sortir de l’hiver pas à pas et peut-être aurais-je la chance d’assister à la transhumance au mois de juin. Je rêve de participer à cette petite migration, de conduire les troupeaux de yacks et de chèvres, juchée sur le vaillant Zéphyr.

6 mai

26Quelques mégots traînent dans leur cendre sur le sol de terre battue, une commode où trônent de rares ustensiles de cuisine constitue le seul ameublement de la pièce au centre de laquelle repose un poêle. Les orifices qui servent de fenêtres sont bouchés par de vieux sacs de grains qui frissonnent sous le coup de vent violent. Au-dehors c’est le déluge. De souffles en bourrasques, de bourrasques en rafales, le vent grossit, grandit, s’épand dans l’air, entraînant dans sa danse une chape de poussière aveuglante. Je viens d’être invitée à pénétrer dans la petite cahute qui sert d’habitation à un jeune couple. Tous deux rient, se chamaillent, joutent comme des enfants dans l’antre de leur domaine. Ils s’interrompent par moments pour s’asseoir et laisser filer le temps au son du vent violent. Je quitte la cahute pour aller au village d’à côté avec la jeune femme, la tête enrubannée de foulards à la manière des Tibétains ; nous filons à travers la piste sur sa moto. Le paysage est parfaitement désertique, et il me reste plus de quatre jours à marcher sur ce vaste espace plan et aride où vivotent çà et là quelques familles et leurs moutons faméliques. Rien d’autre à mettre sous la dent des chevaux que du blé indigeste pour eux et du mauvais maïs.

27Il est difficile de ne pas se laisser influencer par les éléments et plonger dans une profonde tristesse, une forme de mélancolie douloureuse. J’ai lutté toute la journée en marchant sur cette route pour ne pas sombrer dans d’obscures pensées et cette bouffée d’adrénaline sur la moto tressautant dans un nuage de poussière me fait venir un grand sourire aux lèvres.

28Arrivée à la boutique, la jeune femme fait ses achats, tandis que j’examine les articles. Ce sont partout les mêmes biscuits sans saveur, les mêmes petits sachets de graines à grignoter, saucisses de poulet sous vide et autres mauvaises bières chinoises, quelques légumes fanés et une grosse motte de beurre. Nous rentrons à la cahute, lestées de sacs de vivres, deux jeunes garçons nous y attendent. La maîtresse de maison sort alors de ses sacs avec un grand sourire une bonne vingtaine de glaces, des chips, des cacahuètes, des biscuits, des pommes qu’elle répand sur la table basse au centre du tapis. Cette surabondance qui tranche avec la monotonie alimentaire est le prétexte à une forme de festivité en mon honneur. Tous trois se mettent à manger avec avidité et un plaisir non feint, mêlant dans leur bouche le froid, le chaud, le sucré ou le salé, du liquide au solide, dans une forme d’anarchie alimentaire qui prend des allures orgiaques. Ils rient, parlent fort, allument cigarette sur cigarette, comme des adolescents qui auraient dérobé un paquet à leurs parents.

29« Et toute seule, tu n’as pas peur des loups ?
– Des loups, non, mais des hommes, oui. »
J’aimerais leur expliquer que le danger ce sont les hommes, que c’est de là que la menace vient pour une voyageuse solitaire.
« Et les esprits, tu crains les esprits ?
– Non !
– Pourtant ils mangent les hommes, ils les engloutissent. »

30Et le jeune homme de me mimer la face terrifiante d’un esprit aux aguets, yeux révulsés, bouche béante. Il me regarde soudain d’un air grave et sombre. Je ne crains ni les esprits ni les loups, je suis seule, à leurs yeux cela suffit à faire de moi un personnage assez déroutant, débarquant au milieu de nulle part un jour de grand vent, repartant vers un autre nulle part un lendemain pluvieux.

7 mai

31On dirait ce matin qu’un grand coup de pinceau a dilué une tache d’aquarelle bleu vif dans un ciel de jour de pluie. Les nuages noirs, gonflés, forment une masse compacte au-dessus de la strate de bleu-gris, et pèsent de tout leur poids sur l’immensité du plateau, écrasant le sol, camouflant les sommets des montagnes. L’herbe jaune se teinte d’ocre pour compléter à l’horizon la parfaite composition de strates de couleurs : ocre, bleu, gris. Seule la piste serpentant dans le décor vient perturber la composition horizontale du tableau. Les moutons vaquent, petits points insignifiants dans cette étendue sans borne, et le sol dégage une odeur de terre humide, puissante, animale, qui me ramène à ma condition de mortelle dans cette terre perdue.

32Juchée sur ma selle, affublée de mes vêtements de pluie, engoncée sous mon chapeau, je me laisse balancer au rythme du pas tonique de Zéphyr, surveillant du coin de l’œil la bonne conduite d’Éole, le petit gris qui porte mes bagages en liberté et me suit selon son bon vouloir. Lui aussi semble grisé par l’air frais et la pluie qui nous transit, alors que nous avançons à pas rapides. J’aime ces jours de pluie où la nature reprend le dessus, où les odeurs s’épanchent, où la lumière gagne en profondeur et donne au relief toute sa force. Ces journées de pluie-là diffèrent des bruines grises et maussades, des pluies torrentielles qui vous anéantissent, du crachin breton ; elles sont lumineuses et elles abreuvent la terre séchée et érodée par le vent. Je contemple, ravie, les alentours, pénétrée par un sentiment de plénitude et de calme. Les chevaux avancent avec une énergie réjouissante, une envie contagieuse, et me voilà meneuse du troupeau. J’endosse ce rôle avec naturel, comme si j’avais toujours été moi aussi cet animal dont la vie est rythmée par le repos, le mouvement et la quête de nourriture. Cette présence équine est rassurante, réconfortante et nécessaire. Les chevaux me galvanisent et m’entraînent alors que c’est moi qui les mène. L’arrivée au village revêt toujours le même caractère d’événement. Moins volubiles que les Ouïghours, les Tibétains me fixent avec une certaine réserve, me jaugent et peu s’approchent. Je sens pourtant tous les regards tournés vers moi et ma petite équipée. À Wayunongchang, je fais l’étrange rencontre d’un gros homme bavard qui m’invite à demeurer chez lui. Je profite de l’après-midi pour ferrer Zéphyr à son tour qui, à mon grand étonnement, demeure parfaitement impassible. Ce cheval apprend vite, il est devenu en une quinzaine de jours incroyablement maniable. Il se laisse aller à une confiance qu’il refusait de m’accorder au début, à moi de ne pas le trahir désormais. Les chevaux ont cette manière de se donner complètement qui impose le respect, et cette entente est fondée sur une confiance que l’on ne saurait retrouver une fois brisée.

33Le propriétaire de la maison assiste à la scène, goguenard, commentant chacun de mes coups de marteau. « Tu frappes mal », me dit-il. Je ne peux m’empêcher de ressentir une forme de fierté une fois le travail accompli et les sabots ferrés de neuf. L’ouvrage n’est certes pas parfait, il porte les stigmates de mes mains malhabiles, mais ces fers permettront au cheval de poursuivre la route, en évitant les boiteries et autres désagréments qu’un sol dur peut occasionner.

8 mai

34Le maître de maison est grand et imposant, il mène la danse dans le village, c’est un puissant. Il me gratifie de grandes tapes dans le dos, en me disant de me tenir droite, il m’appelle « petite sœur » et ce matin il me demande avec cette autorité propre aux Tibétains de ne pas partir car le vent souffle trop fort et soulève des volutes de poussière. En riant, il me regarde de pied en cap et rétorque : « Va laver tes vêtements, tu partiras demain quand tu seras propre. » Je desselle mes chevaux et décide de profiter une journée de plus de l’accueil chaleureux de cette famille tibétaine, du lit chaud et du sentiment de sécurité qui m’enveloppe ici.

35À Wayunongchang, que l’on nomme Wayu dans la vallée, mon hôte bénéficie du confortable statut de notable. Il possède en effet l’usine de briques qui emploie une bonne partie des villageois, il a de l’argent, il a du pouvoir et l’ensemble des maisonnettes éparses, disséminées sur des centaines de kilomètres à la ronde, sont bâties de ses briques.

36À l’échelle de cette petite vallée agricole du Tibet, perdue au milieu de la poussière, cela suffit à faire de lui un homme d’importance, quelqu’un qu’on se doit de saluer, de respecter et de connaître.

37Il possède tout l’attirail du puissant : une grosse voiture rutilante, vrombissante sous une carrosserie noire, une grande maison où se pressent quelques domestiques et qui tient au village, lorsque de trop rares visiteurs s’y risquent, le rôle d’hôtel, un grand bureau avec de gros sièges en cuir pouvant accueillir les invités opulents, un ordinateur trônant sur la large commode couleur ébène, tel un trophée aussi encombrant qu’inutile.

38Il a cette manière irritante d’exhaler sa richesse dans chacun de ses gestes. Cette façon de se saisir de son téléphone portable dernier cri et d’entamer la conversation avec un « Wei » – le « allô » chinois – tonitruant, ce claquement de talon arrogant alors qu’il arpente la rue à grandes enjambées du haut de ses chaussures de cuir à talonnette, dont le bout pointe avec impertinence. Il frappe dans le dos tous ceux qui croisent son passage, d’une claque qui se veut amicale bien que condescendante. Oui, il y a quelque chose d’irritant, cependant altéré par la générosité qui se dégage de l’imposant personnage sous son allure de notable.

39Le matin au réveil, la couche d’arrogance se dilue dans l’eau savonneuse dans laquelle il trempe son visage gonflé de sommeil et ses cheveux qui semblent littéralement se débattre pour quitter son cuir chevelu tant ils se dressent avec vigueur. Il salue ceux qui passent dans le couloir, lieu de rencontre par excellence puisque toutes les chambres donnent dessus. Chez lui, la porte est toujours ouverte pour le voyageur, l’errant, et l’opulence se partage. Sa maîtrise parfaite du chinois fait de lui le pont entre les deux cultures, tibétaine, la sienne, et chinoise. Les ouvriers des ethnies tibétaines et hans se mêlent dans la fabrique. « La langue, c’est le sésame de la réussite », dit-il. C’est pourquoi sa fille aînée étudie l’anglais à Xining, la capitale locale. Ses deux enfants vivent loin du petit village de leur naissance, et même si la distance est difficile à supporter, il sait que c’est ainsi qu’ils s’émanciperont de cette petite vallée tibétaine, où la vie tourne en rond, à défaut, par les temps qui courent, de pouvoir vraiment avancer. Les ambitions étouffées de la jeunesse tibétaine se diluent ici dans l’alcool ou l’amour, mais en dehors de ces expédients, point de griserie dans la vallée.

40« Les jeunes ont peu de solutions ici pour échapper à l’ennui, vois-tu, alors ils boivent, ils s’aiment et ils se battent. Ou bien ils partent pour les plus chanceux.

41– Sont-il nombreux à quitter la vallée ?

42– Trop nombreux… mais la vie est triste ici, alors certains veulent autre chose. Quoi, je ne sais pas. Ils partent apprendre le chinois, vont faire du business.

43– Et toi, tu n’as pas songé à partir ? » Silence, il me fixe avec un sourire.

44« Moi j’ai la religion, j’ai ma femme, j’ai une belle maison, pourquoi partirais-je ? »

45Le bouddhisme est au centre de ses préoccupations, et c’est à lui qu’incombe l’organisation des cérémonies locales.

46Lorsqu’il prie, c’est le sacré qui pénètre soudain cette vie de manager autoritaire, un vent de spiritualité qui s’engouffre et confère soudainement à son regard une profondeur que ses airs gouailleurs ne laissaient guère deviner. C’est d’ailleurs la photo de son voyage à Lhassa qui surplombe le lit conjugal et orne le bureau. Un souvenir inaltérable pour lui qui en a rêvé dès son plus jeune âge, et a pu se permettre le périple avec ses deux enfants dans la mythique capitale. Tous ses voisins d’infortune rêvent d’en arpenter un jour les rues. Il s’y tient droit, fier, vêtu de brun, et on sent que malgré le froid mordant de l’hiver, il ne pense, à cet instant précis, celui où l’appareil photo fixe une image indélébile de cette expérience unique, plus à rien d’autre qu’à se fondre dans le décor du Potala, entrant ainsi pour une seconde dans la mythologie collective et dans l’histoire du Tibet.

47Bien qu’il affiche sa réussite et son calme souverain, de brèves et vigoureuses expressions de colère laissent parfois entrevoir les failles d’un personnage bien plus énigmatique qu’il n’y paraît. La nuit venue, c’est dans les parties de cartes à n’en plus finir qu’il noie le temps qui passe, dans les verres d’alcool qui coule à flots, les vapeurs de fumée âcre et les liasses de billets étalées sur la table du petit bar local. Je l’y accompagne, et assiste à cet exutoire nocturne, silencieuse, sirotant une bière tiède. Dérivent ici doucement chaque soir quelques âmes emplies jusqu’au trop-plein de l’amertume de ceux qui voient leur terre périr. Car même s’il faut composer avec les Chinois, même si le quotidien est fait de cohabitation, les Tibétains ont la sensation d’assister au naufrage de leur culture, de leurs vies, alors qu’on leur a volé le toit du monde.

48Mon hôte m’avoue perdre au jeu trop souvent. « Je reviens alors le matin au logis le teint cireux, jurant d’arrêter les cartes, gageant que l’on ne me reprendra plus à m’éloigner ainsi des préceptes moraux qui me guident. Et je tiens ces promesses… jusqu’à la partie de cartes suivante ! » Les Chinoises du magasin d’en face, qu’il nomme « mei-mei » – petites sœurs – ce qui les fait glousser de plaisir, l’apprécient, lui qui leur adresse souvent la parole dans un bon mandarin.

49« Petite sœur, viens manger », « viens te reposer », « viens me parler », c’est ainsi aussi qu’il s’adresse à moi, répétant inlassablement que lui, l’aîné de cinq enfants, est avant tout un grand frère.

9 mai

50Au cours de ma deuxième journée à Wayu, j’assiste dans la cour de la maison à une étrange scène. Un jeune garçon arrivé ce matin avec sa famille pour un motif que j’ignore s’est enfermé dans le bureau, longuement, avec mon hôte et deux autres hommes. À la porte, une dizaine de personnes attendent qu’enfin, les hommes sortent, en compagnie du garçon. Il est vêtu d’une cape brodée d’or, bleu et rouge et d’une sorte de tablier aux mêmes motifs. De sa main droite, il tient une dague pointée vers le ciel et ornée de pièces de soie jaune vif et blanc, qui lui coulent le long de la main et ondoient au rythme de ses tremblements. Sa tête est coiffée d’un étrange couvre-chef, pointu en son sommet, et d’où pendent des grelots qui lui cachent les yeux. Par-dessus ce chapeau de magicien, les hommes ont déposé une couronne d’or décorée de petites effigies de démons au rire inquiétant. Le jeune homme, frêle dans son imposante parure, se tient droit sur la chaise qu’on a placée au centre de la pièce, sur un tapis brodé, le plus beau de la maison. Un homme se tient à sa gauche et commence à chanter, ou peut-être récite-t-il seulement, et le flot de ses mots s’accélère au fur et à mesure que les minutes passent, que l’atmosphère se charge de mystère. Je me tiens au fond de la pièce avec l’assistance. L’homme ponctue ses phrases en jetant en l’air quelques gouttes d’un liquide contenu dans une fiole en verre. Le jeune homme en tenue de cérémonie commence lui aussi à marmonner, et les deux voix de concert s’amplifient. Les mots jaillissent de plus en plus vite, indistincts, virant en une incantation d’un rythme et d’une intensité croissants. Peu à peu, le jeune homme commence à trembler, ses muscles se crispent, comme pris de tétanie, et les veines de ses bras nus, agrippant la dague pointée vers le ciel avec force, gonflent et ressortent, bleues et fines. Les tremblements se transforment en convulsions et c’est tout le corps qui est parcouru de violents spasmes, qui font tinter les grelots du couvre-chef de manière frénétique. De ce corps qui se débat, le jeune homme ne semble plus avoir le contrôle. Quelque chose habite soudain ce corps qui tressaute au rythme des incantations qui continuent d’augmenter en intensité et en volume. Au paroxysme de ce processus, l’atmosphère est si tendue que de lourdes larmes me coulent le long des joues, ainsi que de celles des autres spectateurs. Je frémis. L’homme debout cesse soudain de chanter et le corps du jeune homme s’apaise un instant. Une énergie suspendue à un fil. C’est dans un silence cérémonieux, et devant la petite assemblée qui observe la scène que, soudain, une voix rauque s’élève, une voix qui n’est pas celle dont le jeune homme usait ce matin, mais qui émane de ses cordes vocales. Un homme de l’assemblée s’avance alors et se prosterne devant le sceptre du jeune homme, puis tous les témoins se prosternent eux aussi de conserve, la tête au sol. Le jeune homme se met alors à parler posément de cette voix rauque, grave, gutturale, qui semble sortir des entrailles de la terre. Son corps semble tendu, crispé dans un effort intense et palpable. L’homme agenouillé au sol se prosterne de plus belle tandis que le porteur de la fiole interroge le jeune homme. Celui-ci éructe une dernière sentence, tressaille violemment et tout son corps bondit avant de s’affaisser sur la chaise, pris de fébriles tremblements. Il halète, tousse, peine à respirer et on se précipite pour lui tendre une bouteille d’eau. Le corps n’est plus tendu, et c’est une voix frêle qui sort maintenant de la bouche du garçon, à qui l’on ôte son couvre-chef, que l’on déshabille, fait boire, soutient. Il s’essuie le front trempé de sueur et reprend avec peine son souffle. Il retrouve un visage humain aussi instantanément qu’il a été investi par une force étrange. On m’explique que l’opération avait pour but de sauver le père mourant du voisin, lequel sanglote d’émotion dans le lit attenant. Je comprends qu’il s’agit d’une invocation d’esprit et que le jeune garçon à la frêle stature est supposé être doté d’un pouvoir, celui de faire venir en lui des êtres surnaturels, et ce faisant de faire entendre aux hommes leur voix. Cette voix rauque serait donc selon les Tibétains celle d’un esprit venu leur donner le remède à la maladie du mourant. Stupéfaite de la scène à laquelle je viens d’assister, je ne sais que penser. Ce que j’ai vu provoque en moi un ébranlement profond. Je ne connais pas le sens de ces rites, ni leurs fondements, mais j’ai ressenti quelque chose de puissant et d’inconnu traverser la pièce et investir cet être humain qui se tient maintenant devant moi sourire aux lèvres. Je ne sais pas quelle est l’efficacité d’un tel traitement sur le malade, mais je comprends soudain quelque chose de fondamental.

51Les Tibétains ne vivent pas dans le même monde que moi, et non pas à cause de la distance de nos lieux de naissance, mais parce que l’univers qui les environne est peuplé d’esprits, de démons et de forces, baigné de transcendance. Autant de choses qu’eux perçoivent avec clarté et qui me sont invisibles. Loin de la rationalité dans laquelle j’ai été éduquée, je découvre une part d’insondable que je suis incapable d’accepter. Ce vent qui souffle au-dehors n’est pas le même pour moi et pour eux, car si j’y vois une manifestation d’un phénomène physique, eux y perçoivent aussi l’action d’un esprit. Je ne suis plus certaine de comprendre grand-chose. J’essaie de me raccrocher à une forme de rationalité, afin de ne pas sombrer dans le gouffre qui me guette. Peut-être devrais-je m’y jeter sans crainte ?

52Publié avec l’aimable autorisation des éditions Gaïa

53© Gaïa Éditions

Portrait de Clara Arnaud

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Pour citer cet article

Référence électronique

Clara Arnaud, « Sur les chemins de Chine, Gaïa Éditions, 2010 »Viatica [En ligne], 4 | 2017, mis en ligne le 29 juin 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatica/768 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatica.768

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Auteur

Clara Arnaud

Clara Arnaud est née en 1986. Elle étudie le chinois et la géographie, tout en voyageant en Asie centrale. En 2008, à pied et avec deux chevaux de bât, elle parcourt le Grand Ouest de la Chine, à travers le pays ouïghour et les hauts plateaux tibétains. Son carnet de route, Sur les chemins de Chine, rend compte tout à la fois de l’immensité des espaces traversés et de la proximité humaine, au fil des rencontres avec des peuples dont les cultures subissent de plein fouet les transformations extraordinairement rapides de la Chine d’aujourd’hui. Clara Arnaud travaille depuis sur des projets de développement international qui l’ont menée successivement au Sénégal, au Bénin et au Ghana, avant la République Démocratique du Congo. Elle consacre son premier roman, L’orage (Gaïa Éditions, 2015), à Kinshasa, la capitale congolaise où elle restera deux ans. Elle séjourne actuellement au Honduras.

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