À la mémoire d’Adrien Pasquali
Nous avions brièvement rencontré Nicolas Bouvier à Genève, en 1992, à l’occasion de la parution de Routes et déroutes1. Peu après, Bouvier avait été invité à Auckland, en Nouvelle-Zélande, pour prononcer l’une des deux conférences d’ouverture d’un colloque intitulé « Literature, voyage and quest » (10 au 12 juillet 1992). Il nous avait envoyé à son retour une photocopie de ce programme et y avait joint une carte de visite, que nous avons choisi de reproduire comme visuel pour ce numéro de Viatica2. Sur cette carte figure un petit personnage, que Bouvier commente lui-même au début d’un entretien avec Catherine Charbon à la Télévision suisse romande, dans l’émission « La voix au chapitre3 ». Il explique l’avoir trouvé dans une édition de la Physique d’Aristote datant du xvie siècle ; la hampe reposant sur la paume de la main devait symboliser l’équilibre, mais Bouvier précise qu’un ami graveur avait eu l’idée de la prolonger jusqu’au haut de la page ; ainsi se trouvaient mises en évidence, dans un détournement du sens premier, la « fragilité » et l’« impermanence » qui, selon Bouvier, caractérisent ses propres « entreprises » – ce dernier terme renvoyant sans doute, dans son esprit, aussi bien aux voyages effectués qu’aux récits qui en sont issus. Tel est en effet le paradoxe : accepter de se mettre en danger, comme le marcheur qui peut être déséquilibré ou comme l’écrivain conscient de sa finitude, relève tout à la fois de la lucidité et de l’espoir secret de s’inscrire dans le temps. Désormais, on peut dire que Bouvier a gagné son pari. Citons ici l’un de ses plus récents commentateurs :
Pour nous aujourd’hui, cette empathie pour l’autre appréhendé dans sa singularité, reste une des plus fortes séductions de L’Usage du monde. Elle naît précisément d’un tremblement qui affecte la perception et qui nous place en sympathie pour une difficulté d’être4.
Mais il n’en a visiblement pas toujours été ainsi. Une petite enquête, sans aucune ambition d’exhaustivité, sur la réception de l’œuvre viatique de Bouvier, en donnera une idée.
On a peine à imaginer, aujourd’hui, les difficultés rencontrées par l’auteur de L’Usage du monde au moment où il cherchait à publier son livre, mais aussi bien longtemps après sa parution. Un article paru en 2004, à l’occasion de la publication du volume des Œuvres de Bouvier dans la prestigieuse collection « Quarto » de Gallimard (éditeur qui avait refusé, en 1963, le manuscrit de L’Usage du monde, comme du reste d’autres éditeurs), évoque quelques jalons dans l’histoire de cette lente reconnaissance éditoriale5. Car même si Bouvier avait finalement trouvé un éditeur à Genève, en l’occurrence Alain Dufour, qui avait accepté une publication à compte d’auteur à la Librairie Droz, ce récit de voyage que tout le monde s’accorde désormais à considérer comme un chef-d’œuvre de la littérature viatique du xxe siècle, ne fut pleinement reconnu qu’assez tardivement. Limitons-nous ici, essentiellement, au corpus des revues et des ouvrages critiques.
Il suffit, pour mesurer l’évolution de ce parcours, de se référer aux volumes annuels de la célèbre bibliographie fondée par Otto Klapp en 19606 : dans les dix ans qui suivirent la publication de L’Usage du monde, pas une seule entrée concernant Bouvier ; en 1973 seulement, soit dix ans après la publication de ce récit de voyage, Klapp recense un seul et court article paru l’année précédente – d’une plume qui compte, cependant, celle de Jacques Chessex7, le grand écrivain vaudois qui allait bientôt recevoir le prix Goncourt pour L’Ogre. La sympathie de Chessex pour les écrits de Bouvier est immédiate, et la justesse interprétative remarquable, qui replace l’auteur de L’Usage du monde et de Japon dans la tradition des grands auteurs cosmopolites (de Jean de Léry à Charles-Albert Cingria), tout en montrant sa spécificité (sa pudeur, sa précision, son sens poétique, son humour, sa tristesse aussi). Chessex conclut : « J’aime cette morale qui ne thésaurise pas, n’accumule rien. Le voyage qui détruit la sécurité8. »
Cet article de Chessex est l’exception qui confirme la règle, d’où, sans doute, le pessimisme qui transperce dans le court texte que Bouvier envoie, depuis le Japon, pour le premier numéro de L’Amanach du Groupe d’Olten (1973), où il évoque de manière auto-ironique son travail (« interviewer un professeur illustre » ou « photographier dans une école des choses que je croyais curieuses »), et qu’il conclut de la manière suivante :
Voilà le travail, et ce que je puis faire à côté : conférences, propos hâtifs, articles pleins de chevilles et d’artifices, c’est seulement pour me donner un peu d’épaisseur, jeter un peu d’ombre portée et n’avoir pas complètement disparu9.
Suivent sept ans de silence critique à propos de l’œuvre de Bouvier, du moins dans les revues scientifiques : il faut attendre 1980 pour que la bibliographie Klapp recense enfin un (seul) article consacré à Bouvier, de la part d’une toute jeune doctorante suisse10. Claire Jaquier (aujourd’hui professeure à l’Université de Neuchâtel) lisait L’Usage du monde comme un voyage « heureux » (le mot revient à plusieurs reprises dans son article), renvoyant à une période, celle des années 1950, où un pays comme l’Afghanistan échappait encore aux bouleversements qu’il allait connaître avec l’invasion soviétique de 1979, ce qui permettait des contacts plus faciles avec les populations locales, une traversée plus aisée de certaines régions orientales, des moments de plénitude dont Bouvier, en effet, a su dire l’intensité procurée par le voyage lointain. Est-ce l’actualité politique (mais la révolution islamique en Iran, la même année, n’est pas mentionnée dans l’article de C. Jaquier) qui faisait revenir modestement, et par contraste, le grand récit de voyage de Bouvier sur le devant de la scène ? En tout cas, il faut noter que cette « percée » en dents de scie restait confinée à l’espace culturel suisse romand.
Une nouvelle petite décennie de silence, et c’est en France que paraît cette fois-ci un article dû à la plume d’un universitaire spécialiste de littérature romande, qui replace Bouvier dans la tradition des écrivains du voyage en Suisse – Gérald Froidevaux montre que, contrairement à l’idée reçue d’une littérature suisse repliée sur elle-même et cultivant l’introspection11, il existe toute une tradition d’écrivains suisses sensibles à l’appel du large. Bouvier en fait évidemment partie, et Froidevaux consacre au Poisson-Scorpion une courte mais très juste analyse, en replaçant la revendication du voyage comme dépouillement dans la tradition d’auteurs suisses comme Töpffer, Cingria et Ramuz – et il retrouve ce motif de la « purification » par le voyage chez Jean-Marc Lovay et Maurice Chappaz.
L’année suivante, en 1989, un article d’un jeune doctorant à l’Université de Lausanne, Daniel Maggetti, est cette fois-ci consacré intégralement à Bouvier, dans la revue Études de lettres12. On notera que l’article ne concerne pas seulement la prose viatique de Bouvier, mais aussi sa poésie (la première édition du recueil Le Dehors et le dedans était parue en 1982), elle-même fortement inspirée par ses voyages. En 1990 paraissent dans le Magazine littéraire des entretiens avec Jacques Meunier13, puis, dans la Quinzaine littéraire, un article de Gilles Lapouge à propos de Journal d’Aran et d’autres lieux14. La France, et plus largement le grand public, à travers des revues largement diffusées, s’ouvraient à Bouvier, sur le tard, mais avec une constance que désormais rien n’allait arrêter. Et il en alla de même dans le monde des revues scientifiques : à partir de la dernière décennie du xxe siècle, pas une année sans qu’un ou plusieurs articles ne soient consacrés, en français, et bientôt en anglais puis en d’autres langues européennes, à l’œuvre de Nicolas Bouvier, dont les rééditions et les publications allaient s’en trouver elles-mêmes dynamisées.
Une place à part doit être faite, dans cette brève histoire de la réception de l’œuvre viatique de Bouvier, au festival « Étonnants voyageurs » fondé autour de Michel Le Bris en 1990 à Saint-Malo, ainsi qu’à un groupe d’écrivains voyageurs qui produisit un petit livre en forme de manifeste15, et qui jouèrent un rôle important, bien que tardif, dans la vie de Bouvier, pour assurer la consécration de l’écrivain genevois, à la fois en France et dans son pays, et même bien au-delà de l’Europe. Bouvier a toujours manifesté vis-à-vis de ce groupe une certaine complicité, comme en témoigne par exemple sa « Lettre à Kenneth White16 » – ce dernier lui rendra à son tour un hommage posthume à travers sa « Lettre de la montagne », dans Le Vent des routes17. On trouve par ailleurs, dans le même recueil, un texte de Michel Le Bris, « La vie, si égarante et bonne », texte dans lequel Bouvier apparaît comme une sorte d’emblème de ce que Le Bris veut lui-même promouvoir, à savoir une littérature célébrant le « grand dehors18 », et qu’il oppose à « l’abyssale bêtise » (!) d’une époque où triomphèrent quelques grands théoriciens qui, en effet, exercèrent autour des années 1960-1970 une sorte de magistère de la pensée, mais qui, en réaction à une approche positiviste de la culture, renouvelèrent, au moins pour un temps, les sciences humaines de la seconde moitié du xxe siècle. Le Bris envoyait donc le missile suivant : « Rappelez-vous, ces hordes moutonnières qui couraient de Barthes à Lévi-Strauss, d’Althusser à Lacan, arrogantes et serviles, tous prêtres zélés du Signe-Roi19. » Mais fallait-il, pour glorifier Bouvier, en faire un écrivain voyageur qui se serait complu dans la pure célébration du « réel » – et dans le récit, présupposé transparent, de cette célébration ? Outre qu’il y a là un malentendu (grand lecteur, Bouvier a toujours cherché à comprendre et à expliquer le monde dans lequel il évoluait, au point, la chose est révélatrice, d’insérer lui-même un certain nombre de notes dans L’Usage du monde), on est surpris de trouver, dans cette liste de théoriciens voués aux gémonies, et dont la littérature voyageuse est censée représenter l’antidote, le nom du grand anthropologue Claude Lévi-Strauss – théoricien et voyageur dont on sait que Bouvier fut un lecteur admiratif : il en parle dans des entretiens à la radio et il le cite à plusieurs reprises, notamment dans Chronique japonaise20.
Si Michel Le Bris a incontestablement œuvré à la reconnaissance de Bouvier, et il faut lui en savoir gré, il nous semble qu’Adrien Pasquali, trop tôt disparu, a su voir le paradoxe de celui qui disait, dans la préface à l’édition française d’Oasis interdites d’Ella Maillart, préférer les « voyageurs qui écrivent » aux « écrivains qui voyagent21 » – semblant ainsi donner le primat à une écriture de la notation perceptive, alors même qu’il avait mis dix ans à rédiger L’Usage du monde, et qu’il attendit un quart de siècle, à la suite de son séjour à Ceylan, avant de publier Le Poisson-Scorpion (1981). Citons ici un peu longuement l’étude pionnière d’Adrien Pasquali, Nicolas Bouvier. Un galet dans le torrent du monde :
Chez Bouvier, que ce soit dans les images qui la décrivent ou dans l’usage qu’il en fait, la simplicité du langage n’est pas équivalente à une spontanéité non contrôlée et non préméditée de l’expression ou de la communication. Le voyageur et l’iconographe sont sensibles à toutes les formes d’« arts populaires », mais c’est encore et toujours le fin lettré qui voit et qui parle. Bouvier insiste à plusieurs reprises sur sa méfiance face à tout ce qui s’apparente au bagage culturel occidental et fait écran devant le monde, à la façon dont un « manuel de conversation » permet de parler sans se dire ni se livrer. Symétriquement, Bouvier évoque sa fascination pour tout ce qui relève de la « filiation de cultures écrites », dans leurs valeurs d’expériences et de documents. Tel que le décrit et le pratique Bouvier, le récit de voyage conjoint la narration d’une histoire déployée dans l’espace et dans le temps, avec l’histoire des multiples lectures, simultanées ou différées, narrativisées ou citées, dont le voyage est le prétexte et l’occasion22.
Et Pasquali insiste à juste titre, dans ce chapitre, sur le fait que tout écrivain voyageur, fût-il en quête d’une sorte d’immédiateté propre à rendre compte de son expérience passée, s’engage dans une démarche seconde, à la fois plongée dans la mémoire personnelle et la réécriture de carnets de route.
D’autres ouvrages consacrés entièrement à la vie et à l’œuvre de Bouvier suivront, d’abord en Suisse, avec la bonne synthèse d’Anne Marie Jaton23, mais aussi en France, avec la biographie à la fois inspirée et très informée de François Laut24, enfin, dernièrement, avec l’essai de Nadine Laporte, qui manifeste une compréhension de l’intérieur quant à la création littéraire chez Bouvier25.
La dimension désormais internationale de la réception de Bouvier doit être ici soulignée. Si la France réserve désormais toute sa place à l’auteur de L’Usage du monde – et le choix de ce texte pour l’agrégation de lettres modernes, en 2018, est le dernier signe d’une « canonisation » académique en marche –, il faut rappeler que des chercheurs de plusieurs pays, et en plusieurs langues, se sont depuis des années attachés à l’œuvre viatique de Nicolas Bouvier. On peut mentionner en particulier, en Angleterre, les travaux de Charles Forsdick (Université de Liverpool), auteur tout à la fois d’ouvrages importants sur le récit de voyage dans la littérature francophone du xxe siècle et de plusieurs articles sur la poétique du voyage de Bouvier (impliquant un refus de l’exotisme stéréotypé et une mise à distance de l’eurocentrisme, par exemple)26, et d’autre part, en Belgique, les recherches d’Olivier Hambursin (Université Saint-Louis, Bruxelles), auteur lui aussi de plusieurs articles sur Bouvier, ainsi que d’un ouvrage collectif le situant dans la tradition des grands écrivains voyageurs (en l’occurrence essentiellement français) au xxe siècle27. On peut encore signaler, hors de Suisse et de France, les travaux sur les voyageurs au xxe siècle de Jean-Xavier Ridon, et, parmi ceux-ci, un ouvrage qu’il a consacré au Poisson-Scorpion28, mais aussi les articles rédigés en anglais par Margaret Topping, qui prend en compte la dimension iconographique de l’œuvre viatique de Bouvier29. Au reste, il devient parfois difficile de faire le départ entre une production critique « suisse » et une production critique « étrangère » – ce qui est d’ailleurs un très bon signe –, dans la mesure où Infolio et ACEL (en Suisse), qui ont déjà édité plusieurs ouvrages consacrés spécifiquement à des récits de voyage de Bouvier, ouvrent volontiers leurs portes à des chercheurs basés hors de Suisse, le dernier exemple en date étant l’étude très éclairante d’Olivier Salazar-Ferrer (chercheur français enseignant à Glasgow) consacrée à L’Usage du monde30.
L’année même où paraissait le gros volume des Œuvres (2004) de Bouvier dans la collection « Quarto » de Gallimard31, une étudiante tchèque soutenait à l’Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle une thèse, la première sans doute, en France, consacrée en partie à la poétique du nomadisme chez Nicolas Bouvier, en comparaison avec celle de Kenneth White32. D’autres allaient suivre, ainsi celle d’Hervé Guyader33, ou encore celle, en cours, de Liouba Bischoff, en cotutelle entre les universités de Lausanne et de Lyon 3.
Pour terminer ce bref parcours sur la réception de l’œuvre viatique de Bouvier dans le monde de la recherche, signalons le colloque organisé à Paris, en 2013, par Olivier Bessard-Banquy, Alexandre Gefen et Dominique Rabaté, et intitulé « Usages de Nicolas Bouvier34 » : il suffit de parcourir le programme de ce colloque, dont les contributions ont été publiées en ligne, sur le site Fabula (avec des intervenants en poste en Suisse, en France, mais aussi en Belgique, en Italie ou au Japon), et de relever le sous-titre de ce colloque (« Pour les cinquante ans de L’Usage du monde »), dont la dimension commémorative contribue à la consécration de l’œuvre, pour mesurer le chemin parcouru, en termes de diffusion, par ce qui reste sans doute comme le récit de voyage le plus commenté de Nicolas Bouvier.
On voudrait également, dans le prolongement de ces éléments bibliographiques sur l’internationalisation de l’œuvre de Bouvier, mentionner quelques traductions en langues européennes de L’Usage du monde, traductions relativement tardives par rapport à la date de publication originale (il en est bien souvent ainsi), et qui révèlent – ce qui contribue au renouvellement constant des lectures que suscite ce texte – l’effort de créativité demandé aux traducteurs pour trouver des équivalents linguistiques à un titre aussi limpide et fulgurant dans sa forme que difficile à expliciter pour le sens. C’est en allemand que l’ouvrage fut d’abord traduit, sous un titre qui renvoie à toute une tradition philosophique (phénoménologique) capitale dans les cultures germaniques : Die Erfahrung der Welt (1980)35 – « L’expérience du monde » ; puis vint la traduction anglaise (1992), republiée en 1994 avec une introduction rédigée par un grand voyageur, Patrick Leigh Fermor : The Way of the World36 – littéralement : « Le chemin (la voie) du monde » : l’accent est mis sur ce qui mène le voyageur, dans une perspective plus « empirique » ; la traductrice italienne, quant à elle, a fait un choix encore différent, totalement « désubjectivé », mais qui confère à l’œuvre, en revanche, une dimension poétique immédiatement perceptible dans son nouveau titre : La Polvere del mondo (2004)37 – « La poussière du monde ». On sait par ailleurs qu’il existe des traductions de L’Usage du monde en espagnol, en norvégien, en serbo-croate, en tchèque… ; on se contentera ici de mentionner la traduction polonaise (1999), dont on pourrait retraduire en français le titre par « Apprivoise le monde38 » – encore un choix différent, peut-être un peu surprenant, mais qui révèle aussi, après tout, une dimension spécifique chez Bouvier, à savoir son refus de la domination du monde par l’homme (volonté de domination sur laquelle repose, précisément, toute une tradition rationaliste occidentale), tout en cherchant à se confronter à lui, à se frotter (l’usage comme usure) à l’ailleurs, fût-ce au risque d’y perdre des plumes.
Si Bouvier est bien un auteur suisse (par sa nationalité, par le lieu où il résidait, et même, paradoxalement, par la volonté de mettre à distance son éducation calviniste …), il est aussi un écrivain pleinement inscrit dans une littérature qui dépasse les frontières nationales – son objet de prédilection, le voyage, l’y prédestinait, ainsi que ses lectures privilégiées, renvoyant à des langues et des aires culturelles multiples (Henri Michaux, Vladimir Holan, Henry Miller…)39. Et, de fait, la vaste reconnaissance dont il fait aujourd’hui l’objet, y compris aux États-Unis, où il a d’ailleurs brièvement enseigné et donné des conférences à la fin de sa vie, nous conduit à prendre en compte une production critique désormais internationale et plurilingue. Ce numéro de Viatica s’inscrit dans ce mouvement d’ouverture, qui permet en retour d’éclairer Bouvier de manière plurielle.
La première partie de ce dossier, consacré à l’« intermédiaire capital » que Bouvier constitue à nos yeux, propose plusieurs lectures de L’Usage du monde, récit qui renvoie à la première partie du périple qu’il accomplit, en une année et demie, entre 1953 et 1954, avec son ami peintre Thierry Vernet, de l’ex-Yougoslavie à l’Afghanistan, en passant par la Turquie, l’Iran et le Pakistan – un itinéraire qui renvoyait, bien qu’avec des étapes différentes, à la grande tradition du voyage en Orient, en particulier chez les écrivains français du xixe siècle, de Chateaubriand à Barrès, tout en renouvelant complètement un genre à forte composante autobiographique par une volontaire mise en retrait du moi, ou plutôt une réinvention de soi comme sujet capable de s’altérer volontairement au contact de l’altérité40. Les contributions de cette première partie répondent à des thématiques et des approches différentes, mais elles ont toutes en commun de montrer selon quelles modalités, pour reprendre une proposition de Routes et déroutes, l’écrivain voyageur voulut faire « la poste entre les mots et les choses41 ».
Charles Forsdick montre en quoi L’Usage du monde comporte une dimension réflexive qui donne des informations sur une poétique moderne de la discontinuité. Il relève, pour ce faire, les nombreux phénomènes de fragmentation (orale, textuelle, matérielle…) qui jalonnent ce récit – la métaphore de la mosaïque, employée par Bouvier lui-même, devenant tout à la fois le miroir d’un savoir en « petits morceaux42 » et l’image d’un texte en perpétuelle construction, chargé de recomposer un monde polyphonique, fût-il « fissuré » par l’Histoire.
De notre côté, nous commentons l’épisode de Tabriz, dans L’Usage du monde, pour montrer que Bouvier y met en scène une sorte d’univers en réduction, comme un concentré de cosmopolitisme qui semble dire par avance le monde dans toute sa diversité (ce qui ne veut pas dire qu’il soit naïvement pacifié), mais aussi comme une première mise à l’épreuve du voyageur et de l’écrivain en devenir, dont la situation particulière, tout à la fois in situ et en marge des grands centres urbains, s’avère favorable à l’activité créatrice, y compris chez les plus démunis.
Raphaël Piguet propose une enquête sur la musique comme nouveau paradigme, à la fois du voyage et de son récit – et de fait, le lecteur plonge, dès le début de L’Usage du monde, et grâce à la rencontre avec des musiciens tsiganes des Balkans, dans une intensité émotionnelle partagée43 ; mais au-delà de ces moments de pur bonheur, qui résonneront encore longtemps dans la vie de Bouvier, la musique est aussi réinjectée dans la matière même du texte, dans ses qualités sonores et rythmiques, y compris pour évoquer ce qui échappe au dicible, et dont il faut, cependant, tenter de conserver la trace.
Enfin, Liouba Bischoff situe L’Usage du monde dans le contexte de l’évolution de la géographie comme discipline dans les sciences humaines de l’après-guerre, montrant ainsi en quoi son auteur rejoint, dans sa pratique d’écrivain, certains tenants d’une géographie « humaine », laquelle veut faire toute sa place à une phénoménologie de l’espace, telle qu’elle peut être ressentie, précisément, par un sujet voyageur, par opposition à une vision abstraite, déconnectée de la réalité sensible. Les cartes, sur lesquelles le jeune Bouvier a beaucoup rêvé, sont d’abord, pour lui, un appel au départ.
Une deuxième partie de ce dossier, intitulée « Récits, images, traductions », propose des contributions portant sur d’autres corpus que L’Usage du monde – ouvrage initial et capital, certes, mais à quoi la production de Bouvier ne saurait être réduite.
Il y a d’abord l’admirable Poisson-Scorpion (1981). Ce « petit conte noir tropical44 », qui renvoie à un séjour de neuf mois45 à Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka) – séjour qui apparaît rétrospectivement comme une sorte de gestation négative, à la fois prison du voyageur et blocage de l’écriture –, est aussi, paradoxalement, l’un des ouvrages les plus aboutis de Bouvier : Jean-Xavier Ridon propose une clé de lecture originale, qui lie la dimension quasi chamanique de cette expérience viatique à l’état de « transe46 » dans lequel l’auteur dit avoir écrit ce livre en écoutant, de manière cathartique, le Quatuor en sol mineur de Debussy, dont on retrouverait par ailleurs la structure dans le récit.
Si la musique fut pour Bouvier une passion constante, la photographie fut une activité qui l’accompagna toute sa vie, que ce soit lors de ses voyages plus ou moins lointains ou dans le cadre de son travail d’iconographe. Danièle Méaux s’intéresse ici à la façon dont les photos prises par Bouvier lors de son voyage en Orient suggèrent l’itinérance, que ce soit par l’objet photographié (ainsi la célèbre Fiat « Topolino », devenue un véritable personnage de L’Usage du monde47), ou par la technique photographique elle-même, à savoir un art du décentrement, voire du « flou » volontaire dans certains portraits – autre manière de faire sentir, à travers le tremblé de l’image, l’émotion d’une rencontre.
Le déplacement géographique peut conduire, comme souvent, à des rencontres qui sont aussi de nature textuelle. Ainsi les voyages de Bouvier au Japon lui ont-ils fait découvrir l’œuvre de Bashô (1644-1694), auteur d’un Voyage poétique qu’il a traduit en français (1976) en passant par le relais de la traduction anglaise (A Haiku Journey, 1974). Muriel Détrie pose la question de l’influence éventuelle de la poétique de Bashô sur celle de Bouvier lui-même, et conclut que le voyageur genevois a plutôt vu dans le poète japonais une sorte de double de lui-même, partageant avec celui qu’il appelle le « moine itinérant », marqué par le bouddhisme zen, une même philosophie de la vie comme « impermanence ».
La dernière partie de ce dossier, consacrée à des entretiens avec Bouvier et à la correspondance de voyage de Vernet48, n’est périphérique qu’en apparence. En réalité, on l’a souvent remarqué, l’auteur de L’Usage du monde est un excellent commentateur de lui-même49, et son ami peintre (mais cela, on le sait beaucoup moins) avait aussi un talent de conteur, qu’il déploya dans des lettres quotidiennes et souvent très longues, permettant ainsi d’éclairer le voyage des deux amis sous un angle différent.
Que ce soit dans un entretien donné à la Radio-Télévision suisse romande, en 1963, au moment de la parution de L’Usage du monde, ou dans Routes et déroutes (1992), le recueil d’entretiens avec Irène Lichtenstein-Fall, ou encore dans Le Hibou et la baleine (1993), le film réalisé par Patricia Plattner, Bouvier apparaît, Philippe Antoine le montre très bien, comme quelqu’un qui construit habilement son autoportrait, qui séduit par son talent de conteur, et qui, par conséquent, prolonge sa propre œuvre viatique en la racontant et en la commentant oralement – une oralité dont sa prose elle-même contient d’ailleurs de nombreuses traces.
Enfin, Gilles Louÿs commente en détail l’énorme massif de lettres que Thierry Vernet a envoyé à sa famille, écrivant quasiment tous les jours une ou plusieurs lettres, qui sont en réalité une sorte de journal de voyage50. On y apprend tout sur le quotidien des voyageurs, des soucis de la route aux menus de leur repas, en passant par leurs préoccupations plus intimes, leurs espoirs de carrière, etc. ; enfin et surtout, on peut lire ces lettres comme un utile contrepoint à L’Usage du monde, puisqu’elles révèlent du même coup tout ce que Bouvier ne dit pas, ou transforme dans son propre récit de voyage.
Bouvier et Vernet sont donc à la fois solidaires, au point que L’Usage du monde, lors de sa première édition chez Droz, est cosigné par les deux amis51, et distincts l’un de l’autre, à la fois par le médium respectivement employé (écriture et dessin), et par le fait que dès la première réédition chez Julliard, en 1964, l’ouvrage devint celui de Bouvier, même si ce dernier insista pour que les dessins de Vernet figurent dans toutes les éditions à venir. Sans doute des recherches ultérieures montreront en quoi ce livre est aussi, au moins à un certain moment de sa gestation, une co-création. Mais ce qui nous est donné à lire aujourd’hui, c’est bien un texte écrit et signé par Bouvier, dont on retrouvera d’ailleurs un certain nombre de thèmes de prédilection dans d’autres œuvres fondées sur des voyages, que ce soit Japon (devenu Chronique japonaise), Le Poisson-Scorpion ou Journal d’Aran et d’autres lieux.
L’un de ces thèmes, qui a fait l’objet de nombreux commentaires, est celui du voyage comme allègement52 : contre la conception traditionnelle du voyage comme accumulation du savoir, et surtout contre l’idée, qu’a longtemps représenté le Grand Tour, en particulier dans l’Europe des xviiie et xixe siècles, du voyage de formation qui ne faisait que confirmer les jeunes aristocrates et bourgeois qui l’accomplissaient dans leur conscience élitaire, Bouvier prône un délestage du moi, une volonté de mettre à distance un trop-plein de connaissances préétablies – surtout celles qui rendraient impossibles la rencontre avec d’autres peuples, par aveuglement ou par méconnaissance.
Cette posture éthique, qui cherche à redonner toute sa place à une reconnaissance des altérités53, peut s’appuyer sur une « poétique du voyage comme disparition54 », pour reprendre une formule de Jean-Xavier Ridon. Anne Marie Jaton établit également ce lien, à propos de Bouvier : « Le voyage est aux yeux de l’écrivain une incessante invitation à l’allégement, une sûre et lente initiation à la transparence et à l’effacement du moi55. » Et Vahé Godel écrivait de son côté, dans un texte écrit en hommage à celui qui venait de disparaître, justement :
Prédilection pour l’Orient, la voie terrestre, les détours, les confins… pour les lieux dépouillés, en plein vent, d’où l’on doute de jamais pouvoir revenir… pour les parcours qui permettent le mieux de s’affranchir, de s’alléger, de s’appauvrir – selon le précepte de Michaux (qui, avec Vladimir Holan et quelques autres, fut, à proprement parler, l’un de ses poètes-totems) : « Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin » (Poteaux d’angle)56.
Pourtant, cette « disparition » n’est jamais totale, et d’ailleurs comment le serait-elle dans un genre comme le Voyage, qui repose bel et bien, fût-ce pour en souligner les « impermanences », sur un sujet se déplaçant dans l’espace ? Si Nicolas Bouvier a certes pour ambition de dire le monde57, il ne saurait s’absenter complètement de son objet (qui est aussi son environnement), même dans les parties proprement descriptives de son récit de voyage, tant il est vrai que celles-ci sont toujours le produit d’un regard singulier. Par ailleurs, même la description la plus « photographique », qui immobiliserait son objet dans une sorte d’instantané atemporel, présuppose la présence d’un témoin – mais un témoin actif, qui sélectionne, cadre, puis insère la partie dans le tout, bref construit son texte, tout en s’y incluant parfois lui-même, de surcroît. Or Bouvier est précisément un voyageur investi dans le monde, qu’il décrit tout en y étant immergé, qu’il absorbe par tous ses sens pour mieux le restituer littérairement, fût-ce pour jouer la « disparition ». Il suffit, pour s’en persuader, de rappeler les dernières lignes de l’Avant-propos à L’Usage du monde, où le narrateur se peint en voyageur fourbu :
J’étais dans un café de la banlieue de Zagreb, pas pressé, un vin blanc-siphon devant moi. Je regardais tomber le soir, se vider une usine, passer un enterrement […]. Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j’écoutais au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise. […]58.
Le voyageur ne disparaît pas réellement, on peut même dire qu’il se met en scène dans un processus d’« effondrement » – qui est aussi, dans ce cas, une manière de s’empoussiérer, donc d’accepter symboliquement la présence de la mort dans la vie. Il est vrai qu’au regard de la tradition romantique et postromantique du récit de voyage, où le sujet se met en avant, s’expose à la lumière pour apparaître comme un héros de son propre récit (fût-ce parfois en anti-héros, comme Nerval), la posture narrative que Bouvier adopte est celle d’un je souvent en retrait, voire en quête d’une certaine obscurité – mais une obscurité au cœur de laquelle peuvent se produire les rencontres les plus inattendues, elles-mêmes sources de renouvellement intérieur.
Ainsi en est-il lorsque Bouvier raconte qu’en se promenant sur l’île irlandaise d’Aran, par une nuit venteuse et glaciale, il tombe soudain sur un chat blanc comme encastré dans la cavité d’un mur, et dont les yeux « dorés et brûlants » l’obligent à tourner la tête vers lui. Le narrateur en donne alors une description d’un réalisme hallucinant, avec la science flaubertienne du détail, qui fait voir au lecteur cela même qui est absent : « Il ne laissait dépasser que ses moustaches où une miette de morue était restée prise et ce n’était pas cette nuit-là qu’on l’aurait délogé de son alvéole59. » Cette vision fulgurante, dont le sens demeure comme suspendu, repose bel et bien sur une rencontre, le voyageur acceptant de se trouver lui-même en position de regardé, de recevoir ce choc émotionnel, cet ébranlement de l’être qui est l’une des raisons profondes du voyage, tel, du moins, que le conçoit Bouvier60.
Bouvier a ainsi renouvelé le genre des Voyages, et en particulier celui des Voyages en Orient, qui eut son heure de gloire dans un large xixe siècle, et qui se prolongea même au xxe siècle, entre les deux guerres mondiales, bien que selon des modalités différentes – voyages effectués avec des moyens de transport modernes, parfois en groupe, et de manière plus ciblée, le parcours du bassin oriental de la Méditerranée n’étant plus systématiquement accompli en entier comme un itinéraire ritualisé, avec ses étapes obligées (Le Caire, Jérusalem, Constantinople…). Si les deux voyageurs genevois s’écartent presque systématiquement des grands centres urbains61, marquant ainsi leur originalité dans le choix de haltes plus inhabituelles (Belgrade, Tabriz, Quetta…), il n’en reste pas moins que l’auteur de L’Usage du monde n’était nullement ignorant des écrivains voyageurs qui l’avaient précédé, et même qu’il tenait certains d’entre eux en grande estime – ainsi Gautier, dont il admirait « le naturel et la fraîcheur62 ». Mais d’autres points communs pourraient être soulignés : ainsi, chez Gautier comme chez Bouvier, un même appétit de connaissances, à la fois des livres et du monde – mais qui ne se traduit jamais par une érudition pesante dans leurs récits de voyage, tout au contraire ; une même méfiance à l’égard d’un regard qu’on qualifierait aujourd’hui d’eurocentrique ou d’ethnocentrique – la chose est déjà remarquable chez Gautier, qui pourtant voyageait à l’époque coloniale63 ; enfin une même passion pour la musique tsigane, pour cet ailleurs qu’on porte en soi, et dont Gautier parle dans nombre de ses récits viatiques, comme dans son Voyage en Russie (1866) : « Les Russes ont la passion des Tsiganes et de leurs chants si nostalgiquement exotiques, qui vous font rêver la libre vie, dans la nature primitive, hors de toute contrainte et de toute loi divine ou humaine. Cette passion, nous la partageons, et nous la poussons jusqu’au délire64 » – comment ne pas penser, ici, aux Tsiganes de Bogoiévo, immortalisés en littérature et en musique par Bouvier, au début de son propre voyage, dans une région qui s’appelait encore, au début du xxe siècle, la Turquie d’Europe ?