L’épisode de Tabriz, dans L’Usage du monde, est à la fois singulier et paradigmatique. Singulier parce qu’il s’agit d’une halte de six mois, pendant l’automne et l’hiver 1953-1954. Alors même que Nicolas Bouvier et Thierry Vernet viennent à peine de pénétrer en Asie, après avoir traversé l’Europe orientale et l’Anatolie, ils s’installent dans cette ville du nord-ouest iranien où la neige, abondante, empêche d’emprunter la route menant à Téhéran. Le voyage se transforme momentanément en séjour prolongé, en une immersion dans un petit monde isolé, voire en une sorte d’engourdissement, mi-agréable, mi-inquiétant, dû au froid particulièrement rigoureux qui ralentit les sensations et qui donne le sentiment à Bouvier, lorsqu’il tombe malade, de se trouver « comme dans un moelleux cocon1 ». Cette très longue halte a quelque chose de régressif, dont le narrateur sent lui-même le danger, qu’il exprime par la métaphore du « Léthé2 », le fleuve de l’Oubli dans la mythologie grecque : on pense, déjà, à l’enlisement du voyageur à Ceylan raconté dans Le Poisson-Scorpion. Mais cette « amnésie » a aussi quelque chose d’un rite initiatique nécessaire3, et tout se passe comme si Bouvier avait eu besoin d’une plongée dans cette ville d’Asie centrale a priori peu attrayante, malgré son passé prestigieux4, pour donner un socle et une légitimité à sa manière de voyager. Car le narrateur de L’Usage du monde le dit clairement : « J’aime la lenteur5. » Contre la figure du touriste pressé mais désireux d’aventures exotiques, dont Loti se moquait déjà, dans Le Désert6, mais aussi contre une pratique et une poétique viatiques comme celle de Paul Morand (on sait l’éloge qu’il fait de la vitesse), Bouvier, dans la tradition nervalienne, développe l’idée que le « vrai » voyage est celui où l’on accepte de s’égarer7, où l’on s’enracine dans un lieu8, et où les rencontres peuvent encore constituer des surprises – quelque chose qui peut transformer le voyageur, fût-ce à ses risques et périls, comme il le dit dans une formule devenue célèbre de l’Avant-propos à L’Usage du monde9. En ce sens, Tabriz a donc aussi une dimension paradigmatique pour l’ensemble du récit.
Il y a dans cette ville un génie du lieu que Bouvier tente de saisir, comme Butor le fait à peu près au même moment, avec d’autres villes et pays, dans son livre au titre éponyme10. Passionné d’histoire, l’auteur de L’Usage du monde sait que la géographie est aussi inscrite dans un passé qui contribue à la former et à lui donner sens. Certes, Tabriz n’a plus son lustre d’antan11. Il n’empêche que la grande diversité ethnique, linguistique et religieuse des habitants de cette ville centre-asiatique contribue à son charme et à son intérêt. On examinera donc la dimension cosmopolitique de Tabriz, ville-monde éloignée du pouvoir central, mais dont la marginalité, précisément, est garante d’un certain art de vivre en même temps qu’elle suscite une forme de créativité.
Une Babel centre-asiatique
« Excepté cette route souvent fermée par la neige ou par les boues du printemps, et l’autobus vert amande qui met parfois quatre jours pour atteindre Téhéran, rien ne relie la ville au monde extérieur12. » Sentiment d’isolement, donc, notamment par rapport à la capitale iranienne, d’où parviennent cependant quelques échos, notamment ceux du procès de Mossadegh, le premier ministre qui avait voulu nationaliser le pétrole iranien, et dont Bouvier signale au passage qu’il « était bien plus populaire que la presse occidentale ne l’avait laissé croire13 ». Mais Tabriz, bien qu’ayant la réputation d’être « une ville frondeuse14 », ne semble jouer aucun rôle dans les soubresauts de l’histoire contemporaine iranienne. Ce qui la caractérise – ou du moins ce que Bouvier met en évidence – c’est au contraire sa capacité à rester elle-même, dans une sorte d’immobilité que semble favoriser la venue de l’hiver, avec la neige qui oblige les habitants à se calfeutrer chez eux ou dans les tavernes.
Mais pour être peu touchée par les changements politiques de la capitale, Tabriz n’en constitue pas moins un monde bien vivant et même une sorte de microcosme où coexistent des populations très diverses. Passons-les rapidement en revue. Il y a bien sûr les chiites iraniens, représentant une branche de l’islam considérant Ali, cousin et gendre du Prophète, « comme le seul calife légitime, à l’exclusion des autres successeurs de Mohamet », ainsi que Bouvier le précise en note15 ; ce sont plutôt des citadins qui manifestent une fois par an, selon les termes du narrateur, une « fureur fanatique16 ». Mais il y a également les sunnites, représentant la branche majoritaire de l’islam : à Tabriz, ce sont à la fois des Turcs (ainsi « le vieux M… » qui emmène Bouvier et Vernet dans sa calèche pour visiter les villages environnants qu’il possède17) et des Kurdes montagnards, des éleveurs nomades dont la « réputation de brigandage et de rapines » est « aussi solide qu’injustifiée18 ».
Tabriz compte également des chrétiens, et notamment des Arméniens, qui constituent une minorité importante, parmi lesquels la veuve Chouchanik, la logeuse des deux voyageurs genevois, qui s’installent dans le quartier arménien de la ville – « c’étaient pour la plupart des chrétiens monophysites, dont le chef spirituel, le catholikos d’Echtmiadzin, résidait en Arménie soviétique19 ». D’autres orthodoxes, les Russes, semblent bien présents, y compris de manière indirecte, à travers Radio-Bakou qui « prend parfois la liberté d’interrompre un programme de musique caucasienne pour annoncer le résultat des élections de Tabriz, deux semaines avant le scrutin20 ». Bouvier signale d’ailleurs que, malgré les barbelés, la frontière n’est pas hermétique : « les comparses que les Soviets ont laissés ici passent et repassent discrètement21. » Il y a aussi quelques rares catholiques, incarnés dans l’épisode de Tabriz par deux lazaristes français, un Alsacien et un Breton – ce dernier particulièrement pittoresque, avec son goût pour la chasse et les romans policiers ; mais ce bon vivant, qui se désole de voir diminuer le nombre de ses ouailles à la messe, n’est pas non plus un prosélyte enragé : s’il critique les mutilations auxquelles se livrent les musulmans chiites lors de l’achoura, il explique la chose par la misère économique (« le fanatisme, voyez-vous, reprit-il, c’est la dernière révolte du pauvre22 »).
Dans cette Babel centre-asiatique, il y a encore « sept familles israéliennes, déçues par Tel-Aviv, [qui] venaient précisément de s’établir ici et d’ouvrir boutique au bazar. Tout l’Arménistan [i.e. le quartier arménien de la ville] en parlait avec de mauvais sourires. Pour une fois, les marchands azéris et arméniens s’étaient mis d’accord, et s’apprêtaient, main dans la main, à leur mener la vie dure23 ». À Tabriz, les différentes communautés peuvent se trouver en situation de rivalité (en particulier dans le commerce), mais elles n’en viennent pas aux mains : ce n’est pas un point de détail, si l’on pense à l’histoire de la première moitié du xxe siècle, notamment à celle des Arméniens dans l’empire ottoman finissant, mais aussi à une révolte des Kurdes, contemporaine du séjour des deux voyageurs genevois, et dont Bouvier fait état un peu plus loin dans le récit24.
Plusieurs personnes vivant à Tabriz sont à la fois des exemples de cette mosaïque interculturelle et une source d’informations pour Bouvier – voire une sorte de relai narratif de celui-ci, tel ce propriétaire turc de villages qui tente de résumer la situation pour les deux voyageurs genevois : « – Voyez-vous… la ville n’est ni turque, ni russe, ni persane… elle est un peu tout cela, bien sûr, mais au fond elle est elle-même centre-asiatique […]. L’Asie centrale, dit-il encore, cette chose à laquelle, après la chute de Byzance, vos historiens européens n’ont plus rien compris25. » Ce multiculturalisme est précisément ce qui fascine Bouvier26. Ce dernier n’est pas un naïf, et il sait parfaitement que Vernet et lui sont des objets de curiosité, voire de méfiance, au début, pour la population locale27. Ce sentiment d’altérité réciproque fait partie de l’expérience du voyage, et plus généralement de celle de la rencontre des peuples, avec tout ce que cette première rencontre peut avoir de déroutant28. Mais Bouvier montre aussi que cette expérience peut être un germe de vie en commun, pour autant qu’on y mette un peu de bonne volonté – ainsi l’ingénieur texan qui « s’était déjà bravement mis au turc-azéri, sortait quelques phrases, se trompait, riait et faisait rire de lui29 », ou encore le docteur Paulus, un « apatride30 » d’origine balte, parlant allemand et français, grand buveur et mangeur, incarnant une forme de cosmopolitisme heureux et qui apparaît en outre comme une figure parente du narrateur lui-même, puisque, dit ce dernier, « c’était […] un conteur prodigieux » sachant raconter « toute la rude saga de Tabriz31 ».
Cependant, le cosmopolitisme de Bouvier n’est pas réductible à son sens traditionnel, celui de se sentir « citoyen du monde », ce qui implique tout à la fois un sentiment de fraternité universelle sans doute un peu naïf, et la volonté de ne mettre en valeur aucun lieu géographique précis au détriment d’un autre. D’ailleurs, le narrateur de L’Usage du monde le dit lui-même, certaines des étapes de son voyage constituent des expériences négatives, qui incitent le voyageur à fuir plutôt qu’à rester. C’est le cas lorsqu’il se trouve près de la côte turque de la mer Noire, au col d’Ordu : « Quand nous tentions d’approcher pour mieux voir les instruments, une houle d’épaules et d’échines tendues nous repoussait vers l’extérieur32. » Au-delà de ce type d’expériences, qui reste plutôt exceptionnel, le sentiment cosmopolitique de Bouvier repose moins sur l’idée d’une fraternité universelle, dont il se méfie autant que de l’idéologie communiste33, que sur l’idée de ne mettre aucune barrière à la fréquentation de différents peuples, et du même coup de différentes couches de la société. Aucune solidarité de « classe » exprimée par le narrateur de L’Usage du monde avec les pauvres qu’il côtoie. En revanche, Tabriz fut l’occasion de rencontrer des gens de toutes conditions, commerçants (les artisans du bazar), mais aussi sans-abris (les mendiants venus se réchauffer au cinéma), ou encore tout le milieu des expatriés occidentaux plus ou moins privilégiés – Américains, Allemands, Autrichiens, Suisses… Ce cosmopolitisme viatique n’est pas seulement géographique, il est aussi social, donc « vertical », et il se caractérise par une disponibilité fondamentale aux aléas des rencontres. Bouvier l’a très bien exprimé de différentes façons, ainsi dans une émission de radio consacrée à sa « Descente de l’Inde », en se comparant lui-même à un « ludion » qui ne cesse de « monter et descendre » le long de « l’échelle sociale34 », ou encore en faisant l’éloge de la « mobilité sociale » que pratiquait volontiers le grand voyageur anglais Patrick Leigh Fermor35.
« L’art de vivre tranquille »
Tabriz fut un moment de vérité pour Bouvier et Vernet : c’est là que le second prit la décision de ne pas aller jusqu’au bout du voyage et de rejoindre sa fiancée à Ceylan au moment où les deux voyageurs seraient parvenus à Kaboul36 ; le premier, au contraire, bien décidé à « égarer » sa vie « dans un coin de cette Asie centrale dont le voisinage [l’intriguait tellement37 », voulut faire de cet hivernage ce qu’on pourrait appeler, dans le lexique de l’initiation, une épreuve qualifiante, de façon à « accéder à une intensité qui élève38 ».
Cette intensité, recherchée par Bouvier, est liée à « une philosophie quasi-spirituelle et expiatoire du voyage dont la règle première est qu’il ne faut rien espérer recevoir du monde sans donner quelque chose de soi-même en retour », comme le résume fort bien Halia Koo39. Or le narrateur de L’Usage du monde, précisément parce qu’il s’immerge dans un certain nombre de lieux, finit par entretenir un rapport de proximité, voire de ressemblance avec leurs habitants. Bouvier dirait sans doute qu’il n’a pas choisi Tabriz : cette ville excentrée, déchue de son ancienne splendeur, semble s’être imposée à lui et à son compagnon, alors que la neige rendait la route de Téhéran impraticable40. C’est pourtant bien là, et non ailleurs, qu’ils ont décidé de s’établir pendant six mois, dans deux chambres mal isolées du froid et en tentant de gagner comme ils pouvaient de l’argent pour subvenir à leurs besoins – Bouvier donnait des leçons de français et rédigeait des articles, Vernet peignait des tableaux pour préparer une exposition à Téhéran. C’est donc ce choix de rester à Tabriz qu’il faut interroger.
La première personne rencontrée est le médecin « apatride » dont le soutien va s’avérer décisif, puisque c’est lui qui obtient auprès d’un général le permis de séjour nécessaire aux deux voyageurs, dans cette zone militaire. On comprend que Paulus est un homosexuel à qui « […] deux pommettes trop roses donnaient un air ambigu41 », et qui fait d’ailleurs assez rapidement des propositions aux deux étrangers42. Paulus, sur ce point comme sur d’autres, apparaît dans sa différence, mais aussi dans sa capacité de séduction. Son orientation sexuelle n’est pas celle des deux Genevois, mais ceux-ci ne la condamnent pas. Bouvier admire par ailleurs en lui son intelligence et la « vitalité de sanglier43 » de ce personnage rabelaisien (il « mangeait énormément et buvait davantage encore44 »). Paulus a-t-il des convictions politiques ? C’est peu probable, d’autant qu’il porte volontiers sur tout ce qui l’entoure un « regard ironique45 ». On apprend certes qu’il combattit dans la Wehrmacht en Russie46, mais cet enrôlement semble être circonstanciel, en ce sens que les trois républiques baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie) furent annexées de force à l’URSS en 1940 : il s’agissait sans doute d’abord, pour lui comme pour nombre de ses compatriotes, de combattre l’occupant soviétique. Mais l’Allemagne nazie ayant elle-même, par la suite, occupé les pays baltes, lesquels repassèrent finalement sous le joug stalinien en 1944, c’est pendant ces années de guerre que Paulus émigra, avant d’aboutir, au début des années 1950, à Tabriz, où il put exercer sa profession de médecin. Ce personnage partiellement imaginaire (mais dont le pendant réel est comme lui un émigré47) contribue à renforcer, dans L’Usage du monde, le caractère multiculturel que Bouvier veut donner à Tabriz.
Ce petit monde cosmopolite n’en est pas moins, de temps à autre, traversé de tensions – ainsi lorsque Vernet se fait dépouiller par « une douzaine de vauriens48 », histoire qui, racontée à Paulus, soulève chez lui « un de ces accès d’hilarité irrépressibles qui nous rapprocha beaucoup49 », et qui rappelle à ce dernier qu’il fut lui aussi dévalisé, une seule fois, « par des gendarmes laissés un peu trop à eux-mêmes50 ». Le rire de Paulus est porteur d’une certaine sagesse, comme dans un conte voltairien : ni idéaliste ni pessimiste, il donne à comprendre que l’homme est fait pour vivre en société, mais que son universelle avidité le pousse à commettre de temps à autre des forfaits qu’on retrouve tout au long de l’Histoire. Paulus, donc, préfère jouir du moment présent, comme la plupart des Tabrizis, toutes origines confondues. Ainsi le vieux M., le propriétaire de villages turcs, explique « avec bonhomie que parmi les ardas de sa génération, l’opium était plutôt une habitude qu’un vice51 ». Il pousse très loin « l’art de vivre tranquille52 » et évoque avec nostalgie le temps de son enfance où, à Tabriz, chaque vendredi, à l’occasion de combats de loups organisés par des paysans, « le vin blanc coulait alors à flots sans qu’aucun mollah y trouve à redire53 » – on comprend du même coup que cet islam joyeux n’était plus la règle pour les chiites observés par Bouvier. Ce sont d’ailleurs les éleveurs kurdes (sunnites), dont on aurait imaginé qu’ils vivent dans une grande simplicité, qui font parfois des entrées remarquées dans la ville pour se livrer à d’« énormes bombances54 ». Cela dit, l’ensemble des communautés semble partager un même goût pour les rituels culinaires55 :
La cuisine turque est la plus substantielle du monde ; l’iranienne, d’une subtile simplicité ; l’Arménistan, inégalable dans le confit et l’aigre-doux ; nous, nous mangions surtout du pain. Un pain merveilleux. Au point du jour, l’odeur des fours venait à travers la neige nous flatter les narines ; […]. Il n’y a vraiment qu’un pays très ancien pour placer ainsi son luxe dans les choses les plus quotidiennes ; […], nous étions du bon côté de la vie56.
Cet « art de vivre tranquille », consistant à rythmer la relative pénurie du quotidien par des moments d’abondance joyeuse, est finalement contagieux – et tel est bien le but de cette immersion recherchée par Bouvier. Celle-ci se manifeste également, au propre comme au figuré, dans l’épisode du hammanm – un possible clin d’œil au chapitre que Gautier consacra au bain turc dans Constantinople (1853), et qui apparaît comme un moment d’exaltation de la chair heureuse57. Bouvier raconte lui aussi la cérémonie du massage dont on sort transformé, physiquement comme psychiquement :
Il [le masseur] commençait par vous allonger sur la banquette de pierre et vous savonner des pieds à la tête. Puis il vous sortait la poussière du corps en travaillant la peau au gant de crin et au savon de sable. Vous arrosait d’eau chaude. Enfin il vous massait longuement, tirant sur la tête, faisant craquer les vertèbres, pinçant les tendons et foulant les articulations, les côtes et les biceps avec ses poings et ses pieds nus. Il connaissait son affaire et ne laissait pas un muscle noué. Ça ne ratait pas ; sous ces flots d’eau chaude et ces pressions expertes, je sentais les nerfs se détendre un à un, les réticences disparaître, et se rouvrir mille vannes secrètes fermées par le froid58.
La dimension épicurienne présente dans ce passage ne se résume pas à une réévaluation des plaisirs du corps, ni même à la quête d’un état de plénitude qui peut faire penser à l’ataraxie des philosophes de l’Antiquité. Pour Bouvier, on le sait – et c’est là, sans doute, un effet lointain de son éducation protestante –, le plaisir n’est acceptable qu’aux prix d’une contrepartie, parfois douloureuse. Or c’est exactement ce qui se produit dans l’épisode du hammam où le corps du baigneur est d’abord trituré sans ménagement, avant d’accéder à un état de détente absolu. Cette usure volontaire de son propre corps renvoie du même coup, sous forme condensée, à la morale viatique de Bouvier.
Ainsi se réalise déjà, à l’orée du grand périple oriental, cette expérience d’abandon de soi-même, qui est aussi un désir de métamorphose souvent exprimé par Bouvier – une altération volontaire conçue comme un amenuisement du corps, qui trouvera un nouvel avatar à Ceylan, dans l’épisode raconté à la fin du chapitre V du Poisson-scorpion : « J’ai rasé ce matin la barbe que je portais depuis l’Iran : le visage qui se cachait dessous a pratiquement disparu. Il est vide, poncé comme un galet, un peu écorné sur les bords. Je n’y perçois justement que cette usure59. »
Une marginalité créative
Tabriz est une ville à la fois excentrée (par rapport à la capitale iranienne) et située hors des itinéraires habituels du voyage en Orient. Mais, dans la logique paradoxale que Bouvier affectionne, cette marginalité est cela même qui lui confère des potentialités créatives. Ainsi, dans un lieu où les livres sont une denrée rare, le moindre d’entre eux est un support pour l’imagination et la réflexion60. C’est le cas pour le jeune Moussa, le fils de l’ardab, qui passe son temps à « relire indéfiniment une traduction persane des Misérables qui l’enflammaient de chimères héroïques et de passions égalitaires61 ». Le narrateur est certes ironique à l’égard de ce qu’il considère comme une naïveté idéologique, à quoi il oppose implicitement la saveur – politiquement incorrecte – d’un recueil de contes kurdes où la violence, verbale et physique, se donne libre cours62. En même temps, l’amour des histoires, caractéristique d’un certain nombre d’habitants de Tabriz nourrissant comme ils peuvent leurs rêves en utilisant toutes les ressources qui sont à leur disposition, constitue un point commun avec le narrateur. Ainsi le père Hervé, qui dit lui-même avoir « tous les vices », avoue son goût pour les romans policiers63 ; mais il constitue aussi un précieux informateur pour les deux voyageurs, puisqu’il leur indique que la bibliothèque de l’université a reçu « quelques vieux lots de France64 » – parmi lesquels Bouvier trouvera, un peu plus tard, L’Empire des steppes (1939), un ouvrage important sur l’histoire de l’Asie centrale du temps Mongols, mais dont il retient surtout une anecdote, qu’il met immédiatement en relation avec sa propre façon de vivre le temps :
Dans L’Empire des steppes de Grousset, je trouvai mention d’une infante chinoise dont un khan de Russie occidentale avait demandé la main. Les émissaires ayant pris quinze ans pour faire l’aller-retour et rapporter une réponse favorable, l’affaire s’était finalement conclue… à la génération suivante. J’aime la lenteur65.
Dans cette histoire dont la trame est éminemment romanesque, et qui constitue par conséquent un excellent tremplin pour l’imaginaire du narrateur immobilisé à Tabriz, on peut déceler plusieurs parallèles avec la situation des deux voyageurs, à commencer par la rencontre de deux mondes, métaphorisée par un mariage – lequel ne pouvait pas ne pas faire penser à celui de Thierry, qui aurait lieu à Ceylan. Mais surtout, il y a l’extraordinaire allongement de la durée du voyage, qui apparaît soudain comme exemplaire de ce que Bouvier et Vernet reproduisent, à leur échelle, en décalage volontaire avec le temps consacré par l’immense majorité des touristes à accomplir un voyage en Orient, fût-il lointain.
Si le narrateur de L’Usage du monde trouve chez un historien orientaliste français comme René Grousset une anecdote dans laquelle il lit une confirmation de sa propre démarche viatique, il s’enchante également de l’amour que les Tabrizis manifestent pour leur propre littérature :
Le peuple d’Iran est le plus poète du monde, et les mendiants de Tabriz savent par cœur ces vers de Hâfiz ou de Nizhami qui parlent d’amour, de vin mystique, du soleil de mai dans les saules. Selon l’humeur, ils les scandaient, les hurlaient ou les fredonnaient ; quand le froid pinçait très fort, ils les murmuraient. Un récitant relayait l’autre ; ainsi jusqu’au lever du jour. Le soleil de mai était encore loin et il ne s’agissait pas de s’endormir66.
Dans ce pays où la poésie est consubstantielle à la vie quotidienne, il n’est pas besoin d’appartenir à une classe aisée pour accéder à la grande littérature. Celle-ci est transmise oralement de génération en génération, et surtout elle est répandue dans toutes les couches de la population, y compris les plus pauvres, chez qui elle peut jouer un rôle compensatoire, par exemple en anticipant le retour du printemps pour mieux supporter les rigueurs de l’hiver. Mais ce qui enchante Bouvier – qui met en exergue à ce chapitre des vers de Hâfiz67 et qui écrira lui-même des poèmes sur Tabriz à la suite de son voyage68 – c’est l’idée qu’en Iran l’art n’a besoin d’aucune légitimation pour exister : puisque les poètes du passé ont célébré les plaisirs de la vie, les hommes du présent s’emploient en retour à les glorifier. Pour un voyageur en délicatesse avec son éducation huguenote69, et dont les pages de L’Usage du monde consacrées à Tabriz sont parsemées de scènes de repas partagés, voire de joyeuses libations comme celle de la nuit du Réveillon70, la façon dont le poète et mystique persan du xive siècle, connu pour incarner un islam à la fois pieux et tolérant71, mais aussi pour faire dans ses ghazals l’éloge des plaisirs de la vie, continue d’exister à travers les plus humbles, dans l’Iran du xxe siècle, constitue à l’évidence un objet de fascination72.
Car Bouvier, bien sûr, ne se contente pas de voyager pour se détacher du carcan culturel de son milieu d’origine. Comme Flaubert, un siècle plus tôt, il sait déjà, en accomplissant son grand périple oriental, qu’il sera écrivain – mais à l’inverse de l’auteur de Madame Bovary, qui refusa de publier ses notes de voyage, le voyageur genevois fait bel et bien de son itinéraire oriental la matière première de sa carrière littéraire, celle-ci dût-elle commencer avec quelque retard et dans la difficulté. Certes, sa logeuse arménienne ne comprend pas qu’on puisse faire de l’écriture un métier73, mais, par contraste avec la veuve Chouchanik, que de personnages inspirants, dont la parole se transforme en littérature orale, depuis le médecin Paulus, « conteur prodigieux74 » chez qui les moindres faits divers deviennent « fables, mythes ou archétypes75 », jusqu’aux bourgeoises anonymes de Tabriz qui chantent pour leurs invités des ballades d’un barde arménien du xviiie siècle ou « une de ces complaintes azéri à vous soulever de terre76 ».
Le chant et la poésie sont bien vivants à Tabriz, même lorsqu’une vedette comme Bulbul77a quitté sa ville natale pour aller exercer ses talents à Bakou – d’où il est diffusé sur une radio qui, autorisée par la police iranienne, avec la bénédiction soviétique, permet du même coup aux Tabrizis de ne pas être coupés du monde – communiste en l’occurrence. Leur situation relève d’une marginalité où la culture est d’autant plus vivace qu’elle n’est pas immédiatement accessible. On retrouve ici, transposée dans le domaine de l’art, la morale paradoxale qui est celle de Bouvier lui-même concernant le voyage : tout gain repose sur la compensation d’une perte première ; et, corollairement, seuls les détours conduisent au but recherché.
L’épisode de Tabriz donne lieu, indirectement, à une réflexion sur les rencontres interculturelles, c’est-à-dire à la fois sur les difficultés de celles-ci et sur les conditions d’une expérience partagée. Alors que Bouvier se disait convaincu, au début, que « rien ne relie la ville au monde extérieur78 », il s’aperçoit rapidement qu’il doit nuancer cette idée, indépendamment de sa propre présence et de celle de son compagnon. Ainsi le cinéma Passage, au nom bien trouvé, est-il un lieu où sont projetés aussi bien des films iraniens que des westerns ou des Chaplin, ou encore des classiques américains avec une actrice comme Greta Garbo79. Parfois, le projectionniste augmente la vitesse des films, lorsque l’action dure trop longtemps au gré des spectateurs tabrizis. Mais « le public occupé à rouler des cigarettes ou à craquer des pistaches n’y voyait aucune objection80 ». Autrement dit, l’important est moins ce qui est projeté sur l’écran que ce qui se passe dans la salle. Si le narrateur s’amuse des malentendus générés par ces accélérations soudaines, rendant comique telle scène qui n’était pas censée l’être (« des impératrices en hermine dévalaient les escaliers81 »), il observe aussi avec tendresse et intérêt ce « merveilleux public », constitué notamment de « mendiants qui jouaient aux dames sous la veilleuse des lavabos82 ». Ces mendiants, comme ceux dont l’écrivain francophone égyptien Cossery faisait, au même moment, les héros de certains de ces romans83, ont quelque chose qui les rapproche de la situation qui est celle du narrateur de L’Usage du monde, à Tabriz. Apparemment indifférents à leur propre misère, ou plus exactement sachant la mettre à distance en tirant parti des moindres avantages à leur disposition (la chaleur de la salle de cinéma), capables de recréer collectivement un monde parallèle alliant le plaisir à la réflexion (le jeu de dames), ils donnent en quelque sorte une leçon de vie aux deux voyageurs genevois qui ont eux-mêmes choisi de refuser, l’espace de quelques mois, les facilités qu’offre la vie bourgeoise et sédentaire de leur ville d’origine, dans une Suisse qui était déjà, dans les années 1950, l’un des pays les plus prospères.
Bouvier est rétif à toutes les idéologies pour lesquelles se passionnèrent nombre d’écrivains à la suite de la Seconde guerre mondiale. On pense notamment au portrait qu’il fait de Mansour, cet étudiant qui séjourna en France et qui ne comprend pas, à son retour à Tabriz, que les pauvres ne se révoltent pas :
Cette ville âpre et rétive ne collait manifestement pas avec la doctrine. Il était tout déconcerté. Il avait compté sur des opprimés modèles, révoltés, efficaces. C’était bien différent : ici, trop de mendiants lui faisaient l’insulte d’être insouciants malgré le froid, ironiques malgré la vérole, de lui tendre âprement la main comme s’il était semblable aux autres, et d’accepter les aubaines avec une joie obscène, d’où qu’elles fussent venues84.
Qu’il vienne de l’Union soviétique voisine ou qu’il soit d’inspiration occidentale, le marxisme est mis en échec par la réalité sociale de l’Orient. Ces mendiants tabrizis, tels du moins que les peint Bouvier, sont un démenti quotidien à la théorie de la lutte des classes. Non seulement ils n’expriment aucune colère à l’égard des riches, mais ils adoptent à l’égard du monde des attitudes déconcertantes, oscillant entre indifférence fataliste, sagesse ironique, ou rudesse opportuniste. Et parfois, comme dans les récits de Jean Genet, les pauvres et les marginaux de Tabriz semblent contribuer à créer une certaine poésie des haillons : ils font de nécessité vertu, et ils opèrent, sans le savoir, la transmutation dont rêve Bouvier – celle d’un retournement positif de l’épreuve physique (celle du froid, de la maladie, des privations…) en une joie partagée.
Mais Bouvier n’est pas un naïf. Même lorsqu’il célèbre, pendant le court retour à Tabriz, l’extraordinaire vitalité qu’il associe à cette ville au moment où le printemps renaît, le sentiment qui en découle n’est pas celui d’une harmonie complète :
Les visages brillent, la poussière vole, le sang coule, le soleil fait son miel dans la sombre ruche du bazar, et la rumeur de la ville – tissus de connivences secrètes – vous galvanise ou vous détruit. Mais on ne peut pas s’y soustraire, et dans cette fatalité repose une sorte de bonheur85.
À ce titre aussi, c’est-à-dire précisément en tant qu’il constitue une quête toujours inachevée, le sentiment de plénitude partielle ressenti par le narrateur de L’Usage du monde, à Tabriz, constitue tout à la fois un paradigme et un moteur pour la suite du voyage.