La Troisième Voie du vivant de O. Hamant

Paris, Odile Jacob, 2022

Texte

Quand Friedrich Hayek défend le marché comme ordre spontané (kosmos) il le fait en référence explicite à un modèle : celui de la nature et de l’organisation du vivant. Pour répliquer à cette naturalisation d’un certain ordre politique et de sa domination, deux voies sont possibles. La déconstruction radicale de la notion même de « nature » jusqu’à affirmer comme Philippe Descola que « la nature n’existe pas » – mais dans ce cas-là comment nommer cette « chose » (matérielle, substantielle1 ?) dont la protection ou le soin semble bien être l’objet de l’écologie politique ? D’où une autre possibilité qui consiste à s’attaquer aux « vertus » attribuées à la nature quand il s’agit par exemple d’expliquer que la domination est naturelle. C’est cette option qu’ont suivi récemment Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans L’entraide, l’autre loi de la jungle (LLB, 2017) pour montrer, à la suite de Kropotkine, qu’il est fallacieux de réduire la loi de la jungle à la loi du plus fort.

C’est aussi cette option « réaliste » que suit Olivier Hamant en s’adressant à ceux qui voudraient trouver dans le vivant des pistes d’inspiration : montrer qu’il ne faut pas se contenter des deux piliers de la circularité – « vivre, c’est régénérer » – et du collectif – « vivre, c’est cohabiter » – parce qu’il existe

un « troisième et dernier pilier du vivant…, le plus important car il rend les deux premiers opérationnels. Le vivant ne met pas l’accent sur la performance, mais sur la robustesse. […] La robustesse du vivant n’est pas une qualité ajoutée à la performance ; la robustesse résulte de procédés intrinsèquement et localement inefficaces et inefficients, c’est-à-dire opérant contre la performance » (p. 9).

Le livre est composé de cinq chapitres. Le chapitre 3 qui définit la « sous-optimalité » est précédé des raisons de s’inquiéter (chapitre 1) et de refuser les solutions « performantes » (chapitre 2) et il est suivi par la partie strictement biologiste du livre consacrée à la sous-optimalité des organismes vivants (chapitre 4), pour déboucher sur une extension de ces réflexions vers les questions plus politiques d’un « contre-modèle » (chapitre 5).

Les deux premiers chapitres constituent un intéressant survol des questions écologiques. L’intérêt n’est pas tant dans la compilation des exemples que dans l’angle d’attaque biologiste en vue de montrer que la course à la performance non seulement est celle qui crée les problèmes (dérèglement climatique, biodiversité…) mais qu’elle ne peut pas les résoudre (développement durable, croissance verte comme « économie de l’optimisation totale », p. 62…).

« Je fais ici l’hypothèse qu’un moteur essentiel de l’Anthropocène est notre conception de l’optimisation. Dans son sens le plus commun, l’optimisation est réduite à l’amélioration des performances. La performance elle-même peut être définie comme la somme de l’efficacité (atteindre son objectif) et de l’efficience (faire au mieux avec les moyens disponibles). Quand on optimise, on veut atteindre son objectif avec le moins de moyens possible : optimisation des rendements en agriculture ou en économie, optimisation foncière en urbanisme, optimisation de code en informatique, optimisation fiscale… il ne s’agit pas d’une simple maximisation (amélioration maximale des performances) mais, de façon plus subtile, d’une certaine rationalité légitimant en creux la performance » (p. 22).

La troisième voie du vivant est donc celle de la robustesse, et le chapitre 3 est consacré à la définir par la sous-optimalité.

« On pourrait donc définir la sous-optimalité comme la faculté d’évoluer sur le temps long en utilisant les faiblesses internes, non pas comme des problèmes à contourner, mais comme des ressorts permettant l’adaptabilité… alors que l’optimisation fragilise, la sous-optimalité utilise les fragilités pour construire de la robustesse. La sous-optimalité se conçoit en fait à l’échelle de la population : la survie du groupe et son évolution passent devant le confort individuel ou l’amélioration des performances de chacun. Il s’agit donc d’une stratégie de résistance collective, fondée sur les défaillances et les fragilités individuelles » (p. 112).

L’avant-dernier chapitre se présente comme un catalogue non-exhaustif des éléments qui construisent « la résilience du vivant ». C’est probablement le chapitre le plus inspirant parce que c’est « la partie la plus détaillée sur le plan biologique » (p. 121). Voici la liste de ces éléments, qui constituent comme autant de « déclinaisons » de la sous-optimalité : hasard, redondance, gaspillage, hétérogénéité, fluctuations, lenteur et hésitation, incohérences, erreurs et imprécisions, inachèvement et imperfection.

Le dernier chapitre entreprend d’explorer quelques pistes en vue d’un « monde bio-inspiré ». Le décroissant averti retrouvera là un inventaire bien connu, mais cette fois-ci repris sous l’angle de la sous-optimalité : agroécologie, priorité du « modèle social » inclusif sur le « modèle libéral », droit mou des non-humains, le commun, redéfinir le travail (revenu universel), imposition progressive, robustesse démocratique, décentralisation, contre l’hyperpersonnalisation, sobriété, couplage souple dans les organisations, lexique flexible, apologie de la lenteur, sérendipité.

« La sobriété ne correspond pas à une simple réduction de la consommation et du gâchis. La sobriété est plutôt un ensemble de conditions qui nous placent dans une situation où la consommation et le gâchis ne sont plus des problèmes » (p. 218).

Voilà donc un livre spontanément décroissant (p. 220). Cette notion de « sous-optimalité » issue du domaine du vivant nous permet de retrouver l’idée d’un « droit à l’inefficacité »2 déjà défendue dans le domaine social.

S’il fallait formuler une réticence, ce serait sur le besoin évoqué en fin d’ouvrage d’un « autre infini » (p. 172-174). Est-il justifié d’affirmer – même dans une « parenthèse » – que « l’infini a toujours été une force mobilisatrice pour les sociétés humaines » ? D’autant plus que la suggestion que cet « autre infini » soit « l’infini des interactions » n’est guère convaincant : parce qu’on ne voit pas pourquoi il en irait autrement demain qu’hier. Fondamentalement, a-t-on vraiment besoin de l’infini comme force mobilisatrice ? L’espace des communs défini par l’encadrement d’une limite basse (plancher) et d’une limite haute (le plafond) ne définit-il pas un domaine qui non seulement transcende nos vies individuelles, parce qu’il est celui de la vie sociale, mais aussi définit le cadre de l’autolimitation3 ?

ML

1 Guillibert P. (non daté), « La nature n’existe pas », revue Période [En ligne] URL : http://revueperiode.net/la-nature-nexiste-pas/

2 C’est la thèse défendue au début des années 1970 par Stephen Marglin dans un texte, A quoi servent les patrons ?, publié pour la première fois dans

3  Kallis G. (2022), Éloge des limites. Par-delà Malthus Paris, PUF.

Notes

1 Guillibert P. (non daté), « La nature n’existe pas », revue Période [En ligne] URL : http://revueperiode.net/la-nature-nexiste-pas/

2 C’est la thèse défendue au début des années 1970 par Stephen Marglin dans un texte, A quoi servent les patrons ?, publié pour la première fois dans son intégralité et en anglais seulement en 1974 dans la Review of Radical Political Economics.

3  Kallis G. (2022), Éloge des limites. Par-delà Malthus Paris, PUF.

Citer cet article

Référence électronique

« La Troisième Voie du vivant de O. Hamant », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 29 décembre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=356

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