Ce que nos salaires disent de nous de B. Mylondo

Paris, Éditions Payot & Rivages, 2023

Texte

Baptiste Mylondo a construit une réflexion critique dirigée contre les fables qui entourent la « valeur travail » dont la prédominance actuelle n’est qu’une singularité historique née du capitalisme et du régime de croissance qui l’accompagne et le fonde. Dans cet essai – Ce que nos salaires disent de nous – il oriente cette critique à la croisée d’un plaidoyer en faveur du revenu inconditionnel et d’une interrogation sur le système de justifications des inégalités.

Qui peut encore croire qu’au sens le plus strict le salaire permette de « gagner sa vie » ? Car s’il y a des « gagnants », c’est qu’il y a des « perdants » : comment expliquer leur situation dans l’actuel système de distribution des revenus ? La réponse de Baptiste Mylondo est que les explications fournies ne sont pas des justifications valides.

Même si le terme de « décroissance » n’est pas une seule fois cité, le lecteur pourra trouver de quoi fortement nourrir sa critique de « la croissance et son monde » (p. 146), du PIB (chapitre 9) et aussi de ce qui est le pilier du « régime de croissance », à savoir la fable d’une « neutralité éthique » (p. 76) du marché comme de l’État (p. 97). Du coup, les arguments fournis dans cet essai tissent une toile qui est beaucoup plus étendue que ce que le titre laisse entendre : à la mesure d’une critique du monde de la croissance qui ne peut pas en rester à une critique économique mais qui doit s’élargir à une critique politique.

D’où une extension du domaine des problèmes.

D’abord parce que la question du salaire, et plus largement du revenu, se pose au moment du « partage de la valeur ». Car les inégalités de revenus deviennent des inégalités de patrimoines et donc des injustices quand les revenus du capital augmentent plus vite que ceux du travail (p. 19).

Ensuite parce que le salaire, c’est-à-dire le prix du travail, n’a pu s’imposer comme rémunération principale depuis la révolution industrielle qu’à condition d’une mise à disposition permanente des ressources, c’est-à-dire à partir de la marchandisation des « facteurs de production », à savoir la terre, la monnaie et l’activité1. Ce que nos salaires disent des salariés, c’est que leurs activités se trouvent encastrées dans un « ordre propriétaire », dans un ordre monétariste et dans un ordre travailliste. Voilà Baptiste Mylondo devant étendre sa critique contre « la propriété [qui] n’existe pas » (p. 20), contre ce « positionnement politique particulier selon lequel tout se vaut. Un euro de valeur ajoutée en vaut bien un autre, quel que soit son contenu » (p. 76-77), contre cette idéologie travailliste selon laquelle « il n’y aurait que dans l’emploi que nous pourrions à coup sûr faire valoir une contribution valable au bon fonctionnement de la société » (p. 98).

Enfin, parce que toutes ces discussions sur la rétribution des activités se font devant la toile de fond d’un fameux adage socialiste et de ses versions.

« A chacun suivant ses besoins. De chacun suivant ses forces » (Étienne Cabet)
« A chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres » (Saint-Simon).
« De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins » (Louis Blanc).
« De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » (Karl Marx).

Or c’est en bas de la pyramide salariale que le besoin devient critère quand, en haut, il est d’abord question de reconnaissance, et de valorisation (chapitre 4).

D’où une extension du domaine des solutions.

D’abord, parce qu’il faut s’entendre sur ce que « travail » ou « emploi » veulent dire et disent. Comment une critique conséquente des inégalités salariales pourrait éviter d’en venir à une critique de la « valeur-travail » ? Car si le travail est « un mélange de contrainte (on ne peut pas arrêter de le faire) et de pénibilité (on préférerait tout de même arrêter de le faire) » (p. 121), alors « la "valeur travail", entendue comme survalorisation sociale de l’emploi, constitue une pièce essentielle du productivisme et du capitalisme » (p. 108) qui ne peut être défendue qu’à condition de vouloir enfermer l’utilité sociale dans le « périmètre de l’emploi et de sa rétribution » (p. 90). Baptiste Mylondo peut alors dresser les préalables qu’il faudrait régler avant de pouvoir échapper à l’injustice salariale :

« Remise en cause des inégalités, critique de la "valeur travail" et du productivisme, sortie de la croissance et de son monde, il y a encore tellement à déconstruire, y compris à gauche, avant de pouvoir en arriver là ! » (p. 146).

Ensuite, parce qu’une critique radicale des inégalités salariales atteint les régimes classiques de légitimation : « la justice distributive, la justice commutative, et la justice procédurale » (p. 32). C’est pourquoi, quand Baptiste Mylondo dresse un plaidoyer en faveur d’un revenu inconditionnel, il défend des « principes de justice contributive » (p.  145) : à savoir que, dans une société juste, serait reconnue « la contribution de toutes et tous à l’enrichissement collectif » (p. 93).

Enfin, parce que la dimension la plus scandaleuse de l’injustice salariale, c’est que ce sont ceux qui devraient le plus mériter de la reconnaissance sociale qui sont les principaux perdants de l’injustice salariale, ceux dont les activités sont d’abord « pénibles », ceux qui font les « boulots sales » (partie IV).

*

Jusqu’où, alors, pousser cette extension des domaines des problèmes et des solutions ?

A la critique de la division du travail, de l’organisation patronale de l’entreprise, du besoin d’une véritable transparence salariale, d’un juste plafonnement des rémunérations… jusqu’à formuler, dans la conclusion, la question que chaque lecteur avait en tête dès le début : « à quelles conditions pourrions-nous accepter d’avoir toutes et tous un salaire identique ou presque ? » (p. 150).

Le « presque » peut-il suffire à nous éviter le vertige – non pas la peur de tomber mais la tentation d’y céder – de la question préalable à toute réflexion sur le salaire et a fortiori sur le travail : Mais alors pourquoi travailler si ce n’est pas pour la rémunération ? Et c’est là que l’on voit que cette question éminemment politique ne trouve pas réponse complète dans une théorie de la justice, fut-elle contributive, mais qu’elle pose la question du sens de nos activités, de la vita activa

Voilà ainsi le principal mérite de cet essai, avoir contribué à déconstruire le régime d’inégalités salariales qui sert de paravent pour détourner de la question existentielle du sens de l'activité.

N’est-ce pas en « réhabitant » cette question du sens que la décroissance politique peut espérer rompre vraiment avec l’interdit principiel du régime de croissance, à savoir l’interdiction de faire du sens des vies individuelles une question politique ?

ML

1  « Une fois que des machines et des installations complexes avaient été installées en vue de la production dans une société commerciale, l'idée d'un

Notes

1  « Une fois que des machines et des installations complexes avaient été installées en vue de la production dans une société commerciale, l'idée d'un marché autorégulateur ne pouvait que prendre forme… Comme les machines sont chères, elles ne sont rentables que si de grandes quantités de biens sont produites. On ne peut les faire fonctionner sans perte qu’à condition que l’écoulement des biens soit raisonnablement assuré et que la production ne soit pas interrompue par manque des matières premières nécessaires à l’alimentation des machines. Pour le marchand, cela signifie que tous les facteurs impliqués doivent être en vente, c’est-à-dire qu’ils doivent être disponibles en quantité voulue pour quiconque est prêt à payer. » Polanyi K. (1983), La grande transformation, Paris, Gallimard, p. 68-69.

Citer cet article

Référence électronique

« Ce que nos salaires disent de nous de B. Mylondo », Mondes en décroissance [En ligne], 2 | 2023, mis en ligne le 29 décembre 2023, consulté le 27 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-opcd/index.php?id=357

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