Distance, proximité, épaisseur et accélération

Reconfigurations temporelles et lien social

Distance, Proximity, Thickness and Acceleration: Temporal Reconfigurations and Social Link

DOI : 10.52497/kairos.202

Résumés

Depuis plus de cinquante ans, les temporalités individuelles et sociales se transforment, marquées en particulier par des phénomènes d’accélération et de synchronisation. Pour développer des liens sociaux satisfaisants, les individus sont amenés à se réapproprier de « bonnes distances temporelles ». Cela passe par la reconnaissance intersubjective de leur épaisseur spatio-temporelle.

For more than fifty years, individual and social temporalities have been changing, due to acceleration and synchronisation phenomena. In order to develop appropriate social links, people are led to define relevant temporal distances for themselves. This goes through intersubjective recognition of their spatiotemporal thickness.

Index

Mots-clés

épaisseur spatio-temporelle, lien social, reconnaissance, distance temporelle

Keywords

spatio-temporal thickness, social link, recognition, temporal distance

Plan

Texte

Introduction

La reconfiguration des temporalités et des identités fait l’objet de travaux récents en sciences de l’information et de la communication1. Ayant pris part à certains d’entre eux (Dupont, 2015), nous avons avancé la thèse de l’amorce d’une lutte menée par les individus pour se voir reconnaître une épaisseur spatio-temporelle2. Cela nous a conduits à penser un « individu volume » s’opposant à un « individu point » ou « pion » (p. 193). Cet « individu volume » se caractérise par sa double épaisseur au croisement de deux axes temporel et spatial. À l’opposé, le qualificatif « d’individu pion » nous a été suggéré par la verbalisation chez de nombreux salariés du monde professionnel, du ressenti d’un mépris (Honneth, 2006), lié à une double contrainte permanente : une contrainte d’immédiateté – c’est l’action présente qui est le seul critère d’appréciation et l’estime professionnelle est à chaque instant à reconquérir – et d’exclusivité – la disponibilité du salarié doit être totale et aucune perturbation externe n’est tolérable (familiale, de santé). Le lien social professionnel3 est ainsi soumis au respect constant et scrupuleux de cette double contrainte. La demande de prise en compte d’une épaisseur spatio-temporelle pose alors des questions de distance4. À l’immédiateté, s’opposent les réalisations passées et leur prise en compte ; à la répétition infinie de situations dites d’urgence (Carayol, 2005), s’oppose la prise de recul indispensable à la construction de sens voire aux réinterprétations, ce que Gadamer (1996) appelle « distance temporelle » ; à l’exclusivité, s’oppose le respect des identités et des temporalités multiples des salariés. Lorsque des organisations mettent en place des crèches d’entreprise pour leurs salariés, c’est bien une tentative de réduire certaines distances liées à des lieux où s’expriment des identités différentes, mais aussi de rendre compatibles des temporalités différentes.

Dans cet article, nous privilégierons donc la généralisation d’une réflexion sur les reconfigurations de la distance temporelle, parfois sous sa forme spatio-temporelle lorsque son imbrication avec l’espace s’avère ontologique. En prenant en compte les travaux de Rosa (2012) qui ont montré comment la période contemporaine est marquée par une accélération sociale constituée d’une accélération technique, d’une accélération du changement social et d’une accélération du rythme de vie, nous ne pouvons que constater les risques inhérents à ces reconfigurations sur les liens sociaux. Néanmoins, nous soutiendrons que la notion de bonne distance temporelle peut servir à penser à la fois, la nécessité et les conditions de contrôle de ces phénomènes d’accélération. Cette « bonne distance » pour soi-même correspond à ce que Chesneaux (1997, p. 20) a défini comme la possibilité d’habiter le temps, c’est-à-dire de « maintenir le dialogue à la fois avec son passé comme champ d’expérience et avec son avenir comme horizon d’attente. » Cela dit, dans la perspective du lien intersubjectif, notre hypothèse est que seule, la reconnaissance de l’épaisseur spatio-temporelle des individus est susceptible de leur permettre de trouver ces bonnes distances temporelles et de réactiver les liens sociaux de solidarité et d’accomplissement individuel et collectif.

Une première partie consistera à présenter le cadre théorique nous servant à penser l’articulation entre distance temporelle, lien social et reconnaissance de l’épaisseur spatio-temporelle, ainsi que les données sur lesquelles s’appuie notre réflexion. Une seconde partie examinera les reconfigurations des distances temporelles et spatio-temporelles dans la société contemporaine. Une troisième partie explorera la notion de bonne distance, et ses conditions de pertinence en matière temporelle vis-à-vis du lien social. Enfin, une dernière partie dégagera quelques « bonnes distances temporelles » gouvernées par la reconnaissance de l’épaisseur spatio-temporelle des individus.

Cadre conceptuel et méthodologie de terrain

Dans la filiation des travaux de l’école de Francfort

Paugam (2008) définit les différents types de liens sociaux comme conférant protection et reconnaissance. Il explique que la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres. L’expression « compter pour » exprime cette attente. Le modèle construit par Honneth (2002) s’inscrit dans cette approche interactionniste. Il montre comment les interactions communicationnelles s’attachent à former une entente dans un contexte agonistique et non irénique (Malochet, Guéguen, 2014, p. 42) au sein de trois sphères différentes : la sphère amoureuse où les octrois de reconnaissance procurent à chacun une confiance en soi ; la sphère juridique où la reconnaissance intersubjective des mêmes droits entraîne un respect de soi ; la sphère sociale où la reconnaissance de sa contribution unique, permet à l’individu de développer une estime de soi. Si Honneth adopte la vision hégélienne d’une lutte pour la reconnaissance, c’est en reprenant la conception marxiste de l’école de Francfort sur la réalité sociale qui conduit les individus à vivre des expériences de mépris (Honneth, 2006) à travers les dénis de reconnaissance auxquels ils sont confrontés. En nous appuyant sur le modèle proposé par Honneth, nous avons pu étayer (Dupont, 2015) l’hypothèse de l’existence d’un nouveau niveau de lutte pour la reconnaissance, celui d’une reconnaissance spatio-temporelle, et répondre ainsi aux critiques émises par Rosa (2012) sur l’instrumentalisation de cette lutte dans le cadre de l’accélération sociale de la modernité tardive. En effet, pour ce dernier, le sujet de la modernité tardive est pris au piège du principe de compétition qui est la principale force motrice de l’accélération sociale. Cette accélération s’appuie sur une accélération technique qui transforme le « régime spatio-temporel » de la société, c’est-à-dire la perception de l’organisation de l’espace et du temps dans la vie sociale :

Le temps est de plus en plus conçu comme un élément de compression ou même d’annihilation de l’espace (p. 19).

Dans ces conditions, la lutte pour la reconnaissance « n’est plus centrée sur la position » qui s’acquiert dans la durée, mais sur « la performance » immédiate qui conduit à l’épuisement de l’être. Qui plus est à ses yeux, « ceux qui souffrent de la non-reconnaissance dans le jeu de la vitesse, ressentent rarement qu’ils sont en train de souffrir d’une injustice » (p. 79). L’étude que nous avons publiée en 2015, montre a contrario, que sans même parler de lutte sociale, on observe une forte demande de reconnaissance d’une épaisseur spatio-temporelle, en l’occurrence chez de jeunes professionnels5. Ceux-ci revendiquent à la fois, une prise en compte de leur passé, présent et avenir, c’est-à-dire la reconnaissance de leur épaisseur spatio-temporelle, et le droit de prendre du recul et de mettre à distance l’ensemble de leurs actions et de leur choix afin d’en reconstituer le sens (Gadamer, 1996) et l’unité (Ricœur, 1990). Cela leur permet de fait de se tourner vers l’avenir. En mobilisant Chesnaux (1996, p. 65), on peut dire qu’ils manifestent la volonté d’échapper à un temps-système et de retrouver un temps-compagnon, un temps pour soi qui, « du fait même qu’il permet à chacun d’être authentiquement soi-même, est aussi un temps-avec-les autres », et constitue donc un temps bénéfique pour régénérer les liens sociaux. C’est sur l’articulation de ces différents cadres d’analyse que nous nous sommes appuyés pour penser les bonnes distances temporelles en matière de lien social et la manière dont les octrois de reconnaissance spatio-temporels concourent à construire ces « bonnes distances ».

L’insertion professionnelle et la construction communautaire

Afin d’étayer notre réflexion, nous avons clairement adopté une démarche d’exploitation de données qualitatives. Certes, en matière de distances spatio-temporelles, la mesure du temps et de l’espace peut être objectivée pour certains phénomènes et dispositifs. On peut calculer le temps de transport pour la distance parcourue, le temps de transmission pour les messages, la durée d’une grossesse ou celle d’un rhume, et nous ne nous sommes pas interdit de prendre en compte dans cette analyse des données de cette catégorie (année de promotion, nombre d’années d’expériences…) permettant de caractériser des durées. Néanmoins, au-delà du calendrier ou des durées quantifiées, la distance temporelle subjective ressentie par les individus nous a semblé être centrale pour appréhender les rapports entre les reconfigurations temporelles et le lien social. C’est donc principalement des productions discursives sollicitées et observées qui ont alimenté notre réflexion.

Tout d’abord, nous avons choisi le cadre de notre réflexion en nous appuyant sur deux recherches-actions s’intéressant à la construction communautaire dans le temps. La première correspondait à la construction d’un groupe de communication responsable (Dupont, 2011) permettant à des professionnels de la communication une mise à distance et un retour réflexif sur leurs pratiques. La seconde (Dupont, 2017), a mis en œuvre et théorisé la formation d’une communauté d’anciens étudiants depuis 2007, communauté impliquée dans une redéfinition du commun d’un établissement public. L’intérêt de ce choix est d’identifier les mécanismes de réactivation d’un lien social à partir d’une redéfinition participative (Paugam, 2008). En effet, ce lien était cantonné à l’origine dans une participation organique (communauté d’étudiants) alors que, réactivé, il combine une nouvelle participation organique (identité professionnelle), une participation élective (sur la base d’un choix) et une participation citoyenne (concourir à un commun).

De facto, nous avons eu à disposition les données discursives, mais aussi factuelles collectées dans le cadre de ces deux recherches concernant les intérêts et motivations à « faire commun » alors que la participation organique initiale est éloignée dans le temps. Notons cependant que le cœur de ces deux recherches était constitué par l’examen des actions engagées et que ce sont principalement une dizaine d’entretiens qui ont pu être relus à l’éclairage de notre réflexion actuelle sur la distance temporelle afin d’identifier en leur sein les considérations sur les distances temporelles perçues et le lien communautaire en construction.

Par ailleurs, nous avons également réexaminé une trentaine d’entretiens administrés dans le cadre de l’étude sur la reconnaissance d’une épaisseur spatio-temporelle (Dupont, 2015) afin de réunir les propos qui, sans une sollicitation directe, pouvaient éclairer les proximités et éloignements temporels impactant le lien social.

De nouvelles données ont été réunies pour conduire notre réflexion. Elles devaient satisfaire un double objectif : appréhender le lien ressenti et l’implication d’anciens étudiants dans la communauté en extension, mais aussi identifier les usages des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) en matière de liens sociaux de la part de ces mêmes anciens. Si les données collectées pour satisfaire le premier objectif ont pu être confrontées aux données réexploitées, cela n’a pas été le cas pour celles relatives à des reconfigurations de la distance temporelle liées à l’utilisation des TIC.

En matière de discours sollicité, sept entretiens d’environ une heure ont été administrés en novembre 2016 auprès de membres de la communauté d’anciens choisis pour avoir, à leur propre initiative, repris contact avec l’établissement après une période plus ou moins longue de suspension ou de réduction du lien. Par souci déontologique, ces entretiens sont désignés dans la suite de l’exposé par un identifiant anonyme E1 à E76. Ces entretiens ont été l’occasion de satisfaire notre double objectif en articulant deux grands thèmes ; le lien ressenti et l’implication dans la communauté d’anciens, puis, les usages des TIC en matière de liens sociaux.

En matière de productions discursives observées, deux sources principales sont mobilisées dans cette étude. Tout d’abord, en nous inspirant d’une recherche récente portant sur les éthos adoptés dans les publications sur le réseau social LinkedIn (Dupont et Perticoz, 2016), nous nous sommes intéressés aux membres d’un groupe LinkedIn7 créé début 2016 et ouvert aux seuls anciens. Nous avons en particulier considéré les demandes d’adhésion d’anciens insérés dans la vie active, avec lesquels le lien communautaire était inactif depuis leur départ. Nous avons également observé la manière dont les adhérents présentaient dans leurs profils leur appartenance communautaire par le mode d’insertion du diplôme initial dans la chronologie de leur parcours et par les éventuels énoncés complémentaires s’y référant.

Ensuite, nous avons également réuni des évocations spontanées relatives au lien communautaire et à la distance temporelle en exploitant les vidéos et les interviews réalisées à l’occasion d’interventions d’anciens lors de deux journées d’échanges organisées en 2016‑2017, soit une trentaine de présentations de 5 à 10 minutes et une douzaine d’interviews réalisées par des étudiants. Dans la suite de l’article, ce seront des initiales (L ; F ; W…) qui désigneront les auteurs des propos issus de ces productions observées.

Les reconfigurations des distances temporelles dans la société postmoderne

Avant d’explorer le concept de « bonne distance temporelle » et de le confronter aux données que nous avons pu recueillir, il nous faut établir que les distances temporelles se sont fortement transformées dans la période contemporaine. Nous ne rependrons pas ici de manière détaillée, l’analyse de Rosa qui l’amène au diagnostic de l’accélération sociale conjuguée néanmoins à une raréfaction du temps. Elle apporte moult preuves d’une contraction de l’espace, d’une compression du présent et d’une saturation de l’être par l’augmentation des contacts sociaux. Cette saturation générée en partie par les moyens de communication modernes se traduit par l’impossibilité de se sentir émotionnellement lié à la plupart des personnes rencontrées (Rosa, 2012, p. 60).

Pour notre part, nous insisterons sur quatre phénomènes sociaux qui impactent les distances temporelles.

Le premier correspond à l’émergence de nouvelles temporalités de la vie humaine, associées à des transformations à la fois sociales et biologiques. Dans la seconde partie du xxe siècle, l’espérance de vie a augmenté d’une quinzaine d’années et de nouveaux temps de vie sont apparus : l’adolescence, le cycle des études, la période de vie sans enfant, la retraite active… Il en résulte la transformation de distances temporelles favorisant certaines formes de liens sociaux – par exemple, les liens professionnels pour les jeunes femmes entre 22 ans et 30 ans – ou, au contraire, en oblitérant d’autres – par exemple, les liens familiaux de travail compte tenu des nouvelles distances temporelles entre générations8.

Le second phénomène social correspond à l’apparition d’outils et de technologies réduisant la perception d’une distance temporelle avec le passé. Dans la continuité de l’apparition du cinéma au début du xxe siècle, l’enregistrement vidéo et audio d’évènements et d’actions génère des traces beaucoup plus précises et mieux conservables. Grâce à des dispositifs multimédias, on peut simuler virtuellement la visite d’un site archéologique reconstruit, mais aussi enregistrer puis archiver les évènements privés du quotidien. La qualité de ces enregistrements concourt à réduire la distance temporelle perçue, si des signes culturels (vêtements, style et référents des énoncés) ne rétablissent pas de la distance. Il suffit pour s’en convaincre de surfer sur YouTube en essayant d’estimer la période d’enregistrement de certains morceaux de musiques inconnus et de constater les erreurs commises. Certes, on peut à la suite de Barthes (1964) relever un « ancrage » de l’image par le texte qui en dirige les signifiés et donc en contrôle la liberté interprétative. Mais connaître l’éloignement n’exclut pas de ressentir une proximité temporelle. D’autres outils liés au web favorisent la réintroduction du passé dans le présent. Mentionnons, sans exhaustivité, l’archivage de la messagerie qui rafraichit la mémoire des interactions et des rencontres, et les moteurs de recherche qui procurent un instrument de reprise de contact à partir de sites dédiés (Copains d’avant, Trombi.com).

Un troisième phénomène social est représentatif d’une reconfiguration des distances spatio-temporelles. Il s’agit de la survalorisation du présent par la communication démultipliée. Que ce soit à partir du téléphone portable que l’on a en permanence sur soi ou du réseau social de type Facebook, où les « amis » peuvent visualiser le temps écoulé depuis la dernière connexion, une présence constante (Licoppe, 2009) ou présence connectée s’impose comme nouvelle modalité de la communication personnelle. Malgré des échanges courts, la prolifération des contacts paraît garantir le lien amical ou la coordination professionnelle. Néanmoins, de nouvelles formes de tension peuvent surgir eu égard au délai de réponse et à l’injonction de présence qui l’un comme l’autre peuvent apparaître insupportables. À titre d’exemple, E4 indique que lorsqu’elle ne répond pas rapidement à sa mère sur Facebook, cela « crée des attentes, et des inquiétudes, qui sont assez agaçantes ». En fait, les nouvelles possibilités de synchronisation de la présence à distance paraissent aussi susceptibles de renforcer certains liens. Au cours des entretiens administrés, E2 a décrit son usage de Twitter qui lui permet de partager en direct impressions et commentaires avec d’autres passionnés lors de matchs de basket suivis la nuit ; E4 a, pour sa part, évoqué les différentes conversations Facebook qu’elle organise avec plusieurs groupes à géométrie variable, pour vivre des rencontres numériques ou préparer collectivement de futurs loisirs. Néanmoins, si la synchronisation est privilégiée, la diversification de l’offre technologique proposant des outils de communication porteurs de temporalités diverses peut aussi concourir à une modulation des usages, respectueuse de l’autre en lui reconnaissant un autre présent que le sien. En fonction de la nature du message, du type de lien et de la situation, le mille-feuille technologique (Kalika et al., 2007) de la communication autorise des délais de réponse modulés, le SMS et l’email étant par exemple, moins intrusifs que le téléphone. Dans un autre registre, Paquelin (2011) a mis en exergue les bénéfices des combinaisons de dispositifs technologiques numérisés offrant des temporalités différentes et complémentaires aux situations d’apprentissage à distance.

Enfin, le quatrième phénomène social que nous retenons a trait au développement de la communication médiatisée (Voirol, 2005). On peut considérer avec Berger et Luckmann (1986) que le propre de l’espèce humaine, c’est d’instaurer de la distance temporelle, de sortir du « ici et maintenant ». C’est le langage qui permet de rendre présent ce qui peut se situer dans le passé ou dans l’avenir. Ce que constate Voirol, c’est que de plus en plus le « ici et maintenant » est dépassé via les médias et d’une manière moindre via l’expérience personnelle. La distance spatiale s’aplatit ; on se sent relié d’une manière univoque, à des inconnus par l’information et à des personnages imaginaires par la fiction. De nouveaux types de liens sociaux peuvent émerger, comme ceux qui relient une chaîne de télévision ou un produit culturel à son public, et les membres de ce public entre eux. Pour ne prendre que l’exemple d’une évolution récente, les séries exercent un pouvoir croissant sur la réalité du téléspectateur (Esquenazi, 2013) en établissant une connexion avec un univers spatialement et temporellement déconnecté, qui se caractérise néanmoins par un flou spatio-temporel. Comme l’indique Voirol (p. 97), « le sens de soi est alors moins contraint par l’univers d’expériences immédiat et davantage nourri par de multiples formes symboliques médiatisées ». En matière spatio-temporelle, l’immersion dans ces ressources médiatiques, tend à annihiler l’épaisseur temporelle de l’individu, puisque sa réflexion prend source dans l’incertitude du lieu (ailleurs, mais ça pourrait être ici) et du temps (passé, présent ou futur).

La notion de « bonne distance » en matière temporelle

Disons d’emblée, que la recherche d’une « bonne distance » est toujours contingente à un objectif : trouver la bonne distance physique pour parler à l’autre (Hall, 1978), la bonne distance géographique pour établir son domicile vis-à-vis de celui de ses parents, ou la bonne distance expressive pour installer une relation de soignant à patient, ou d’enseignant à étudiant. Il s’agit donc ici d’évaluer une bonne distance temporelle favorable au lien social, c’est-à-dire à son développement, son entretien ou sa réactivation.

Quelle que soit la nature de la bonne distance pour les interactions humaines, elle nous semble devoir toujours s’inscrire entre deux limites. C’est ce qu’exprime Depenne (2014) lorsqu’il explique qu’en matière de travail social, la bonne distance, c’est la proximité qui s’oppose radicalement et conjointement à la distance et à la fusion. En matière de distance temporelle, la fusion correspond à un alignement permanent des temporalités intersubjectives qui conduit à la disparition du sujet. Cela peut se constater, aussi bien dans un couple fusionnel perçu à travers le fait « d’être tout le temps ensemble », qu’à l’échelle d’un collectif ou d’un peuple qui fusionne dans un grand sujet glorieux sans mise à distance temporelle de l’action et de l’émotion par la critique. La vie individuelle et collective s’inscrit alors dans un présentisme permanent qui oblitère toute opportunité de réflexivité où peuvent être évalués les liens et les actions récentes, ainsi que leurs implications pour l’avenir.

L’oubli, quant à lui, correspond à la distance temporelle maximale où le lien disparaît de manière définitive, sans possibilité d’être réactivé.

Sans prétendre dégager des invariants absolus, eu égard à la multiplicité des situations humaines et des contextes culturels, nous allons proposer quelques schèmes permettant de construire une « bonne distance temporelle ». Mais avant cela, les obstacles auxquels cette construction peut se heurter, doivent être précisés.

Les obstacles à la bonne distance temporelle

Dans le cadre de cette réflexion, nous n’évoquerons que deux types d’obstacles. Le premier type correspond en partie au phénomène social de survalorisation du présent que nous avons évoqué dans le paragraphe précédent. Il s’agit des contraintes et des injonctions d’immédiateté et d’urgence auxquelles se confrontent les tentatives de mise à distance temporelle. Comme l’a expliqué Jauréguiberry (2005, p. 88) « le culte du potentiel, la montée de l’urgence, la pression de l’immédiat et la multiplication des informations plongent l’individu dans une situation d’injonctions répétées à réagir de plus en plus vite » dans la vie privée comme dans la vie professionnelle. Certes, certains jeunes adultes à l’image d’E3, expliquent ne pas répondre « immédiatement à des messages que ce soit sur le portable ou sur Internet » et même attendre parfois plusieurs jours avant de répondre, en évoquant un droit à la déconnexion vis-à-vis de technologies qui les rendent joignables tout le temps. Mais d’autres, adolescents, vivent une période marquée par la réalisation immédiate de leur désir et se voient piégés par la technologie moderne (le portable, les chats) qui (Lauru, 2009) « leur offre l’impression que le tout, tout de suite est accessible ». De plus, l’injonction technologique d’immédiateté, se double d’une instrumentalisation au quotidien de l’urgence (Carayol, 2005). D’une manière générale, dans les situations d’urgence, il y a abolition de la distance temporelle entre réflexion et action. Nous avons montré (Dupont et Lachaud, 1998) que la prise en compte de l’urgence, limitée à des situations particulières de crise, impulse la plupart du temps, un travail de conception antérieur et décalé dans le temps qui correspond à un temps d’apprentissage où se renforce le lien social de participation organique. Mais ce que montrent les travaux de Carayol, c’est qu’au sein des organisations et du travail, l’urgence devient une norme naturalisée et individuelle, interdisant les mises en débat critiques et disloquant le lien social. Que ce soit à l’occasion de la recherche-action sur la communication responsable (Dupont, 2011) ou au cours des entretiens conduits plus récemment, la difficulté et la nécessité de la prise de distance vis-à-vis des urgences a été régulièrement verbalisée : aux formules métaphoriques expliquant « être la tête dans le guidon » et aspirant à « sortir la tête du guidon » fait écho l’envie  « d’aller moins vite » et « de prendre le temps pour réfléchir » tout en constatant « ne pas avoir les moyens de le faire9 ».

Le second obstacle à l’adoption d’une « bonne distance temporelle » correspond à l’oubli, non pas en tant que résultat, mais en tant que processus. Certes, comme nous l’ont verbalisé plusieurs enquêtés, les TIC facilitent le maintien des liens à travers le temps. Les 7 enquêtés ont expliqué comment ils se servent des outils de communication synchrones (Messenger, Skype, WhatsApp) dans un usage phatique d’entretien de la relation. Ils ont également tous rapporté l’expérience d’avoir réactivé un lien passé, après plusieurs années en bénéficiant en particulier des ressources du web ou du portable. Cependant, même si la reprise de contact est facilitée par le web, comme l’exprime E2, « derrière la reprise de contact, il y a quand même des années du coup qui se sont écoulées ». Après un certain temps, et un instant de reconnexion euphorisant, il s’avère que le lien s’est distendu et vidé de son sens. Le processus d’oubli est marqué par la complexité. Différents facteurs agissant en sens contraire, peuvent l’infléchir. Par exemple, l’intensité des moments vécus et les préoccupations du présent (Halbwachs, 1994, p. 141) ralentissent le processus d’oubli et réactivent les souvenirs. C’est ce que nous avons pu observer, dans les propos tenus aussi bien lors des conférences annuelles s’insérant dans la construction d’une communauté d’anciens (Dupont, 2016), qu’au cours des entretiens ad hoc, conduits pour cette étude. Quasiment tous les locuteurs ont mentionné un sentiment de proximité temporelle avec le vécu de travaux collectifs qui, tout au long de la formation, se poursuivaient pendant de longues soirées. Mais l’augmentation du nombre d’épisodes d’action ou d’expérience vécues par unité de temps, (Rosa, 2012, p. 25) peut pour sa part concourir à accélérer le processus d’oubli10. Enfin l’oubli peut être tactique, lorsque le présent ne privilégie pas la mise en connexion de son passé. Citons l’exemple des profils LinkedIn (Dupont et Perticoz, 2016) de trois anciennes étudiantes d’IUT, ayant réussi une intégration professionnelle remarquable après un cursus d’études long et « oubliant » dans leur profil, leur formation initiale, tout en montrant leur attachement à celle-ci par une présence à leur frais à des manifestations qu’elle organise11.

Les schèmes de la bonne distance temporelle

Nous allons nous intéresser à ces différents schèmes, en les appliquant à l’exemple de la construction communautaire.

Le premier lie une bonne distance temporelle à une communication de proximité en assoyant celle-ci sur un vécu commun. Si l’on considère qu’existe une communication de proximité temporelle bénéfique au lien social, il faut examiner ce qui la constitue. L’appartenance générationnelle et le vécu commun nous ont semblé des facteurs importants de cette communication de proximité. Mannheim (1990) explique que la génération n’a besoin, ni de volonté commune, ni de l’interconnaissance de ses membres. De fait, le critère d’identification à une génération sociale réside dans les expériences historiques communes qui induisent une vision partagée du monde. Ces expériences se reflètent aussi à travers un sociolecte différent qui peut être source de malentendus et d’assignation à une génération passée ou éloignée. Il est vrai qu’au sein de la communauté, les anciens nés dans les années 198012 se perçoivent d’une culture différente de celle des digital natives constituant les promotions des cinq dernières années. Néanmoins, le vécu commun prend le pas sur la génération. Ainsi, les sept enquêtés le manifestent, mais c’est E5 qui l’exprime de la manière la plus exhaustive :

Qu’ils soient de ma promo ou d’autres promos, il y a un côté, on est proches parce que l’on a vécu les mêmes choses, quoi. […] Donc, c’est aussi, ce que je retrouve avec les étudiants de cette année, qui ont quand même, combien ? 15 ans d’écart avec mon année ! Mais je me sens proche d’eux, aussi par ce côté-là ; ils vivent la même chose que ce qu’on vivait à l’époque.

Ce vécu commun correspond à des référents communs : les mêmes bâtiments, les mêmes enseignants, les mêmes matières, les mêmes lieux de stage… On peut bien sûr s’interroger sur la disparition ou la modification de ces référents au fil du temps. Néanmoins, l’observation des échanges lors de réunions nous conduit à penser, qu’au-delà des référents instanciés, c’est à partir des situations types vécues que peut se construire une proximité temporelle. On peut en déduire que la bonne distance temporelle nécessite avant tout un vécu commun. La mobilisation de celui-ci et la production de nouveaux moments partagés animent donc la construction communautaire entreprise.

Le second schème est celui de la pluralité des « bonnes distances temporelles » pour un même lien. En effet, il n’existe pas une seule bonne distance temporelle pour la régénérescence ou le développement d’un lien social, mais des bonnes distances temporelles intervenant dans des périodes différentes. Dans les contextes sociaux de reconfiguration des temporalités décrits dans les paragraphes précédents, ces bonnes distances temporelles sont celles qui coïncident avec une phase de mise à distance permise par la récupération d’un temps personnel. Celle-ci se traduit alors par un renouvellement de sens à travers une mise en récit réflexive et aussi par une rencontre du présent et du passé qui réactive la mémoire.

La reconquête du temps pour soi décrite par Chesneaux (1996, p.63) peut être identifiée dans des pratiques en fort développement au cours de la dernière décennie : bilan de compétences, méditation, retraite, cure psychanalytique… Cette quête du temps pour soi apparaît dans les entretiens conduits ; par exemple, E7 explique son choix d’un travail à temps partiel qui « laisse du temps à côté pour différentes choses ». Mais ce temps pour soi, c’est aussi l’occasion d’une réflexivité sur son parcours qui permet de le mettre en récit (Ricœur, 1990) et d’en renouveler le sens (Gadamer, 1996). En narrant les moments clefs ayant conduit à une reprise de contact avec l’IUT, deux enquêtés ont expliqué avoir reconstruit le sens de leur parcours en identifiant cette phase de leur vie comme ayant été le « socle » (E2), ou le « point de départ […] qui a déterminé finalement tout le reste de mon évolution professionnelle » (E5)13. C’est donc bien là, la rencontre d’un passé et d’un présent. Mais allons plus loin avec Halbwachs (1994, p. 142), qui soutient que les évènements anciens qui ré-émergent à notre conscience, sont ceux qui « correspondent à nos préoccupations actuelles ». Parmi les motivations identifiées, on constate de manière récurrente que les anciens étudiants, devenus professionnels, ont des désirs de solidarité, inassouvis par la réalité professionnelle de compétition qu’ils vivent. Cette réalité présente réactive les souvenirs de solidarité vécue au cours de leurs études. La reconnexion temporelle avec cette période se traduit alors par la volonté de rencontre avec d’autres anciens vivant les mêmes situations professionnelles, et par la disponibilité pour retransmettre de manière désintéressée aux nouvelles promotions, ce dont ils ont le sentiment d’avoir bénéficié. Nous avons pu identifier différentes périodes manifestant une « bonne distance temporelle » pour cette réactivation du lien : après la fin des études et la phase initiale d’insertion professionnelle (E3), après une première partie de carrière (10 à 15 ans) et une redéfinition du projet professionnel (E2, E5), après la création de sa propre activité14. La prise de recul face au présent professionnel, c’est aussi mettre de la distance spatiale : venir à l’IUT, c’est retrouver un ailleurs avec d’autres règles, qui éloigne provisoirement de l’environnement professionnel.

Enfin dernier schème que nous présenterons ici, c’est celui que nous qualifions de « bonne distance temporelle émotionnelle ». Elle se situe entre l’injonction d’immédiateté et le mépris de l’invisibilité délibérée (Honneth, 2006, p. 227). Dans notre propre environnement professionnel, nous avons pu souvent observer l’exacerbation des conflits par mail à travers l’enchaînement de réponses immédiates où le ton monte et les marques de politesse disparaissent, au rythme de la colère. Par ailleurs, l’absence de réponse à une interpellation par mail est vécue aussi comme une marque de mépris insupportable associée au sentiment de ne pas être digne d’une réponse. E2 relate une telle situation récemment vécue et décrit bien sa recherche de la bonne distance temporelle émotionnelle. Animant un réseau de professionnels, elle est prise à partie par l’un d’entre eux, suite à un conflit par mail l’opposant à un autre. Elle lui explique alors qu’elle « a besoin de temps » avant de lui répondre. Elle définit ce temps comme un « temps de latence » lui permettant de « s’approprier un peu ce qui s’est passé et de l’analyser ».

Une bonne distance conditionnée par la reconnaissance de l’épaisseur spatio-temporelle

Reconnaître l’épaisseur spatio-temporelle des individus c’est leur permettre de trouver et de vivre les bonnes distances temporelles qui favorisent le développement des liens sociaux.

En premier lieu, cette reconnaissance de 4e degré prend toute son importance, car elle conduit à considérer qu’il peut y avoir de « bonnes distances temporelles » pour les investissements et réinvestissements dans des liens sociaux. Au sein de la communauté en construction, c’est par l’octroi d’un droit à la suspension du lien sans que cela entraîne une quelconque rupture que sont reconnues les identités diverses de chacun et donc leur épaisseur spatio-temporelle. Partant du constat que « l’on ne peut pas tout faire en même temps » (E7), il s’agit de respecter les identités plurielles des membres, la variabilité des rythmes temporels liée à cette pluralité, et donc les mises en retrait temporelles qui ne sont pas des départs définitifs. Avoir un enfant pour une femme, être dans une période de reconversion professionnelle (E7), être au chômage, vivre une période de reconstruction sentimentale ou familiale etc., sont des épisodes de vie qui depuis une dizaine d’années ont pu entraîner des pauses dans l’implication communautaire, sans pour autant provoquer une rupture du lien. C’est ce que confirment plusieurs exemples récents de réimplications importantes suite à un regain de disponibilité15. Les enquêtés 4 et 5 évoquent également « les périodes très chargées au niveau professionnel » et plus spécifiquement « celles d’arrivée dans un nouveau travail » qui empêchent un supplément d’engagement pourtant souhaité et celles plus favorables où sont appréciées la « porte restée ouverte » et la « chaleur du lien » (E2).

En second lieu, nous avons soutenu (Dupont, 2015, p. 179) que la reconnaissance de l’épaisseur spatio-temporelle permet d’accéder à une « espérance de soi » et à un « accomplissement de soi ». Ce faisant, nous rejoignons Ricœur (1990) lorsqu’il énonce que « si ma vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrais jamais souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. » Reconnaître l’épaisseur spatio-temporelle de l’individu, c’est donc favoriser cette mise en récit, en lui procurant des occasions et en respectant les moments où elle est souhaitée. Les conférences professionnelles et les journées d’échanges sur les trajectoires professionnelles s’avèrent des espaces discursifs appropriés pour ces mises en récit qu’apprécient les membres de la communauté.

En troisième lieu, la « bonne distance temporelle émotionnelle » est un principe mis en œuvre au sein de la communauté de la communication responsable (Dupont, 2011) et des équipes pédagogiques constituées d’anciens. Des réunions régulières de production collective organisées dans des espaces conviviaux, laissent l’usage des mails confiné à des comptes-rendus ou des confirmations, et annihilent la logique de l’urgence et de l’immédiateté en vigueur dans les espaces professionnels habituels où la communication réduite aux mails, malgré la proximité spatiale, est régulièrement source de malentendus et de conflits (E4, E6).

Enfin, en dernier lieu, la reconnaissance spatio-temporelle de l’individu correspond à la reconnaissance du temps long qui peut lui permettre de passer du « Je » au « Nous tous16 » (Hansotte, 2008). Nous soutenons que le « Nous tous » est présent dans les demandes de reconnaissance de l’épaisseur spatio-temporelle des individus. Lorsqu’une jeune professionnelle partie depuis un an d’un premier emploi et ayant changé de secteur, explique qu’elle est déçue par la non-mise en œuvre d’un système performant qu’elle avait réalisé17, elle manifeste le ressenti d’un déni de reconnaissance dans sa contribution au « Nous » voir au « Nous tous ». Si on ne l’avait qu’implicitement exprimée, la bonne distance temporelle, c’est celle qui permet le passage du « Je » au « Nous tous » en connectant des vécus dissociés dans le temps et réunis dans le commun. Ainsi, alors que nos différents enquêtés expriment le souci de rendre à d’autres ce qu’ils ont reçu, E1 rajoute que « les étudiants, c’est des gens avec qui on va travailler demain en fait ».

Conclusion

Il nous faut admettre en conclusion que la complexité des reconfigurations temporelles de la distance n’a été que partiellement prise en compte dans cet article. En effet, les distances temporelles ne sont pas seulement reconfigurées par des transformations sociales exogènes à l’individu, telles que décrites précédemment. Il existe également des processus endogènes que nous n’avons pas pleinement traités.

En particulier, ce qui complexifie l’étude de la distance temporelle, c’est qu’elle se reconfigure aussi tout au long de l’existence de chacun. Prenons l’exemple d’un échange entre un adulte de plus de cinquante ans et une jeune femme d’une vingtaine d’années, fille d’un de ses amis. L’adulte se souvient avoir rencontré la jeune femme pendant deux soirées à une semaine d’intervalle quatre ans auparavant, ce qui lui paraît très proche, celle-ci s’excuse de ne pas s’en rappeler, car pour elle, « c’était il y a longtemps ». Cet exemple illustre que la perception de la distance temporelle, même à partir d’un vécu commun, est très variable compte tenu de l’interprétation subjective de chaque individu, elle-même contingente à un moment précis de sa vie résultant de ses propres trajectoires, c’est-à-dire de son « Je ». Elle est aussi fonction de son âge biologique et du rapport entre cet âge et la distance considérée. Elle est également liée à la saillance du moment partagé au sein de son existence en fonction des émotions qui lui ont été associées. Des émotions négatives, pour lesquelles les leçons de l’expérience et l’oubli sont les deux aspirations contradictoires entre lesquelles l’individu essaie de trouver son équilibre. La « bonne distance temporelle émotionnelle » est sans doute celle où cet équilibre se produit. Des émotions positives, liées à des moments de plénitude et de plaisir avec lesquels il se reconnecte. Mais, même associée à des émotions positives, la distance temporelle perçue par le « Je » peut être à l’origine d’une angoisse abyssale ; elle peut déboucher sur la nostalgie d’un paradis perdu source de mélancolie voire de dépression où le passé se ressasse dans un temps à la fois inaccessible et omniprésent d’où disparaît le futur ; elle peut aussi donner lieu à l’immersion dans un présentisme constant de l’action qui correspond au piège décrit par Rosa (2012) et à l’usage effréné des technologies de communication instantanées parfois sur le mode de l’extimité (Tisseron, 2001) dont il n’est pas établi qu’il renforce les liens sociaux.

Nous nous proposons donc de poursuivre à l’avenir l’exploration des situations de communication où la mise en récit de son vécu par le « Je », est conçue comme la base d’un échange permettant de faire émerger à la fois une totalité restituant son épaisseur temporelle, et des leçons d’expériences à son propre usage et à destination des autres. Le partage de ces récits sert de base à la constitution d’un « Nous tous ». Deux orientations sont donc envisagées pour prolonger cette réflexion. La première est dans l’exploration systématisée des récits de vie et de trajectoires, produits par les anciens lors des journées d’échanges ou lors de conférences. Cela passe bien sûr par le stockage systématique et l’archivage de vidéos. Les marqueurs spatiaux, temporels, émotionnels, mais, aussi les individus linguistiques (Benveniste, 1974, p. 82), les formes grammaticales ainsi que les mises en intrigue seront particulièrement étudiées. La dimension diachronique de ce corpus permettra aussi de repérer d’éventuelles inflexions. La seconde orientation est induite par l’apport du concept de distance à celui d’épaisseur spatio-temporelle. Elle correspondra à une nouvelle recherche-action ciblant les anciens installés dans des pays étrangers. Dans leurs cas, les distances géographiques et culturelles se conjuguent à la distance temporelle. Pourtant certains échanges via LinkedIn et certains liens microcommunautaires (entre par exemple les anciens installés au Canada) nous laissent à penser que la reprise du dialogue avec leur passé, en réduisant les distances pour que soit reconnue leur épaisseur spatio-temporelle, ne leur est pas indifférente. Ce sera l’occasion d’interroger la dimension spatiale de l’épaisseur spatio-temporelle lorsque les identités qui la composent paraissent engendrer des éloignements irréductibles qu’ils soient géographiques, culturels et familiaux. Un éclairage plus approfondi sera aussi porté sur les synchronisations possibles des bonnes distances spatio-temporelles et sur la prise en compte géométrique d’un « Nous tous » pour enrichir la schématisation initiale d’une épaisseur à deux axes.

1 Temps, temporalités et information-communication XXe colloque de la SFSIC, Metz 8-10 juin 2016.

2 L’épaisseur temporelle de l’individu peut se définir comme la prise en compte dans le présent de son existence, à la fois de ce présent, mais aussi

3 Nous utilisons cette expression pour insister sur la construction identitaire, très forte en France, autour de la profession qui, par exemple, se

4 L’introduction d’un schème de la distance enrichit la portée conceptuelle de cette épaisseur spatio-temporelle. Il permet de réaliser qu’il y a des

5 Ayant jusqu’à 12 ans d’expérience.

6 Durée écoulée au moment de l’entretien depuis leur départ de l’établissement : E1/8 ans ; E2/12 ans ; E3/3 ans ; E4/11 ans ; E5/14 ans ; E6/16 ans 

7 Le groupe comporte 180 membres au 01-05-2017.

8 Avoir des parents retraités devient une situation de plus en plus fréquente pour le jeune adulte.

9 E1 : « On travaille beaucoup dans l’urgence, […] autour de moi en tous cas, les gens ont envie d’aller moins vite, de prendre le temps pour

10 E2 explique : « Moi j’avais fait une école de commerce par la suite, rencontré plein de gens, changé plusieurs fois d’entreprises, partie en

11 Interrogée sur cet oubli lors de sa venue à une journée d’anciens, l’une d’entre elle (C.), responsable de la stratégie web d’une grande

12 Qui interviennent dans les manifestations d’échanges organisées et dans les enseignements.

13 D’autres données récoltées dans les vidéos des deux journées d’anciens organisées en 2016-2017 confirment cette réflexivité permise par la

14 C’est le cas de cinq anciens devenus intervenants professionnels dans l’établissement à cette occasion.

15 Mentionnons juste l’exemple caractéristique d’une ancienne ayant profité d’un préavis non effectué entre deux postes pour construire et dispenser

16 Le « Nous tous » est à la fois, « une universalisation, un arrachement aux particularismes et en même temps un retour de l’universel vers un

17 « Oui, je suis déçu qu’ils aient supprimé tout ça en fait ! Parce que j’y ai vraiment passé du temps. »

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Notes

1 Temps, temporalités et information-communication XXe colloque de la SFSIC, Metz 8-10 juin 2016.

2 L’épaisseur temporelle de l’individu peut se définir comme la prise en compte dans le présent de son existence, à la fois de ce présent, mais aussi de son passé et de son futur. Dans cette articulation entre « moments » du temps (Domenget et al., 2015, p. 19), l’épaisseur est une manière d’appréhender le présent comme un dialogue entre le « champ d’expériences (passé) et l’horizon d’attente (avenir) ». On peut aussi associer à cette épaisseur une trajectoire (p. 18) pour insister sur la dynamique temporelle. L’épaisseur spatio-temporelle complète l’épaisseur temporelle en rajoutant la prise en compte dans l’instant présent des diverses identités de l’individu, ce qui détermine un second axe en fonction de leur étendue (Dupont, 2015, p. 177). Là encore un dialogue s’opère en permanence entre ces différentes identités. En effet, différentes trajectoires se conjuguent chez un individu : la trajectoire professionnelle, la trajectoire familiale, la trajectoire amoureuse, la trajectoire de connaissance du monde, la trajectoire culturelle… La dimension spatiale de l’épaisseur consiste donc à prendre en compte ces différentes trajectoires, dans leur cohabitation comme dans leur confrontation.

3 Nous utilisons cette expression pour insister sur la construction identitaire, très forte en France, autour de la profession qui, par exemple, se manifeste par le mode de présentation de soi lors du premier contact avec des inconnus.

4 L’introduction d’un schème de la distance enrichit la portée conceptuelle de cette épaisseur spatio-temporelle. Il permet de réaliser qu’il y a des distances temporelles et sans doute des bonnes distances le long de chacune des différentes trajectoires. Mais il permet aussi de penser les rapprochements spatio-temporels et les synchronisations entre celles-ci ainsi que les confrontations et les dissociations qu’elles soient temporelles, spatiales ou les deux à la fois.

5 Ayant jusqu’à 12 ans d’expérience.

6 Durée écoulée au moment de l’entretien depuis leur départ de l’établissement : E1/8 ans ; E2/12 ans ; E3/3 ans ; E4/11 ans ; E5/14 ans ; E6/16 ans ; E7/15 ans.

7 Le groupe comporte 180 membres au 01-05-2017.

8 Avoir des parents retraités devient une situation de plus en plus fréquente pour le jeune adulte.

9 E1 : « On travaille beaucoup dans l’urgence, […] autour de moi en tous cas, les gens ont envie d’aller moins vite, de prendre le temps pour réfléchir aux choses, mais ils n’ont pas forcément les moyens de le faire. »

10 E2 explique : « Moi j’avais fait une école de commerce par la suite, rencontré plein de gens, changé plusieurs fois d’entreprises, partie en Irlande enfin… Donc pour moi l’IUT, c’était une page qui était tournée. »

11 Interrogée sur cet oubli lors de sa venue à une journée d’anciens, l’une d’entre elle (C.), responsable de la stratégie web d’une grande entreprise du luxe, nous a expliqué faire déjà fréquemment l’objet de remarques étonnées de la part de collègues, sur la faible qualité de ses diplômes en comparaison aux leurs, obtenus dans de grandes écoles de commerce ou d’ingénieur.

12 Qui interviennent dans les manifestations d’échanges organisées et dans les enseignements.

13 D’autres données récoltées dans les vidéos des deux journées d’anciens organisées en 2016-2017 confirment cette réflexivité permise par la distance temporelle : « Avec quelques années de recul, voilà c’est très formateur » (F.) ; « J’ai un très bon souvenir de l’IUT, mais rétrospectivement. » (L.) ; « On se rend compte au bout de 5 ans d’études que le DUT est une très bonne formation qui apporte beaucoup, et c’est quand on est en bac + 5 qu’on s’en rend compte. » (W.)

14 C’est le cas de cinq anciens devenus intervenants professionnels dans l’établissement à cette occasion.

15 Mentionnons juste l’exemple caractéristique d’une ancienne ayant profité d’un préavis non effectué entre deux postes pour construire et dispenser aux étudiants actuels, un module de pratiques professionnelles.

16 Le « Nous tous » est à la fois, « une universalisation, un arrachement aux particularismes et en même temps un retour de l’universel vers un ancrage ici et maintenant » (p. 55) « l’exigence du “Nous tous” amène chaque locuteur à devoir se situer dans un temps long : se réapproprier différents passés, celui de la collectivité et celui des autres collectivités, se projeter dans différentes visions du futur, savoir envisager […] le sort de ceux qui ne peuvent parler » (p. 57).

17 « Oui, je suis déçu qu’ils aient supprimé tout ça en fait ! Parce que j’y ai vraiment passé du temps. »

Citer cet article

Référence électronique

Olivier DUPONT, « Distance, proximité, épaisseur et accélération », K@iros [En ligne], 3 | 2019, mis en ligne le 29 mars 2019, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=202

Auteur

Olivier DUPONT

Institut Universitaire de Technologie, Faculté des Lettres et Civilisations, Université Lyon 3

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