Télévision, le bonheur est dans les réseaux sociaux

Television, Happiness Is in Social Networks

DOI : 10.52497/kairos.355

Résumé

Contrairement à l’idée répandue selon laquelle la télévision ne s’intéresserait qu’au malheur, catastrophes et faits divers, il a été observé que les chaînes mettaient en œuvre un discours sur le bonheur. Qu’il s’agisse de renforcer leur pouvoir discursif ou bien d’un discours marketing ayant pour but d’attirer les annonceurs, nombre de programmes (en combattant les injustices, ou à travers des émissions de télé-coaching) prétendent changer la vie des téléspectateurs. Avec l’arrivée des réseaux sociaux (notamment Facebook et Twitter), ce mouvement est désormais renforcé. Chaque chaîne et chaque programme (série, émission de flux, journal télévisé) possède son propre compte et s’y exprime afin de faire la promotion de l’émission et d’entrer dans une forme d’interaction avec son public. On constate cependant que ce nouveau discours de la télévision sur les réseaux sociaux n’est autre qu’un discours marketing qui ambitionne de donner une image encore plus heureuse des programmes : on diffuse des images « off » de la préparation des émissions, images dans lesquelles les animateurs semblent être très heureux d’être au travail, et on sélectionne les tweets les plus joyeux des téléspectateurs pour les diffuser à l’antenne ou pour les « retweeter ». Du côté de la fiction, bon nombre de séries proposent une forme de métadiscours qui s’appuie sur ce discours premier. On pense par exemple à la série américaine Scandal qui, grâce aux réseaux sociaux, a pu conquérir de nouveaux fans. En prenant l’exemple de la série Scandal aux États-Unis et de Plus belle la vie en France, cet article se propose d’analyser les discours émis par les chaînes sur les réseaux sociaux. Le discours est toujours positif, et les représentations du bonheur offrent une nouvelle forme de réflexivité, qui s’appuie sur un dévoilement des coulisses et un constant discours sur soi-même. Dès lors, ce texte tendra à analyser les enjeux de la télévision à l’ère du web 2.0 à travers la manière dont les chaînes mettent en œuvre de nouvelles formes discursives, qui ont pour but de renforcer l’image positive des programmes télévisuels.

Index

Mots-clés

bonheur, télévision, réseaux sociaux, télé-réalité, marketing, séries télévisées

Keywords

happiness, television, social networks, reality show, marketing, television series

Plan

Texte

Il existe désormais dans la société occidentale, largement relayée par les médias, une sorte de « devoir de bonheur ». Il faudrait toujours aller bien et se sentir mieux. Les médias audiovisuels suivent cette tendance, avec la volonté d’affirmer ou de réaffirmer leur rôle et leur pouvoir : celui d’aider ceux qui sont dans le malheur et de résoudre leurs problèmes.

Contrairement à l’idée répandue selon laquelle la télévision ne s’intéresserait qu’au malheur, catastrophes et faits divers, il a été observé que les chaînes de télévision mettaient en œuvre un discours sur le bonheur1. Il s’agit de renforcer un pouvoir discursif via un discours marketing ayant pour but d’attirer les annonceurs, et nombre de programmes (en combattant les injustices, ou à travers des émissions de télé-coaching) prétendent changer la vie des téléspectateurs.

Cette injonction à être heureux correspond désormais à une forme d’idéologie du bonheur qui vire à la tyrannie2. Il s’agit d’un impératif collectif et d’un « devoir de bonheur » largement relayé par les médias3 qui, en donnant des conseils pour accéder au bonheur, voient surtout l’opportunité de vendre de la publicité aux annonceurs.

Avec l’arrivée des réseaux sociaux (notamment Facebook et Twitter), ce mouvement est désormais renforcé. Chaque chaîne et chaque programme (série, émission de flux, journal télévisé) possède son propre compte et s’y exprime afin de faire la promotion de l’émission et d’entrer dans une forme d’interaction avec son public.

En trente ans, la conception du bonheur selon la télévision possède une constante majeure, il s’agit d’un média qui affirme son pouvoir. Cependant, les choses ont évolué : le marketing a pris une place essentielle dans le discours télévisuel, et les téléspectateurs sont au cœur du dispositif de la communication des chaînes.

Ce discours de la télévision sur les réseaux sociaux engendre de nouvelles mises en scène, et d’autres façons de s’exprimer : il s’agit d’inviter les internautes à interagir avec l’émission, et de mettre en œuvre une nouvelle forme de réflexivité télévisuelle qui consiste à mettre en scène des images toujours heureuses d’une télévision qui n’hésite pas à dévoiler ses coulisses. Mais de quoi ce bonheur télévisuel est-il le signe ?

La télévision du bonheur

En 2008, au moment de la parution de l’ouvrage Télévision, Presse people, les marchands de bonheur4, est apparu le terme de feel good TV. Sous ce terme marketing, il est question d’une télévision émergeant de la crise, et d’un genre télévisuel « qui véhicule des valeurs positives et bienveillantes [et] imprègne le petit écran à travers des émissions où l’on aide les gens à mieux vivre, mieux s’habiller, danser, cuisiner… Une nouvelle forme de télé-réalité beaucoup plus gentille qui laisse une large place au coaching, à l’entraide, et se détourne de l’esprit trash5 ».

Le bonheur à la télévision, une question de pouvoir

Les programmes qui prétendent faire le bonheur de leur public regroupent plusieurs genres télévisuels qui ont traversé l’histoire de la télévision en France. On pense par exemple, à partir de 1983, à l’émission Porte-bonheur présentée sur TF1 par Patrick Sabatier qui offrait des cadeaux à une personne « digne d’être récompensée et méritante6 ». En lui offrant un « déluge de cadeaux7 », la chaîne se positionnait déjà comme une instance de pouvoir, susceptible de faire le bonheur de son public, au moyen d’un discours réflexif constant : pour satisfaire le téléspectateur, la chaîne TF1 n’a jamais cessé de parler d’elle-même.

En l’espèce, le pouvoir mis en avant par la chaîne était de deux ordres. D’une part, il s’agissait du pouvoir de faire le bonheur du public en offrant des cadeaux, et d’autre part, ce pouvoir relevait d’une capacité à mettre en communication. Si l’on suit Jean-Pierre Esquenazi, « le pouvoir d’un média serait celui de déterminer des individus à devenir des spectateurs de ce média ; ce pouvoir serait donc celui de maintenir la communication8 ». De ce fait, la relation médiatique est une relation de pouvoir qui se définit « à partir d’une obligation de communication : le pouvoir est ici d’imposer, ou plutôt d’induire, la mise en communication9 ». Il ne s’agit donc pas du pouvoir de domination mais de relation. Et pour que cette relation existe, le média met en œuvre un discours qui doit être reçu par le téléspectateur. En ce sens, le pouvoir d’un média est d’imposer et de maintenir la communication.

La thématique du bonheur est un sujet « fourre-tout » pour la télévision10 et l’on ne compte plus les émissions qui parlent de cette question ou qui prétendent faire le bonheur en prodiguant des conseils. C’est d’ailleurs de ce côté que les programmes ont basculé au milieu des années 2000 à travers ce que l’on appelle le « télé-coaching ».

Confusion entre bonheur et plaisir

Souvent, le bonheur à la télévision est présenté sous ses aspects pratiques, notamment à travers les programmes de « télé-coaching ». Ce phénomène s’est fortement développé en France à partir de 2005, et notamment sur la chaîne M6.

Le succès de ces émissions est concomitant avec l’ascension des « coachs », profession très prisée à partir des années 2000. Ces derniers ont envahi les plateaux télé : problèmes de look mal approprié ou difficultés à rester dans le vent ? Il y a Nouveau look pour une nouvelle vie. Problèmes d’éducation des enfants ? Les parents peuvent faire appel à Super Nanny. Ceux qui ne nettoient pas leur maison peuvent la confier à C’est du propre. En cas de dépression nerveuse, il y a le psychiatre de l’émission Il faut que ça change. Problèmes de poids ? Il est possible de confier ses kilos à J’ai décidé de maigrir ou Vous êtes ce que vous mangez. Un commerce qui ne marche pas ? Il existe Panique au salon pour un salon de coiffure, Panique en discothèque pour une discothèque, Panique au restaurant pour un restaurant, etc11.

En l’espèce, chaque problème du quotidien semble pouvoir être réglé par M6. Aucun programme n’échappe à la règle narrative suivante : les « candidats au bonheur » connaissent un certain nombre de problèmes qu’ils doivent régler à l’aide d’un coach qui est toujours présenté comme un « expert » de la question. Les problèmes sont présentés devant l’expert qui fait un bilan et propose des solutions. Le « candidat » met en œuvre les conseils du coach, mais il commet quelques erreurs que l’expert corrige. Enfin, la personne (sa famille ou son entreprise) se porte mieux, trouve le bonheur et le public va parfois jusqu’à verser une larme lorsque le coach quitte le domicile du candidat12.

L’idée sous-jacente de la plupart de ces programmes consiste à montrer des candidats malheureux qui vont pouvoir accéder au bonheur grâce à la télévision. Entre le malheur d’avoir des problèmes de poids et le bonheur de pouvoir les régler, il n’y aurait pas d’alternative. Dès lors, le bonheur présenté par la télévision donne une idée fausse de cette conception et ne parle, au mieux, que de la satisfaction d’avoir pu régler un problème, ou de la joie d’avoir perdu une taille de pantalon.

Ce phénomène s’explique en grande partie parce que ces émissions ont l’avantage pour M6 d’offrir aux annonceurs de la chaîne une plage idéale pour placer des produits ciblés. Si l’on s’intéresse au cas de l’émission C’est du propre, diffusée à partir de 2005 sur M6 et qui présente deux spécialistes du nettoyage se rendant dans des maisons très sales pour faire le ménage, on constate que cette émission est encadrée par des publicités pour des produits de nettoyage ou d’entretien. En ce sens, ces émissions peuvent presque être considérées comme des publicités elles-mêmes, tant elles offrent une vitrine de communication pour les annonceurs. Elles adoptent la même logique que la publicité, montrant un problème et en offrant immédiatement la solution. Avec les programmes de télé-coaching, la télévision montre qu’elle est entièrement traversée par la logique publicitaire, par une promesse d’un bonheur qui sera vite acquis, car il se confond avec la notion de plaisir.

Les émissions de coaching portent en elle une dimension pratique qui consiste à dispenser des conseils aux participants ainsi qu’aux téléspectateurs. Il est sous-entendu que si ces conseils sont suivis, ils permettront d’accéder au bonheur. Ce dernier est pensé sous des aspects pratiques, chaque problème ayant sa solution. Au cœur du dispositif, c’est toujours le téléspectateur qui est désigné, et sa place est encore devenue plus importante avec le développement du web social.

Les réseaux sociaux au service de la feel good TV

Désormais, chaque chaîne et chaque programme (émission de flux, série, journal télévisé) possède des comptes sur les réseaux sociaux. Ces nouveaux discours de la télévision sur le web social participent d’une stratégie marketing qui ambitionne de donner une image encore plus heureuse des programmes : on diffuse des images off de la préparation des émissions, images dans lesquelles les animateurs semblent être très heureux d’être au travail, et on sélectionne les tweets les plus joyeux des téléspectateurs pour les diffuser à l’antenne ou pour les « retweeter ». C’est le cas de The Voice sur TF1 ou de La Nouvelle Édition sur Canal+. Du côté de la fiction, bon nombre de séries proposent une forme de métadiscours qui s’appuie le discours premier. On pense par exemple à la série américaine Scandal qui, grâce aux réseaux sociaux, a pu conquérir de nouveaux fans13.

Dans un premier temps, ce sont les internautes qui se sont saisis de Twitter pour commenter les programmes télévisuels. Cela s’est déroulé notamment à partir de 2009, avec des programmes tels que La Nouvelle Star sur M6. Un peu plus tard, les chaînes et sociétés de production ont compris les enjeux attenants à ces live-tweets, et elles ont considéré qu’intégrer un dispositif de web social dans leur communication pouvait avoir un impact sur la communication globale de leur programme. On a alors assisté à une forme d’institutionnalisation de Twitter dans la communication télévisuelle. Cette institutionnalisation peut se dater de 2010 mais surtout du début de l’année 2011 pour les programmes de flux, avec la communication qu’il y a eu autour de l’émission The Voice diffusée sur TF1, qui a véritablement utilisé Twitter avant, pendant, et après le programme.

Fig. 1 : Capture écran du compte Twitter de The Voice le 2 juillet 2014

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Depuis 2013 en France, The Voice propose un dispositif complet de live-tweet mais aussi de « second écran ». Ce dispositif ne se déploie donc pas seulement sur Twitter, mais aussi sur Facebook, Google+ et bien entendu, le site Internet dédié. Ce dispositif web 2.0 est contraint par la « bible » de l’émission qui a, au départ, été créée en 2010 en Hollande par Endemol. En 2014, ce programme existe dans 18 pays sur un même format.

L’émission en elle-même se déploie au-delà de la télévision, avant sa diffusion et après, au moyen d’un dispositif dédié. L’entreprise Twitter est elle-même désormais partenaire de The Voice, mettant à disposition une « capsule » permettant d’enregistrer des vidéos via l’application Vine (courts films de 6 secondes) et de proposer aux internautes des images des coulisses de l’émission14. En matière de promesse d’images « exclusives », The Voice a mis en place des V-reporters dont la mission est d’animer le site Internet du programme avec des interviews des candidats et des contenus que le téléspectateur ne voit pas à la télévision. Sur le réseau social Google+, tout au long d’une saison de l’émission, des internautes peuvent chatter en vidéo avec des candidats. Sur Facebook, une application a été développée pour pouvoir élire le « meilleur fan » Facebook qui peut cumuler des points et voir son avatar apparaître à l’antenne pendant l’émission, à condition qu’il invite ses amis à « liker » la page, qu’il partage les publications et qu’il utilise le hashtag #TheVoice.

Il faut relever par ailleurs que The Voice connaît le succès sur Twitter grâce au live-tweet, qui consiste à parler, sur Twitter, de ce qu’on est en train de regarder, en l’occurrence l’émission. Par exemple, à l’occasion de la finale de la saison de 2014, le télé-crochet de TF1 a cumulé plus de 323 000 tweets pendant la soirée, avec un pic enregistré au moment de la victoire du gagnant, avec 2 870 tweets par minute15. Pour fédérer un maximum de messages positifs, Nikos le présentateur de l’émission rappelle souvent que les internautes peuvent « interagir » sur Twitter avec le hashtag #TheVoice, et il n’hésite pas à lui-même utiliser le réseau social pendant le direct. De plus, les « meilleurs tweets » sont diffusés à l’antenne et les candidats doivent poster des selfies pendant les répétitions.

Ce sont les « meilleurs tweets » qui vont être sélectionnés pour passer à l’antenne, tout comme ce sont les « meilleurs fans » qui verront leur photo affichée sur l’écran de télévision. Dès lors, il n’est pas question d’une conversation, mais bien d’une promotion du programme via son public.

Ainsi, chaque téléspectateur est susceptible de devenir le représentant de la marque TF1 et plus précisément de l’émission The Voice. Bien entendu, les seuls messages diffusés sont des messages positifs, ils parlent de l’émotion vécue à l’écoute d’une chanson, de la sublime voix d’un candidat ou de la belle allure d’une chanteuse. Nombre de tweets sélectionnés témoignent du bonheur ressenti en regardant l’émission ou en assistant aux prestations des chanteurs. Pour être sélectionnés à l’antenne, les téléspectateurs doivent témoigner de leur plaisir : le public est invité à véhiculer une image positive du programme, à parler de ses émotions, pour être une sorte de « VRP du bonheur16 ».

Fig. 2 : Capture écran du site Média, un autre regard

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À l’inverse de La Nouvelle Star, où les candidats sont parfois âprement critiqués, The Voice est un exemple d’émission heureuse. Lorsque les candidats ne plaisent pas au jury, ils ne sont pas rabaissés, on leur explique plutôt que ce n’est pas ce que l’on recherche, malgré un vrai talent et une extraordinaire « signature vocale ». D’ailleurs, il est notable que les membres du jury soient qualifiés de « coachs » et non de « membres du jury ». Le terme de « coach » véhicule des valeurs positives en renvoyant aux notions d’aide et d’accompagnement vers la réussite bien plus qu’à l’idée de sanction. Ainsi, The Voice est une émission très symptomatique de la fameuse feel good TV, qui ne sanctionne pas, mais qui récompense des candidats et qui, grâce à son dispositif, invite le public à témoigner de son bonheur de regarder l’émission. En ce sens, le dispositif web 2.0 est entièrement au service de cette idéologie. Cette façon de tenir un discours positif est utile à l’émission pendant sa diffusion, mais aussi lorsque celle-ci n’est plus diffusée et le web 2.0 permet de garder le contact avec le public.

Fig. 3 : Capture écran du compte Facebook de The Voice le 2 juillet 2014

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Prise sur le modèle du selfie, cette image publiée sur le compte Facebook de l’émission The Voice et montrant des finalistes de l’émission est une image heureuse qui possède les atouts de cette posture énonciative :

[Le selfie est] un portrait en situation, une image connectée à envoyer dans l’instant, pour transmettre à ses contacts la vision la plus immédiate, comme s’ils pouvaient nous apercevoir en direct. C’est aussi une image dont l’authenticité est attestée par sa réalisation personnelle, qui doit être de présence visible dans le cadre17.

En l’espèce, la production se réapproprie les codes du selfie pour accroître l’authenticité de son discours sur les réseaux sociaux et pour rester dans un contact proche du direct du flux télévisuel.

Ce selfie a pour ambition d’être viral, c’est-à-dire d’être partagé sur les réseaux sociaux car, au-delà de l’aspect « coulisses » qu’il met en scène, il représente également un petit groupe d’amis très heureux. Quatre jeunes gens faisant partie de l’émission sont complices, ils rient et l’image témoigne du bonheur qu’ils ont à être ensemble. En aucun cas, les images diffusées sur les réseaux sociaux n’ont de prétention à raconter la réalité des émissions ou de la tournée. Les réseaux sociaux ambitionnent de montrer des images que l’on ne verra pas à la télévision, des images de moments toujours heureux.

Par ailleurs, diffuser ce type d’image avant un concert des participants d’une émission qui s’est arrêtée il y a plus d’un mois permet de prolonger le temps de l’émission et de garder le contact avec le public, ce qui constitue un atout important.

Ainsi, le programme n’existe plus uniquement dans les cases de programmation qui lui sont dédiées sur la chaîne, il peut s’exprimer tout au long de l’année et faire la promotion d’une tournée ou de disques, tout en se rappelant à la mémoire de son public. Dès lors, il est possible de parler d’une « télévision en expansion », dans le sens où la télévision développe son discours en d’autres lieux médiatiques que la télévision elle-même d’une part, et que d’autre part, ce discours n’est plus seulement porté par la télévision elle-même ; il l’est aussi par des téléspectateurs sur les réseaux sociaux, qui partagent, commentent, et véhiculent une image positive et heureuse de l’émission. Car en dehors de ses heures de diffusion et pendant les mois qui séparent deux saisons, l’image véhiculée par le public est forcément positive : on parle sur les réseaux sociaux de quelque chose qui nous manque, ou à quelqu’un dont on souhaiterait la présence. Par ailleurs, si les discours émis sur les réseaux sociaux ne sont pas positifs, ils ne sont pas relayés par la chaîne, et n’auront pas d’écho. Dès lors, les réseaux sociaux sont l’instrument de l’affirmation du pouvoir de la télévision, un pouvoir de rendre heureux le public, un public si heureux qu’il lui crie son manque sur Twitter ou sur Facebook.

Le web social au service d’une nouvelle forme de réflexivité

On constate ici que les réseaux sociaux permettent aux chaînes de parler d’elles et de faire parler. Le selfie des candidats posté le 2 juillet 2014 a été liké 14 000 fois sept jours plus tard, partagé 136 fois et commenté 234 fois. Dès lors, ces réseaux sont au service de la réflexivité télévisuelle.

Toute réflexion est un procédé de surcharge sémantique et un énoncé réflexif ne peut le devenir que « par la relation de dédoublement qu’il avoue avec l’un ou l’autre aspect du récit18 ». Il est par ailleurs essentiel de tenir compte de la situation énonciative et de la relation discursive car si tout texte réflexif parle de lui-même, il pose également en face de lui un énonciataire qui va recevoir ce texte. Dans le cas qui nous intéresse ici, les internautes sont des spectateurs qui acceptent, en devenant fans de l’émission The Voice sur Facebook, de recevoir un certain nombre de messages qui seront réflexifs puisqu’ils parleront de l’émission. En partageant cette image, le public de l’émission en est le promoteur, il est un instrument de la réflexivité de la chaîne.

Une émission est réflexive lorsqu’elle fait systématiquement référence à la télévision, sous l’angle qu’elle aura choisi19.

The Voice n’est pas une émission explicitement réflexive dans le sens où son principal objet de discours n’est pas la télévision, mais elle développe sur les réseaux sociaux, et comme bon nombre d’émissions aujourd’hui, un certain nombre de stratégies réflexives qui dépassent largement le petit écran. En parlant de The Voice sur Facebook, TF1 adopte une démarche réflexive tournée vers un aspect promotionnel. Il ne s’agit pas seulement de donner des rendez-vous aux internautes, mais de proposer d’autres contenus, pour obtenir de plus en plus de fans sur Facebook et donc, de téléspectateurs. La télévision dépasse désormais son propre écran.

Si l’on observe l’émission La Nouvelle Édition, diffusée sur Canal+ depuis août 2011 en quotidienne de 12h 20 à 13h 50, on constate qu’elle est devenue très offensive sur le terrain des réseaux sociaux depuis 2013. Au-delà du dispositif désormais « classique » d’un compte Twitter et d’un compte Facebook, l’émission invite régulièrement des blogueurs qui, après avoir visité les coulisses et assisté à l’émission, vont en parler sur leurs blogs et à leur communauté sur les réseaux sociaux.

Fig. 4 : Photo prise en mai 2014 par une blogueuse et diffusée sur son site et ses réseaux sociaux.

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Les blogueurs invités deviennent prescripteurs du programme et véhiculent une image extrêmement positive de l’émission. En ce sens, la chaîne se positionne comme une marque qui utilise des relais pour véhiculer une image positive. Lorsqu’un blogueur est invité, il a le droit de faire des photos des coulisses avec les animateurs, et le community manager l’invite à mettre ses images sur les réseaux sociaux sans oublier le hashtag de l’émission, #LNE. Ce dernier permet de rendre encore plus populaire l’émission sur Twitter.

Au fur et à mesure, la communauté web 2.0 s’agrandit (plus de 100 000 fans pour La Nouvelle Édition sur Facebook début juillet 2014), partage des images toujours positives de l’émission : on diffuse des extraits de l’émission, on dévoile une partie de ses coulisses en insistant sur le bonheur d’être ensemble.

Fig. 5 : Image diffusée sur le compte Facebook de La Nouvelle Édition.

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L’image ci-dessus est mise en scène pour montrer la bonne humeur qui règne au sein de la rédaction de l’émission. Debout, Pierre-Emmanuel Barré, l’humoriste de La Nouvelle Édition perturbe le journaliste politique Nicolas Domenach, qui fait mine d’être énervé. La réflexivité médiatique consiste ici pour la chaîne et la société de production à montrer sur les réseaux sociaux les coulisses de la télévision en présentant une image positive et heureuse de ses têtes d’affiche.

Il s’agit ici de la mise en scène d’un bonheur au travail, d’une bonne ambiance et d’une joie d’être ensemble qui doit mener le public à allumer sa télévision pour retrouver les personnes qu’il a vues sur le web dans la matinée. Ici, Facebook et Twitter invitent à une forme de familiarité, d’un bonheur d’être ensemble.

Sur les réseaux sociaux, grâce aux fans et aux blogueurs invités et identifiés comme des leaders d’opinion, une émission telle que La Nouvelle Édition véhicule un discours réflexif heureux, éloigné de celui d’une bande-annonce qui inviterait explicitement à regarder le programme. Ici, on va chercher l’internaute sur ses réseaux pour l’inviter à agir (« liker », partager, commenter), mais surtout à regarder l’émission. Il est possible de rejoindre ici la notion de « coopération interprétative20 » chère à Umberto Eco, car on peut considérer que commenter les programmes sur les réseaux sociaux est un acte coopératif actif et conscient. Le téléspectateur est ici coopérant, il met en œuvre ses compétences pour co-produire du sens et parler à sa communauté.

Pour autant, peut-on vraiment parler d’une interaction pendant les émissions ? Si l’institutionnalisation est désormais une chose acquise, que chaque émission possède aujourd’hui son hashtag, et que les animateurs, journalistes ou réalisateurs se doivent d’être devant Twitter pour interagir avec le public, cette interaction est encore très variable. Elle dépend beaucoup de la personnalité de l’animateur et certains s’y prêtent avec humour, comme Grégory Ascher, l’animateur de l’émission Bachelor, le gentleman célibataire en 2013 et 2014 qui a ajouté une véritable plus-value à l’émission en la commentant avec les internautes sur Twitter. Le Bachelor est préalablement enregistré et diffusé, en 2014, chaque lundi sur NT1. Cela permet à son animateur de discuter de l’émission avec le public, et de le faire avec un ton décalé et de l’humour.

En l’espèce, il n’y a aucune interaction avec l’émission elle-même, mais seulement avec son animateur, sous la forme d’échanges souvent humoristiques et de second degré. Chaque lundi de la diffusion de l’émission, Grégory Asher est devant son écran pour s’amuser de certaines situations avec les internautes. Ce qui compte ici, c’est le ton employé et le bonheur de partager ensemble un moment agréable devant la télévision. Le gain d’image est intéressant pour la chaîne, et les téléspectateurs-internautes apprécient de pouvoir échanger quelques mots avec l’animateur, cela leur permet de se sentir plus proches de celle-ci, et de ne pas quitter la chaîne pendant la publicité. L’émission le Bachelor se prête parfaitement à cela dans le sens où il est facile de se moquer des candidates et que le second degré est la forme la plus prisée sur les réseaux sociaux.

Ainsi, les réseaux sociaux sont au service d’une nouvelle réflexivité médiatique, une mise en abyme augmentée qui, même si elle est plurielle, est au service du programme. En l’espèce, la télévision parle toujours de la télévision mais elle parle aussi d’elle-même en d’autres lieux d’émergence du discours que sont ici les réseaux sociaux. Or la réflexivité médiatique n’est pas toujours promotionnelle, elle peut s’exprimer dans d’autres domaines que sont la critique, l’histoire, l’actualité ou une réflexion sur la télévision21. Pour l’heure cependant, cette mise en abyme augmentée via les réseaux n’a pas encore d’autres objectifs que de proposer un discours au service de l’institution elle-même.

Par ailleurs, il n’existe pas de réelle interactivité avec le programme. S’il y a des échanges, cela se passe sur les réseaux sociaux mais jamais sur l’écran de télévision. Lorsque des tweets apparaissent sur les écrans, c’est pour poser des questions mais celles-ci sont choisies à l’avance (c’est le cas de On n’est pas couché sur France 2), ou alors ce sont des messages sympathiques et ils sont au service du discours de la chaîne, comme avec The Voice sur TF1. Les stratégies des chaînes s’inventent encore et nous n’en sommes qu’aux balbutiements d’une télévision qui tente de trouver de nouvelles formes d’expression sur les réseaux sociaux.

Le sentiment d’appartenance à une communauté

Le discours sur Twitter est institutionnalisé, il permet de regarder autrement les programmes et participe d’une stratégie de marque. Les réseaux sociaux ont aussi une autre utilité, ils permettent de recruter du public. C’est ce qu’a fait la série télévisée américaine Scandal.

Scandal est une série télévisée américaine créée par Shonda Rhimes et diffusée depuis le 5 avril 2012 sur le réseau ABC (American Broadcasting Compagny). En France, la série a été diffusée à partir du 28 mars 2013 sur Canal+.

L’originalité de la stratégie 2.0 de la production a consisté, en août 2013, à demander à l’un des acteurs (Jeff Perry, qui joue le rôle de Cyrius), d’inviter le public à retweeter 10 000 fois l’un de ses messages, afin que l’affiche de la nouvelle saison soit mise en ligne. Les nombreux comptes attachés à la série ont relayé l’information, le message a fait le tour du web, a été retweeté plus de 10 000 fois, et l’affiche a été révélée, pour le plus grand bonheur des fans.

On ne peut pas considérer pour autant que ces fans ont un pouvoir sur la série. Ce qui est important ici, c’est un sentiment d’appartenance à une communauté, et les producteurs l’ont bien compris, adossant leur stratégie marketing au web 2.0. Ces « pratiquants » constituent une nouvelle forme d’échange social22 et permettent à la télévision de simuler une interactivité qu’elle n’a jamais eue, même si elle l’a toujours revendiquée.

Les fans de Scandal ne se considèrent pas comme étant des spectateurs comme les autres. D’ailleurs, ceux de la série ont un nom, ils s’appellent les « Gladiateurs23 », combattant dans l’arène du 2.0, armés de tablettes tactiles et de smartphones.

En été 2013 encore, la stratégie digitale a conduit la série à mener une campagne de recrutement via les réseaux sociaux. L’idée était la suivante : mettre en avant les raisons pour les internautes de recruter parmi leurs réseaux des personnes susceptibles de rejoindre l’armée des « Gladiateurs ». Très régulièrement, la production mettait en avant les raisons de rejoindre la communauté de fans24. Il suffisait ensuite, pour les « Gladiateurs », de reprendre ces arguments sur Facebook et Twitter. Grâce à cela, la communauté de la série sur Facebook a dépassé le million de fans en 2013 (pour arriver à 2 400 000 en été 2014), ce qui a sonné comme une victoire pour la série, mais aussi pour les « Gladiateurs », très fiers d’avoir relevé le défi.

Fig. 6 : Image diffusée sur les réseaux sociaux de Scandal en été 2013.

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Avec une telle stratégie digitale, la communication marketing des séries se développe de façon uniforme, peu coûteuse, rapide, maîtrisée et internationale. Les téléspectateurs deviennent des internautes impliqués, meilleurs représentants d’une marque qui ne les rémunère pas et dont ils sont des représentants volontaires.

En ce sens, les fans constituent un public engagé. Ils adhèrent à une forme de club et adoptent des manières d’être pour appartenir à la communauté25. Cela se ressent fortement lorsque l’on observe la façon dont les internautes commentent la série Plus belle la vie sur France 3. Chaque soir, les fans se retrouvent pour témoigner de leur réception de la série et ils donnent une image d’eux-mêmes, partagent une culture commune experte, reposant sur des savoirs très précis sur la série. Au quotidien sur Twitter, ces téléspectateurs témoignent d’une forme de culture distinctive qui les consolide autour d’un « voir ensemble ». Cette activité créative est utile au programme puisque chaque soir, la série Plus belle la vie bénéficie d’une formidable chambre d’écho sur les réseaux sociaux.

Si le fan a toujours eu une activité créative, il trouve, avec Internet et les réseaux sociaux, un lieu idéal pour la manifestation de sa passion. En prolongeant sa lecture de la série et en en discutant sur Twitter, le fan produit du sens de manière positive pour la fiction.

Fig. 7 : Image diffusée sur le compte Twitter de Plus belle la vie.

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Le 5 juillet 2014, une fan de Plus belle la vie (#PBLV) se désole de sa non-diffusion le samedi.

Cette vision positive du programme se prolonge donc après sa diffusion. Au-delà des recrutements explicitement demandés par la production, le public engagé via Twitter26 aura plus tendance à rester sur le programme et donc à y adhérer. Non seulement parce qu’il le commente via les réseaux sociaux, mais aussi parce qu’il est l’un des artisans de son audience. Le bénéfice est double pour les sociétés de production, qui développent, comme ABC aux États-Unis27, de plus en plus d’outils permettant d’entrer dans un processus de double écran.

Au-delà de la réussite en termes de communauté sur les réseaux sociaux, la stratégie de Scandal a payé. Car si, à l’automne 2012 pour la deuxième saison, l’audience était en déclin, elle a finalement atteint des records à la fin de la deuxième saison, avec 9,12 millions de téléspectateurs pour le dernier épisode. Ce succès correspond à la mise en œuvre de cette stratégie sur les réseaux sociaux.

Ces nouvelles formes de sociabilité sont accompagnées par les sociétés de production et les chaînes, afin que le discours émis sur les réseaux puisse être le plus positif possible. Dominique Pasquier montre que la sociabilité télévisuelle se constitue dans différents lieux28, et l’on constate que, avec l’émergence des réseaux sociaux, de nouveaux lieux continuent d’apparaître. La réception est « structurée par un travail de présentation de soi et subordonnée à un jeu social de la figuration de soi : en parlant d’une série on fait apparaître quel type de personne on est et quelle position on occupe dans l’espace social29 ». Lorsqu’elle est commentée sur Twitter, la pratique téléspectatorielle engage de nouvelles formes d’interaction, en général orientées vers une vision positive et heureuse de cette pratique.

Twitter forme un lieu qui rassemble des propos autour de ce même objet que sont une émission de télévision ou une série. La communauté de publics se rassemble en une seule, si l’on considère, avec Dominique Pasquier, que le « moi » du téléspectateur se transforme en un « nous », qui constitue un « être ensemble face à la télévision30 ». Chaque communauté possède en effet ses règles, codes et mises en scène, et « chaque communauté repose aussi sur le sentiment d’appartenir à un collectif31 ». Ce sentiment d’appartenance est un générateur de discours positifs : on communique et on communie autour de ce qui nous rassemble et avec des personnes qui nous ressemblent.

« Voir ensemble », la communauté et l’engagement

Devenue en quelques années une « puissante plateforme de gestion de présence32 », Twitter a impulsé de nouvelles pratiques, comme le présentait déjà Milad Doueihi en 2008. L’intérêt de Twitter pour l’analyste est que la plateforme restreint la taille des messages (140 signes), tout en permettant de partager les échanges provenant de sources très diverses (sites, blogs et autres plateformes). L’objet est flexible, d’un usage facile une fois que les codes de son langage sont acquis, et il permet aux individus de s’exprimer sur les sujets de leur choix.

Désormais, les chaînes communiquent sur leur « audience sociale », à savoir sur le nombre de messages émis sur Twitter pendant la diffusion des émissions. Twitter est devenu un nouvel outil de mesure de popularité. À l’intérieur des émissions elles-mêmes, lorsque les commentaires émis sur Twitter sont repris dans l’émission, c’est pour faire l’éloge de ce qui est vu et entendu. Il s’agit ainsi d’intervenir dans un débat mais sans que cela n’interfère dans le programme lui-même.

Si le téléspectateur a l’occasion de commenter les émissions, une analyse des messages postés ne permet pas de dire que nous sommes entrés dans l’ère d’une télévision de l’interaction. Car si dialogue il y a, il se réalise entre les internautes et éventuellement avec un community manager qui va répondre aux usagers pendant l’émission.

Ainsi, il est possible de rapprocher ces prises de paroles de la figure de la conversation. Si, avec Dominique Boulier, on considère que la télévision est un objet de conversation33 et que, comme la météo, la télévision est un support à l’échange conversationnel dans le sens où elle fait partie du « stock de connaissances disponibles et supposées partagées34 », il est finalement assez naturel qu’un réseau social tel que Twitter soit le support de ces discussions et de ces échanges puisque chacun de ces médias est un média de flux.

Dès lors, si la possibilité de commenter les émissions sur Twitter ne bouleverse pas la télévision et ses programmes, il n’en demeure pas moins que les enjeux sont importants. Désormais, chaque programme est susceptible d’être live tweeté (talk-show, débat politique, télé-réalité), engendrant chacun différents tons, différents types de discours. Chacun réunit une communauté, et la force du live-tweet est de parvenir à contraindre à regarder « ensemble » la télévision au même moment, donc à redonner du sens à la programmation. Ainsi, plutôt que de « tuer » la télévision, les réseaux sociaux contribuent à construire l’avenir de sa programmation. Pour commenter une émission, il faut la regarder au moment de sa diffusion. Plus un programme sera live tweeté, plus il entraînera l’adhésion du public qui se retrouvera autour d’une communauté. Une émission commentée sur Twitter engendre non seulement une audience sociale, mais aussi et surtout une audience devant le poste qui, pour parler de l’émission, doit évidemment la regarder : à voir des personnes parler d’un même programme de façon positive sur les réseaux sociaux, les internautes ont tendance à zapper sur l’émission pour la regarder avec sa communauté. Par ailleurs, il ne faut pas confondre l’audience sociale (nombre de personnes commentant une émission avec le hashtag dédié) avec les commentaires repris et diffusés dans l’émission. Nous avons vu que ces derniers sont extrêmement bien choisis pour être en accord avec le discours positif de l’émission, alors que les tweets diffusés sur le réseau social peuvent être négatifs.

Sur le web 2.0 et donc sur Twitter, nous sommes dans une culture numérique qui se diffuse en continu, de façon ininterrompue. Il s’agit d’une réalité de chaque instant, invitant à lire les messages qui arrivent sans s’interrompre, mais aussi à commenter et donc à produire du sens sur Twitter. Cela nécessite donc une gestion de son temps. À de rares exceptions près, les utilisateurs ne passent pas leur journée sur Twitter, ils inventent leur façon d’utiliser la plateforme.

Ce « voir ensemble » est une forme de réception qui, si elle se différencie de la réception en famille ou entre amis, s’en rapproche aussi dans le sens où il y a discussions, partages et échanges. Ces derniers ne se produisent pas dans un même espace physique, mais ils existent pourtant bel et bien, sans quoi les chaînes ne s’y intéresseraient pas. In fine, l’intérêt des chaînes de télévision et des sociétés de production réside aussi dans le fait que nombre de journalistes sont présents sur Twitter et que des articles sur le web ou même dans la presse écrite reprennent ce qui a pu être dit sur les réseaux sociaux. L’impact pour les émissions commentées peut alors être considérable, puisqu’il va s’agir de créer le fameux buzz, qui consiste à faire parler le plus possible d’un programme.

Un bonheur marketing

Le discours est toujours positif, et les représentations du bonheur offrent une nouvelle forme de réflexivité, qui s’appuie sur un dévoilement des coulisses et un constant discours sur soi-même. À l’ère du web 2.0, ces nouvelles formes discursives sont au cœur d’enjeux marketing qui se saisissent de la question du bonheur pour renforcer l’image positive de la télévision.

L’injonction au bonheur dictée par notre société de consommation est largement relayée par la télévision qui utilise désormais les réseaux sociaux pour amplifier son discours. Si la télévision prétend faire le bonheur via des émissions de télé-coaching ou en se mettant en scène dans des émissions réflexives, elle a désormais trouvé, avec les réseaux sociaux, un lieu idéal pour témoigner d’un certain bonheur.

Ce bonheur est un discours qui met en scène les coulisses des émissions : ce sont des personnes qui travaillent en équipe et qui sont très heureuses de le faire, au point d’en diffuser des images sur les réseaux sociaux. Ce bonheur est communautaire : il doit se partager, et il consiste à demander aux internautes de témoigner et de dire à quel point ils sont heureux de regarder les programmes qu’ils aiment. Ce bonheur se récompense par un autre bonheur, celui de « passer à la télé » parfois, grâce à une image ou un « bon tweet ». Le ton employé est énergique, gai, incitatif, et le discours de la télévision, qu’il se manifeste sur le petit écran ou sur le web finit par s’apparenter à une forme de publicité : nous sommes dans le cadre d’un bonheur marketing.

Se saisissant de préoccupations éminemment contemporaines (comment atteindre le bonheur rapidement), la télévision se porte au secours des prétendus malheurs du téléspectateur pour y apporter diverses solutions rapides. En aucun cas il n’est question d’un bonheur authentique, au sens philosophique ou bouddhiste. Dans les discours produits par la télévision sur les réseaux sociaux, il n’est même pas question d’une quête personnelle, mais bien d’une communication qui se voudrait positive, et qui présenterait des moments heureux, qui mettraient en scène une forme de plaisir.

La réflexivité médiatique est désormais étendue vers des aspects de plus en plus promotionnels. Les chaînes, ainsi que les programmes fonctionnent comme des marques qui doivent inscrire une identité forte dans l’esprit du public. Il n’est jamais question d’un véritable bonheur, mais de la promesse d’un bonheur inscrit dans un cadre médiatique. Les médias confondent le plus souvent les notions de plaisir et de bonheur. Pourtant, « le plaisir n’est que l’ombre du bonheur35 », il s’épuise à mesure qu’on en jouit, il n’est qu’une expérience individuelle, de l’ordre de la sensation, plaisir d’être admiré, plaisir de discuter, plaisir de partager une expérience sur les réseaux sociaux, etc. C’est cela qui, dans le meilleur des cas, est proposé par les médias. Cette promesse de bonheur, si souvent faite par la télévision, n’est donc pas tenue. Dans l’univers médiatique, le bonheur est un prétexte à la création d’un processus communicationnel.

1  Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheur, Bruxelles, De Boeck INA, 2008.

2 Pascal Bruckner, L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000.

3 Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheurop. cit., p. 13.

4 Ibid.

5 « Feel good TV », Le Parisien, 22 février 2012 [En ligne] URL : https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/mot-22-02-2012-1871924.php.

6  Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheurop. cit., p. 20-21

7 Ibid.

8 Jean-Pierre Esquenazi, Le pouvoir d’un média : TF1 et son discours, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 1996, p. 26.

9 Ibid.

10 Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheurop. cit., p. 31.

11  Ibid., p. 52.

12 Ibid., p. 63.

13 « Télévision et web social au cœur du Scandal », Virginie Spies, Forum d’Avignon, 2 octobre 2013 :http://www.forum-avignon.org/fr/

14 « Dispositif social pour The Voice et les show live : arrivée de la capsule Vine », Le blog TV news, 1er avril 2014 : http://www.leblogtvnews.com/

15 « L’Eurovision devance la finale de The Voice en audience sociale », Toute la télé, 2 mai 2014 [En ligne] URL : http://www.toutelatele.com/

16 « The Voice en mode social TV ? Ton tweet à la TV c’était samedi pendant le direct », Média, un autre regard, 13 mai 2013.

17 André Günthert, « Le selfie, emblème de la photographie connectée », L’Atelier des icônes, 21 novembre 2013 [En ligne] URL :  http://

18  Lucien Dallenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1977.

19 Virginie Spies, La télévision dans le miroir. Théorie, histoire et analyse des émissions réflexives, Paris, L’Harmattan, 2004.

20 Umberto Eco, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1995.

21  Ibid., p. 250.

22 Brigitte Le Grignou, Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2003.

23 Sont aussi appelés « Gladiateurs » les enquêteurs qui travaillent ensemble au service de la star de la série, le personnage Olivia Pope.

24 « August is #ScandalRecruitment month », ABC, 5 août 2013 [En ligne] URL :  http://abc.go.com/shows/scandal/news/scandal-sheet/

25 Philippe Le Guern (dir.), Les cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.

26 « Twitter : The undeniable second screen that sparks brand engagement », Brafton.com, 27 mars 2013 : http://www.brafton.com/news/

27 « Scandal saison 2 : popular program proves Twitter is revolutionizing TV through live tweets », mic.com, 6 mai 2013 : https://www.mic.com/

28 Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme

29  Ibid., p. 180.

30 Ibid., p. 188.

31  Ibid., p. 188.

32 Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Paris, Seuil, 2008, p. 71.

33  Dominique Boulier, La conversation télé, rapport pour le CENT et le ministère de l’Industrie et de la Recherche, Rennes, Lares, 1987.

34 Ibid., p. 36.

35 Mathieu Ricard, Plaidoyer pour le bonheur, Paris, Pocket, 2006, p. 41.

Bibliographie

Boulier, Dominique (1987), La conversation télé, rapport pour le CENT et le ministère de l’Industrie et de la Recherche, Rennes, Lares.

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Webographie

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• « Télévision et web social au cœur du Scandal », Virginie Spies, Forum d’Avignon, 2 octobre 2013 URL : http://www.forum-avignon.org/fr/contribution-television-et-web-social-au-coeur-du-scandal-par-virginie-spies.

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• « L’Eurovision devance la finale de The Voice en audience sociale », Toute la télé, 2 mai 2014. URL : http://www.toutelatele.com/l-eurovision-devance-la-finale-de-the-voice-en-audience-sociale-59655.

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André Günthert « Le selfie, emblème de la photographie connectée », L’atelier des icônes, 21 novembre 2013. URL : http://histoirevisuelle.fr/cv/icones/2846.

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« Scandal saison 2 : popular program proves Twitter is revolutionizing TV through live tweets », mic.com, 6 mai 2013. URL : https://www.mic.com/articles/38899/scandal-season-2-popular-program-proves-twitter-is-revolutionizing-tv-through-live-tweets.

Notes

1  Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheur, Bruxelles, De Boeck INA, 2008.

2 Pascal Bruckner, L’Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000.

3 Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheurop. cit., p. 13.

4 Ibid.

5 « Feel good TV », Le Parisien, 22 février 2012 [En ligne] URL : https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/mot-22-02-2012-1871924.php.

6  Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheurop. cit., p. 20-21

7 Ibid.

8 Jean-Pierre Esquenazi, Le pouvoir d’un média : TF1 et son discours, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 1996, p. 26.

9 Ibid.

10 Virginie Spies, Télévision, presse people, les marchands de bonheurop. cit., p. 31.

11  Ibid., p. 52.

12 Ibid., p. 63.

13 « Télévision et web social au cœur du Scandal », Virginie Spies, Forum d’Avignon, 2 octobre 2013 :
http://www.forum-avignon.org/fr/contribution-television-et-web-social-au-coeur-du-scandal-par-virginie-spies.

14 « Dispositif social pour The Voice et les show live : arrivée de la capsule Vine », Le blog TV news, 1er avril 2014 : http://www.leblogtvnews.com/2014/04/dispositif-social-pour-the-voice-et-les-show-live-arrivee-de-la-capsule-vine.html

15 « L’Eurovision devance la finale de The Voice en audience sociale », Toute la télé, 2 mai 2014 [En ligne] URL : http://www.toutelatele.com/l-eurovision-devance-la-finale-de-the-voice-en-audience-sociale-59655.

16 « The Voice en mode social TV ? Ton tweet à la TV c’était samedi pendant le direct », Média, un autre regard, 13 mai 2013.

17 André Günthert, « Le selfie, emblème de la photographie connectée », L’Atelier des icônes, 21 novembre 2013 [En ligne] URL :  http://histoirevisuelle.fr/cv/icones/2846.

18  Lucien Dallenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1977.

19 Virginie Spies, La télévision dans le miroir. Théorie, histoire et analyse des émissions réflexives, Paris, L’Harmattan, 2004.

20 Umberto Eco, Lector in fabula ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1995.

21  Ibid., p. 250.

22 Brigitte Le Grignou, Du côté du public. Usages et réceptions de la télévision, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2003.

23 Sont aussi appelés « Gladiateurs » les enquêteurs qui travaillent ensemble au service de la star de la série, le personnage Olivia Pope.

24 « August is #ScandalRecruitment month », ABC, 5 août 2013 [En ligne] URL :  http://abc.go.com/shows/scandal/news/scandal-sheet/august-is-scandalrecruitment-month.

25 Philippe Le Guern (dir.), Les cultes médiatiques. Culture fan et œuvres cultes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.

26 « Twitter : The undeniable second screen that sparks brand engagement », Brafton.com, 27 mars 2013 :
 http://www.brafton.com/news/twitter-the-undeniable-second-screen-that-sparks-brand-engagement-sesny

27 « Scandal saison 2 : popular program proves Twitter is revolutionizing TV through live tweets », mic.com, 6 mai 2013 : https://www.mic.com/articles/38899/scandal-season-2-popular-program-proves-twitter-is-revolutionizing-tv-through-live-tweets.

28 Dominique Pasquier, La culture des sentiments. L’expérience télévisuelle des adolescents, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1999.

29  Ibid., p. 180.

30 Ibid., p. 188.

31  Ibid., p. 188.

32 Milad Doueihi, La grande conversion numérique, Paris, Seuil, 2008, p. 71.

33  Dominique Boulier, La conversation télé, rapport pour le CENT et le ministère de l’Industrie et de la Recherche, Rennes, Lares, 1987.

34 Ibid., p. 36.

35 Mathieu Ricard, Plaidoyer pour le bonheur, Paris, Pocket, 2006, p. 41.

Illustrations

Fig. 1 : Capture écran du compte Twitter de The Voice le 2 juillet 2014

Fig. 1 : Capture écran du compte Twitter de The Voice le 2 juillet 2014

Fig. 2 : Capture écran du site Média, un autre regard

Fig. 2 : Capture écran du site Média, un autre regard

Fig. 3 : Capture écran du compte Facebook de The Voice le 2 juillet 2014

Fig. 3 : Capture écran du compte Facebook de The Voice le 2 juillet 2014

Fig. 4 : Photo prise en mai 2014 par une blogueuse et diffusée sur son site et ses réseaux sociaux.

Fig. 4 : Photo prise en mai 2014 par une blogueuse et diffusée sur son site et ses réseaux sociaux.

Fig. 5 : Image diffusée sur le compte Facebook de La Nouvelle Édition.

Fig. 5 : Image diffusée sur le compte Facebook de La Nouvelle Édition.

Fig. 6 : Image diffusée sur les réseaux sociaux de Scandal en été 2013.

Fig. 6 : Image diffusée sur les réseaux sociaux de Scandal en été 2013.

Fig. 7 : Image diffusée sur le compte Twitter de Plus belle la vie.

Fig. 7 : Image diffusée sur le compte Twitter de Plus belle la vie.

Citer cet article

Référence électronique

Virginie SPIES, « Télévision, le bonheur est dans les réseaux sociaux », K@iros [En ligne], 1 | 2015, mis en ligne le 22 mars 2015, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/kairos/index.php?id=355

Auteur

Virginie SPIES

Maître de Conférences en sciences de l’information et de la communication (UMR 8562-EHESS-UAPV-CNRS)

Droits d'auteur

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