Nous remercions DJ pour son soutien et ses encouragements lors de l'écriture de la version préliminaire de cet article.
Introduction
Si l’atelier d’artiste existe encore aujourd’hui en tant qu’objet d’exposition, c’est uniquement sous différentes formes, comme celui d’Anselm Kiefer (1945, Allemagne) à Barjac (Gard, France), ou comme celui de Michelangelo Pistoletto (1933, Italie) à Biella (Piémont, Italie) avec sa Cittadelarte (créée en 1998 par l’artiste). Depuis que l’on reconnaît des artistes comme Robert Smithson, Daniel Buren ou John Baldessari en tant que protagonistes d’une ère « post-atelier », l’atelier d’artiste semble avoir perdu son rôle naturel et son statut mythique (Davidts et Paice, 2009). En effet, l’atelier d’artiste, de nos jours, s’étend de l’anti-musée jusqu’au musée idéal, en se faisant aussi campus, maison des illustres, ville ou exposition.
À partir d’entretiens compréhensifs ou semi-directifs, le ressenti des artistes plasticiens et des commissaires d’exposition sera mobilisé. Nous nous intéresserons ainsi aux travaux qui abordent la conceptualisation de la notion de marque, mais aussi la création mise en médiation dans la perspective des sciences de l’information et de la communication, afin de répondre à la question : « Quand et comment vous êtes-vous préoccupé(e) de la mise en exposition de votre atelier personnel (l’artiste est interrogé) ou d’un atelier d’artiste (le commissaire d’exposition est interrogé) ? » Quatre types d’institutions, emblématiques pour leur expérience de l’exposition de l’atelier d’artiste, ont été convoqués : le Centre Pompidou, le Grand-Palais Éphémère, la Fondation Arp exposée hors site et un studio privé.
L’atelier d’artiste et la marque : approches et rapprochements
De nombreuses recherches en sciences humaines et sociales, et notamment en histoire de l’art, insistent sur « l’impact théorique de l’atelier comme espace de production d’art et de sens, pour comprendre son fonctionnement dans l’économie de la conception de soi, mise en œuvre par l’artiste » (Esner, 2011). La question des lieux représente un enjeu dans la compréhension des dynamiques de transmission des savoirs.
S’intéresser à la diversité des lieux et à leur statut permet de s’interroger notamment sur le caractère stratégique […] pour comprendre comment les individus d’abord, et les communautés ensuite négocient, coopèrent, échangent, s’imitent, se concurrencent. […] [Il est important de les analyser] afin de cerner leurs apports à la création ou à la circulation des savoirs, des modèles et des idées et surtout leur impact sur le changement et le renouvellement des pratiques artistiques (Bière, Gil, Prevost-Marcilhacy, Sapienza, 2021).
Dans ce cadre, l’artiste est situé au centre de son atelier en tant que professionnel (de l’art), et il est défini par une combinaison de capacités intellectuelles, d’aptitudes manuelles et d’un certain esprit d’entreprise (Lazzarato, 1996). Son atelier est considéré non seulement comme un lieu, mais aussi comme un espace de « fabrication d’idées », où « le savoir social se transforme en art ». Ainsi, « l’atelier se présente comme le cadre privilégié pour étudier la question de la transmission et de la circulation des techniques et des styles, de leur permanence ou de leur renouvellement » (Skupien, 2021). En tant que lieu de travail, l’atelier désigne le site de production d’un savoir. Sur ce site, le lieu et la création semblent se déterminer réciproquement.
La mise en scène de l’individu ou sa recherche artistique transforment la notion d’atelier, lieu de création, en atelier-création. Exposer l’atelier au public, révoque l’atelier en tant qu’espace fermé de production d’objets autonomes (Diers et Wagner, 2010 : 45-58). Cette dynamique correspond au terme d’« extimité », « processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés » (Tisseron, 2002). Le lien d’expression et de validation mutuelle de l’intimité définit la forme d’empathie, l’« empathie extimisante » (Tisseron, 2011) où les objets portent en eux-mêmes suffisamment de traces d’une présence humaine pour susciter un sentiment d’empathie qui n’est ni fabriqué ni manipulé.
Une trace laissée sur un objet par la main de son créateur suscite toujours cette forme première d’empathie qui consiste à nous y projeter. Derrière le témoignage du geste, c’est en effet l’énergie de l’homme, son intentionnalité, et jusqu’à sa pensée qui se trouvent comme incarnées dans l’objet (Tisseron, 2017 : 112).
Dans ce sens, Daniel Buren (1970-1973) remarquait que « le lieu devient inséparable de l’œuvre qui en révèle les dimensions cachées, et le regard voit soudain autrement ». Si, l’on cherche à préserver, à étudier et à transmettre l’« esprit du lieu » lors de son exposition au musée, nous proposons alors comme hypothèse que cet esprit se manifeste au moment où l’atelier d’artiste devient une marque de création – marque qui peut être signe, service ou relation.
L’atelier vécu par les artistes
L’atelier est perçu par les artistes interrogés comme une partie intégrante de l’être, qui transparaît ensuite dans ses créations :
[L’Atelier d’artiste c’est] une place physique, un microcosme où recréer une bulle dans laquelle on peut s’exprimer complètement, où l’on peut laisser libre cours à son utopie, ses idées, sa démarche et tout le travail plastique qu’on souhaite développer. C’est un endroit où personne ne rentre, sauf quand il est mis en exposition, lors des ateliers portes ouvertes ou d’une collection à montrer pour une galerie d’art ou des clients potentiels. Sinon, c’est une place pour l’artiste, pour qu’il puisse exprimer son travail et ne pas être dérangé par le monde extérieur. C’est une bulle de protection.
La notion de bulle est une des récurrences dans les descriptions livrées par les artistes sur leur lieu de travail et ses limites. Qu’il soit physique, immatériel ou imaginaire, l’atelier apparaît comme une nécessité, un besoin, un repère :
C’est un refuge par rapport au monde extérieur, et en même temps j’aime bien me retrouver au milieu de tous mes tableaux. Donc, c’est bien mon univers. Mon atelier est juste un réceptacle […]. L’atelier est un endroit confortable pour pouvoir réfléchir, écrire et travailler.
La mise en atelier correspond à la mise en condition pour pouvoir travailler :
Je n’ai pas d’espace hors du monde dans lequel je crée, mais je vais grimper dans les arbres ou des morceaux d’arbres, et pour cela je vais dehors, je vais chercher des arbres qui m’attirent, que j’ai envie de représenter ou avec qui j’ai envie de travailler. Je grimpe dedans ; mon sujet, lui-même, devient mon atelier.
Nous voyons que l’atelier est vivant, c’est à la fois un lieu qui prépare à la création et un espace structurant qui organise et structure le travail de l’artiste :
Pour moi, […] [c’est] un espace dédié à la création, un espace qui est organisé pour le travail, qui ne bouge pas et qui n’empiète pas sur un espace de vie. […] C’est un univers qui permet vraiment d’entrer dans le flux de la création. Maintenant, il y a vraiment cette espèce de barrière concrète, physique des murs de l’atelier, qui fait que c’est un espace clos et protégé. [Tandis qu’avant] quelque part j’avais reproduit cette espèce de bulle là, en adaptant mes horaires de travail. Pour moi, l’atelier c’est vraiment un espace calme pour mettre à plat ce que j’ai dans ma tête, mais qui naît ailleurs. […] L’atelier, pour moi, est un laboratoire, [où] je me sens libre d’utiliser mes outils comme j’en ai envie, […] c’est ma manière d’apprendre par l’expérimentation, et d’ailleurs dans la création, mais aussi, je crois, dans tous les domaines de ma vie.
L’atelier d’artiste, compris comme laboratoire, rapproche les processus de la recherche artistique et de la production. Il prend ainsi la forme d’une condition de la création.
J’ai une pièce là-haut, même deux, que j’appelle mon atelier. Un atelier pour moi, c’est où il y a tes affaires, où ta femme ou ton homme ne peuvent pas intervenir avec leurs dépôts… C’est ton monde, où effectivement, s’il faut se concentrer, tu as tout à portée de main. C’est le lieu aussi où je peux me retirer, où il n’y a personne qui me dérange ou me déconcentre. L’atelier pour moi, c’est plutôt un outil [ou] une caisse à outils. J’ai mes crayons, j’ai mes tubes de peinture, que ce soit l’acrylique, l’huile ou l’aquarelle… Tout cela, c’est mon atelier. L’atelier est un lieu où je peux étaler mon œuf. Mais ce n’est pas pour pondre l’œuf. L’atelier est un supplément, ce n’est pas une raison principale de ma création.
Intégré dans la réalisation de l’œuvre, de la manière décrite plus haut, l’atelier d’artiste devient inséparable de l’œuvre elle-même et donc de sa compréhension. Ainsi, tout se passe comme si, par ce biais, la démarche artistique et les techniques employées prenaient place dans la valorisation et l’exposition de l’œuvre au public. La visite d’atelier apparaît donc comme une porte d’entrée qui devient fortement symbolique.
J’ai toujours eu un atelier, que ce soit une pièce entière, un coin de pièce, une table, un coin de table. L’atelier, c’est la fabrique d’images. C’est le lieu où je me sens le mieux, le lieu de la folie sans enfermement, de la créativité, du silence et du recueillement, de l’envolée de la main, du geste. C’est l’équivalent du gueuloir flaubertien, du cabinet du docteur Caligari, des expériences du docteur Jekyll. En fait, mon atelier d’artiste, c’est le seul endroit où je me sens bien, lieu de l’être et de l’accomplissement possibles. Où que soit cet atelier, c’est le lieu où je dois être, c’est là que cela se passe. Partout. Ailleurs. Ici. Cet espace devient l’atelier au moment où je commence à y travailler. […] : « toute œuvre est œuvre de circonstance ». Disons-le comme cela. Ou bien comme cela : « mon atelier est en moi ».
Selon le ressenti des créateurs interrogés, nous pouvons déduire que l’atelier – quelle que soit sa forme – est présent dans le processus de réalisation de l’œuvre. Il s’avère également que le rendre visible ou accessible au public, relève du choix de l’artiste.
Ça ne vaut pas la peine d’exposer son atelier, c’est anecdotique, c’est une curiosité qui n’apporte aucune valeur ajoutée à l’œuvre. Voir l’atelier reconstitué (c’est-à-dire déjà autre que ce qu’il était en réalité) de Giorgio Morandi, qui travaillait dans sa chambre, avec peu de moyens, n’apporte rien à ses tableaux, en dehors de l’anecdote visuelle. Je ne veux pas exposer mon atelier au musée, mais le résultat de mon travail. On transmet de l’anecdote, du divertissement, une fausse proximité avec l’artiste et sa production. Tous les regardeurs sont bienvenus dans mon atelier (le vrai, j’entends, pas la reconstitution de cinéma).
Les propos des artistes interrogés tendent à confirmer la nécessité de l’ouverture au public comme le moyen de la légitimation et de l’affirmation de la démarche artistique. Il est important de souligner que c’est la vie de l’artiste qui est donnée à voir, comme un élément du contexte particulier de l’œuvre, résultat final.
Chaque atelier a sa spécificité, en fonction de ce que font les créateurs. C’est une espèce d’osmose. […] Il y a ceux qui font des expériences, la création est un choix de vie en même temps. Cela n’a plus rien à voir avec les musées, avec les institutions, avec les galeries…
L’atelier d’artiste, objet d’exposition
Quel statut acquiert l’atelier quand il est exposé dans un établissement muséal ? Dans ce cadre, l’atelier peut être resitué en tant que signe de la création dans un intérieur « double » au sens de Gérard Genette (Genette, 1966 : 18). L’approche sémiotique nous enseigne le fait qu’un objet peut produire ou véhiculer du sens uniquement au sein d’un milieu spécifique. Comme l’affirme Semprini (Semprini, 2001) « la pratique artistique a […] rapidement compris la force du lien conventionnel qui lie un objet à son environnement. Depuis les ready-made de Duchamp, la décontextualisation et/ou recontextualisation des objets est devenue une forme d’expression artistique bien établie ». Selon l’auteur, tous ces objets instaurent un rapport au corps particulièrement étroit, voire intime ; tous ces objets peuvent être utilisés soit dans une logique instrumentale (pour travailler, apprendre, s’informer), soit dans une logique de loisir (pour se distraire).
L’atelier exposé devient un objet de musée, une chose muséalisée pouvant être définie comme toute espèce de réalité en général (Desvallées et Mairesse, 2011). Les auteurs soulignent que « les objets de musée sont les marqueurs reflétant les écosystèmes ou les cultures dont ils souhaitent conserver la trace. » Dès lors, on peut se demander : à quel type de médiation a-t-on affaire ? Comment se relie-t-elle au marché de l’art, à la description et la mise en valeur des œuvres ? Qu’en est-il de cet espace d’accueil, où l’artiste accueille ses mécènes, ses clients, ses amis lorsque ce lieu s’ouvre au public ? Si l’atelier est un signe et que le signe est une marque, en quoi l’artiste (et sa création) est-il un marqueur de son temps ? En quoi cette création, ou la démarche artistique cristallise-t-elle certains comportements, qui deviennent ensuite des référents ?
À un moment l’œuvre échappe à l’artiste, elle devient autre chose : des données à voir. Donnée à l’institution, elle devient un outil culturel et de communication aussi. Ce sont des univers différents1.
Regarder la marque en tant que croyance dans les valeurs de l’autre, permet de cerner sa construction de base. Celle-ci agit souterrainement comme garante des « bonnes pratiques » ou comme mythe et comme algorithme (Geslin Beyaert, 2022).
L’atelier d’artiste comme marque : entre objet, pratique et signe
La marque apparaît d’abord comme un langage de construction qui relève d’une certaine gamme d’objets. Ces objets portent un discours construit, qui vise à séduire et devient alors un support pour l’imaginaire et une réminiscence du passé : « de cet imaginaire nous vient le goût du passé, de l’héritage, du travail manuel, du temps long de l’artisan, des maisons qui durent et deviennent un bien inaliénable » (Kapferer, 2022).
Un autre écrit nous invite à observer la marque en tant qu’expérience, valeur, produit, ou entreprise en termes d’organisation (Perusset 2022). Nous assistons alors à un élargissement sémantique de la notion, qui souligne les problèmes théoriques et pratiques liés aux stratégies de marques contemporaines, selon Perusset :
Depuis le milieu des années 2000, les spécialistes en brand management se sont accommodés de stratégies de marques plus ou moins indiscutables (stratégies master brands, dual brands…). Néanmoins, un examen sémiotique de ces stratégies peut révéler des contradictions à même de les requestionner.
En corollaire de ces questions de stratégie, l’auteur développe une esquisse de définition nouvelle du concept de marque, la marque étant conçue comme un service ayant une vision souveraine propre. En tant que service, elle repose sur quatre éléments : manipulation, compétence, dépense/investissements, et performance. De cette dissociation il ressort que, pour considérer la marque en tant que service, il est nécessaire de pouvoir lui attribuer une vision propre. La notion de marque relèverait, ainsi, davantage de deux champs de la sémiotique, structural et interprétatif, et beaucoup moins du marketing.
Le mécanisme de certification ou de labellisation est une procédure privée ou concertée (public-privé) de mise en œuvre de normes souvent privées. À l’issue de cette procédure, une entreprise, voire une autorité, obtient pour son produit ou son service une reconnaissance officielle par un organisme auquel l’État, le cas échéant, peut avoir délégué la compétence de vérifier le respect des normes applicables (Flückinger, 2019).
Le processus qui conduit à cette reconnaissance peut tout à fait s’apparenter à un dispositif défini par Giorgio Agamben de la façon suivante :
[…] tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.
Plus tard, l’auteur précise :
1) Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui induit virtuellement chaque chose, qu’elle soit dissuasive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. 2) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans une relation de pouvoir. 3) Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir (Agamben, 2007 : 20).
Selon François Albera et Maria Tortajada (2011), le dispositif peut être vu comme un schème :
Le dispositif est un schème, un jeu dynamique de relations qui articule ensemble des discours et des pratiques ; un schème qui devra être élaboré à partir de cette grille, ce petit outil de travail, en apparence dérisoire, qui décrit le dispositif en trois termes devant être dans chaque cas, dans chaque recherche, entièrement redéfinis et saisis dans leurs relations réciproques : le spectateur, la machinerie, la représentation (Albera et Tortajada 2011).
La marque serait donc un outil – un dispositif – permettant de façon contingente de mettre en relation un acteur avec une représentation par une « machinerie ». Cette interaction nous ramène au concept de signe vu comme un dispositif capable de créer une perception pour une personne donnée. Ainsi, nous considérerons la marque d’abord comme un signe et il nous est pertinent alors d’observer sa nature dans le cas de l’atelier d’artiste exposé au musée.
Une grille de compréhension est nécessaire pour pouvoir observer la notion d’atelier en tant que signe. L’ouvrage de Jacques Bertin La Sémiologie graphique (1968) s’avère fondamental afin de pouvoir cerner la différence entre lieu de création-lieu de la marque et lieu de création – pratique – en particulier grâce aux règles que l’auteur formule pour décrire le système graphique. Dans sa rationalisation de l’image donnée à voir, il soulève en premier lieu la question de la cohérence :
Si, pour obtenir une réponse correcte et complète à une question donnée et toutes choses égales, une construction requiert un temps d’observation plus court qu’une autre construction, on dira qu’elle est plus efficace pour cette question. […] On appellera règles de construction les observations qui permettent d’aboutir au choix le plus efficace de variables. L’ensemble des observations qui mènent aux règles de construction forme la théorie de l’image (Bertin, 1968 : 140).
De là découlent les différentes étapes du processus de lecture possible qui comprend une identification externe et interne. Dans le cas d’identification externe, pour saisir l’atelier comme lieu de la création d’une marque, il est nécessaire de postuler : l’atelier prolonge la personnalité de l’artiste, et donne des clés de compréhension de son œuvre. Quant à l’identification interne : elle peut rendre visibles les composantes de l’atelier d’artiste comme un objet d’exposition. Par exemple, dans le cas des maisons-ateliers des personnalités illustres, nous savons que l’éligibilité des dossiers et la procédure d’attribution du label sont déterminées par trois conditions : la maison doit être ouverte au public au moins quarante jours par an (avec ou sans rendez-vous) ; elle ne doit pas poursuivre un but essentiellement commercial ; enfin, elle doit avoir été habitée par la personne illustre et en avoir conservé la mémoire2. Les facteurs essentiels à cette éligibilité sont : l’aura du personnage (national ou local) ; l’authenticité (évocations, traces, existence d’une collection) ; le propos culturel (contenu, présentation muséographique, expositions temporaires, activités culturelles sous la forme de partenariats) ; l’accompagnement à la visite, dispositifs pédagogiques, site Internet, documents écrits et plans, visites guidées, audioguides, animations, ateliers ; l’inscription dans un itinéraire touristique et/ou culturel du territoire ; la possibilité d’accueillir des visiteurs en situation de handicap (au moins un : visuel, auditif, moteur ou mental).
Selon Jacques Bertin, ces deux étapes d’observation interne et externe sont indispensables afin d’identifier des correspondances entre des éléments dissociés. Cette perception résulte toujours d’une interrogation qui, dans notre cas, concerne les questions pertinentes que l’on peut poser devant une information apportée par l’exposition de l’atelier d’artiste dans l’espace muséal. Elles concerneront d’abord les niveaux de lecture, qui impliquent en premier lieu les règles de lisibilité :
On appellera règles de lisibilité les observations qui permettent de mettre en œuvre les plus grands sensibles de la vision. Elles sont liées aux facultés de la perception humaine, et sont propres à chaque variable ainsi qu’à chaque combinaison de variables, et s’expriment par leur longueur. La perception sélective appelle les plus grands écarts (Bertin, 1968 : 67).
La lisibilité permet de procéder à l’identification des composantes et nous mène à la perception sélective qui est utilisée lorsqu’on cherche à comprendre les catégories opérantes pour la vision. Nous devons alors pouvoir isoler les éléments de celle-ci, et abstraire tous les autres signes. Dans le cas de l’atelier-marque-signe, la variable est sélective et ses catégories forment une famille – comme celle des « Maisons des illustres ». Cette perception peut nécessiter une recherche signe par signe et la variable ne sera plus sélective pour le placer dans un domaine : arts, science, architecture, musique, etc. Ceci est important, car on ne représente pas la mémoire d’un écrivain de la même manière que celle d’un plasticien. Nous pouvons dès lors supposer que l’atelier est une marque quand il s’agit d’un système de signes qui est parfaitement défini et indépendant. Il a ses moyens propres et par conséquent ses lois. Gardant à l’esprit l’énoncé de Jacques Bertin – « toute pensée ne s’exprime jamais que sous forme codée » – nous présupposons que la démarche de refléter l’acte de création au musée s’inscrit dans la même logique, à savoir : « La représentation graphique est la transcription, dans le système graphique des signes, d’une pensée, d’une “information” connue par l’intermédiaire d’un système de signes quelconque. » (Bertin, 1968 : 8) La démarche de la contextualisation de l’atelier mis en exposition représente, pour nous, cette distinction.
Toute transcription conduit à séparer un contenu, c’est-à-dire les éléments de la pensée qui peuvent rester constants (quel que soit le système de signes dans lequel ils sont traduits) et un contenant, c’est-à-dire le répertoire des éléments constants (quelle que soit la pensée à transcrire). Il serait toutefois approprié de séparer d’abord strictement le contenu (« l’information, qui peut être téléphonée ») du contenant (« les moyens du système graphique »), ce qui correspond à l’acte de l’inventorisation de l’atelier en tant qu’objet muséal et par là, sa protection à travers l’ouverture auprès des publics (médiation).
Admettons que l’atelier d’artiste est un lieu de création qui traduit l’image d’un artiste au travail. La représentation de l’atelier au musée devient alors une information pertinente – « le contenu traductible d’une pensée3 ». Il est constitué d’une ou plusieurs correspondances originales entre un ensemble fini de concepts de variations (les gestes) et un invariant (l’exposition) : autrement dit, les connexions possibles et invisibles entre les éléments exposés et leurs annotations via les cartels et étiquettes, ou même le sens de la visite qui peut être imposé par le lieu ou par l’obligation de respecter les normes de la conservation des œuvres. Une fois repéré l’atelier fonctionnant comme marque-signe, nous pouvons procéder à l’organisation des composantes sur plusieurs niveaux :
- le niveau qualitatif (ou combinatoire) qui groupe tous les concepts de simple différenciation (les ateliers d’artiste). Il comporte toujours deux attitudes perceptives : perception par association – les ateliers d’artistes – lieux de création, et perception par sélection – l’atelier d’artiste-marque œuvre en soi ou pratique ;
- le niveau de l’ordre (ordre de temps) atelier éphémère-muséalisé, « caché », intime : jamais exposé ; « extimisé » : exposé de temps en temps ; objet-exposé au plus grand nombre en permanence ; (ordre des appréciations morales) : on reconnaît l’intérêt artistique, scientifique de l’atelier par les procédures de la conservation communément acceptées. C’est-à-dire l’identification puis la classification sur l’inventaire. Ce niveau comprend les concepts qui permettent de dire : tel atelier d’artiste est plus une œuvre en soi, ou tel atelier d’artiste est une pratique, ou encore tel autre atelier d’artiste désigne moins une marque-signe, et plus une marque qui prolonge la personnalité, moins une marque-musée (service) et davantage un objet (produit), (la formule de base étant : ceci est plus que cela et moins que cet autre) ;
- le niveau quantitatif (ou métrique) atteint, lorsqu’on dispose d’une unité comptable (ceci est le quart, le triple, quatre fois cela : par exemple, l’atelier a été exposé combien de fois ? Ou combien d’artistes créent en atelier, et combien n’en disposent pas ?
Le champ des significations universelles, des analogies auxquelles peut prétendre l’exposition de l’atelier d’artiste au musée, en tant que marque, correspond à une troisième forme d’analyse. Ce serait le cas, quand toute autre signification de l’atelier exposé est en réalité extérieure à la représentation muséale. Elle fait émerger un lien unique entre le système expographique muséal et le monde des concepts extérieurs. Ainsi, elle doit s’appuyer soit sur une explication codée dans un autre système (législatif, patrimonial), soit sur une analogie figurative de forme (artistique), basée sur les habitudes acquises ou les conventions apprises, et qui ne peut jamais prétendre à l’universalité.
L’exposition de l’atelier au musée participe-t-elle alors au « changement de perspective émotionnelle » par empathie (manipulation) évoquée plus haut ? Comment favorise-t-elle la transformation progressive des concepts qualitatifs et leur accès au niveau de l’ordre de l’atelier d’artiste en tant que marque ? Si l’atelier exposé au musée est une relation entre le monde muséal et l’acte de création artistique, il peut être considéré en tant que signe (au sens de Jacques Bertin). Il nous revient alors d’interroger les relations entre les objets et les caractères qui leur sont attribués. Ce travail de transcription permet de fournir des informations de lecture ; de définir les questions auxquelles l’objet exposé peut/veut répondre ; de définir ce qui sera représenté, en conservant la dimension matricielle de l’œuvre ; et de définir les rapprochements pour produire une « information d’ensemble » (le sens).
Les éléments évoqués devraient permettre d’identifier rapidement des réponses à des questions qui vont orienter l’analyse et faciliter le va-et-vient entre tous les lieux possibles de la création. De ce fait, il est nécessaire d’essayer de saisir comment se constituent les rapports au(x) savoir(s) dans ces productions de visualisation. Qu’est-ce qu’on cherche à montrer, qu’est-ce qui reste, qu’est-ce qu’on cache ? Dans une perspective plus large, il est important de ne pas oublier de considérer la place que prend l’exposition de l’atelier d’artiste dans la politique culturelle des musées – quelle injonction devient visible par ce biais, quelle culture son exposition promeut-elle et, enfin, que nous promet le processus de co-construction du sens ? Pour observer cela, nous aborderons à présent la marque comme élément cristallisé dans les pratiques muséales, à travers une analyse des ateliers d’artistes labellisés.
L’atelier d’artiste labellisé « Maisons des illustres »
Un label lancé par le ministère de la Culture en 2011 met en lumière des lieux de vie des personnalités du monde en arts et architecture, histoire et politique, musique, théâtre et cinéma, littérature et idées, sciences et industrie. En juin 2022, ont vu ainsi le jour 252 « Maisons des illustres » en France métropolitaine et d’outre-mer, et quatre maisons à l’étranger4. Le label « Maison des illustres » constitue un ensemble patrimonial original. De la maison à l’atelier, il rassemble des lieux dont la vocation est de conserver et de transmettre la mémoire de personnalités majeures qui les ont habités.
Aujourd’hui on voit que le mouvement est essentiellement celui de l’institution muséale déjà en place, qui décide de s’établir en tant que lieu de conservation de la mémoire d’un personnage illustre. […] En 2012, les Maisons des illustres sont structurées de manière plus lisible par la mise en place des commissions nationales qui statuent sur le profil, sur les opportunités, sur les exigences, sur les critères pour l’octroi du label (Marchetti et Cabillic, 2022).
Remarquons que le label « Maison des illustres » (à la différence d’autres labels ou appellations ministériels) ne donne pas droit à la protection juridique, mais vise uniquement sa valorisation – cause d’un transfert de compétences au propriétaire privé du lieu par les services centraux de l’État. Le propriétaire devient ainsi coresponsable de son contenu qui représente un intérêt patrimonial, sans pour autant faire l’objet d’une préservation. Dans ce cadre, le principe de labellisation désigne tantôt le processus d’attribution de l’appellation « Musée de France », tantôt l’attribution du label « Maison des illustres ». Quant au label, dans le processus de son attribution, il n’envisage pas d’obligation contractuelle ou réglementaire. Dans ces rapprochements, le label « Maison des illustres » se distingue par son intérêt qui vient reconnaître la qualité d’un lieu où a vécu et travaillé un personnage illustre, qu’il s’agisse de son décor, de son accessibilité et son ouverture au public. Au fond, le ministère de la Culture reconnaît ainsi la capacité d’un propriétaire public ou privé de conserver les lieux en l’état, depuis le décès de l’illustre.
L’atelier d’artiste au service de la compréhension de l’œuvre : le cas de la Fondation Arp
L’atelier labellisé vise à valoriser la mémoire de l’artiste par la mise en exposition du lieu de sa création. Retenons l’exemple de la fondation Jean Arp, installée dans la maison-atelier que Sophie Taeuber et Jean Arp avaient fait construire. La ligne directrice de la Fondation Arp, qui porte également le label « Musée de France », est d’assurer l’accès à l’origine et au contexte de création de Jean Arp et Sophie Taeuber :
La vraie force c’est d’aller à l’origine, au contexte de création, pas historique, mais mettre en perspective ce qu’on arrive à imaginer des artistes en train de travailler. C’est vraiment l’axe qu’on met en avant et pour lequel on se bat5.
Ce lieu peut être considéré comme emblématique par cette rencontre de deux dispositifs : l’appellation « Musée de France » et le label « Maison des illustres », soit la rencontre des collections et des lieux de vie mis en exposition. Une des grandes missions du « Musée de France » est la transmission de contenu qui vise la compréhension approfondie des conditions dans lesquelles les artistes travaillent. La relation au marché de l’art, le contact permanent avec les maisons des ventes, demandent un travail d’expertise qui peut être compris également comme un travail de conservation de l’image des artistes :
Ce ne sont pas les mêmes acteurs, mais cela fait partie de la vie d’un artiste. Nous devons nous assurer de l’utilisation de l’image de l’artiste. C’est une manière de suivre la personnalité de l’artiste dans tous les aspects de son œuvre, parce que les œuvres ne sont pas toutes conservées dans des musées et que le marché de l’art ne s’arrête jamais. Ces activités, pour nous, rejoignent ce dont vous parliez : comment on poursuit, conserve et utilise l’image de l’artiste, pour que cela soit toujours en place ?
Nous avons vu que l’accessibilité et l’ouverture au public pour les « Musées de France » sont une obligation qui rivalise avec la conservation des collections. Pour assurer cette mission, la Fondation Arp propose aux visiteurs de vivre la collection dans la proximité et l’échange avec les experts de l’atelier :
On n’a pas la capacité d’accueillir un flux de visiteurs important, les salles sont petites, le personnel n’est pas nombreux, on se dévoue à tour de rôle pour faire des visites. Mais on sait qu’on est un lieu à part. Les gens qui viennent vont se retrouver à 5 ou 6 avec la personne qui accueille le public pour une visite individualisée. C’est aussi, pour nous, une façon de continuer à faire vivre l’artiste et sa création.
Nous pouvons donc percevoir la volonté de matérialiser l’esprit du lieu, son histoire, qui fait l’unité avec l’histoire de vie de deux artistes. Il ne s’agit plus de lieu de travail et de création à proprement parler, mais d’un lieu de conservation de l’esprit du lieu de travail transcrit par le biais de l’accrochage :
La maison historique comporte trois niveaux… on peut donc créer des discours, il y a plusieurs petites salles. Et puis dans le jardin, après la mort de Sophie Taeuber, Arp a fait rajouter deux ateliers dans lesquels il réalisait ses sculptures en plâtre à partir ce moment-là. Et là, on s’est dit : ça on garde, cet esprit d’atelier, et on ne met que des plâtres, pour que, lorsqu’on rentre, on ressente tout de suite la même émotion à entrer dans un lieu extraordinaire. Et cela rend bien !
Exposer l’atelier en tant qu’objet dans un lieu d’exposition autre, prend la dimension d’une œuvre en soi et suit les mêmes principes des conditions de conservation et d’adaptation qu’un lieu d’exposition :
On ne peut pas imaginer un accrochage figé en disant : on met la maquette à 40 centimètres en dessous de ce tableau parce que cela a son sens. Si vous essayez de faire cela, vous êtes sûr de manquer votre présentation. Il faut s’adapter à un lieu, qui ne sera jamais l’atelier. Pour la maison-atelier… ce n’est pas comme dans le cas de l’atelier Brancusi, cela ne sera pas reproductible à l’identique.
Une exposition des œuvres, inadaptée, les rend invisibles, voire parfois même factices.
Vous allez au Centre Pompidou, regarder la salle où il y a l’atelier de Breton, c’est derrière une vitre. Dans ce lieu, il y a même deux ou trois Arp qui sont accrochés au mur, mais on ne les voit pas bien, parce qu’ils ne sont pas dans une bonne position, il faut se pencher, autrement il y a la vitre qui vous gêne… Ce n’est pas adapté au lieu de circulation. Ça diminue la valeur de l’œuvre individuelle, au profit d’un ensemble.
L’exposition de l’atelier hors site met en lumière l’aspect conceptuel du lieu de la création. Ainsi la présentation demande une cohérence interne et externe, comme toute œuvre mise en exposition :
La cohérence est très importante ! Là, on raconte l’histoire d’un lieu. C’est un concept, ce n’est pas un art. C’est le concept de leur vie, c’est le concept de leur façon de travailler, de leur façon de penser dans cet endroit. C’est bien le lieu qui éclaire le sujet.
Pour garantir l’accès au contenu exposé, trois principes doivent être respectés. D’abord, l’atelier exposé en tant que concept demande un effort supplémentaire de contextualisation. C’est le contexte qui permet au visiteur d’appréhender l’œuvre. Ensuite, le visiteur doit pouvoir comprendre à tout moment pourquoi le discours est centré sur la création in situ. Enfin, ce discours autour de l’atelier doit permettre au visiteur de le situer par rapport aux autres lieux de création :
C’est plus le contexte qui va permettre aux gens de plonger dedans. Quand on visite cette exposition, il faut qu’on comprenne quel est le concept du lieu ? C’est l’Espace - musées, donc c’est cela qui doit transparaître si vous faites une exposition. Et donc il faut se poser la liste des questions de la création des artistes évoqués dans ce lieu, ou des manques à combler, pour pouvoir dire, ça il faut qu’on trouve un moyen pour en parler, ça au contraire, c’est hors sujet…
L’exposition de l’atelier d’artiste met en lumière l’artiste en train de travailler. L’acte de création est pleinement mobilisé pour construire le discours de l’exposition. Dans ce cadre, regarder l’artiste travailler n’offre pas le même contenu que lorsqu’on peut échanger avec lui sur sa création. L’observation de l’origine de l’acte de création nécessite des conditions spécifiques (de temps), une « proximité » avec l’artiste, une connaissance de sa personnalité pour pouvoir fixer l’œuvre en train de se faire :
Voir travailler l’artiste et pouvoir échanger avec lui, ce n’est pas pareil. « Voir travailler » a un côté technique, mais dans ce cas-là, la moindre vidéo fait le même effet, elle apporte globalement la même chose en termes de connaissance. On ne peut l’évoquer que pour les artistes vivants. En revanche, je ne connais pas de moyen pour pérenniser cette émotion. Ce qui est intéressant, ce n’est pas de passer une heure à regarder un artiste travailler. Si vraiment on veut plonger dans la création, si on veut analyser et comprendre ce que c’est, il faut pouvoir se dire : « Ah oui…, c’est comme ça qu’il fait… Ah tiens, il a changé d’avis… » ; c’est ça qui est intéressant. Comment on le capte pour transmettre ? C’est à mon avis très compliqué, parce que cela restera toujours une marche pour certaines personnes, mais est-ce que cela aide à la compréhension du travail de l’artiste ? C’est ce type de question que provoque l’échange avec un artiste.
L’exposition du lieu de création facilite la transcription de l’acte de création. Les enjeux de l’atelier d’artiste mis en exposition demeurent dans la dimension supplémentaire apportée par la contextualisation d’ensemble – l’artiste avec son « aura », son entourage, son environnement. Ce fait permet d’observer les œuvres, affranchies des théories et des discours qui peuvent les entourer, une fois qu’elles sont sorties de l’atelier :
Ce qui est aussi intéressant dans l’atelier d’artiste, c’est qu’il n’y a pas une œuvre qui est privilégiée par rapport aux autres. On a cette dimension supplémentaire qui temporise l’effet chef-d’œuvre en les remettant parmi les autres, comme l’artiste les voyait probablement par lui-même. Ce n’est pas lui qui fait le chef-d’œuvre. Une œuvre, même si elle est devenue très célèbre, c’est l’œuvre au sens du travail de l’artiste qui est exposée dans l’atelier, et pas une ou deux pièces majeures de l’artiste. L’avantage de l’atelier d’artiste est qu’il n’y a pas cette échelle et vous les regardez dans l’ensemble. L’accumulation des œuvres fait que, par vous-même, vous allez trouver des clés de compréhension.
Il n’y a plus de doute que l’atelier exposé hors site prend le statut d’une œuvre en soi, qu’il est un signe d’un mouvement représenté par l’artiste. L’atelier prolonge la personnalité de l’artiste par la conservation et le biais de la médiation de son travail. En revanche, il nécessite d’être inventorié comme un ensemble en tant qu’objet de « Musée de France » pour lui garantir une protection et un statut clair qui permettra, ensuite, sa circulation libre entre les sites. Enfin, il est nécessaire de souligner la transmission aux générations futures du savoir qui demeure disponible à travers l’observation d’un atelier d’artiste mis en lumière par son exposition hors site :
Il faut se garder le plus de portes ouvertes possible pour les gens d’après qui auront des idées nouvelles, qui auront des technologies nouvelles. Parfois le savoir se perd, parce que l’histoire a fait qu’on s’en est servi autrement. Est-ce que c’est à nous, aujourd’hui, de juger ce qui fera l’histoire dans quelques générations ? Si vous ne gardez pas ces objets-là, si vous ne gardez pas ce qui marque une époque, vous perdez un cheminement de pensée, une valeur.
L’atelier d’artiste mis en exposition
Si la marque se conjugue en trois valeurs, celle du lieu, du bien et du lien, la question à poser à chaque marque est : que cherche-t-elle vraiment à modifier et à apporter ? De quelle force dispose-t-elle pour transformer et quelle valeur veut-elle symboliser ? (Kapferer, 2003). Dans le cas des maisons-ateliers connues sous le titre de « Maisons des illustres », l’ouverture au public oblige à préciser les manières dont le public va être accueilli. En effet, dès l’obtention du titre, les lieux qui sont privés doivent définir une gestion des objets. La maison-atelier doit mettre en place les procédés par lesquels le visiteur va entrer en contact avec l’œuvre du personnage illustre. À partir du moment où le lieu est labellisé, c’est un contrat qui engage à une vision programmée et à un dialogue avec les services de l’État. Les décisions ne pourront être prises que de manière collégiale et en considérant la façon dont l’histoire du lieu va être présentée.
L’exposition de l’atelier impose de délimiter l’espace et affirme son statut d’objet. C’est comme si l’on mettait en avant le contexte en lui reconnaissant le rôle d’un acteur d’avant-scène, ce qui aurait tendance à réajuster l’exposition de l’œuvre elle-même qui devient un résultat : le résultat de « qui » est l’artiste et « comment » il fait :
Quand on entre dans un atelier d’artiste, on voit que c’est une scénographie : c’est une scénographie vivante, avec l’homme au milieu, qui peut parler, montrer ses choses. C’est aussi un lieu secret, qui ne se visite pas forcément (il y a des artistes qui refusent de faire visiter leur atelier) ou simplement à des gens de confiance. C’est quand même un lieu secret, qui n’est pas public. […] Il faut toujours penser par rapport à l’individu […]. Dans les ateliers, les artistes se lâchent, ils sont authentiques, ils ne sont pas en représentation6.
Exposer « son » atelier oblige les artistes à effectuer des arbitrages quant à leur positionnement :
Il y a plusieurs façons d’approcher le sujet de l’atelier d’artiste. Il y a de plus en plus d’artistes qui créent leur propre fondation. […] et c’est toujours en conjonction avec une sorte d’atelier d’artiste. Moi, mais également eux, appelons presque cela un « musée idéal. » [Par exemple] Thomas Schütte (1954, Allemagne) a aussi ouvert son musée privé, et pourquoi je dis ceci, parce que comme Wang Keping (1949, Chine) ce sont des musées ou des fondations qui ont cette idée de production, de l’atelier aussi, parce que parfois ils travaillent sur place7.
Quand l’atelier est exposé en tant que matrice de la création elle-même, il devient indispensable à la compréhension du travail de l’artiste. Comment, alors, le lieu de l’atelier influe-t-il sur ce que l’artiste va y réaliser ?
[…] ce qu’il faut absolument montrer, c’est quasiment le lieu, pas mis en scène. Et c’est très compliqué, de ne pas re-scénographier les choses… […], de manière à ce que cela respecte complètement la configuration initiale. Et nous, on ne se permet pas de remettre en scène ce lieu, comme on mettrait des œuvres dans une exposition. Sinon, cela fausse complètement l’idée. Et puis ce qui est important, c’est d’avoir une documentation vivante (des vidéos, des photographies) qui permettent de comprendre en fait, en quoi ce lieu est essentiel. Présenter l’atelier, je l’envisage de la même manière que présenter n’importe quelle œuvre8.
En revanche, n’oublions pas qu’un élément muséal est celui dont l’origine est connue et qu’on peut attribuer à un certain type d’objets :
Les objets de musée sont dé-fonctionnalisés et dé-contextualisés, ce qui signifie que, désormais, ils ne servent plus à ce à quoi ils étaient destinés, mais entrent dans un ordre symbolique qui leur confère une nouvelle signification […] qui est d’abord purement muséale, mais qui peut devenir économique. Ils deviennent ainsi des témoins (con)-sacrés de la culture (Desvallées et Mairesse, 2011 : 60).
Les lieux d’exposition structurent les lieux de la création, que ce soit par nécessité pour les artistes ou par intérêt pour l’institution :
Les formes de l’expression ne sont pas naturellement de purs véhicules, des médiums neutres chargés d’acheminer les contenus. […] On sait que la manière d’acheminer un message, la forme de son expression peut avoir un impact profond sur ce même message. Le même contenu n’a pas la même signification s’il est confié à son plus cher ami, dit à la radio, montré à la télé, hurlé à un meeting politique (Semprini, 2003 : 226).
Qu’il soit forme et/ou contenu, l’atelier est d’abord le lieu de fabrication de l’œuvre. Lors de son exposition, il s’agit d’inviter le public au sein de la création. Cela, donc, devient une pratique organisée. La définition de l’exposition proposée par Christian Ruby (2018) souligne ce rapport à l’œuvre d’art mise en exposition. L’auteur définit ce qu’il appelle « l’art d’exposition » comme suit :
Exposer en public, c’est accepter l’idée que l’œuvre produite, créée, est libérée de l’obligation d’être un simulacre de l’absolu, et que, comme forme symbolique et manifestation culturelle, elle s’adresse à la sensibilité d’un récepteur afin d’y produire une jouissance perceptive. […] Le don à chacun opéré par l’artiste, dans l’exposition, se double d’un échange avec le regard de l’autre, le public, médié par les conditions de la visibilité (Ruby, 2018).
Un des piliers de la définition de Ruby est le public, compris comme un élément constitutif de l’exposition. L’ensemble des acteurs opère dans un lieu d’exposition qui accueille « cette vie collective de l’Art dans son rapport au public [et traduite] en patrimoine commun » (Ruby, 2018).
Les lieux d’exposition de l’atelier d’artiste posthume : « Musées de France » et « Maison des illustres »
L’accent a donc été mis sur l’accès et la diffusion des contenus. S’enclenche, alors, un processus continu d’influence mutuelle et de transformation permanente.
Le rapprochement du musée avec ses publics résulte cependant, en grande partie, d’une évolution portée, en France, par un courant important en faveur des questions de médiation culturelle et des études de visiteurs […] (Mairesse, 2021 : 166).
L’introduction de la médiation culturelle dans le monde muséal en 1990 structure les offres éducatives. Toutefois, la maîtrise de l’expographie ne suffit pas au fonctionnement des établissements culturels. La loi 2002 relative aux musées de France agit sur le statut des musées par un processus de labellisation. Une appellation ou un label promulgués deviennent ainsi un outil de différenciation. Le dispositif législatif de 2002 donne un cadre et met la question des publics au cœur des missions des musées de France. Inscrite dans un Projet scientifique et culturel (le PSC) de l’établissement, cette question des publics l’oblige à mettre en place une démarche didactique. Les ateliers transformés en « Maisons des illustres » se situent par conséquent davantage au musée9.
Les lieux de l’exposition de l’atelier d’artiste : mémoire vivante. Les fragments d’atelier au Grand Palais Éphémère
L’exposition des fragments de l’atelier au Grand Palais Éphémère donne la possibilité d’observer les conditions particulières de l’action décrite dans la section précédente. Une des particularités provient du statut de l’établissement :
Premier opérateur culturel européen, la Réunion des musées nationaux – Grand Palais (RMN-GP), « fer de lance » de l’État dans le domaine muséographique, s’acquitte depuis la fin du xixe siècle de missions croissantes au service des musées français et de leur public. […]. Cette difficulté à se positionner dans le champ muséal français se double aujourd’hui d’un antagonisme délicat à gérer entre la réalisation de ses missions d’intérêt général et la nécessité d’accroître ses ressources d’origine commerciale (Reversat, 2021 : 151).
Sous tutelle de la direction des musées de France, la Réunion des musées nationaux (RMN) incarne l’unité des musées. Comme l’indique Reversat (Reversat, 2021 : 155) : « L’institution de la RMN est en charge de l’“économie” (hors conservation), de ces établissements administrés par la direction des musées de France qui est la gestionnaire de leurs collections, comme autant de services placés sous son autorité. » Comment, alors, arrive-t-on à faire la programmation de recherche, d’avant-garde, tout en ayant des contraintes, des objectifs en termes de fréquentation ? Nous avons vu que l’atelier fortement corrélé avec l’identité de l’artiste n’obéit qu’à son propre ordre. Si nous poursuivons l’idée qu’il est une extension de sa création, son organisation et sa spatialisation, il devrait alors nous indiquer un des aspects de l’activité artistique rendue visible par les choix expographiques :
Quand l’œuvre sort de l’atelier, elle n’est plus libre. Il y a le commissaire, il y a les critiques, il y a les historiens, il y a les clients, il y a les collectionneurs, et puis finalement, il y a le public. […] En effet, le souhait partagé d’un artiste et d’un commissaire est de nous inviter à établir un dialogue entre les différentes œuvres. Ainsi assemblées, elles composent un tout, une image, un réseau et son tracé sinueux sera individuel à chaque visiteur. […] Ce n’était pas un atelier, c’était un open plan, un plan ouvert, comme un open office. C’est pour cela aussi qu’on a pu décider, ensemble, de ne pas faire de cimaises […]. Il y a les expériences qu’on ne pouvait pas faire au musée. C’était [alors] une exposition sous forme d’atelier. […] Il y a eu plusieurs expositions sous la forme d’un atelier, ou sous la forme d’archives, parce que tout d’un coup les artistes se mettaient à parler de leur propre voyage. […] La vitrine fige un espace inaccessible où des objets se rencontrent. Nous pouvons ainsi circuler tout autour et multiplier les points de vue sur ces rapprochements (Dercon, 2021).
Les médiations autour de l’atelier d’artiste, devenu marque de création
L’accessibilité au musée est assurée par quatre canaux : le contrôle de l’accès physique ; l’accès intellectuel ; l’accès émotionnel et la mise en relation (interaction). Il s’agit d’un processus de régulation et de construction de nouvelles perceptions qui s’activent quand elles sont partagées dans les espaces sécurisés et que l’on nomme « médiation ». « Faire fond » sur les expériences situées, « présenter de nouveau », « rendre présent devant les yeux » sont les actions propres à la médiation culturelle (Tornatore, 2019 : 32). Dans les termes d’Andrea Semprini (2016 : 61), il s’agit d’un monde possible, fait d’imaginaire et de valeurs, situé dans un contexte pertinent. Au musée on crée les occasions et décide ce qui concerne ou pas le visiteur. Nous permettons ou empêchons les interactions avec l’environnement, par le biais du langage et des codes culturels mobilisés dans l’exposition. Ainsi, nous assurons l’accès à l’information approfondie (compréhension) de ce que le visiteur est en train de percevoir (accompagnement).
La transmission des valeurs est un dénominateur commun de toutes les acceptions de la notion de médiation (Chaumier et Mairesse, 2013). Cette transmission culturelle est un transfert d’informations d’une personne, d’une catégorie sociale, vers une autre personne ou catégorie sociale qui vise leur transformation pour s’approprier le lien social qui les lie. « La médiation caractérise à la fois l’outil matérialisé et l’aide humaine qui englobe tant la signalétique, le contenu que l’action des intervenants » (Semprini, 2016 : 61). Dans l’organisation politique du monde culturel, nous pouvons dès lors appréhender le musée comme un espace symbolique à trois dimensions : cognitive, sociale et irrationnelle (Kavanagh, 2000), le musée étant compris comme un lieu d’apprentissage du lien social, de l’expérience personnelle et de la communication. Ainsi deviennent visibles les structures de rapports socialisés et institutionnalisés. La médiation remplit donc une fonction fondamentale de rétablissement de la communication. Dans ce contexte, si la notion d’atelier se transforme aujourd’hui, c’est que sa fonction a muté. Pour partager le sens, il nous faut donc une prédisposition où l’objet exposé prend part à un discours et en devient souvent une partie (Melé, Larrue et Rosemberg, 2004).
Conclusion
L’idée d’exposer l’atelier au musée s’installe dans l’air depuis Karl Gunnar Pontus Hultén et son projet de reconstituer des pièces des ateliers du club d’ouvriers de Rodchenko (Hultén et Martin, 1980). Dans la même lignée, Serge Lemoine prépare en 1994 une rétrospective de Kurt Schwitters au Centre Pompidou et fait reconstruire Le Merzbau à l’intérieur10. Plus tard en 2010, l’auteur s’intéresse à l’atelier Mondrian et le monte en exposition avec Brigitte Léal. Enfin, il ouvre un « Espace Musées » (l’exemple analysé dans la troisième partie) installé depuis 2012 au cœur du Terminal 2E-Hall M de l’aéroport Paris-Charles de Gaulle à Roissy. C’est un espace média qui n’est ni une galerie, ni un musée, mais « un écran architectural » qui répond aux normes de conservation muséales :
C’est un vaisseau à « embarquer » à bord des expositions. Sa hauteur sous plafond de 4m 20 évoque les aspirations divines des cathédrales et invite au recueillement : un calme bien éloigné de l’atmosphère sonore de l’aéroport et qui rappelle justement l’atmosphère des musées. Avec 53 mètres linéaires de murs d’accrochage protégés par des vitrines anti-effraction, Espace Musées peut accueillir tous types d’œuvres : peintures, sculptures, mobilier, dessins, tapisseries, céramiques, papiers peints… dans un climat contrôlé11.
Dans les cas de Mondrian, Arp ou Schwitters, il est évident que leur atelier constitue un lieu de création totale qui représente la création de l’artiste. Muséaliser celui-ci, c’est inscrire la volonté de l’artiste sur l’inventaire ; et le rendre ainsi inaliénable serait la première conséquence de la médiatisation de ces lieux de création par le biais de l’espace muséal.
Dans le cas de Schwitters, c’est un tableau de Schwitters, mais ce qu’il voulait c’était de reconstituer un univers à Paris, il voulait recréer un monde. Et donc évidemment, si on ne montre pas Le Merzbau on passe à côté d’une partie des choses. Et cela a été fait dans et pour le musée Sprengel, à Hanovre, qui abrite toutes les œuvres de l’artiste qui viennent de la succession. Il y a quarante ans, quand le musée a été reconstruit après la guerre et qu’il y a eu toute cette constitution des archives et de la collection de Kurt Schwitters, on a décidé de reconstruire l’atelier. Et à l’époque, le fils de Kurt Schwitters, il était vivant, c’est très important, parce qu’il a pu donner son avis sur la conception, et donc cela fait une partie du musée12.
La deuxième conséquence de l’exposition de l’atelier au musée serait une évidence comme clé de compréhension, et ce même si elle ne l’est que très rarement. Il nous sera impossible de généraliser plusieurs cas pour pouvoir affirmer l’atelier en tant que pratique artistique :
Depuis assez longtemps, il y en a plein d’artistes qui travaillent et qui n’ont pas d’atelier. Donc, vous ne pouvez pas généraliser en vous disant : je vais m’occuper de tel artiste et puis je vais monter son atelier, puisqu’il n’y a pas d’atelier. Vous allez chez eux, il n’y a rien. L’atelier – il n’a pas de valeur. Il n’a pas de valeur artistique. C’est très simple. Plusieurs cas, à chaque fois, c’est un cas spécial.
En conclusion nous pouvons souligner que voir l’atelier de l’artiste ne change pas notre perception de l’œuvre, mais apporte une dimension supplémentaire à notre compréhension de son statut et de son ampleur.
Effectivement, le travail de l’artiste peut être l’avenant de ce que vous voyez dans l’atelier. Mais dans la plupart des cas, l’atelier c’est un endroit neutre, où il y a simplement un chevalet, éventuellement. […] Tantôt il y a un atelier, tantôt il n’y en a pas. Et la plupart de temps – il n’y a pas d’atelier. Ensuite, l’atelier de Mondrian, l’atelier de Schwitters, l’atelier de Calder, l’atelier de Bacon, ce sont les endroits formidables, ce qui est vrai, mais la plupart de temps cela n’a aucun intérêt. Les artistes créent des lieux, pour eux-mêmes, pour travailler. Et en plus, la plupart de temps, ils créent des lieux qui sont à leur image en fonction de leur valeur esthétique, de leur valeur artistique13.
Dans un dispositif muséographique, l’atelier s’affirme comme une pratique. Le rôle essentiel de l’exposition est de présenter des collections d’objets, d’organiser un circuit à l’aide de dispositifs capables de solliciter l’attention du visiteur ou encore de dialoguer avec lui. Elle résulte d’une série de transformations justifiées par un appareillage conceptuel d’ordre épistémologique :
Si le but du commissaire est d’expliquer quel est le cheminement de l’artiste qui conduit d’une conception de l’œuvre à son exposition, il court le risque d’exposer l’atelier à titre d’illustrations, et ces illustrations, aussi attrayantes ou même spectaculaires qu’elles puissent sembler, ne sont pas décodables. Elles ne montrent rien d’autre que ce que les légendes qui les accompagnent affirment qu’elles prouvent (Jacobi, 2017).
L’exhibition de l’atelier (et donc sa mise en exposition) est un classique de la muséographie. C’est même une sorte de métalepse obligée par laquelle débute l’exposition monographique, qu’elle soit permanente ou temporaire (Jacobi, 2004). On sait que l’installation d’une unité d’exposition dépend toujours de la manière dont elle entre en résonance avec le lieu qui la reçoit. Leur association peut ensuite être perçue comme une évidence. En revanche, un placement inadapté tend à réduire la compréhension de l’information que véhicule l’item mis en exposition (Coccia, 2021).
Un « placement inadapté » pour moi c’est, par exemple, si j’exposais à Disneyland. Exposer, pour moi qui produis des tableaux ou des sculptures que l’on peut emporter chez soi, puis poser ou accrocher, ce n’est pas mettre en scène un spectacle, c’est proposer un entretien entre les pièces exposées et le regardeur et, à partir de cela, inciter à un entretien entre le regardeur et lui-même. Un dialogue à trois, en somme, proche de l’intimisme et loin, très loin du divertissement14.
Si l’atelier est une architecture, il est donc un construit de l’identité. Nous avons compris l’atelier dans deux sens : soit comme objet signifié, soit comme pratique signifiante. Selon Andrea Semprini l’espace organise les signifiants de manière qu’on puisse réaliser un certain nombre de manipulations. Les signifiants ont pour but de donner une visibilité à des signifiés qui, autrement, resteraient totalement abstraits ou conceptuels. Si l’espace est un signifiant, et les objets, les signifiés, alors l’atelier d’artiste exposé deviendrait le signifié et l’exposition, le signifiant. L’utilisation de l’espace est une des formes de manipulation de l’environnement, pour y inscrire des messages. Le risque serait ici de segmenter l’expérience située des individus et d’organiser des formes signifiantes qui n’ont plus de rapport avec la réalité.
C’est une autre manière de lire l’histoire de l’art tout simplement. [Dans le cas d’exposition de l’atelier] on pourrait mettre tous les artistes : simplement montrer comment ils ont créé, dans quel lieu, pourquoi ils ont choisi ces lieux, ou pourquoi ils n’ont pas choisi ces lieux, ou s’ils n’ont pas eu le choix et que cela leur a été imposé pour des raisons matérielles, pratiques… Voilà : comprendre l’œuvre, non pas dans sa perspective historique, d’un point de vue linéaire, mais du point de vue des prémisses de la création15…
Mais l’enjeu – est d’engendrer une « expérience globale ». Autrement dit, plonger les visiteurs dans un univers parallèle, ni plus vrai, ni plus faux que toute construction humaine, où la relation entre réalité sociologique quotidienne et ordre du fantastique est inversée, voire abolie.
On ne saurait dire si l’individu de flux sera plus ou moins libre […], mais on peut identifier quatre caractéristiques de cette liberté de flux. Elle sera plus mobile, plus affranchie, plus ouverte et plus active (Semprini, 2003 : 257).
Nous avons compris que l’atelier d’artiste exposé au musée devient une marque quand il engendre du sens et le rend disponible et donc partagé – comme un référent, un outil, un bien, ou un intérêt commun, à condition de ne pas oublier que comme Les Villes invisibles d’Italo Calvino, il sera construit toujours « de désir et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses, et que chaque chose en cache une autre » (Calvino, 1974 : 56).