Manquements aux besoins élémentaires de migrants dans la rue : une condamnation lourde de sens pour la France

Note sous CEDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c/ France, n° 28820/13

DOI : 10.52497/revue-cmh.139

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Mots-clés

migrants, besoins, demandeurs d’asile

Keywords

migrants, needs, asylum seekers

Texte intégral

Le 2 juillet 2020, la Cour européenne a une nouvelle fois condamné l’État français pour violation des exigences tirées de l’article 3 de la Convention. Cette décision s’inscrit dans un contexte jurisprudentiel particulièrement nourri en ce qu’elle fait suite à deux décisions ayant condamné la France pour violation de l’article 3 le 30 avril 20201et le 4 juin 20202.

L’arrêt N.H3 et autres contre France du 2 juillet 2020 est tristement d’actualité en ce qu’il met en lumière non seulement, d’un point de vue éthique, les conditions d’accueil déplorables des demandeurs d’asile, mais également d’un point de vue juridique, la complexité de l’articulation et de la mise en œuvre concrètes des normes régissant le droit d’asile découlant tant de l’Union européenne que du droit interne au regard des exigences de la Convention européenne des droits de l’homme.

En l’espèce, il s’agit de cinq demandeurs d’asile majeurs et isolés en France qui affirment ne pas avoir pu bénéficier d’une prise en charge matérielle et financière, prévue par le droit national. En raison de la passivité des autorités, ils ont donc été contraints de dormir dans la rue dans des conditions inhumaines et dégradantes pendant plusieurs mois.

Dans cette décision, la Cour commence par rappeler que « ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l’asile politique ». La Convention européenne ne garantit pas en effet le droit à un logement ou à une aide pour toutes les personnes sur le territoire de la juridiction. Cependant, la jurisprudence est venue préciser que ce principe trouve une limite en présence d’une situation de dénuement telle et à ce point grave « qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine »4. En outre, la Cour européenne s’appuie sur l’argument – controversé – du consensus pour affermir l’effectivité de la protection des demandeurs d’asile. Elle relève à cet égard que la Convention de Genève, le Haut‑Commissariat des Nations unies pour les réfugiés ainsi que les normes figurant dans la « directive Accueil » de l’Union européenne traduisent un « large consensus à l’échelle internationale et européenne »5.

Il est vrai que la Cour de Justice de l’Union européenne avait également consacré, en se fondant sur le respect de la dignité humaine, qu’un demandeur d’asile ne pouvait pas être privé, même pendant une période temporaire, de la protection des normes minimales établies par la directive « Accueil »6. De même, dans l’affaire Jawo, elle a considéré que le droit de l’Union européenne ne s’opposait pas à ce que le transfert du demandeur d’asile vers l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale puisse être refusé dès lors que sont constatées des défaillances systémiques ou généralisées atteignant un « seuil particulièrement élevé de gravité »7. Un tel seuil est atteint lorsqu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique est « dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine ».

En s’appuyant ainsi sur un corpus normatif extraconventionnel, la Cour européenne mobilise la technique traditionnelle de la synergie des sources normatives afin d’accroître le champ d’application de la Convention.

Elle énonce également dans un contexte particulièrement hostile aux demandeurs d’asile que l’article 3 de la Convention est une « valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine ». En mobilisant l’expression « valeur de civilisation » dans une affaire intéressant des demandeurs d’asile, la Cour européenne poursuit sa construction jurisprudentielle entreprise depuis 2015 dans la célèbre affaire de la gifle Bouyid8.

Pourtant, dans le même temps, la Cour européenne entérine également le processus de relativisation de l’interdiction absolue de la torture et des traitements inhumains ou dégradants. En effet, si elle rappelle le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, elle considère qu’il serait « artificiel » de faire « abstraction du contexte général » dans lequel les faits se sont déroulés. La jurisprudence constante précise que l’appréciation du minimum de gravité est par « essence relative ». Ce relativisme ne doit pas être mal interprété. En réalité, ce dernier n’intervient pas au niveau du régime juridique de l’article 3, mais au niveau du seuil factuel de déclenchement de l’article ce qui est bien différent. Ainsi, une fois les faits qualifiés de traitements inhumains, dégradants et a fortiori de torture, la violation de l’article 3 est acquise sans qu’aucune justification puisse en nuancer le constat. Toutefois, cette précision ne peut faire oublier que la Cour européenne accorde, comme à l’accoutumée, une très grande importance aux faits de l’espèce et au contexte dans lequel s’inscrit la décision au risque, il est vrai, d’abaisser le seuil d’exigence en la matière9. C’est dire que les juges européens ne sont pas dans une tour d’ivoire, mais ont parfaitement conscience de l’ampleur et de la réalité de la crise migratoire et des difficultés à obtenir le statut de réfugié.

En l’espèce, les requérants n’étaient pas autorisés à exercer une activité professionnelle et dépendaient entièrement de la prise en charge matérielle et financière prévue par le droit national. L’un d’entre eux a dû vivre dans la rue pendant neuf mois dans des conditions indignes, tandis que d’autres ont vécu de longs mois dans la rue, dans une situation d’autant plus grave qu’ils étaient affectés de différentes pathologies. C’est donc la durée d’exposition des requérants aux mauvais traitements et « l’angoisse permanente »10 de cette situation qui ont joué un rôle déterminant dans la reconnaissance d’une violation de la Convention.

La Cour relève en outre que les requérants n’ont pas eu la possibilité de « jouir en pratique de leurs droits »11. En effet, si l’article R. 742 1 du CESEDA imposait aux autorités un délai de quinze jours à compter du moment où un demandeur se présentait à la préfecture avec une domiciliation et les pièces requises pour enregistrer sa demande d’asile et l’autoriser à séjourner régulièrement, « dans la pratique12 » ce délai était en moyenne de trois à cinq mois selon les préfectures. Ainsi, privés de ce statut, les requérants ne pouvaient prétendre ni à un hébergement ni à l’allocation temporaire d’attente et vivaient en situation irrégulière en France.

On reconnaît ici tout le réalisme de la Cour qui ne s’en remet pas seulement à la règle de droit, mais s’attache à vérifier la manière dont elle est appliquée afin d’assurer réellement l’effectivité de la Convention. La condamnation de la passivité des autorités nationales à pourvoir aux besoins élémentaires des requérants est d’autant plus lourde qu’elle ne s’inscrit pas dans « un contexte d’urgence humanitaire engendré par une crise migratoire majeure, qualifiable d’exceptionnelle »13, signifiant – sans le dire formellement – qu’il était donc tout à fait possible d’y remédier sans « systématiquement opposer le manque de moyen »14. En d’autres termes, la Cour européenne sanctionne les lacunes des autorités nationales dont ont pâti les requérants et qui témoignent « d’un manque de respect pour leur dignité »15.

Cette condamnation de l’État français peut être interprétée à la lumière d’une récente décision rendue le 10 septembre 2020 par la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire B.G. c/France, des demandeurs d’asile, accompagnés d’enfants de un à onze ans, avaient été installés le 19 juin 2013 sur un ancien parking, mis à disposition par la ville de Metz. Parmi ces demandeurs d’asile, dix-sept requérants, accompagnés de leurs enfants âgés de deux, neuf et onze ans ont introduit une requête devant la Cour européenne estimant que les conditions matérielles d’accueil n’étaient pas conformes aux exigences minimales découlant notamment des articles 3 et 8 de la Convention.

La Cour européenne rejette intégralement ces arguments. En effet, elle relève que si les requérants ont vécu du 29 juin au 3 octobre 2013 dans conditions sanitaires critiques voire insalubres, les autorités françaises ne sont toutefois pas « restées indifférentes à la situation des requérants » et « ont pu faire face à leurs besoins élémentaires : se loger, se nourrir et se laver »16. Il est ainsi établi par la Cour que les autorités françaises ont assuré le suivi médical des requérants et la scolarisation de leurs enfants. Par ailleurs, la Cour européenne énonce qu’en « l’absence d’éléments précis au dossier permettant d’apprécier concrètement les conditions de vie des requérants »17, il ne lui est guère possible de conclure qu’une telle situation de dénuement matériel était susceptible d’atteindre le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3. La Cour écarte encore plus rapidement l’argument tiré de la violation de l’article 8 en ce que les requérants n’ont pas véritablement démontré l’existence de conditions de vie « particulièrement inappropriées pour de très jeunes enfants »18.

Cette décision, en procédant à un « rappel salutaire »19, s’inscrit dans le cadre d’une jurisprudence désormais bien établie de la Cour européenne en matière de besoins élémentaires des demandeurs d’asile. Il est vrai que les faits de cette dernière affaire ne sont pas réellement comparables à la gravité des manquements relevés le 2 juillet 2020. En effet, la durée d’exposition était plus limitée, l’intensité des manquements avait été compensée par la réaction des autorités françaises qui avaient relogé les requérants dans un appartement trois mois et onze jours après leur arrivée en France. En outre (et peut‑être même surtout), dans l’affaire du 10 septembre 2020, les requérants n’ont pas permis à la Cour d’apprécier « concrètement » leur condition de vie en ne versant pas au dossier des éléments suffisamment précis et circonstanciés pour emporter la conviction du juge européen. Cette carence contentieuse est à même d’expliquer, en partie, le constat de non-violation.

Dans une décision encore plus récente en date du 2 mars 2021, la Cour européenne a condamné la Hongrie en raison, notamment, d’un manquement des autorités hongroises à assurer la « subsistance de base20 » d’un demandeur d’asile installé dans une zone de transit. En effet, ce dernier n’avait pas pu bénéficier d’un accès adéquat à de la nourriture alors qu’il était dans une situation d’entière dépendance envers les autorités.

Il ressort ainsi de la jurisprudence N.H. du 2 juillet 2020 complétée et lue à la lumière des décisions B.G. du 10 septembre 2020 et R.R. du 3 mars 2021, que les autorités nationales ont l’obligation d’assurer, de manière effective, une prise en charge matérielle et sociale des demandeurs d’asile. En présence d’une jurisprudence désormais bien établie, il n’appartient plus qu’aux autorités nationales compétentes de prendre l’ensemble des mesures afin d’éviter, à l’avenir, un contentieux (et des condamnations) dont l’issue apparaît aujourd’hui assez prévisible. Il est fréquemment fait reproche au droit en général et au droit de la CEDH en particulier de ne pas être suffisamment prévisible et de sacrifier l’exigence de sécurité juridique sur l’autel de l’effectivité des droits fondamentaux. Une telle critique ne saurait valablement être formulée à l’encontre des décisions de la Cour européenne statuant sur les conditions d’accueil des demandeurs d’asile. Les autorités nationales sont prévenues, à bon entendeur, salut !

1 CEDH, 30 avril 2020, Castellani c/France, n° 43207/16 : En l’espèce, une unité d’élite de la police est intervenue au domicile d’un suspect au

2 CEDH, 4 juin 2020, Association Innocence En Danger et Association Enfance et Partage c/France, n° 15343/15 : Dans cette affaire tragique, l’État

3 CEDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c/France, n° 28820/13 ; J.-M. PASTOR, « Demandeurs d’asile dans la rue : la France condamnée pour son inertie 

4 CEDH, Irr., 18 juin 2009, Budina c/Russie, n° 45603/05 ; CEDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. c/Belgique et Grèce, n° 30696/09, § 253 ; CEDH, GC, 4 

5 CEDH, 2 juillet 2020, § 162.

6 CJUE, 27 février 2014, Saciri, n° C‑79/13, § 35.

7 CJUE, GC, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c/Allemagne, n° C‑163/17, § 91.

8 CEDH, GC, 28 septembre 2015, n° 23380/09.

9 Dans l’affaire Khlaifia, confrontée à la crise migratoire exceptionnelle en Italie, la Cour européenne a relevé que « les difficultés et les

10 J.-M. PASTOR, « Demandeurs d’asile dans la rue : la France condamnée pour son inertie », AJDA, 2020, p. 1385.

11 CEDH, 2 juillet 2020, § 184.

12 CEDH, 2 juillet 2020, § 169.

13 Ibid., § 182.

14 Ibid., § 184.

15 Ibid., § 184.

16 CEDH, 10 septembre 2020, B.G. et autres c/France, n° 63141/13, § 88.

17 Ibid., § 89.

18 Ibid., § 97.

19 M. DOMINATI, « Demandeurs d’asile : besoins élémentaires et traitements inhumains ou dégradants », Dalloz Actualité, 15 juillet 2020.

20 CEDH, 2 mars 2021, R.R. et autres c/Hongrie, n° 36037/17, § 57.

Notes

1 CEDH, 30 avril 2020, Castellani c/France, n° 43207/16 : En l’espèce, une unité d’élite de la police est intervenue au domicile d’un suspect au petit matin pour procéder à son arrestation. L’usage de la force physique (ayant causé à la victime de multiples fractures et hématomes) n’a pas été jugé strictement nécessaire pour permettre l’interpellation du requérant et que « la force physique dont il a été fait usage à son encontre n’a pas été rendue telle par son comportement ».

2 CEDH, 4 juin 2020, Association Innocence En Danger et Association Enfance et Partage c/France, n° 15343/15 : Dans cette affaire tragique, l’État français a été condamné en raison des nombreuses défaillances et au regard de l’absence de mesures visant à protéger une enfant des maltraitances de ses parents ayant abouti à son décès.

3 CEDH, 2 juillet 2020, N.H. et autres c/France, n° 28820/13 ; J.-M. PASTOR, « Demandeurs d’asile dans la rue : la France condamnée pour son inertie », AJDA, 2020, p. 1385 ; M. DOMINATI, « Demandeurs d’asile : besoins élémentaires et traitements inhumains ou dégradants », Dalloz Actualité, 15 juillet 2020.

4 CEDH, Irr., 18 juin 2009, Budina c/Russie, n° 45603/05 ; CEDH, GC, 21 janvier 2011, M.S.S. c/Belgique et Grèce, n° 30696/09, § 253 ; CEDH, GC, 4 novembre 2014, Tarakhel c/Suisse, n° 29217/12, § 98.

5 CEDH, 2 juillet 2020, § 162.

6 CJUE, 27 février 2014, Saciri, n° C‑79/13, § 35.

7 CJUE, GC, 19 mars 2019, Abubacarr Jawo c/Allemagne, n° C‑163/17, § 91.

8 CEDH, GC, 28 septembre 2015, n° 23380/09.

9 Dans l’affaire Khlaifia, confrontée à la crise migratoire exceptionnelle en Italie, la Cour européenne a relevé que « les difficultés et les désagréments indéniables que les requérants ont dû endurer découlaient dans une mesure significative de la situation d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à l’époque litigieuse » laissant entendre que les contraintes de la crise migratoire peuvent, en partie, justifier un allégement du seuil de déclenchement de l’article 3, CEDH, GC, 15 décembre 2016, Khlaifia c/Italie, n° 16483/12, § 185.

10 J.-M. PASTOR, « Demandeurs d’asile dans la rue : la France condamnée pour son inertie », AJDA, 2020, p. 1385.

11 CEDH, 2 juillet 2020, § 184.

12 CEDH, 2 juillet 2020, § 169.

13 Ibid., § 182.

14 Ibid., § 184.

15 Ibid., § 184.

16 CEDH, 10 septembre 2020, B.G. et autres c/France, n° 63141/13, § 88.

17 Ibid., § 89.

18 Ibid., § 97.

19 M. DOMINATI, « Demandeurs d’asile : besoins élémentaires et traitements inhumains ou dégradants », Dalloz Actualité, 15 juillet 2020.

20 CEDH, 2 mars 2021, R.R. et autres c/Hongrie, n° 36037/17, § 57.

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Référence électronique

Ludovic BENEZECH, « Manquements aux besoins élémentaires de migrants dans la rue : une condamnation lourde de sens pour la France », La Revue du Centre Michel de L'Hospital [En ligne], 22 | 2021, mis en ligne le 15 septembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/revue-cmh/index.php?id=139

Auteur

Ludovic BENEZECH

Maître de conférences en droit public, Centre Michel de L’Hospital EA 4232, Université Clermont Auvergne

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