Introduction
En droit du contentieux administratif, toutes les décisions rendues par les juges n’ont pas la même nature et la même valeur. C’est ainsi que l’on distingue les décisions du juge de fond qui bénéficient de l’autorité de la chose jugée des décisions du juge de l’urgence, lesquelles n’ont pas autorité de la chose jugée au principal. Tandis que les premières sont des décisions définitives qui tranchent le fond du litige en droit, les secondes sont des décisoires provisoires qui ne touchent pas le fond du litige.
En règle générale, les juridictions de l’ordre administratif1 comme celles de l’ordre judiciaire2 sont, en ce qui concerne leur structure, des juridictions collégiales. La collégialité juridictionnelle en droit du contentieux administratif signifie que les juridictions administratives siègent en formation de plusieurs membres (juges). En d’autres mots, ce système d’organisation judiciaire implique la « prise de décision à l’issue d’une délibération dans un organisme composé d’au moins trois personnes3 ». Principe né du droit français, la collégialité juridictionnelle constitue une garantie de bonne justice et une condition de l’indépendance des magistrats4 dans leur rapport avec l’Administration5.
Après l’indépendance, le Cameroun, dans l’objectif de s’ériger en un véritable État de droit, a mis sur pied une justice administrative chargée d’exercer le contrôle de l’action administrative dans le but de protéger les administrés contre le privilège du préalable administratif. Ce contrôle était l’œuvre des magistrats qui devraient intervenir par des décisions impartiales au secours des justiciables en situation de faiblesse6 dans le souci d’assurer la primauté du droit. Ces magistrats étaient appelés à statuer en formation collégiale7.
Au fil des ans, et tout d’abord en France8, la collégialité est devenue un principe qui admet désormais des exceptions avec le développement des procédures nouvelles ou renouvelées d’urgence9. Aujourd’hui, on assiste à un abandon, sinon total, du moins partiel de la collégialité10. Il est admis que ce recul notable permet une évacuation plus rapide11 ou plus commode des affaires. Désormais, le législateur permet au président d’une juridiction administrative ou au magistrat qu’il délègue à cet effet, de statuer seul sur certaines affaires dont la nature ne justifie pas l’intervention de plusieurs juges. Comme l’a souligné un auteur :
Si la collégialité est souvent vue comme une garantie de bonne justice, force est de reconnaître qu’elle n’est pas toujours à même de répondre en urgence à certains besoins des justiciables. Le recours au juge unique apparaît donc comme gage d’efficacité, mais aussi comme un moyen de désencombrer les juridictions administratives12.
En effet, le développement des concepts de « juge unique » et « juridiction présidentielle » en droit du contentieux administratif, en Afrique en général et au Cameroun en particulier, s’est justifié par les lenteurs judiciaires qui ont caractérisé et continuent toujours de caractériser la justice administrative collégiale13. De nos jours, le juge administratif ne peut plus en principe ramper comme un escargot14 comme il le faisait avant. À travers les procédures d’urgence, le juge est appelé à prononcer sa décision dans les plus brefs délais. Ces procédures peuvent être définies comme des :
Procédures spécifiques qui, en liaison avec la procédure normale d’instruction au fond, permettent de donner, dans les circonstances de l’espèce, une solution rapide, quoique provisoire ou partielle, au contentieux administratif dans l’intérêt du requérant ou d’une bonne administration de la justice, le principe étant que le juge de l’urgence est le juge de l’évidence15.
En droit du contentieux administratif camerounais et contrairement au droit français16, le législateur a consacré deux procédures d’urgence17 qui permettent au juge de statuer seul et à bref délai. On les appelle aussi les procédures incidentes parce que le juge « n’intervient que de façon incidente et parallèlement au recours principal18 ». Il s’agit du sursis à exécution et du référé administratif. Le premier est prévu par les articles 30 et 31 de la loi n° 2006/022 du 29 décembre 2006 fixant l’organisation et le fonctionnement des tribunaux administratifs19 et les articles 111 et 112 de la loi n° 2006/016 du 29 décembre 2006 fixant l’organisation et le fonctionnement de la Cour Suprême. Il permet au juge de suspendre l’exécution d’un acte administratif dans l’attente de la décision du juge du fond. La doctrine, sous la plume du professeur Bernard Pacteau, le définit comme :
La suspension de l’applicabilité d’un acte dans l’attente du jugement à rendre sur sa légalité. C’est la neutralisation pendant le procès dont il fait l’objet, en quelque sorte, la “détention provisoire” de l’acte non encore condamné, mais déjà “inculpé”20.
Le professeur Henri Jacquot souligne que le sursis à exécution a pour objet « de tempérer les conséquences de l’effet non suspensif des recours contentieux qui est de règle devant les juridictions administratives21 ». Il apparaît donc que le sursis à exécution constitue « une exception à la règle fondamentale du droit administratif suivant laquelle le recours n’a pas un effet suspensif22 ».
La seconde mesure d’urgence est le référé administratif. Il trouve son fondement dans les articles 27, 28 et 29 de la loi de 2006/022 et les articles 108 à 110 de la loi de 2006/016 suscitées. Comme en matière de sursis à exécution, le référé permet au juge de prendre des mesures provisoires le plus rapidement possible en vue de la sauvegarde d’un droit fondamental. Le professeur Joseph Owona définit le référé administratif comme :
Une procédure contradictoire permettant en cas d’urgence d’obtenir du président de la juridiction ou de son délégué sans examen de fond, une décision exécutoire provisoire23.
On a aussi expliqué que :
[L]a procédure de référé permet aux présidents des chambres ou des tribunaux administratifs d’ordonner des mesures facilitant l’instruction, notamment des expertises24.
Comme le souligne le professeur Henri Jacquot, le référé a pour objet « de permettre au président de la juridiction de prendre, sans toucher au fond du litige, des mesures d’urgences de nature à sauvegarder les intérêts du requérant25 ».
Comme on peut le constater, le sursis à exécution et le référé administratif sont caractérisés par l’urgence. Ce sont des procédures accélérées imposant au juge d’intervenir dans des délais courts26. Ces mesures de précaution consacrées en droit public processuel camerounais, sont des mesures conservatoires27 qui permettent de protéger les administrés en les dotant des procédures qui portent la caractéristique essentielle de célérité et de remise en cause des lenteurs judiciaires excessives.
La présente étude n’a pas pour objectif de faire un développement sur le régime juridique des mesures d’urgence en droit positif camerounais. D’intéressantes études ont été menées en ce sens28. Son objectif est de mener une réflexion sur l’autorité des décisions rendues par le juge unique, comparées aux autres décisions du juge administratif. Le choix de ce cadre n’est pas quelconque, mais résulte d’un ensemble de considérations qui convergent dans le sens de la reconnaissance d’une autonomie des ordonnances au sein des décisions judiciaires. De ce fait, l’intérêt de la réflexion découle du fait qu’elle intervient dans une fenêtre encore en friche du contentieux administratif camerounais : les décisions du juge de l’urgence. Elle permet de comprendre l’apport du législateur et du juge administratif dans ce pan du droit administratif processuel.
Aux termes de la loi, il est statué sur la requête de référé et sur la demande de sursis à exécution par ordonnance29. Il s’agit d’« une forme de jugement des litiges prononcée par un juge statuant seul30 » et caractérisée par « un allègement significatif de la procédure31 ». Décision de justice provisoire32, l’ordonnance constitue entre les mains du juge unique un « instrument, parmi d’autres, pour évacuer les stocks en attente, en statuant sur les affaires sans audience publique33 ».
La question fondamentale au centre de la présente réflexion est formulée comme suit : quelle est la nature des décisions du juge administratif camerounais de l’urgence ? La réponse rapide à cette interrogation consiste à dire que les décisions du juge administratif de l’urgence sont particulières pour ce qui est de leur autorité. En effet, elles sont dépourvues de l’autorité de la chose jugée au principal, mais bénéficient de cette autorité « au provisoire34 ».
La réponse à la question centrale de l’étude doit être recherchée dans les textes juridiques et la jurisprudence. C’est dire que la méthode d’analyse est basée principalement sur l’exégèse et la casuistique. Elle est également nourrie d’incursions comparatives. En tout état de cause, les décisions du juge de l’urgence sont des décisions de justice. Elles sont rendues par un juge unique sur une question de droit. Décisions provisoires et non définitives rendues dans l’attente de la décision du juge de fond, elles sont de ce fait dépourvues de l’autorité de la chose jugée au principal, ce qui fait leur particularité (I). Cependant, compte tenu de leurs caractères obligatoire et exécutoire de plein droit, ces décisions modifient l’ordonnancement juridique et bénéficient en conséquence de l’autorité de la chose ordonnée, qui en réalité ne serait que la chose jugée masquée au provisoire (II).
I. Des décisions de justice dépourvues de l’autorité de la chose jugée au principal
Les ordonnances rendues par le président d’une juridiction administrative ou le magistrat qu’il délègue à cet effet sont des décisions provisoires. Elles ne sont pas rendues sur le fond du litige, c'est‑à‑dire le principal. Par conséquent, en matière d’urgence, le juge administratif ne décide pas au sens strict du terme. En effet, le caractère provisoire et l’absence d’autorité de la chose jugée de ces décisions juridictionnelles (A) constituent tout ce que n’est pas un jugement35. Ces particularismes distinguent les ordonnances des jugements ou des arrêts rendus par les juges siégeant en formation collégiale. Bien plus, le caractère provisoire de ces décisions semble justifier la limitation des voies de recours à leur encontre (B).
A. Le caractère provisoire des procédures d’urgence
Le caractère provisoire a pour conséquence l’absence de l’autorité de la chose jugée. Le provisoire et l’absence de l’autorité de la chose jugée sont éléments qui caractérisent les ordonnances rendues par le juge de l’urgence. S’agissant de l’absence de l’autorité de la chose jugée, elle découle du caractère provisoire de ces décisions, mais aussi et surtout du fait que la décision du juge du provisoire ne doit pas préjudicier au principal. L’analyse de la consistance du provisoire au premier plan (1) permettra de mener par la suite une réflexion sur les problèmes posés par les ordonnances sur le plan de leur efficacité dans la satisfaction des intérêts des requérants (2).
1. La consistance du provisoire
Par définition, une chose est provisoire lorsqu’elle n’est pas destinée à durer, lorsqu’elle est destinée à être remplacée, modifiée ou à disparaître36. Le provisoire ici est synonyme de transitoire. D’un avis commun, le provisoire est une notion polysémantique. Ainsi, la notion de provisoire est riche de sens et souvent :
Sont confondus le nom (provision, par provision), l’adjectif (provisoire), l’adverbe (provisoirement). Par provision se dit d’une décision rendue avant d’aborder le fond ; quant à l’adjectif provisionnel, il colore des situations aussi différentes que jugement, exécution, détention provisoire, liquidation provisoire d’astreinte, règlement provisoire d’ordre ou de contribution37.
En droit, le provisoire renvoie à tout ce qui a été décidé de façon temporaire dans l’attente d’un jugement définitif. Pour le professeur Paul Amselek, le provisoire est une notion de droit judiciaire évoquant une solution d’attente adoptée par le juge38. L’éminent auteur souligne ce qu’est le provisoire :
Cette notion correspond toujours à l’idée d’un processus de décision juridique au cours duquel des mesures temporaires d’attente sont adoptées avant que la décision à prendre soit arrêtée définitivement, des mesures qui interviennent donc dans une phase préliminaire encore indécise et qui, par définition, ne lieront pas la décision définitive en instance, dont elle pourra ne pas tenir compte, qu’elle pourra modifier ou réduire à néant39.
En effet, les décisions rendues par le juge administratif de l’urgence sont des décisions provisoires. Elles signifient que la mesure ordonnée par le juge n’est pas affectée d’un caractère définitif. La raison est ainsi doublement justifiée. D’une part, ces décisions ne doivent pas préjudicier au principal. En d’autres termes, elles ne doivent pas trancher le fond du litige, prérogative du juge du fond. D’autre part, ces décisions sont justifiées par l’urgence.
Considérons la première raison, c'est‑à‑dire que la décision du juge de l’urgence ne doit pas porter préjudice au principal. En matière de référé, l’article 27 (1) de la loi n° 2006/022 dispose que :
Dans les cas d’urgence, le président du tribunal administratif ou le magistrat qu’il délègue peut […] ordonner toutes les mesures utiles, sans faire préjudice au principal.
Les mesures utiles contenues dans cette disposition sont des mesures conservatoires.
À tout prendre, cette interdiction signifie que le juge de l’urgence ne tranche pas une question de droit. Le litige n’est pas résolu et les droits des parties sur le fond restent intacts. Il s’ensuit que le juge de l’urgence n’est compétent que pour prendre des mesures conservatoires « pour la sauvegarde à la fois immédiate, rapide et puissante d’intérêts majeurs qui risqueraient autrement d’être gravement et inéluctablement compromis40 ». C’est ainsi qu’il a été décidé que les mesures provisoires « ne peuvent intervenir que pour sauvegarder une situation mise en péril par un acte administratif41 ». Cette prohibition selon laquelle la décision du juge de l’urgence ne saurait porter préjudice au principal constitue l’une des conséquences de son caractère provisoire42.
Aussi, aux termes de l’article 29 de la loi n° 2006/022, l’ordonnance de référé est exécutoire par provision ou « par précaution43 ». Le juge de référé le rappelle toujours dans ses décisions44. En réalité, l’exécution provisoire permet au requérant ayant bénéficié de la mesure de référé, d’exécuter l’ordonnance dès sa signification, malgré l’effet suspensif du délai des voies de recours ordinaires ou de leur exercice.
Par contre, il est de jurisprudence constante que l’ordonnance du sursis à exécution est quant à elle exécutoire sur minute avant enregistrement. C’est ce qui ressort des dispositifs des ordonnances du sursis à exécution45. Or, l’on sait que l’exécution sur minute est une « forme particulièrement rapide d’exécution permettant au bénéficiaire d’une décision d’en exiger la mise en œuvre sur présentation de la minute, c’est‑à‑dire de l’original de la décision, sans avoir au préalable à faire signifier une copie revêtue de la formule exécutoire46 ». En effet, l’exécution des ordonnances, qu’elle soit par provision ou sur minute, montre que l’on a affaire aux décisions provisoires qui n’ont pas autorité de la chose jugée au principal. Le juge de l’urgence n’étant pas saisi du principal « ne tranche pas le fond du droit, mais ordonne, lorsque les conditions édictées par les textes sont remplies, toutes les mesures qui s’imposent47 ». On le voit bien, la fonction du juge de référé est strictement délimitée en droit :
[J]uge du provisoire, le juge des référés a une fonction clairement délimitée : […] il lui appartient d’ordonner immédiatement les mesures nécessaires : ni plus ni moins48.
Il faut relever que cette interdiction n’est consacrée formellement qu’en matière de référé administratif49. En matière de sursis à exécution, le législateur n’emploie pas l’expression « sans faire préjudice au principal ». Mais, le sursis à exécution étant aussi une mesure d’urgence comme le référé administratif, la décision du juge dans ce cas est une décision provisoire dans l’attente de la décision du juge du fond, qui doit décider de l’annulation ou non de l’acte administratif litigieux. Toutefois, chaque mesure d’urgence garde sa spécificité, comme l’a plusieurs fois rappelé le juge administratif de l’urgence. Le juge du référé ne peut ordonner le sursis à l’exécution d’une décision administrative50 et vice versa.
S’agissant de la seconde raison, l’on sait que les ordonnances du juge administratif de l’urgence sont des décisions provisoires du fait de leur caractère urgent. Le juge ici statue dans les plus brefs délais. C’est la raison pour laquelle il est admis en doctrine que le temps est au cœur de la notion d’urgence51. En cas d’urgence, il n’y a plus de temps à perdre. De l’avis du doyen Vincent, l’urgence est :
Une question de fait ; il y a urgence quand un retard de quelques jours, peut‑être même de quelques heures, peut devenir préjudiciable à l’une des parties52.
Le professeur René Chapus abonde dans le même sens lorsqu’il écrit que :
C’est dans une très étroite fenêtre de temps que le sort du référé va jouer. On peut dire, schématiquement : s’il est exercé avant, il sera prématuré, car il n’y aura pas encore urgence ; s’il est exercé après, il sera tardif, car il n’y aura plus urgence53.
Il faut relever cependant pour le regretter que les ordonnances du juge ne tiennent pas toujours compte de l’urgence. Au Cameroun, les procédures d’urgence ne sont pas toujours des procédures empreintes de célérité. Et l’on peut penser sans risque de se tromper que le juge du référé administratif n’a pas encore la culture de l’urgence. On ne peut que se référer à certaines de ses décisions pour s’en convaincre. À titre illustratif, dans l’affaire « Ntone Richard », objet de l’ordonnance n° 04/OSE/CA/CS/2009 accordant le sursis à exécution, le juge saisi d’un recours en date du 4 avril 2007, avait rendu son ordonnance le 26 mars 2009, soit deux (2) ans après. Dans ce cas, peut‑on encore parler de l’urgence au sens français du terme où le juge a deux (2) jours pour rendre sa décision ? La réponse négative à cette interrogation ne fait l’ombre d’aucun doute. Or, comme le souligne Madame le professeur Marie‑Anne Frison‑Roche :
Dans les faits, avoir raison dix ans après le trouble causé en droit, c’est avoir encore perdu. Vient le moment où statuer tard équivaut à ne pas statuer54.
Dans tous les cas, on peut remarquer que le juge administratif camerounais de référé a une conception de l’urgence qui lui est propre. Ses décisions, du fait de leur caractère provisoire, peuvent être une source d’inefficacité dans la protection des droits des requérants.
2. Le problème du provisoire attaché aux ordonnances du juge unique
D’un avis général, les procédures d’ordonnance permettent aux requérants de gagner en simplicité, rapidité et efficacité55. Cependant, le non‑respect desdites procédures par l’Administration limite leur efficacité dans la protection des droits fondamentaux.
Il faut rappeler qu’en droit administratif camerounais du procès, obtenir l’exécution d’une décision rendue par le juge administratif56 n’est pas chose facile. La raison tient au fait que le juge administratif ne peut pas donner des ordres à l’Administration. Cette prohibition ne concerne pas seulement le juge de fond. Même le juge administratif de l’urgence n’a pas expressément compétence pour donner des injonctions à l’Administration. Ce qui serait au cœur du non‑respect des ordonnances du juge unique57. Et pourtant, l’exécution de l’ordonnance de référé ne peut être efficace que si le juge de l’urgence bénéficie de ce pouvoir comme son homologue français58. Dans l’espèce « Edzoa Etoundi Philibert59 », le juge du référé se déclarant incompétent pour ordonner la suspension de l’arrêté du Ministre des domaines et des affaires foncières annulant la mutation d’un titre foncier, avait affirmé qu’il outrepasserait ses pouvoirs en adressant des injonctions à l’Administration60.
À l’observation, le juge de l’urgence aurait oublié que la mesure d’urgence lui permet d’enjoindre à l’Administration de faire ou de s’abstenir de faire. Dans la procédure de référé, lorsque le juge administratif ordonne à l’Administration l’ouverture provisoire d’un débit de boissons dans l’attente de la décision du juge de fond61, il ne s’agit là que d’une injonction62.
En matière de sursis à exécution, lorsque le juge administratif ordonne la suspension des effets d’un acte administratif, le caractère injonctif de la mesure prononcée est avéré63. Il s’agit en réalité de l’ordre donné à l’Administration de ne pas exécuter la décision dont la légalité est contestée devant le juge du fond. Le professeur Yves Gaudemet souligne à cet effet que :
L’injonction à l’administration n’est pas moins certaine lorsque le juge administratif prononce le sursis à exécution d’un acte administratif, faisant d’autre part l’objet d’un recours en annulation. C’est bien un ordre et un ordre de ne pas faire, de ne pas exécuter, qui résulte de la décision de sursis […] cette large compétence reconnue au juge pour prononcer le sursis rend plus accessible, et plus fréquente, les injonctions ainsi adressées à l’administration64.
En effet, en matière de sursis à exécution, la suspension a « un caractère injonctif, car elle change le comportement de l’administration au profit de la protection des droits des requérants65 ».
Le juge camerounais de l’urgence doit prendre conscience que le législateur a consacré implicitement à son profit le pouvoir d’injonction. En matière de référé, il doit, en vertu de l’article 27 de la loi n° 2006/022, ordonner toutes les mesures utiles. Dans le domaine du sursis, il détient également le pouvoir de l’ordonner en vertu de l’article 30 alinéa 2 de la loi n° 2006/022. Comme le souligne le professeur Patrick Edgard Abane Engolo :
[L]es recours en matière d’urgence offrent au juge administratif l’occasion de prononcer des décisions incidentes qui tiennent lieu d’obligation positive pour l’administration66.
À tout prendre, les procédures d’urgence présentent des avantages indéniables. Ce sont des procédures rapides et simples. Toutefois, le caractère provisoire des décisions issues de ces procédures constitue un handicap à la protection efficace des droits des administrés, car elles n’ont pas autorité de la chose jugée au principal. Dès lors :
La solution du juge unique qui peut paraître expédiente est, en effet, en contentieux administratif, une solution détestable67.
Autrement dit :
Le provisoire est stérilisant, et même trompeur dans une certaine mesure. Il ne sert à rien d’annoncer au bon peuple que l’on met à sa disposition une justice rapide si, une fois la décision obtenue, son caractère provisoire alimente le doute sur son efficacité. Une décision de justice, quelle qu’en soit la nature, n’a d’intérêt que si elle est efficace68.
Au total, le juge administratif camerounais de l’urgence n’a pas encore la culture de l’urgence ; c’est un juge lent69. Cette lenteur semble être un frein au développement des procédures d’ordonnance en droit du contentieux administratif camerounais. Ce qui a pour conséquence la protection juridictionnelle inefficace des droits des requérants et le développement lent de l’exercice des voies de recours, lesquelles restent limitées.
B. Le caractère provisoire des ordonnances et la limitation des voies de recours
Un certain rapprochement peut être fait entre les décisions issues des procédures d’urgence et les décisions issues de la collégialité. Les ordonnances du juge administratif, comme les décisions du juge du fond, sont susceptibles des voies de recours devant le juge supérieur. Mais, à la différence des décisions du juge collégial, les ordonnances ne sont susceptibles que de quelques voies de recours. On ne peut s’en rendre compte qu’en suivant la logique du législateur, confirmée par la jurisprudence en examinant les voies de recours en matière de référé administratif, d’une part (1), et les voies de recours en matière de sursis à exécution, d’autre part (2).
1. La restriction des voies de recours en matière de référé administratif
Il ressort des articles 29 et 114 de la loi n° 2006/022 que l’ordonnance de référé est susceptible d’appel devant la Chambre administrative de la Cour Suprême. Il s’agit donc d’une ordonnance rendue en premier ressort. C’est dire que la Chambre administrative est juge d’appel des ordonnances rendues par les présidents des tribunaux administratifs en première. L’on peut penser de ce fait que le principe du juge unique qui prévaut en instance devient une exception devant la Chambre administrative saisie en appel en matière de référé. Comme on le sait, elle statue en appel en formation collégiale et applique les règles classiques de la voie de recours d’appel au fond70.
Voie de réformation, l’appel permet à la Chambre administrative de vérifier le bienfondé de l’ordonnance rendue en instance. Il revient de ce fait au juge d’instance de faire apparaître dans sa décision les raisons de droit et de fait pour lesquelles, soit il considère que l’urgence justifie la mesure sollicitée, soit il estime qu’elle ne la justifie pas.
Dans l’espèce « Lieutmbouo Abdou », objet de l’ordonnance de référé n° 07/ORSE/CS/PCA/84‑85 du 21 décembre 1984, le président de la Chambre administrative qui avait statué en instance, avait rejeté la demande du requérant sollicitant le retrait provisoire du titre foncier querellé des mains de son détenteur Mouemomo Vincent au motif pris de « l’existence d’une telle procédure spéciale et parallèle aboutissant au même résultat » et de ce que « la juridiction contentieuse est déjà saisie du litige ». Saisie en appel71, l’Assemblée plénière de la Cour Suprême, avait déclaré l’appel recevable en la forme et l’a déclaré fondé, en motivant sa décision de la manière explicite. Mais il faut relever pour le regretter que le juge de l’espèce avait fait une confusion des procédures d’urgence72 consacrées par la loi n° 75/17 du 8 décembre 1975 fixant la procédure devant la Cour Suprême statuant en matière administrative73. Dans cette affaire, le juge affirme :
Considérant que le retrait provisoire et non l’annulation du titre foncier litigieux, mesure commandée par l’urgence et destinée à sauvegarder les droits du requérant jusqu’à décision sur le fond ressortit de la juridiction personnelle du président et ne fait pas obstacle au principal ; Considérant que dans les circonstances de l’affaire, eu égard, notamment, à la menace d’aliénation de l’immeuble dont s’agit, la demande Lieutmbouo Abdou présente un caractère d’urgence de nature à justifier l’application des dispositions de l’article 16 de la loi n° 75/17 du 8 décembre 1975 ; Qu’il importe peu que la Chambre administrative soit déjà saisie du fond du litige, la disposition de l’article 17 qui prévoit que “la demande en sursis peut être formée en même temps que la demande principale et par la même requête” impliquant nécessairement que le pouvoir que la loi a confié au président de la Chambre administrative de prendre, en cas d’urgence, toutes mesures utiles, lui appartient en tout état de cause.
Il en ressort que le président de la Chambre administrative n’avait pas donné des motifs valables à sa décision. Ce qui a justifié l’exercice de l’appel devant l’Assemblée plénière de la Cour Suprême. Or, si le juge unique d’instance avait clairement indiqué les raisons du rejet de sa décision, cet appel aurait pu être évité.
La motivation s’avère ainsi nécessaire74 pour faciliter le contrôle du juge d’appel. C’est une garantie de l’État de droit, car elle est cœur du respect de la règle de droit par les acteurs de la justice75. Comme il est admis en doctrine :
L’absence de motivation de l’ordonnance incite presque mécaniquement la partie à laquelle elle est défavorable à faire appel en partant de cette idée que si le juge des référés n’a pas donné des motifs valables à la décision qu’il a prise, c’est parce qu’il n’en avait pas. D’où de très nombreux appels qui auraient dû être évités ou jugés plus vite si les motifs de la décision de rejet avaient été clairement indiqués et le cadre du débat contentieux clairement délimité par la motivation de l’ordonnance76.
Ainsi, l’exercice d’un tel contrôle suppose, somme toute, que la motivation de la décision soit suffisamment explicite et compréhensible77.
De plus, l’ordonnance de référé administratif est susceptible du pourvoi en cassation78. De ce fait, pour une bonne administration de la justice, le juge d’appel en matière de référé doit motiver sa décision afin de faciliter le contrôle du juge de cassation79. Ici, les pouvoirs du juge de cassation consistent à exercer un contrôle sur la régularité de l’ordonnance, afin de savoir si le juge d’appel a correctement apprécié les conditions de la recevabilité de la demande et sur les motifs de sa décision. Le contrôle est également exercé sur le fond pour savoir si c’est à bon droit que le juge d’appel estime les conditions d’obtention du référé satisfaites ou pas80.
En fin de compte, le contrôle de la décision du juge d’appel par le juge de cassation sera inexistant en matière de sursis à exécution, puisque l’unique voie de recours qui est consacrée ici est le pourvoi en cassation contre la décision rendue en dernier ressort. Ce qui distingue le référé du sursis à exécution.
2. La limitation des voies de recours en matière de sursis à exécution
Contrairement au référé administratif qui est susceptible d’appel et de pourvoi en cassation, le sursis à exécution n’est susceptible que de la voie de cassation. Cette voie de recours a pour fonction primordiale « d’assurer la conformité des jugements à la loi (il faut entendre : à la règle de droit) et, par là même, l’unité dans l’identification et l’interprétation des normes juridiques par les diverses juridictions81 ».
En fait, le recours en cassation permet à la Chambre administrative statuant en cassation de vérifier si l’ordonnance rendue en dernier ressort par le président du Tribunal administratif n’est pas contraire à la règle de droit. Ainsi, la Chambre administrative statuant en cassation est vouée à cet égard à une « mission de police juridique82 ».
Le pourvoi en cassation contre les ordonnances du sursis à exécution est régi par les articles 111 et 112 de la loi n° 2006/016 du 29 décembre 2006 fixant l’organisation et le fonctionnement de la Cour Suprême. En effet, le pourvoi contre une ordonnance de sursis à exécution d’un acte administratif suspend de plein droit l’exécution de ladite ordonnance. On peut constater que la consécration de cette voie de recours « fournit un exemple concret d’élargissement du droit d’accès au juge administratif83 ».
En tout état de cause, l’ordonnance rendue par le président du tribunal administratif ou le magistrat qu’il délègue à cet effet en instance n’est pas susceptible d’appel. Il s’agit ici d’un dernier degré de juridiction étant donné que l’ordonnance est rendue en dernier ressort. C’est ce qui ressort de l’espèce « Kenmoe Emmanuel » contre État du Cameroun (MINDAF84). En effet, sieur Kenmoe avait saisi le juge administratif d’un recours en rétractation contre l’ordonnance n° 018/OSE/CAB/PCA/CS/2005‑2006 du 25 janvier 200685. Le juge avait déclaré le recours irrecevable en faisant ainsi une saine interprétation des textes. Par combinaison des articles 116 de la loi n° 2006/022, 38 alinéa 2 et 111 alinéa 1 de la loi n° 2006/016, le juge affirme clairement :
Qu’il résulte de la combinaison de ces textes que l’ordonnance de sursis à exécution d’un acte administratif est rendue en dernier ressort et qu’à ce titre elle n’est susceptible que du pourvoi en cassation ; Qu’ainsi, en introduisant un recours en rétractation en l’espèce, le sieur Kenmoe Emmanuel a méconnu les textes cités ci‑dessus ; Qu’il s’ensuit que ledit recours est irrecevable comme non prévu en la matière.
Malgré tout, la consécration de la voie de cassation contre les ordonnances du juge du sursis permet de garantir les droits des requérants toutes les fois qu’ils ne sont pas satisfaits de la décision du juge d’instance. Mais, il faut relever que l’exercice de cette voie de recours n’est pas à la merci de tous les requérants avec la mise en place des tribunaux administratifs au niveau des régions. Ceci par le fait que le requérant sera tenu de se déplacer pour saisir le juge d’appel ou de cassation à Yaoundé, la capitale politique86. Ainsi, l’éloignement du juge d’appel87 et de cassation constitue un handicap pour le contrôle des ordonnances rendues par les juridictions inférieures. Les requérants situés à Yaoundé et dans une certaine mesure à Douala seront les seuls à pouvoir saisir le juge de cassation. Les requérants des autres régions ne pourraient pas réussir à exercer leur recours à temps, au regard des moyens de transport qui restent sous‑développés. De même, cette justice rapide va être coûteuse pour les requérants démunis qui, en plus des moyens de transport, seront tenus de l’obligation de payer la consignation88. Cette situation, a‑t‑on justement fait valoir, « entraînera une sous‑exploitation de ces deux voies de recours et elle mettra en partie en cause le principe du double degré de juridiction qui veut qu’un justiciable non satisfait d’une décision rendue au premier degré puisse saisir en appel le juge du second degré89 ».
Pour pallier cette difficulté, une partie de la doctrine avait avancé qu’il reviendrait au législateur, afin de réduire la distance géographique qui sépare les requérants des juges d’appel et de cassation, de permettre la saisine de ces juges par Internet90. Avec la connexion Internet qui n’est pas fluide, il nous semble que d’autres solutions proviendraient de la réforme des textes en permettant au président d’un tribunal administratif de désigner par ordonnance un magistrat chargé de statuer en premier ressort et le président du tribunal administratif, en dernier ressort sur les procédures d’ordonnance. Cette solution n’est peut‑être pas une panacée, mais sa mise en œuvre atténuerait considérablement l’éloignement du juge des justiciables.
In fine, les ordonnances sont caractérisées par l’absence de l’autorité de la chose jugée au principal. Elles sont susceptibles de certaines voies de recours. Mais leur caractère provisoire ne doit pas faire perdre de vue que ce sont des décisions de justice exécutoires et obligatoires et, de ce fait, revêtues de l’autorité de la chose ordonnée ou de la chose jugée au provisoire.
II. Des décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée au provisoire
Les décisions provisoires sont rendues pour un temps. Mais, ce n’est pas le facteur temps qui détermine l’autorité d’une décision de justice. La valeur d’une décision de justice s’apprécie par ses caractères exécutoire et obligatoire. Ainsi, une décision de justice a autorité lorsqu’elle s’impose. De ce fait, les ordonnances du juge administratif ont‑elles autorité ? À cette question, il importe de répondre par l’affirmative : les ordonnances sont des décisions qui ont autorité, c'est‑à‑dire qui s’imposent, notamment aux parties comme des jugements ou des arrêts. C’est pourquoi, contrairement aux décisions du juge de fond, les caractères exécutoire et obligatoire des ordonnances leur confèrent l’autorité de « la chose ordonnée91 » (A). Cela est d’autant plus vrai que la violation d’une ordonnance du juge unique par l’Administration constitue un cas d’ouverture du recours en annulation pour excès de pouvoir (B).
A. Les effets des décisions rendues en matière d’urgence
Il n’est pas inutile de rappeler que le caractère provisoire et l’absence d’autorité de la chose jugée des ordonnances rendues par le juge administratif de l’urgence constituent tout ce que n’est pas un jugement. L’autorité de la chose jugée ne concerne sans doute que les décisions rendues par les juges du fond92. En effet, étant des décisions juridictionnelles rendues à titre provisoire, les ordonnances ont un caractère exécutoire et une force obligatoire à l’égard des parties (1). C’est pour cette raison que l’on peut avancer que les décisions d’urgence sont revêtues de l’autorité de la chose ordonnée, qu’une certaine doctrine a qualifiée d’ « autorité de la chose jugée au provisoire93 » (2).
1. Les caractères exécutoire et obligatoire des décisions du juge de l’urgence
D’évidence, les caractères exécutoire et obligatoire94 des ordonnances signifient que ces décisions ont autorité, c'est‑à‑dire qu’elles s’imposent, mais seulement aux parties. Comme nous avons relevé plus haut, l’ordonnance de référé est exécutoire par provision. Ce droit accordé par la loi au requérant bénéficiaire, lui permet de poursuivre l’exécution malgré l’effet suspensif des voies de recours. De même, l’arrêt rendu par le juge de cassation en matière de référé est immédiatement exécutoire et ne peut suspendre l’exécution de l’acte attaqué95. L’exécution court à partir de la notification de l’ordonnance ou de l’arrêt qui est faite dans les vingt‑quatre (24) heures aux parties96.
En matière de sursis à exécution, l’ordonnance ou l’arrêt rendu doit être notifié aux parties en cause dans les vingt‑quatre (24) heures. L’acte attaqué ne produit plus d’effet à partir de la notification97, ceci en attendant la décision du juge du fond. L’Administration qui exécute l’acte objet de sursis, commet de ce fait un excès de pouvoir. Il s’agit ici d’une spécificité du sursis à exécution. L’ordonnance ou l’arrêt en matière de référé ne peut en aucun cas suspendre l’exécution de l’acte attaqué.
De ce qui précède, les ordonnances créent des droits et des obligations provisoirement à l’égard des parties. Il s’ensuit qu’elles sont, de ce fait, des décisions exécutoires. Bien plus, elles sont obligatoires et dans ce cas, ce qui a été ordonné doit être exécuté. Les parties (le requérant et l’Administration) sont tenues d’exécuter les décisions rendues par les juges de l’urgence. Elles ne peuvent les méconnaître au motif de leur caractère provisoire.
Du côté de l’Administration, la chose ordonnée doit primer sur la chose décidée. L’Administration ne peut, en matière d’ordonnance, méconnaître la mesure ordonnée par le juge. Dans le domaine du sursis à exécution, l’effet de l’acte attaqué est suspendu. Il ne peut plus être exécuté pendant tout le temps que mettra la décision du juge du sursis. De ce fait, l’effet de l’ordonnance ne s’éteint que si le juge du fond a statué. De même, l’ordonnance prononçant le sursis devient caduque si à l’expiration du délai de soixante (60) jours, délai de recours contentieux, le tribunal administratif n’est pas saisi de la requête introductive d’instance98. Si c’est un arrêt de rejet du pourvoi formé contre une ordonnance ayant prononcé le sursis à exécution, il deviendra caduc quinze (15) jours après le rejet du recours gracieux, si le tribunal n’est toujours pas saisi de la requête introductive du recours contentieux99.
Cependant, ces conditions qui peuvent rendre la décision du sursis à exécution caduque ne sont pas consacrées en matière de référé administratif. La raison est simple : en la matière, le juge du principal est déjà saisi de la requête introductive d’instance. La demande du référé est tout simplement une demande accessoire à la demande principale. Mais il faut regretter la rédaction malheureuse de l’article 27 alinéa 1 de la loi de 2006/022 sur l’octroi du référé. Au lieu de l’introduction du recours contentieux, le législateur a plutôt employé l’expression « de l’introduction du recours gracieux ». Ce qui n’est pas toujours le cas en matière du sursis où le requérant peut saisir le juge du sursis avant l’introduction du recours contentieux devant le juge principal.
À titre de droit comparé, le Conseil d’État français avait affirmé les caractères exécutoires et obligatoires des ordonnances dans l’affaire « Association convention vie et nature pour une écologie radicale et Association pour la protection des animaux » en ces termes :
Considérant que si, eu égard à leur caractère exécutoire, les décisions du juge des référés n’ont pas au principal, l’autorité de la chose jugée, elles sont néanmoins, conformément au principe rappelé à l’article L. 11 du Code de justice administrative, exécutoires et, en vertu de l’autorité qui s’attache aux décisions de justice, obligatoires ; Qu’il en résulte notamment que lorsque le juge des référés a prononcé la suspension – soit par l’aboutissement d’une voie de recours, soit dans les conditions prévues à l’article L. 521‑4 du Code de justice administrative, soit par l’intervention d’une décision au fond –, l’administration ne saurait légalement reprendre une même décision sans qu’il ait été remédié au vice que le juge des référés avait pris en considération pour prononcer la suspension […]100.
C’est fort justement de ces caractères exécutoire et obligatoire des ordonnances qu’on peut affirmer que ces décisions sont revêtues de l’autorité de la chose ordonnée ou jugée au provisoire.
2. L’autorité de la chose ordonnée ou jugée au provisoire des ordonnances
Les ordonnances du juge unique bénéficient de l’autorité de la chose ordonnée. C’est la qualité attribuée aux décisions rendues par le président d’une juridiction administrative ou le magistrat qu’il délègue à cet effet, relativement à la mesure que celui‑ci ordonne. Il suit que l’acte juridictionnel, dès son prononcé, est incontestable et ne peut plus être remis en cause, sous réserve de l’exercice de voies de recours. C’est dans le dispositif que l’on se reporte pour rechercher les énoncés de l’autorité de la chose ordonnée. Dans le dispositif, l’énoncé principal qui caractérise la chose ordonnée des ordonnances est « ordonnons ». L’autre énoncé non moins important se résume dans la phrase « la présente ordonnance sera exécutoire par provision [ou] sur minute101 ». C’est ce langage du dispositif qui permet de déceler l’autorité de la chose ordonnée des ordonnances.
En effet, l’autorité de la chose ordonnée exclut que ce qui a été ordonné puisse être méconnu ou contesté. La chose ordonnée a et doit avoir autorité. Comme l’a écrit Monsieur Julien Piasecki :
Malgré son caractère provisoire, cette décision n’est pas dépourvue de toute autorité. Le juge des référés n’est pas saisi au principal, ce qui a pour conséquence de ne pas accorder l’autorité de la chose jugée au principal, mais l’ordonnance de référé, étant une décision de justice exécutoire, est revêtue de l’autorité de la chose ordonnée [qui est] également dénommée chose jugée au provisoire102.
Si les ordonnances sont dépourvues de l’autorité de la chose jugée au principal, elles bénéficient a contrario de cette autorité au provisoire103. Elles n’ont cette autorité qu’à l’égard des parties. C’est ce qui fait leur particularité parmi les décisions de justice. La chose jugée s’impose à tous, y compris au juge. Or, les décisions provisoires « ne s’imposent ni au juge qui les a prononcées (et qui peut les modifier en fonction des circonstances), ni au juge du principal (qui peut les contredire, ou n’en pas tenir compte104) ».
De plus, la décision passée en force de chose jugée105 s’impose même à ceux qui n’ont pas été partie au procès106. L’Administration qui manifeste toujours sa volonté à défier la légalité107 est ici indexée. Elle est également tenue de respecter les ordonnances rendues par les juges uniques seulement dans les cas où elle est partie au procès. Si elle ne l’est pas, les ordonnances rendues par le juge ne produisent aucun effet à son égard.
Pareillement, parce qu’elles ne s’imposent pas au juge du provisoire ainsi qu’à celui du principal, ces décisions n’ont pas autorité de la chose jugée au principal, mais les ont au provisoire à l’égard des parties. Dans ce cas, le juge ne joue qu’un rôle d’observateur : exercer un droit de regard sur l’exécution de la chose ordonnée.
En France, le juge administratif reste un acteur essentiel en matière des référés. Il veille à l’exécution des ordonnances. Il est de ce fait doté des pouvoirs d’injonctions108 lui permettant de contraindre l’Administration à une obligation de faire. Ce pouvoir d’injonction résulte de l’autorité de la chose jugée au provisoire attachée aux ordonnances rendues par les présidents des tribunaux administratifs. Ce pouvoir est beaucoup plus perceptible en matière de référé‑liberté et de référé‑suspension.
Relativement au référé‑liberté, le but de l’injonction est de faire cesser l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale109 et de permettre l’exécution d’une décision de justice. Dans ce cas, le juge administratif des référés prescrit à l’Administration une obligation de faire. La variété des injonctions susceptibles d’être prononcées par le juge administratif des référés se traduit par la prescription des obligations à l’Administration110.
S’agissant du référé‑suspension, le juge administratif français dispose également des pouvoirs d’injonction111 lui permettant de contraindre l’Administration à exécuter la chose jugée au provisoire. La règle générale était que le requérant est tenu de demander l’injonction pour espérer la voir prononcée par le juge de référé‑suspension. Le juge administratif français avait eu à prononcer dans ce sens112, d’une part, des injonctions de réexaminer la demande du justiciable dans un délai déterminé en tenant compte, le cas échéant, des principes et règles juridiques que l’ordonnance de suspension de la décision de refus pourra avoir rappelés dans sa motivation113, et d’autre part, des injonctions de prendre à titre provisoire une mesure dans un sens déterminé, assortie le cas échéant d’un délai114.
La règle imposant au requérant de demander l’injonction avant d’espérer la voir prononcée par le juge de référé‑suspension admet des assouplissements. Le Conseil d’État dans l’affaire « Vedel115 » avait précisé que s’agissant de la suspension d’une décision affirmative, le juge du référé‑suspension peut, de sa propre initiative, prescrire les mesures que d’autres textes imposent à l’Administration partie au litige pour assurer l’exécution de la suspension qu’il prononce116. En cas de suspension d’une décision négative, le juge est tenu d’énoncer les obligations qui découleront, pour l’Administration, de la suspension de la décision de rejet ou de refus, sans que l’absence de conclusion du requérant en ce sens puisse constituer un obstacle117.
Dans le contexte camerounais, le juge administratif de l’urgence n’est pas encore revêtu formellement, comme son homologue français, de ces habits neufs118. Mais comme il est admis que la violation des décisions issues des procédures d’ordonnance constitue une négation de l’État de droit, il est reconnu à l’administré le droit de saisir le juge du fond d’un recours en annulation pour excès de pouvoir d’une décision administrative prise en violation de la chose ordonnée.
B. L’annulation des décisions administratives prises en violation de la chose ordonnée
En matière des jugements et arrêts rendus par le juge administratif du fond, il est de principe que « ce qui a été jugé doit être exécuté119 » et que « méconnaître la chose jugée est un excès de pouvoir, et c’est une faute120 ». En matière des ordonnances, on peut également affirmer que ce qui a été ordonné doit être exécuté et méconnaître la chose ordonnée est un excès de pouvoir, et c’est une faute. En effet, l’activation du recours en annulation pour excès de pouvoir concerne davantage le sursis à exécution qui porte sur les décisions administratives. Ce qui n’est pas du tout le cas du référé administratif. Seul le recours de plein contentieux peut être ouvert s’agissant du référé121. À l’analyse, les ordonnances de sursis à exécution doivent être exécutées comme les autres décisions de justice par les parties. Ainsi, l’inexécution d’une ordonnance est constitutive de faute (1) et constitue un excès de pouvoir si elle est l’œuvre de l’Administration. Ce qui ouvre droit au requérant à l’exercice du recours en annulation pour excès de pouvoir (2).
1. L’inexécution d’une ordonnance comme un cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir
L’inexécution d’une ordonnance du juge administratif par l’Administration est une faute. La faute est la violation d’une obligation. Marcel Planiol ne disait pas autre chose lorsqu’il la définissait dans une formule devenue classique, comme « un manquement à une obligation préexistante. On est en faute quand on ne s’est pas conduit comme on aurait dû ; quand l’action ou l’abstention d’agir sont de nature à justifier le reproche ». Si le professeur Chapus n’a pas fait mieux que de reprendre cette définition classique de la faute122, il précise tout de même que :
De telles formules donnent une idée suffisante de la notion de faute. Il y a seulement lieu d’ajouter que s’il est aussi simple de définir la faute, il peut être délicat de diagnostiquer l’existence des fautes123.
Le diagnostic de l’existence de la faute ne serait pas une tâche difficile en matière des procédures d’ordonnance. La faute ici résulte essentiellement de l’inexécution de la décision rendue. La violation ou l’inexécution par l’Administration est donc une faute. En effet, il va sans dire que l’inexécution de l’ordonnance conduit ici « à une non application du droit qui devient alors un droit fantôme, un droit virtuel, un droit trompeur124 ».
En matière de référé administratif, la décision du juge consiste à ordonner des mesures provisoires destinées à préserver les intérêts des parties à l’exemple des expertises et autres mesures d’instruction, sans toucher le fond du litige, ni faire obstacle à l’exécution de la décision administrative contestée125. La faute ici peut résulter soit du refus de l’Administration d’apporter des preuves afin d’éclairer le juge ou de son refus de faire une descente sur les lieux. Il peut aussi s’agir du refus d’un requérant ou d’un tiers de comparaître.
Dans le cas d’une ordonnance de sursis, la faute n’est pas identique. Comme relevé plus haut, le juge du sursis ordonne une mesure différant l’exécution de la décision administrative jusqu’à décision du juge du fond. La faute de l’Administration résulte ici de l’exécution de la décision dont le sursis est ordonné par le juge.
La Chambre administrative de la Cour Suprême avait qualifié de faute le non‑respect d’une ordonnance de sursis par l’Administration dans l’espèce « Atangana Ntonga Sylvestre126 ». Ce dernier avait obtenu du juge le sursis à l’exécution127 de la décision du Ministre de l’Urbanisme et de l’Habitat128 autorisant la délivrance du titre foncier au sieur Aboumou Joseph. Malgré les caractères exécutoire et obligatoire de cette décision, l’Administration a exécuté sa décision. Saisie en annulation du titre foncier, la Chambre administrative de la Cour Suprême a reconnu le non‑respect de l’ordonnance par l’Administration, ce qui a rendu l’établissement du titre foncier irrégulier.
La faute dans le cas d’espèce était l’irrégularité résultant de la non‑exécution d’une décision de justice : l’ordonnance de sursis à exécution. En effet, l’Administration, pour n’avoir pas respecté cette ordonnance, avait manqué « à son devoir de se soumettre aux décisions de justice administrative. Ce manquement, constitutif d’excès de pouvoir, est une atteinte à l’État de droit129 ». La Chambre administrative n’a pas expressément évoqué la faute, peut‑être parce que la législation foncière130 aurait évité de proposer « une définition de la faute de l’administration, mais de proposer en revanche, une orientation générale, une notion globalisante, celle de “l’irrégularité”131 ». La faute en matière foncière résulte d’une irrégularité qui renvoie à la non‑conformité à la règle de droit132.
Il apparaît que la faute résultant de l’inexécution d’une décision du juge administratif de l’urgence est un cas d’ouverture du recours en annulation pour excès de pouvoir. Ce recours permet au juge du fond d’annuler une décision administrative prise en violation de l’autorité de la chose jugée au provisoire.
2. L’office du juge du fond de l’excès de pouvoir
L’office du juge – on n’a pas fait mieux que le professeur Chapus – « peut être présenté comme l’exercice par le juge de pouvoirs qu’il tient de sa qualité de juge et qu’il doit ou peut mettre en œuvre – indépendamment, le cas échéant, des conclusions et moyens des parties – de façon que le jugement des affaires soit aménagé comme l’impose ou le permet leur contexte juridique et, en fin de compte, conformément aux recommandations d’une bonne administration de la justice133 ».
Saisi d’une demande en annulation d’un acte administratif pris en violation d’une ordonnance de sursis à exécution, le juge du fond a pour mission d’annuler l’acte attaqué. Comme relevé ci‑dessus, le non‑respect d’une ordonnance de sursis par l’Administration est une faute qui a pour conséquence l’annulation de la décision. C’est ce qui ressort en substance de l’espèce « Atangana Ntonga Sylvestre » précitée où le juge a décidé que :
Attendu que de ces énonciations, il s’avère que le Ministre de l’Urbanisme et de l’Habitat n’a pas respecté l’ordonnance n° 01/OSE/PCA/CS/95‑96 du 30 octobre 1995 portant sursis à exécution de la décision n° 092/Y.6/MINUH du 13 février 1995 autorisant la délivrance du titre foncier litigieux ; Qu’il s’ensuit que le dit titre foncier a été irrégulièrement établi et par conséquent encourt l’annulation.
Le recours pour excès de pouvoir qui est un procès fait à un acte134 et ouvert même sans texte135 permet à toute personne intéressée de demander au juge l’annulation, en raison de son irrégularité, d’une décision émanant de l’autorité administrative136. L’annulation prononcée par le juge est revêtue de l’autorité absolue de la chose jugée. C’est l’effet automatique de la chose jugée. Le professeur Bernard Pacteau explique cet effet en ces termes :
L’acte annulé, du moment que l’arrêt est rendu, disparaît, il n’existe plus, il est annihilé et la logique conduit évidemment à doter cette annulation d’une autorité absolue, erga omnes ; du même coup renaît le droit antérieur. En somme, le juge tue et ressuscite137.
Le professeur René Chapus renchérit que :
L’annulation prononcée vaut à l’égard de tous : elle a autorité absolue de la chose jugée ; ce n’est pas, en effet, dans l’intérêt du requérant que l’annulation a été décidée, c’est dans l’intérêt de la légalité, qui est le bien de tous. Le bénéfice de la chose jugée doit donc pouvoir être invoqué par tous, de même que la chose jugée doit être opposable à tous138.
L’effet erga omnes signifie ainsi que la décision d’annulation rendue par le juge du fond s’impose à tous, y compris à l’Administration. Ce n’est pas toujours le cas en droit administratif camerounais, où l’Administration a tendance à défier l’État de droit. Certaines décisions juridictionnelles en annulation pour excès de pouvoir sont souvent méconnues par l’Administration qui persiste et signe l’exécution de sa décision139.
Conclusion
Parvenu au terme de cette réflexion, il était question d’épiloguer sur la nature l’autorité des décisions du juge administratif camerounais de l’urgence. Il a été donné de constater que les décisions du juge administratif de l’urgence ne sont pas des décisions comme les autres. Elles sont particulières. Leur particularisme est assis sur le fait qu’elles constituent des décisions n’ayant pas autorité de la chose jugée au principal. Ce qui en soi est normal, puisqu’elles constituent des décisions provisoires qui ne portent pas sur le fond du litige. Par ailleurs, ces décisions étant fondamentalement exécutoires et obligatoires de plein droit, l’on subodore de ce fait qu’elles acquièrent l’autorité de la chose jugée, non pas au principal, mais au provisoire. À la vérité, comme les autres décisions de justice, le véritable problème des ordonnances est celui de leur exécution par l’Administration. En l’absence des pouvoirs d’injonctions140, l’Administration a tendance à méconnaître la chose ordonnée. Il est vrai que par ces décisions, le juge donne l’ordre à l’Administration de faire ou de ne pas faire. Cette injonction n’est pas suffisante pour assurer l’exécution de la chose ordonnée.