I. La problématique traitée
Les nano-biotechnologies, aujourd’hui utilisées pour élaborer des génomes artificiels de bactéries ou « éditer un génome » (méthode dite CRISPR-Cas9 notamment) se focalisent sur les fonctionnalités biologiques du vivant en le réduisant à une machine qu’il faut réparer et/ou perfectionner. On comprend ce « réductionnisme méthodologique » qui ne doit cependant pas être oublié. Dans la perspective de « l’homme augmenté », les technosciences sont ainsi orientées par une vision simplifiée du vivant.
Dans le même temps, depuis une vingtaine d’années maintenant, les biologistes développent des travaux qui soulignent cependant combien le vivant est complexe. Ainsi en épigénétique on peut montrer comment l’expression des gènes est largement liée à leur environnement « biologique » (autres gènes dans le génome, interactions introns‑extrons…) mais aussi psychique (influence de l’état de repos ou de stress d’une maman sur l’expression des gènes du fœtus qu’elle porte). Le vivant est « plastique », dans une dynamique entre robustesse et vulnérabilité, terme qui sera ici explicité.
L’objectif de cette présentation est de mettre en évidence cette situation a priori contradictoire et de montrer comment cette tension transforme la notion de performance prônée aujourd’hui par les technoscientifiques et qui pose tant de problèmes éthiques. La vulnérabilité apparaît alors comme une importante pierre d’angle de l’éthique.
II. Quand la biologie explore la complexité d’un vivant « robuste et vulnérable »
L’ingénieur-chercheur en biologie de synthèse modifie et fabrique du vivant en s’efforçant de le simplifier pour mieux le reconstruire, le contrôler et l’utiliser selon certains objectif1. Il cherche à améliorer ses fonctionnalités de base, ou à en ajouter certaines. Cette réduction du vivant à des fonctionnalités choisies a pour objectif de tirer le maximum de productivité de la « machine vivante », ce qui se comprend bien au niveau de l’ingénieur. Outre les questions éthiques que cela pose, notamment celle de « l’utilitarisme », ce vivant simplifié pourra-t-il permettre une véritable amélioration du vivant naturel ?
Paradoxalement, dans le même temps, le biologiste découvre de plus en plus à quel point le vivant est complexe. Il montre combien l’environnement influence l’évolution du vivant, touché jusque dans l’expression de ses gènes, combien le vivant appartient à des écosystèmes qui le modifient, combien ce vivant est plastique et peut, grâce à cette plasticité, s’adapter, évoluer, bref « être vivant » !
C’est ainsi que les récentes découvertes scientifiques dans le domaine de l’épigénétique2 montrent que certains gènes sont inhibés et que d’autres au contraire s’expriment fortement, en fonction de l’environnement biologique (répartition des gènes notamment) et du comportement des êtres vivants eux-mêmes. Pour les humains, on souligne ainsi que la nutrition, l’exercice, la gestion du stress, le plaisir et le réseau social peuvent intervenir sur les mécanismes de l’épigénèse, attestant du fait que les deux domaines du biologique et du psychique sont en relation réciproque permanente3.
C’est ce qui fait dire au scientifique Joël de Rosnay4 : « Qui aurait pu penser, il y a à peine une dizaine d’années, que le fonctionnement du corps humain ne dépendait pas seulement du “programme ADN”, mais de la manière dont nous conduisons quotidiennement notre vie ? ». Mais ce n’est pas seulement le corps dans lequel ont lieu les phénomènes d’épigénèse qui est impacté. L’épigénétique ouvre en effet de nouveaux horizons : en suggérant que ce que l’humain transmettra à sa descendance pourrait être le fruit, en partie, de son comportement !
Les études actuelles sur la plasticité du cerveau vont également dans le sens d’un lien étroit entre les fonctionnalités du vivant et le vécu. L’organisation des réseaux neuronaux joue sur le vécu mais, en retour, elle se modifie en fonction des expériences de l’individu5. Se manifeste une capacité du cerveau à remodeler les branchements entre les neurones par formation ou disparition de synapses. Ainsi, exercer ou rééduquer ses capacités cérébrales (entraînement-apprentissage, donc psychisme) joue sur la biologie du cerveau lui-même. Bel exemple de lien entre le vivant et le vécu ! Là aussi le vivant se laisse atteindre par son vécu et se laisse modifier par celui-ci tout en jouant sur lui ! Non seulement le biologique influence le vécu, comme on le dit depuis très longtemps, mais le vécu en retour influence le biologique, comme le biologiste le montre depuis peu (et comme le psychologue le dit depuis longtemps !).
Le site internet de l’INSERM du 6 décembre 2017 relatant des expériences scientifiques dans ce domaine titrait de manière surprenante pour un site scientifique : « Et si méditer améliorait le vieillissement6 ? ». Et l’on pouvait lire ensuite que c’est ce que suggèrent les résultats d'une étude pilote menée par des chercheurs de l'Inserm basés à Caen et Lyon. Soixante‑treize personnes âgées de 65 ans en moyenne ont passé des examens d’imagerie cérébrale. Parmi elles, les « experts en méditation » (avec 15 000 à 30 000 heures de méditation à leur actif) présentaient des différences significatives au niveau de certaines régions du cerveau. En permettant une réduction du stress, de l’anxiété, des émotions négatives et des problèmes de sommeil qui ont tendance à s’accentuer avec l’âge, la méditation pourrait ainsi réduire les effets néfastes de ces facteurs et avoir un effet positif sur le vieillissement cérébral. Ces résultats ont été publiés dans la revue Scientific Reports.
Un neuroscientifique comme Pierre-Marie Lledo affirme alors7 : « En définitive, les différences neurobiologiques qui existent entre les êtres humains proviennent, certes, des caractères dont ils ont hérité, mais surtout de l'apprentissage qu'ils ont reçu et de l'influence du milieu dans lequel ils ont vécu. En somme, nous sommes programmés, mais programmés pour apprendre ! ».
Dans le même ordre d’idée, se développe aujourd’hui la psycho‑neuro‑immunologie qui étudie l'impact des événements psychiques sur le système immunitaire. L'objet de cette science est de montrer les liens qui unissent des disciplines aussi différentes que la psychologie, la neurologie, l'immunologie et l'endocrinologie, ou plus simplement, les liens qui unissent l’esprit et le corps. Sur le plan biologique, certaines tendances immunogénétiques illustrent un lien étroit entre stress et immunité.
Ainsi, au moment où la biologie semble sortir d’un fonctionnalisme trop strict, ce pourrait être au tour des biotechnologies de risquer de s’y enfermer : voilà une belle invitation à élargir le regard pour répondre avec objectivité et pertinence aux défis techniques et éthiques de l’utilisation des technosciences sur le vivant végétal, animal et humain.
Car « prendre soin du vivant » ne peut se limiter à augmenter ses fonctionnalités pour « perfectionner la machine ». Avec certains philosophes comme Jean-Michel Besnier par exemple8, on peut se demander si ce vivant simplifié réduit à des fonctionnalités n’est pas « trop réduit pour être vraiment vivant » et si le transhumain envisagé en ce sens ne serait pas en fait un humain appauvri. Respecter l’humain, y compris en tentant d’en augmenter les capacités, ne peut vraiment se travailler qu’au regard de sa complexité et de l’interpénétration des dimensions biologique, psychique et spirituelle qui le constituent.
III. Le vivant dans une dynamique robustesse-vulnérabilité
Nous avons parlé d’épigénétique et de plasticité cérébrale. Plus généralement on parle de la « plasticité du vivant » comme d’une caractéristique essentielle de celui-ci. Cette plasticité caractérise une tension dynamique entre « robustesse et vulnérabilité », entre rigidité et malléabilité, entre invariance et transformation, et, plus largement encore, entre invariance et historicité9. Elle est une condition nécessaire et cruciale pour que le vivant évolue, avec ses caractéristiques métaboliques, reproductives, organisationnelles et informationnelles. Chaque être vivant possède une structure qui lui assure sa cohérence et une sorte d’unité fonctionnelle, gages d’une « robustesse » qui lui permet de conserver une certaine invariance dans le temps. La robustesse d’un vivant définit ainsi son aptitude à se maintenir devant les perturbations liées à son environnement.
Mais en même temps, chaque être vivant se laisse influencer par des effets d’environnement externe, grâce à des « structures d’accueil » de ces influences externes. Cette capacité lui donne plasticité et adaptabilité, deux caractéristiques qui lui sont essentielles. En ce sens, on peut appliquer l’adjectif « vulnérable » au vivant malléable, indépendamment de toute fragilité liée à une maladie ou une déficience. Cependant, le prix de cette tension entre robustesse et vulnérabilité peut être une certaine « fragilité » du vivant.
Dans cette tension dynamique, la robustesse ne doit pas être oubliée mais une trop grande robustesse peut nuire aux capacités d’évolution et d’adaptation du vivant. En ce sens le « cyborg invulnérable » appelé par certains transhumanistes de leurs vœux perd sa capacité d’adaptation en perdant la vulnérabilité nécessaire à tout vivant pour évoluer.
Pour l’humain, cette vulnérabilité sera alors liée aux interactions réciproques « biologie-psychisme-spirituel » dans leurs écosystèmes. Respecter et prendre soin du vivant consistera donc à favoriser cette plasticité et l’équilibre dynamique robustesse-vulnérabilité en permettant l’harmonie corps-psychisme-esprit dans leurs environnements.
Enfin il n’est pas sans intérêt de voir que la notion de vulnérabilité, ici décrite à partir du domaine de la biologie et couplée à celle de complexité, est une notion transverse qui apparaît aussi dans de nombreuses recherches en psychologie, en philosophie, en anthropologie, en droit ou encore en sociologie (avec des définitions différentes selon les disciplines). Ne peut-on pas alors envisager une éthique des technosciences dont « l’humain vulnérable » serait la pierre angulaire ?
IV. Prendre soin de l’homme vulnérable, un objectif majeur de la réflexion éthique
« Programmés pour apprendre et innover », voilà ce que des neuroscientifiques et psychanalystes travaillant ensemble sur la plasticité cérébrale disent des humains que nous sommes ! On savait que cela était vrai pour les enfants, on le précise de plus en plus pour les adolescents et on le constate à tout âge de la vie. Dans cet apprentissage dont on nous dit qu’il est, par son ampleur, un « propre de l’homme », c’est l’union et le mélange des dimensions biologique, psychique et spirituelle, en interaction avec l’environnement naturel, social et culturel, qui « façonnent » l’humain tout au long de son existence. Et l’humain peut ainsi « augmenter ses capacités » dans tous ces domaines. Grandir en humanité passe alors par cet apprentissage, qui appelle bien sûr un contenu et des conditions de qualité.
L’être humain n’est pas rivé dans sa condition animale : exposé à sa propre vulnérabilité (au sens psychologique du terme), exposé à la souffrance des autres et à la sienne, il est capable de compassion et de résilience. Quelle résonnance étonnante avec ce que découvre la biologie sur le vivant plastique, unité dynamique entre robustesse et vulnérabilité (ici au sens de la biologie, défini plus haut).
On peut alors considérer que le respect de cette unité des trois dimensions en interaction entre elles – biologique, psychique et spirituelle – et avec leurs écosystèmes semble comme « signifié et appelé » par les liens que les chercheurs mettent aujourd’hui en évidence entre biologie et psychisme, avec l’épigénétique d’une part et les études de plasticité cérébrale d’autre part. Cette anthropologie ternaire peut apparaître comme une « toile de fond » pertinente pour une utilisation équilibrée des technologies. Dans ce cadre, l’un des critères éthiques importants pour prendre en compte l’impact de l’utilisation des technologies du vivant sur l’humain sera celui du respect de sa vulnérabilité. Nous postulons que la vulnérabilité ainsi décrite est une propriété intrinsèque du vivant, même si son degré peut être très différent d’un vivant à un autre. Cette vulnérabilité est liée aux relations biologie-psychisme-esprit dans leurs écosystèmes et en souligne l’importance.
On pourra ainsi se poser la question de l’impact de telle ou telle intervention technologique sur l’humain en termes d’harmonie ou de dysharmonie entre les trois dimensions citées plus haut, afin de favoriser le pouvoir d’être soi. Et envisager des limites libératrices vis-à-vis de la toute‑puissance technoscientifique. Du cyborg invulnérable à l’homme en chemin d’accomplissement, il y a un saut qualitatif provocant qui nous invite à repenser la notion de performance !