La question de l’eugénisme s’inscrit aujourd’hui dans un contexte plus large, celui de l’avènement de la « médecine d’amélioration ». L’effacement des frontières entre médecine thérapeutique classique et médecine d’amélioration constitue une des caractéristiques principales de la biomédecine du xxie siècle. Les nouveaux médicaments et technologies thérapeutiques peuvent être utilisés non seulement pour soigner le malade mais aussi pour améliorer ou transformer certaines capacités humaines. Cette évolution représente un changement de paradigme dans la pratique médicale. Elle laisse entrevoir « l’augmentation de l’humain ».
En 2003, un document contribua à légitimer ce domaine nouveau de l’activité biomédicale. Il s’agit d’un rapport du Conseil du Président des États-Unis pour la bioéthique (President’s Council on Bioethics), entièrement consacré à la médecine non thérapeutique, intitulé « Beyond therapy: Biotechnology and the pursuit of happiness1 ». La parution de ce rapport atteste du fait que ces questions liées à la médecine d’amélioration et à la transformation biologique de l’être humain ne relèvent plus seulement de la biologie-fiction, mais bien aussi de la réalité de la technoscience contemporaine. Le rapport envisage quatre thèmes : la sélection et la modification génétiques des embryons (« better children »), l’amélioration des performances athlétiques (« superior performance »), la prolongation de la vie (« ageless bodies »), la modification de l’humeur et des fonctions cognitives (« happy souls »). Les technologies d’amélioration concernent donc aujourd’hui presque tous les domaines de la biomédecine : design génétique, modification des fonctions cognitives et émotionnelles, amélioration des performances sportives, augmentation de la durée de vie…
L’effacement des frontières entre médecine thérapeutique et médecine d’amélioration est illustré par l’exemple des usages potentiels de la thérapie génique dans le sport. Les technologies de recombinaison génétique pourraient permettre non seulement d’atténuer les symptômes de maladies, comme la dystrophie musculaire, mais aussi de renforcer la vigueur musculaire chez les personnes âgées ou d’améliorer les performances des sportifs. Des dizaines de gènes affectant les performances des sportifs et susceptibles d’être modifiés par recombinaison génétique ont été identifiés. Des scientifiques ont créé des souris transgéniques dotées de « capacités athlétiques » exceptionnelles. Les nouvelles technologies de recombinaison de l’ADN, comme la technologie « CRISPR-Cas9 » mise au point par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, pourraient conduire à la modification du génome d’embryons humains. On parle aujourd’hui d’édition du génome (« gene editing »). L’introduction de l’outil CRISPR, qui permet de recombiner l’ADN avec une grande précision, a suscité un vif débat au sein de la communauté des chercheurs, relatif à la régulation d’une technologie qui permet d’envisager le design génétique d’embryons humains. Ainsi, un Sommet international de l’édition du génome s’est déroulé en décembre 2015 à Washington, pour discuter des aspects scientifiques et éthiques de cette évolution biomédicale. Certains scientifiques ont même proposé un moratoire, un arrêt provisoire des recherches, pour permettre de mieux réfléchir aux conséquences de l’utilisation des biotechnologies autorisant l’édition du génome et, par-là, la possibilité de changer durablement le corps et l’intellect, de transformer l’être humain. Même si les applications cliniques de certaines de ces technologies semblent encore incertaines ou éloignées dans le temps, il est important d’étudier dès aujourd’hui leurs conséquences potentielles sur la médecine, la société et l’avenir de l’être humain. L’eugénisme contemporain doit donc être analysé dans le cadre plus général d’une médecine de transformation qui pourrait modifier en profondeur la structure biologique de l’être humain.
I. Des problèmes éthiques
Ce thème a bien sûr inspiré les philosophes et les bioéthiciens. Depuis une vingtaine d’années, aux États-Unis d’abord puis en Europe, de nombreux auteurs se sont penchés sur la question de l’eugénisme et de l’augmentation de l’humain. De façon schématique, il est possible de répartir les protagonistes du débat éthique et philosophique sur la question en trois groupes : les bioconservateurs, les penseurs libéraux et les transhumanistes.
Chez les bioconservateurs, le sentiment de peur domine. Ils s’inquiètent des risques pour la santé et des conséquences sur la justice sociale, évoquant le spectre de l’émergence d’une « aristocratie biotechnologiquement améliorée ». Les technologies du vivant pourraient restreindre les libertés individuelles en instaurant un conformisme social à l’égard de modifications rendues possibles par la nouvelle médecine. Les bioconservateurs pensent que les biotechnologies d’amélioration posent des problèmes éthiques plus fondamentaux, qui touchent à l’essence même de l’être humain, ayant trait aux questions de la nature humaine et de la dignité humaine, qui seraient mises en danger par les biotechnologies. Le « donné naturel » serait ainsi menacé par la démesure d’un homme devenu maître et possesseur de sa propre nature. L’idée d’une « altération de la nature humaine » peut engendrer chez le bioconservateur un sentiment de dégoût ou de révulsion – baptisé « yuck factor » (facteur beurk) par le scientifique américain Leon R. Kass – qui l’incite à se méfier de technologies rendant possible l’auto‑transformation de l’humain. Au cours de ces dernières années, de nombreux philosophes ont proposé des variations sur ces thèmes bioconservateurs. Mentionnons, parmi d’autres, les livres Our Posthuman Future de Francis Fukuyama2, The Future of Human Nature de Jürgen Habermas3, The Case against Perfection de Michael J. Sandel4, Enough de Bill McKibben5, Life, Liberty and the Defense of Dignity de Leon R. Kass6.
II. Une question de liberté individuelle ?
Les penseurs libéraux, pour leur part, estiment que la décision d’utiliser des technologies d’amélioration relève largement de la liberté individuelle. Les philosophes anglo-américains ont été les premiers à s’intéresser à la question de la modification biophysique de l’être humain. En 1984, le britannique Jonathan Glover publie un livre intitulé What sort of people should there be ?7, dont les thèmes principaux sont l’application des techniques de recombinaison de l’ADN à la personne humaine et les possibilités d’agir sur le cerveau humain par des voies technoscientifiques. La question centrale en est : « Peut-on changer la nature humaine ? ». L’objectif de Glover est d’analyser et de réfuter les arguments de ceux qui s’opposent par principe à une modification de la nature humaine via l’ingénierie génétique ou l’intervention sur le cerveau.
Retournant la peur parfois irrationnelle que provoque souvent l’idée de modifier la nature humaine, il présente et fait appel à des règles élémentaires de prudence, qui nous permettraient d’éviter une interdiction définitive de l’ingénierie génétique et cérébrale, une position qu’il estime autant irréaliste que mal avisée. En 2006, Glover revient sur ce débat dans un ouvrage intitulé Choosing Children8, dans lequel il défend une éthique libérale proche de celle de John Stuart Mill, sur la base du principe central – également emprunté à Mill – du tort (« harm principle »), ou principe de non-nuisance. Au vu de ce principe, la morale n’intervient que lorsqu’un dommage concret injustifié, c’est-à-dire un tort, est infligé à autrui. Il s’agit d’abord d’un principe ancien d’éthique médicale, le « nil nocere », l’idée qu’il faut avant tout « éviter de nuire ». Dans cette perspective, les décisions relatives à la médecine d’amélioration reposent sur les épaules de l’individu. La liberté individuelle doit pouvoir s’exprimer dans la mesure où un dommage n’est pas infligé à autrui. Par exemple, Glover ne voit pas d’objections majeures à la création d’un « supermarché génétique » qui permettrait aux parents de venir librement choisir les gènes de leurs futurs enfants. Ce concept de marché génétique avait déjà été introduit en 1974 par le philosophe américain Robert Nozick, dans son ouvrage Anarchy, State and Utopia9.
Dans cette conception libérale, la société doit accepter une large diversité de sens de « la bonne vie » et admettre que chaque individu a le droit de défendre sa propre conception de l’épanouissement personnel. Au cours de ces dernières années, les prises de position libérales favorables aux technologies d’amélioration se sont multipliées. Mais, même s’ils sont prêts à défendre l’idée d’une modification biotechnologique de l’être humain, ces penseurs n’adhèrent pas pour autant au mouvement utopiste et hypertechnophile que représente le transhumanisme.
III. Vers un transhumanisme
La troisième position face à la question de l’augmentation de l’humain est le transhumanisme. Les penseurs de ce mouvement international, qui s’est largement développé au cours des deux dernières décennies, adhèrent à un programme de modification technoscientifique de l’être humain. L’objectif transhumaniste est que chaque personne puisse bénéficier d’un usage rationnel des biotechnologies d’amélioration. Leur programme, qui peut être résumé par le slogan « Living longer, healthier, smarter and happier », vise à transcender les formes actuelles de l’être humain. Les défenses contemporaines les plus argumentées du transhumanisme se trouvent dans les textes des philosophes Nick Bostrom (suédois, 1973), Julian Savulescu (australien, 1963) et James Hughes (américain, 1961). Bostrom, qui reprend à Condorcet le concept de perfectibilité de l’être humain, affirme que le transhumanisme, c’est l’humanisme des Lumières plus les technologies. Pour améliorer l’être humain et le rendre plus heureux, toutes les technosciences sont convoquées : l’ingénierie génétique, les technologies d’intervention sur le cerveau, l’intelligence artificielle, les nanotechnologies, ainsi qu’une technoscience prospective que le génie de l’homme ne manquera pas de mettre au point dans sa quête de perfection… Certains critiques ont assimilé le transhumanisme à la société conditionnée développée dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley10. Mais la comparaison ne tient pas : le modèle que décrit Huxley correspond à une société totalitaire qui pratique une forme radicale d’eugénisme d’État ; le transhumanisme est une utopie technoscientifique et libérale, qui repose sur le pari que les hommes choisiront librement d’avoir recours aux technologies d’amélioration. Bostrom défend l’idée égalitarienne d’un large accès à ces technologies. Chaque individu devrait avoir la liberté d’user de ces techniques. Il distingue liberté morphologique (c’est‑à-dire de se transformer en ayant recours à la technoscience) et liberté reproductrice (celle des parents d’avoir recours aux techniques de reproduction de leur choix). Même s’ils admettent les dangers relatifs à l’utilisation des technologies d’amélioration et la nécessité morale d’identifier et de prévenir ces risques, les transhumanistes considèrent que les technologies fourniront des avantages incomparables aux humains modifiés du futur. Ils acceptent l’idée que le programme transhumaniste, basé sur la liberté individuelle de s’auto-transformer, puisse un jour aboutir à la création d’un « posthumain ».
Au-delà de ces diverses conceptions philosophiques sur l’eugénisme et la transformation technoscientifique de l’homme, on a le sentiment qu’il sera difficile de renoncer aux nouveaux possibles technologiques. La plupart des chercheurs en biomédecine ne s’intéressent pas vraiment aux possibilités d’utiliser à des fins d’amélioration des médicaments ou des technologies qui ont été initialement conçus pour un usage thérapeutique, alors même qu’ils sont presque tous convaincus que cette voie est inévitable. L’auteur de science-fiction William Gibson n’est sans doute pas loin de la vérité lorsqu’il nous dit, lors d’une interview en 2003 : « Emergent technology is, by its very nature, out of control, and leads to unpredictable outcomes [ Toute technologie émergente échappe spontanément à tout contrôle et ses répercussions sont imprévisibles ] ».