Dans Politiser le renoncement, Alexandre Monnin s’inscrit explicitement dans la suite de Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement, qu’il avait coécrit avec Emmanuel Bonnet et Diego Landivar (Divergences, mai 2021) : « une certaine lecture d’Héritage et fermeture a pu laisser accroire que le livre s’intitulait Fermeture et fermeture. Il n’en est rien » (p. 7).
Voilà donc un approfondissement politique de la question principielle à toute transition, ou « redirection » : comment partir d’un monde à partir de ce même monde ? De façon plus controversée : comment et pourquoi éviter de se raconter – sous prétexte de radicalité plus intransigeante que cohérente – qu’un trajet sera une sorte de rupture bucolique, immédiate et sans frais pour repartir d’une page vierge de tout héritage ?
Cette politisation consiste à renvoyer dos à dos les deux extrêmes de la transition impossible ou inutile (et donc la continuation du business as usual) et de la transition inéluctable : car politiquement, une redirection est seulement contingente ; autrement dit, elle n’est l’affaire ni des prophètes ni des magiciens (p. 11), d’aucun de ceux qui laissent croire qu’elle pourrait se faire d’un claquement de doigts : « impossible de tout abandonner d’un seul coup » (p. 108).
Surtout, si nous reprenons le triptyque rejet, trajet, projet (qui pour l’OPCD peut correspondre à objection de croissance, décroissance, post-croissance), ce nouvel ouvrage d’Alexandre Monnin apporte une contribution décisive à la centralité politique du trajet.
Car son court-circuit revient toujours à se contenter du projet comme d’un simple anti-rejet, dans une « sorte de nihilisme réconfortant. On finit par s’enliser dans des téléologies fragiles et des tours de passe-passe : à savoir que la réponse à l’effondrement du climat est forcément et évidemment l’opposé symétrique de sa cause (autrement dit, si l’industrialisation a causé le changement climatique, la dé-industrialisation le résoudra et ainsi de suite) » (Benjamin Bratton, The Revenge of the real (2021), Verso, p.48 ; cité par Monnin, p.72).
Mais alors si la post-croissance n’est pas « l’opposé symétrique » de la croissance, cela veut donc bien dire que la fermeture de la croissance ne se fera pas sans héritage ; que la rupture ne se fera pas sans continuité1 ; que le renoncement ne sera pas facile parce qu’il devra suivre une « ligne de crête ». Ni continuité sans renoncement, ni rupture sans attachement : dans le premier cas, on ne ferme pas et dans le second, on n’hérite pas.
C’est là que la notion de « commun négatif » intervient : non, tout commun n’est pas bucolique ; oui, il y a du négatif dont il va falloir hériter. Mais dans ce livre, Alexandre Monnin avance d’un cran en distinguant deux types de « ruines ». D’abord les déchets en tous genres (organiques, nucléaires, les « rebuts de la Technosphère » …), les pollutions à grande échelle, les désastres écologiques … qu’il nomme des « ruines ruinées ».
« Elles ne sont cependant pas les seules. Car le plus ruineux aujourd’hui, ce ne sont pas les mines à ciel ouvert, par exemple, mais les dispositifs qui commandent de les creuser… cette deuxième catégorie de ruines, je les nomme « ruines ruineuses ». C’est la ruine encore productive : productive de nouvelles ruines, à leur tour ruineuses et ruinées » (p. 39).
La « ruine ruineuse », c’est celle qui ne veut pas mourir, c’est celle dont il faut tenir compte pour briser les rêves iréniques de tous ceux qui confondent redirection et (pure) rupture. C’est celle qui, même dans une économie libérée de l’emprise de la croissance économique, continuerait à exercer son emprise. C’est celle qui indique qu’on ne pourrait rien imaginer de pire qu’un régime de croissance sans croissance (économique).
Mais pourquoi ne suffit-il pas de prendre conscience de ces ruines ruineuses pour s’en libérer ? Parce que nous y sommes attachés. A. Monnin met ici parfaitement le doigt sur plusieurs défis politiques que doit affronter une décroissance démocratique : celui du temps, et donc celui du temps à accorder aux trajectoires : bien sûr il y a une urgence mais elle ne doit jamais justifier la moindre brutalité. Et pourquoi du temps ? Parce qu’il y a attachement à des dispositifs, à des choses, à des pratiques, à des commodités … Il est particulièrement intéressant que le thème de l’attachement (et sa suite : désattachement et réattachement) apparaisse dans les pages qui posent le défi politique de l’arbitrage. Qu’est-ce en effet qu’arbitrer ? C’est « juger » au sens fort de « trancher » ; et là nous sommes au cœur même de la politique, au sens où l’une des causes les plus fortes de la dépolitisation réside dans la réduction du « juger » au seul « opiner ». C’est pourquoi il est particulièrement bienvenu de rappeler qu’un arbitrage peut être « démocratique » à condition d’être « anticipé » et surtout « non-brutal », c’est-à-dire s’il prend en compte les attachements dont il va falloir se libérer, ce qui nécessitera des « protocoles de renoncement » » (Diego Landivar). C’est cette attention dirigée contre les risques de brutalité qui permet de rediriger la question politique des cadres de la désirabilité et de la faisabilité vers les protocoles de l’acceptabilité politique.
Mais comment rendre acceptable/tolérable une redirection à ceux qui ne la jugent (opinent) pas désirable et qui auraient bien raison de la juger (estimer) intolérable si on la leur « faisait faire » ? Bref, comment faire démocratiquement ? À chaque fois qu’Alexandre Monnin rencontre cette question (et c’est le cas tout au long d’un livre qui veut « politiser »), c’est la même piste qui est suggérée : celle de l’enquête (au sens de John Dewey). L’enquête, c’est le contraire de la révélation, c’est la recherche à mener pour rendre politiquement acceptable ce que les activistes sont déjà en train de faire. Comment alors ne pas court-circuiter la démocratie, comment réintroduire la lenteur des essais et des erreurs si caractéristique de la démocratie : par l’enquête comme « démarche expérimentale » (p. 109) où rien ne garantit que le processus dialogique et délibératif soit suffisant pour dépasser les conflits (p. 48). Mais alors pourquoi confier à l’enquête le soin du processus démocratique ? Parce que l’enquête est précisément la « méthode » qui permet non seulement de a) repérer les « problèmes » et les « zones de friction » (p. 120) et aussi b) de « faire commun » mais sans garantie de succès (où on retrouve la contingence intrinsèque de l’action politique) : « la déconnexion ou le démantèlement de fins en soi, se muent en démarches expérimentales […] sans gager qu’il sera possible d’opérer un renversement total, ni couronné de succès » (p. 109).
Hériter des ruines, arbitrer sans brutalité, enquêter démocratiquement, les conditions politiques du renoncement suivent bien un « chemin de crête », celui du trajet.
ML