Résumé de la problématique : le patinage de l’au-delà du PIB
La remise en cause du paradigme croissanciel s’accompagne régulièrement de critiques quant à la manière dont l’amélioration du PIB et de ses dérivés s’est imposée comme un objectif central guidant l’élaboration des politiques publiques tant en Europe que dans le reste du monde1. Dans ce contexte, prenant appui sur un consensus institutionnel grandissant quant à la nécessité de développer de nouveaux indicateurs, une myriade d’initiatives privées ou publiques de quantification « au-delà » du PIB ont vu le jour. Celles-ci s’inscrivent dans des cadres conceptuels qui varient (« développement durable », « droits humains », « progrès social », « bien-être économique durable », voire « bonheur national brut »).
Une certaine lassitude gagne toutefois les observateurs de ce phénomène. Malgré la profusion des efforts déployés pour développer des instruments fiables et valides, qui opérationnalisent des concepts larges et vagues sur la base des meilleures données primaires disponibles, la cause est « inaboutie » (Méda, 2020). En dépit des déclarations politiques, il y a un « accounting push » sans « policy pull » (Vardon, Burnett et Dovers, 2016). Même là où les pouvoirs publics appuient de telles initiatives, les nouvelles données proposées n’arrivent pas à emporter la bataille des chiffres (Masood, 2022; Hoekstra, 2019; Laurent, 2018; Pottier, 2018).
C’est ce paradoxe qui constitue le point de départ de la thèse : pour mieux comprendre la ténacité du PIB – ou pour comprendre comment donner de l’effectivité à la volonté politique déclarée de le dépasser – certaines voix appellent à se pencher sur les aspects institutionnels et juridiques qui y sont sous-jacents (Bivar, 2022; Hayden, 2021; Dufour, 2019; Vardon, Burnett et Dovers, 2016). La thèse s’inscrit dans cette voie. L’intuition a été la suivante : il y a une architecture institutionnelle derrière les grands nombres qui nous guident, et la manière dont cette architecture est conçue peut avoir une influence sur la portée de ces indicateurs.
Méthode : une approche institutionnelle des indicateurs par le droit
Au départ du cas belge, la thèse étudie le droit relatif à la conception et l'utilisation du produit intérieur brut (PIB) et d’une série d’indicateurs institutionnels qui lui sont complémentaires ou alternatifs. En s’intéressant à la manière dont ils sont générés et employés, elle vise à dévoiler les aspects juridiques à l’arrière-plan de la « gouvernance par les nombres » (Supiot 2015).
Ceci a supposé, dans un premier temps, d’examiner le cadre juridique régissant la conception du PIB et de ses dérivés d'un côté, et d’une série d’indicateurs socio-environnementaux publics, de l'autre. En Belgique, ces derniers ont émergé avec quatre étiquettes différentes, chacune ayant un rapport propre au paradigme croissanciel : les indicateurs « complémentaires au PIB », de « développement durable », de « droits fondamentaux » et issus de la « comptabilité nationale satellite ». La thèse compare le modèle de quantification mis en place (ascendant, descendant ou réflexif), les acteurs impliqués, les contrôles applicables, les objectifs qui ont présidé à leur élaboration ainsi que la nature et la précision du mandat donné aux organismes statistiques.
Dans un deuxième temps, il s’est agi d’étudier non plus la conception, mais l’utilisation du PIB et des indicateurs post-croissanciels par le droit. Au moyen d’une recherche par mots-clés dans les répertoires du droit belge et européen en vigueur, une cartographie du rôle joué par les indicateurs a été effectuée. La volonté était de comprendre les situations où ils constituent plus qu’une simple information servant d’appui à l’action publique : dans ces hypothèses, leur usage est contraint. L’étude propose sur cette base une classification des innombrables apparitions du PIB dans le droit, d’une part, et décrit méticuleusement les quelques usages juridiques d’indicateurs socio-environnementaux, d’autre part.
Enseignements : repenser l’au-delà du PIB par le droit de la quantification
Trois enseignements peuvent être dégagés de l’étude.
Premièrement, contrairement à ce que l'on pourrait intuitivement penser, nos boussoles ne sont pas uniquement le résultat d'une communauté d'économistes opérant en vase clos : il y a une « image juridique » socialement construite de l’économie, et le système juridique intègre la manière de la concevoir. En ce sens, la base légale du PIB se compose d’un standard non obligatoire de l’ONU, d’un imposant règlement européen établissant le système européen de comptabilité (SEC) ainsi que de normes nationales. Sa génération est partagée par différentes institutions (eurostat et, en Belgique, la Banque nationale de Belgique, l’Institut des comptes nationaux, etc.). Elle est soumise à des exigences strictes de qualité découlant notamment de législations sur les statistiques officielles. D’impressionnants mécanismes de contrôle existent également au niveau européen, lesquels font intervenir eurostat.
Cette image juridique de l’économie est nettement plus précise, harmonisée et contrôlée que celle relative à l’état de la soutenabilité du développement, des droits fondamentaux ou du bien-être. Il y a une asymétrie dans leur degré de juridicisation : les formes institutionnalisées d’indicateurs post-croissanciels sont moins encadrées par le droit. Elles reposent souvent sur des mandats moins précis, peu contrôlés, et qui sont adoptés dans des instruments qui disposent d’un rang hiérarchique moins élevé (décision gouvernementale plutôt que législative, par exemple).
Deuxièmement, la thèse identifie nos points de dépendances trajectorielles au PIB et à la croissance, dépendance que le droit vient renforcer. En effet, le PIB et ses dérivés apparaissent dans une grande variété de normes. Il est fait référence à l’activité économique non seulement pour fixer des objectifs généraux de croissance aux États ou institutions publiques, mais aussi pour s’appuyer « par défaut » sur un PIB harmonisé. L’objectif est alors de préciser les réglementations dans des domaines variés comme l'aide au développement, la cohésion sociale ou la gestion de la dette publique (Vander Putten, 2022b). En raison de leur rigidité intrinsèque (elle-même fonction du type d’instrument légal), ces normes amplifient notre dépendance institutionnelle au PIB.
Cette dépendance institutionnelle n’existe pas encore véritablement pour les indicateurs post-croissanciels. En Belgique comme ailleurs, des législations ont été adoptées pour les intégrer dans l’élaboration des politiques publiques. Plusieurs instruments poursuivent cet objectif (analyses d'impact de la réglementation, outils budgétaires, planification du développement durable…) et nourrissent des espoirs dans la littérature, avec toutefois une effectivité qui reste à être démontrée. De plus, à une exception près, ces indicateurs ne sont pas utilisés pour définir automatiquement des droits et obligations : il s’agit plutôt d’insérer une donnée chiffrée à titre d’expertise obligatoire dans le travail de création de la loi. Il y a là, à nouveau, un contraste avec le cas du PIB qui, lui, sert directement à préciser des éléments de régimes juridiques comme des montants, des seuils, des catégories.
Troisièmement, ces deux premiers points permettent de souligner le rôle du droit dans la portée d’indicateurs macro comme le PIB. En théorie, les décideurs et décideuses politiques peuvent renforcer la capacité d'un indicateur à servir de référence en juridicisant sa production, d’une part, et son utilisation, d’autre part.
En effet, d'un côté, la loi légitime et régule la production de données officielles par le biais de normes de trois types : celles qui en mandatent la production, qui en garantissent la fiabilité et qui en provoquent la discussion (normes mandantes, de stabilisation et de diffusion).
De l’autre, les réglementations peuvent imposer la prise en compte d’un indicateur à une autorité. Le droit peut ainsi exiger la simple « prise en compte » de l’indicateur dans un processus décisionnel (la donnée est alors un « opérateur d’information », une forme d’expertise obligatoire). Au risque d’une technocratisation de l’action publique, le système juridique peut aussi utiliser l’indicateur avec une certaine automaticité pour apporter une précision quantitative aux règles juridiques (la donnée est alors un « opérateur de précision » d’un montant, d’un seuil, d’un ratio…).
En définitive, donc, une trajectoire d’équilibriste s’offre au mouvement de l’au-delà du PIB : celle consistant à tirer profit de tout l’éventail des possibilités offertes par le droit de la quantification, tout en ayant conscience du caractère politique des nombres et de leurs limites indépassables. Ce serait là à tout le moins un signe que le système juridique entre véritablement « en transition » (Bailleux, 2020).