Introduction : tiers-lieux et décroissance
Le concept de tiers-lieu a émergé dans les années 90 avec les travaux du sociologue américain Ray Oldenburg. Dans son ouvrage The Great Good Place (Oldenburg, 1999), il critiquait les choix d’urbanisme effectués après-guerre dans les banlieues résidentielles américaines, en faveur de la société de consommation, de la propriété individuelle et du tout-voiture. D’après lui, cela avait fait progressivement disparaître les lieux de sociabilité informels hors du domicile (le premier lieu) et du travail (le second), comme les cafés de quartier, les parcs ou les bibliothèques. Ces third places jouaient pourtant un rôle essentiel de lien social, d'intégration des nouveaux arrivants et de débat démocratique. Leur disparition avait conduit à l'isolement de ses concitoyens jusqu’à les rendre idiots, au sens étymologique du terme (du grec idiốtês, « qui ne participe pas à la vie de la cité »). Le sociologue appelait dans son ouvrage à articuler les plans d’urbanisme autour de la vie sociale, de la commodité et des tiers-lieux.
La notion a été reprise en France à partir des années 2010, pour désigner des espaces hybrides, collaboratifs et d'expérimentation comme les fablabs, hackerspaces ou espaces de coworking (Besson, 2017). L'approche d'Oldenburg centrée sur le lien social a cédé la place à une approche plus entrepreneuriale et numérique, même si la dimension collaborative est conservée. Depuis 2018, la notion s’est institutionnalisée avec l’apparition du groupement d’intérêt public France Tiers-Lieu, qui vise à soutenir l’émergence de ces d’endroits. En 2023, on dénombre officiellement près de 3500 tiers-lieux sur le territoire français.
En parallèle, le mouvement de la décroissance a connu un essor important ces dernières années. S’appuyant sur des écrits de penseurs tels que André Gorz, Ivan Illich, ou encore Serge Latouche, ses partisans prônent une réduction volontaire de la production et de la consommation pour sortir de la logique productiviste et du mythe du progrès infini, sources selon eux de destruction écologique, d'inégalités et d’aliénation. Plus récemment, le projet du mouvement de la décroissance dite « soutenable » peut se résumer par le triptyque « produire moins, partager plus, décider ensemble » (Abraham, 2019). Il se structure autour de quatre piliers de son idéal-type du commun que sont l'autoproduction, la démocratisation, la communalisation et la coopération (Abraham, 2019). C’est cette approche que nous avons retenue dans cette recherche1.
Ces deux notions, tiers-lieux et décroissance, semblent donc compatibles dans leur critique d’un modèle de société capitaliste, par leur recherche de nouveaux modes de vie et leur promotion de formes de partage et de coopération. Néanmoins, la question est de savoir si les tiers-lieux actuels, avec leur dimension entrepreneuriale, peuvent réellement incarner l'idéal-type du commun décroissant et sous quelles conditions.
Résumé de la problématique
La recherche présentée dans cet article vise à analyser dans quelle mesure les tiers-lieux actuels sont conformes aux principes d'autoproduction, de démocratisation, de communalisation et de coopération. L'autoproduction désigne la capacité d'un collectif à répondre lui-même à ses besoins. La démocratisation renvoie à un processus décisionnel équitable. La communalisation est le partage des ressources et des fruits de leur usage. Enfin, la coopération privilégie l'entraide à la compétition (Abraham, 2019).
Notre problématique peut donc se résumer à la question suivante : « Dans quelle mesure les tiers-lieux mettent en œuvre les différents principes de la décroissance soutenable ? ». Par la suite, nous avons émis des pistes de réflexion pour qu’un tiers-lieu puisse être considéré compatible avec l'idéal-type du commun en décroissance soutenable.
Méthodologie de recherche
La méthodologie employée pour répondre à cette problématique a consisté à étudier huit tiers-lieux de l'agglomération nantaise par le biais d'observations in situ, d'entretiens avec des membres, et de participation à certaines activités. L'étude de terrain a été réalisée de janvier à juillet 2021 à Nantes.
Les tiers-lieux ont été sélectionnés pour leur diversité de statut juridique (association, coopérative, comité citoyen...), de positionnement (social, entrepreneurial...) et d'activités proposées (coworking, fablab, lieu culturel...). Ce sont les suivants : le Solilab, le Grand Bain, le Wattignies, Plateforme C, Pol’N, la Maison du peuple, le Beau Tiers Lieu et la maison de quartier Madeleine Champ-de-Mars.
Quels sont les principaux résultats et pistes de réflexion ?
Les résultats montrent que la communalisation et la coopération entre membres sont systématiquement présentes du fait du partage de l’espace et de la dimension sociale constitutive des tiers-lieux. En revanche, le développement de l'autoproduction et de la démocratisation dépend davantage des choix effectués par les membres de chaque lieu.
Notre recherche nous a permis de proposer plusieurs pistes de réflexion pour que le tiers-lieu puisse s’inscrire dans l’idéal-type du commun décroissant.
Premièrement, il s'agit de ménager des moments de gratuité et d’accueil inconditionnel au sein du lieu. Conserver ces deux caractéristiques du tiers-lieu oldenburgien, apparaît comme un moyen d’échapper à la course imposée par la « mégamachine » et l’injonction de productivité critiquée par exemple par A. Gorz. Ces caractéristiques permettent aux membres du collectif d’ « être » sans consommer ou « faire », et de se relier autour d’activités partagées. La Maison de Quartier et la Maison du Peuple proposent par exemple des activités gratuites ou à prix libre ouvertes à tous, comme des ciné-débats, des concerts ou ateliers variés, culturels, politiques ou sportifs.
Deuxièmement, pour favoriser ces liens et incarner la démocratisation de l’idéal-type, la structure du tiers-lieu doit pouvoir favoriser une gouvernance partagée. À cette fin, le statut de SCIC (Société coopérative d'intérêt collectif) adopté par le Wattignies se révèle adapté, de par ses caractéristiques comme le multi-sociétariat ou le principe 1 personne=1 voix. Le fonctionnement associatif adopté par Pol’N permet également une démocratisation, à la condition de garder une taille propice à la gouvernance démocratique directe, et au besoin séparer les entités pour davantage incarner la réponse au besoin du territoire et de ses citoyens.
Troisièmement, la caractéristique d’autoproduction peut d’abord être favorisée par l’utilisation d’une monnaie locale complémentaire (MLC). Présentes dans la plupart des territoires en France et favorisant la consommation locale responsable, ce moyen d’échange préconisé par M. Lepesant (2013), relocalise les échanges économiques et peut donc contribuer à l’émancipation du collectif de l’Entreprise-Monde (Solé, 2009). Dans cette optique, le mouvement low-tech (Bihouix, 2014) pratiqué au Solilab et à la Maison du Peuple vise aussi à mettre l’ingéniosité au service du « Produire Moins et Mieux » décroissant. La production de communs numériques en vigueur au fablab « la Plateforme C », serait aussi conforme à l’autoproduction décroissante de Dardot et Laval (2014).
Enfin, on citera l’utilisation d’outils de communication physiques ou numériques éthiques et conviviaux pour mieux relier les humains et les tiers-lieux sur le territoire. À cette fin, le recensement géographique des initiatives locales comme le Transiscope et les plateformes numériques auto-hébergées comme RocketChat ou Framavox sont par exemple utilisés dans plusieurs des tiers-lieux étudiés.
Toutefois, le tiers-lieu visant à se conformer aux principes de la décroissance soutenable peut rencontrer de nombreux défis comme la dépendance aux subventions publiques qui les éloigne de la logique d'autogestion complète du projet décroissant (Illich, 1973), ou l’entre-soi, qui était aussi considéré par Oldenburg comme une des limites du tiers lieu.
Pour y répondre, certains collectifs choisissent de s’éloigner de la propriété privée pour aller vers le bien commun théorisé par E. Ostrom, en auto-gérant un collège désaffecté (Maison du Peuple). D’autres choisissent de tester des statuts juridiques originaux comme le comité citoyen qui intègre des habitants tirés au sort (Beau Tiers-Lieu), ce qui incarne une vision de la démocratie chère à J. Rancière. Enfin d’autres lieux plus inscrits dans l’entrepreneuriat, cherchent à mutualiser les risques en s’alliant entre entrepreneurs de l’économie sociale et solidaire (Grand Bain) et de peser dans la prise de décision pour faire du public le commun par excellence, ce qui rejoint le communalisme de M. Bookchin.
Nous voyons donc que les mécanismes mis en place dans les tiers-lieux étudiés et leurs limites, dessinent les contours d’un tiers-lieu oldenburgien et décroissant, qui participerait à la « décolonisation des imaginaires » chère aux partisans de ce mouvement. De même, chaque lieu a ses limites et contradictions qu’il peut dépasser à la condition de conserver une volonté forte et citoyenne de tous ses membres.
Conclusion
Le mouvement de la décroissance soutenable nous interroge sur notre dépendance à la logique marchande et productiviste. Les tiers-lieux nous interrogent sur la manière de recréer du lien social.
Nous avons vu que ces deux notions étaient compatibles sous certaines conditions. Par ailleurs, les pistes de réflexion dégagées dans cette recherche aboutissent à l’esquisse de lieux privilégiés pour expérimenter des alternatives au modèle dominant, où l’on se rassemble pour parler de temps de travail, de salariat, engager des pas vers les idéaux décroissants et favoriser une certaine résilience en prévision des chocs à venir. Les défis à relever pour un tiers-lieu souhaitant s’engager dans cette voie sont pourtant nombreux, de l’écueil de l’entre-soi à la difficulté à dégager du temps hors de la logique marchande et à incarner les besoins d’un collectif citoyen.