Pour beaucoup, l’économie circulaire (EC) s’apparente à cette famille de concepts, tels que l’économie collaborative ou l’économie sociale et solidaire, récupérée par les institutions financières internationales, la gent politique et les grandes entreprises dans le but de pallier « les défauts de la concurrence et du régime de propriété » (Azam, 2003). Souvent adossé à des idées telles que la croissance et l’innovation vertes ou encore la résilience, le terme EC est devenu le socle d’une stratégie de dépolitisation de l’action internationale qui consiste à créer un consensus, sans pour autant remettre en cause les réels problèmes du système économique dominant (Valenzuela et Böhm, 2017).
En effet, selon Arnsperger et Bourg (2016), la disproportion et le rythme de la consommation des régions les plus riches de la planète constitueraient la cause principale des problèmes environnementaux actuels. Ce constat est d’ailleurs confirmé dans plusieurs domaines. Scientifique d’une part, notamment avec l’article d’Ivanova et coll. (2016), démontrant qu’une grande partie de la production de gaz à effet de serre dans trois catégories sur quatre (empreinte territoriale, empreinte matérielle et empreinte hydrique) est directement liée à la consommation des ménages les plus riches des pays à revenus moyens supérieurs ou élevés. Citoyen, d’autre part, avec l’émergence de mouvements populaires, tels que les campagnes pour une alimentation à base végétale ou le mouvement zéro déchet (Bonneau, 2021 ; Johansen, 2020). Initiatives qui tentent surtout de remettre en cause des idées telles que la croissance infinie et le profit aux dépens de l’environnement et de la société (Georgescu-Roegen, 1995 ; Rockström et coll., 2009).
La présente thèse1 a donc pour objectif de recentrer le débat autour de l’EC sur ce déséquilibre, en se questionnant tout particulièrement sur la réelle définition de la « consommation responsable ». Pour ce faire, cette étude se base sur deux mouvements de pensée. D’une part, nous proposons ici une « lecture de la différence » de l’EC. Ce prisme de lecture, développé par Gibson-Graham (2006) depuis les années 1990, s’oppose aux discours capitalocentriques et déterministes en révélant la diversité des entreprises (Diprose, 2020), de la propriété (Martin, 2020), de la finance (Safri et Madra, 2020) et de tous ces autres éléments qui composent et animent nos sociétés, afin de tracer de nouvelles manières de mieux vivre ensemble.
Il s’agira donc ici de tenter d’échapper au modèle de circularité tel que présenté par le discours dominant sur l’EC et prônant la corporation innovante, efficace et efficiente, ainsi que la croissance infinie comme seuls modèles de réussite (Fondation Ellen MacArthur et coll., 2015). Pour ce faire, cette étude s’intéresse à l’industrie de la seconde main (ISM), particulièrement dynamique dans la ville de Tachkent en Ouzbékistan (Figure 1). Par ISM, nous entendons ces petites et moyennes entreprises (PME) actives dans l’acquisition, la réparation et la revente d’objets d’occasion dans la ville de Tachkent : ateliers de couture, opticiens, cordonniers, réparateurs et/ou revendeurs d’électroménagers, de meubles, d’outils, de téléphones et autres objets usagés du quotidien. Bien que présente dans plusieurs villes du monde entier, parfois à des périodes différentes (Charpy, 2002 ; Barles, 2014), l’ISM est souvent mal vue, mise à l’écart, voire dénigrée par différents acteurs, des grandes entreprises (Florin, 2015) aux simples citoyens (Dimarco & Landau, 2022), en passant bien sûr par les pouvoirs publics (Benelli et coll., 2017).
En deuxième lieu, en refusant d’attribuer de l’importance ou de la légitimité à une entité territoriale seulement par rapport à son revenu, le point de vue adopté ici réfute la dichotomie déterministe pays développé/pays en développement (Escobar, 2011) ainsi que la colonialité du pouvoir (Quijano, 2000) véhiculées par les discours dominants sur l’EC. Par conséquent, ce projet s’inspire aussi fortement des études postcoloniales, nées en Amérique latine sous l’égide du sociologue péruvien, Aníbal Quijano (2007), dans les années 2000.
À travers cette double analyse du témoignage d’une cinquantaine d’entrepreneurs de la seconde main, nous tenterons donc de tirer des leçons sur l’organisation de la circularité en milieu urbain. Les questions de recherche principales qui encadrent ce projet sont les suivantes (Roelvink, 2020) : comment les PME de l’ISM à Tachkent arrivent-elles à bien vivre ? Quel est le rôle des acteurs qui les entourent dans cette stratégie de survie ? Qu’est-ce qui est consommé ?
Les premiers résultats de cette étude démontrent que la consommation responsable — et par extension l’EC — serait plus une question d’accessibilité géographique et financière, que de flux de ressources. À Tachkent, cette accessibilité est mise en scène à travers l’omniprésence des PME de l’ISM dans les lieux essentiels de la vie quotidienne ouzbèke : parcs, régions piétonnes et marchés.
Dans un deuxième temps, la présentation de la diversité des entreprises et des services de l’ISM à Tachkent nous permet d’entrevoir un meilleur avenir pour un marché du travail moins compétitif et plus vert. En effet, dans les pays où ces professions sont absentes ou ont disparu (Ginsburg, 1980), les métiers de l’ISM pourraient poser les premières pierres de la transition écologique.
Troisièmement, l’étude de l’ISM de Tachkent met aussi en valeur les compétences clés nécessaires au développement d’une économie moins gourmande en ressources et plus éthique (Arnsperger et Bourg, 2016). Cette économie devrait inclure au minimum des savoir-faire tels que : l’entretien, le diagnostic, le travail au niveau micro, la créativité à travers le recyclage, etc.
Enfin, cette expérience nous renseigne sur les caractéristiques réelles des objets circulaires. Selon les entrepreneurs interviewés, un objet circulaire n’est pas chronophage à réparer (Benelli et coll., 2017). Dans le cas contraire, la matière première dont est composé l’item doit maintenir sa valeur en cas de désassemblage pour revente séparée.