La notion d’interdépendance est mise en avant par certains penseurs du vivant1 et le sociologue B. Latour (2017, 2022) pour nous inviter à sortir d’une globalisation mortifère et prendre conscience que nous formons le milieu qui nous forme (Berque 2009). Or si cette notion présente bien une rupture radicale avec la vision de l’homo œconomicus, atome isolé, indépendant et égoïste, elle présente aussi certaines limites voire certains dangers. Il s’agit donc, ici, d’inviter les penseurs et militants de la décroissance à débattre de manière critique de cette notion trop peu interrogée par les défenseurs d’une alternative écologique au capitalisme.
Une notion qui invite à décoloniser notre imaginaire
La notion d’interdépendance, c’est là tout son intérêt contribue à décoloniser notre imaginaire pour reprendre la formule de S. Latouche (2000). C’est essentiel puisque, selon Castoriadis (1975) auquel se réfère Latouche, toute société s’auto-institue et évolue sous l’instance d’un imaginaire radical qui échappe à la volonté des individus sociaux et à toute transcendance. Cet imaginaire radical engendre un imaginaire social qui n’est jamais stable car travaillé par la tension entre imaginaire social institué et imaginaire social instituant. L’imaginaire institué est clair : c’est celui du capitalisme (séparation nature/culture, atomisme social, etc.). L’imaginaire instituant est beaucoup plus flou car il se nourrit d’alternatives diverses : décroissance, économie sociale et solidaire, commun, transition, écoféminisme, etc. La notion d’interdépendance, parce qu’elle conteste la notion de dichotomie entre nature et culture, remet en cause l’imaginaire institué. Elle rappelle les liens qui relient les humains entre eux : nous sommes des nœuds de relations qui vivent dans des institutions qui ne sont rien d’autres que des nœuds de relations cristallisés. La notion d’interdépendance invite ainsi à dépasser le paradigme individualiste qui régit l’économie de marché, pour mettre en avant un relationnalisme méthodologique (Corcuff 2012) au cœur de l’économie de subsistance (Polanyi 1983). De plus, en soulignant le fait que l’humain construit le milieu qui le détermine, la notion d’interdépendance permet de rompre avec le simplisme positiviste qui marque la science économique orthodoxe et introduit à la pensée complexe qui nourrit l’écologie comme discipline mais aussi et de plus en plus les sciences sociales.
Une notion qui ne doit pas être la pierre angulaire d’un nouvel imaginaire instituant
L’interdépendance a donc le mérite de rompre avec l’idée que l’humain peut sans coup férir considérer son milieu de vie comme une ressource à exploiter et invite à sortir d’une vision simpliste du social pour intégrer une vision systémique. Pour autant, cette notion est insuffisante voire dangereuse. Pour quatre raisons au moins. La première est le risque d’immobilisme. Si nous sommes interdépendants nous ne pouvons pas agir seul voire, pas agir sans l’accord de tous les autres. C’est cet argument systémique que les économistes classiques et les néolibéraux ont mis en avant et mettent encore en avant pour ne pas introduire la taxe Tobin, instaurer localement un revenu d’existence ou créer un impôt sur les superprofits. Pour le dire autrement, il ne suffit pas de constater nos interdépendances pour s’affranchir du capitalisme. Il s’agit de prendre soin, ici et maintenant partout où cela est possible, de nos milieux de vie et non d’attendre que tous les autres changent avant de changer. La deuxième est le risque de l’impuissance. Dans le sillage de Hayek et de la théorie du chaos, les néolibéraux pensent en effet que le monde est trop complexe pour être réguler. Ne rien faire plutôt que de mal faire. Le système monde est trop sensible, la moindre modification peut engendrer des catastrophes, le mieux est de laisser Gaïa se réguler elle-même, laisser le système Terre revenir de lui-même à équilibre. Pourtant si les dépendances réciproques complexifient l’action, elles ne l’interdisent pas. C’est au contraire cela vivre ensemble : débattre collectivement des dépendances que nous devons réduire (celle au smartphone, au nucléaire, à la bagnole, etc.) et celle que nous devons respecter et protéger (celle à la terre, à l’air, aux animaux, etc.). Or nous ne sommes pas spontanément d’accord sur les interdépendances néfastes et les dépendances nécessaires. On touche là le troisième danger de la valorisation de la notion d’interdépendance : l’invisibilisation du conflit. Nos interdépendances sont, qu’on le veuille ou non, aussi le fruit de négociations, de rapports de force, de violence. La question du pouvoir est au cœur de toute vie sociale que ce soit le pouvoir comme domination ou le pouvoir comme capacité d’agir. Le conflit est aussi au cœur du vivant qui n’est pas toujours en harmonie avec lui-même. La loi du plus fort s’impose souvent au cœur de systèmes écologiques. Il convient donc d’apprendre, collectivement, à passer d’une interdépendance marquée par la violence (Agon), à un conflit intégrateur instituée par la délibération (Eiris). La démocratie est le cadre institué qui permet la résolution des conflits. Or, et c’est le dernier point, la notion d’interdépendance peut conduire à mettre en question l’idée même de démocratie. Pourquoi ? Parce que si elle remet en cause, avec juste raison, l’idée simpliste de liberté absolue de l’individu qui ne doit rendre des comptes qu’à sa conscience, elle pousse aussi, de manière plus risquée, à remettre en cause la notion d’autonomie essentielle à la démocratie (Dacheux et Goujon, 2020). Comme l’indique B. Latour :
« je découvre que je dépends de tous ces êtres, que ce soient les abeilles, les hirondelles, le climat...et c’est bien de dépendre. En conséquence cela pose en plus un problème de philosophie politique : la référence à la notion d’autonomie, à ce que c’est que d’être autonome, est très mal construite, il faut en quelque sorte devenir hétéronome » (Latour, 2021, p. 85).
Or, si effectivement la prise de conscience de nos interdépendances invite à une conception de l’autonomie débarrassée du libéralisme, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain et revenir à une hétéronomie nous faisant dépendre de la transcendance fût-elle nommée du joli nom de Pachamama. Vivre en démocratie, c’est vivre dans une société où les êtres humains ne se soumettent pas à des lois divines, économiques ou mêmes écologiques mais qui font et défont les lois qui les gouvernent.
Préférer la solidarité démocratique à l’interdépendance systémique
Née à une époque productiviste (Duverger, 2023), l’économie sociale et solidaire doit s’enrichir des approches écologiques développés par les penseurs du vivant et ceux de la décroissance. À l’inverse, ces derniers pourraient trouver dans les recherche sur l’ESS, une notion plus à même de nourrir l’imaginaire instituant que la notion d’interdépendance : celle de solidarité démocratique. En effet, de par son origine (In solidum, pour le tout), la notion de solidarité souligne, comme la notion d’interdépendance, l’entremêlement de liens réciproques créant une communauté d’intérêt. Par contre, plus que la notion d’interdépendance, la notion de solidarité invite à celle d’entraide que l’on retrouve au cœur du vivant et de la vie sociale (Kropotkine, 1902). La notion de solidarité met en avant les relations de réciprocité (Garlot, 2022). Ajouter le qualificatif démocratique à cette notion, comme le fait J.L Laville (2010), c’est souligner le fait que la solidarité n’est pas forcément héritée, déjà-là et s’imposant à tous comme dans les conceptions de solidarité mécanique et solidarité organique proposées par Durkheim, mais qu’elle peut être volontaire et choisie. Nous pouvons débattre collectivement des liens de dépendances réciproques que nous voulons instituer et de ceux dont nous voulons nous libérer. L’interdépendance est un fait, la solidarité démocratique une volonté. Or, c’est la volonté qui est au cœur du triptyque rejet-projet-trajet cher à la décroissance.