Chères lectrices, chers lecteurs, c’est un plaisir pour nous de vous offrir à lire ce numéro thématique, le premier de la brève histoire de Mondes en décroissance.
« Pourquoi dédier un numéro entier à la question Entreprises et décroissance ? ». L’entreprise, à la fois en tant qu’objet, structure, espace de relations, en tant que création juridique, est l’une des briques fondamentales des sociétés capitalistes. C’est en leur sein que se prennent la majorité des décisions de production et de distribution, elles qui génèrent du profit et rémunèrent travail et capital… Et c’est (entre autres) également pour « faciliter » le travail des entreprises que le monde occidental traverse depuis 40 ans une révolution néo-libérale.
Il nous semblait d’autant plus important d’aborder ce sujet que, depuis quelques années, les discussions sur la décroissance et/ou la post-croissance se sont également invitées à l’intérieur de certaines entreprises1. La littérature scientifique a largement contribué à démontrer que la recherche de profit, si elle est rationnelle et justifiable à l’échelle d’une entreprise individuelle, nous conduit à la catastrophe du point de vue de la société. C’est, en grande partie, ce qui nous pousse à exploiter toujours plus le vivant dans toutes ses dimensions – les corps, les écosystèmes et les ressources finies – dont nous dépendons pour survivre.
Dans ces conditions, que faire des entreprises dans un monde en décroissance ? Avec ce numéro, nous voulions répondre à quatre questions principales :
Définir l'entreprise dans son historicité, son rôle, ses missions, ses représentations à travers ses liens et son imbrication dans la société de croissance, le capitalisme et le productivisme. Quel imaginaire autour de la notion même d'entrepreneuriat ?
Économie sociale et solidaire, mouvement coopératif, organisations à but non lucratif, économie de la fonctionnalité, économie circulaire ou encore entrepreneuriat social ou à missions sont-ils des alliés de la décroissance ou participent-ils à l'accompagnement d'un système à bout de souffle ? Quelles perspectives, quelles limites, quels écueils ?
Si le modèle actuel d'entreprise devait disparaître, comment organiser démocratiquement cette transition ? Quels démantèlements, renoncements ou redistributions ? Quelles distinctions entre une firme multinationale et une organisation locale à but non lucratif ?
Repenser l'entreprise sous le prisme de la décroissance, c'est d'abord questionner nos besoins fondamentaux et la manière dont on y répond, libérée des notions de croissance et de profit. C'est une invitation à repenser notre rapport au travail, au salariat. Quelle place pour l'autogestion ? Quelle gouvernance et quels modèles démocratiques ? Comment articuler la notion de communs avec celle de l'entreprise et penser la démarchandisation du monde, le ré-encastrement des marchés ? Quid de l'extractivisme, de l'exploitation, des externalités négatives de la production ? C'est également interroger la place de la technique en entreprise : low-tech, lean management... ?
Les articles que nous publions répondent donc chacun à au moins l’une de ces questions : l’appel à créer le Réseau Entreprises et Décroissances porté par Air Coop s’intègre bien dans le questionnement autour de la notion d’entreprise et d’entrepreneuriat, tout comme la revue de cas proposée par Essuman et Emrick-Schmitz. Ces derniers intègrent également dans leur travail une dimension « économie sociale et solidaire », tissant des liens entre formes et fins d’entreprendre. En apportant une ouverture sur l’Ouzbékistan, la contribution de Marcombe intègre une perspective internationale et issue de la périphérie sur le devenir de ces formes « alternatives » d’entreprendre. Le travail fourni par Hinton, lui, viserait plutôt à explorer les façons d’arriver à des entreprises post-croissantes, révélant à la fois des changements structurels et d’imaginaires nécessaires.
Parmi nos interrogations cependant, beaucoup sont encore en suspens et nécessiteront davantage de travail pour leur apporter une réponse satisfaisante. C’est avec regret que nous avons constaté l’absence de contribution s’intéressant spécifiquement aux interactions entre formes entrepreneuriales et technique, ou à celle de l’autogestion, ou encore à la possibilité même de l’entreprise capitaliste dans un monde décroissant. Le chantier reste ouvert !
En vous souhaitant une bonne lecture, et à très vite !