Le voyage dans l’au-delà n’est ni une création médiévale ni une création chrétienne ; l’espace chrétien médiéval a néanmoins nourri un genre littéraire, le témoignage édifiant de voyage médiéval chrétien en enfer2, cité par la suite témoignage infernal3, qui répond à un schéma sotériologique dont le scénario exploite le métarécit grégorien. Alors que jusqu’à présent le voyage n’était qu’une étape au sein d’une aventure terrestre4, dans la littérature chrétienne, le voyage devient une fin en soi, le motif essentiel du discours ou du récit. Le parcours transformatif et l’édification du voyageur ont pour but ultime la transmission d’un savoir eschatologique par le témoignage. De fait, ce que nous avons nommé le témoignage infernal se différencie de ses prédécesseurs par les particularités qui en font un outil cognitif dédié à l’édification chrétienne, grâce auquel on obtient une définition extrêmement précise d’un espace tangible au sein d’une littérature cosmogonique évangélique.
Pour cette étude sur la sociopoétique infernale, il m’a semblé judicieux de retourner aux sources du témoignage infernal chrétien, à son ingénieuse conception dont le but révélé était l’enseignement des clercs. Mon intérêt se porte sur l’amorce de cette fascinante forme narrative dont l’inventeur recourt instinctivement à toutes les règles sémiotiques du récit cognitif fictionnel5 que je nommerai, dans notre cas, une fabrication scolaire de vérités6. Après avoir relevé la dimension pragmatique qui a entouré sa conception, j’aborderai la formulation dialectique et la construction sérielle de sa mise en place, qui bien que jouant sur une communication artificielle avec l’apprenant7, établit une structure cognitive aisément réutilisable. La pérennité du métarécit, marqué du sceau grégorien perpétuellement interprété et adapté, a encouragé la production d’un savoir fabriqué par l’agglomération de cognèmes porteurs de représentations sociales8 pour décrire un espace pourtant invisible, inouï et ineffable. Il a ainsi élaboré une terminologie infernale édifiante, dynamique d’une création littéraire imprégnée du jugement de ses auteurs et chargés de stéréotypes et de préjugés nourris des valeurs monacales.
Construction d’un enfer
L’enfer imaginaire médiéval occidental est né de la représentation d’un imaginaire monacal qui a mis textuellement en place, une forme visuelle de la sphère de punition divine9. Espace insensible et inaccessible, il fallait pour le dévoiler, définir un registre littéraire capable d’engager une révélation tangible, et ce sont les pères de l’Église qui, s’inspirant du Thespesios de Plutarque (MoraliaCa. 120 AC)10, esquissèrent le formulaire du témoignage infernal.
En abordant ces récits de voyage dans l’au-delà, le lecteur est confronté à une série d’inventions. La première et la plus visible, celle du savoir infernal, se justifie par les références extrapolatives aux Écritures, amalgamées à des évocations tirées de textes antiques et de croyances populaires. La seconde, conçoit l’instrument d’acquisition et d’apprentissage qu’est l’idée même de voyage dans l’au-delà. La troisième, le noumène de mort temporaire, soutient l’édifice du voyage puisqu’elle autorise l’accès à – ainsi que le retour de – l’au-delà. La quatrième, sujet de nombreuses querelles théologiques entre les xiie et xive siècles, affirme le concept de corporéité de l’âme qui concède au voyageur d’évoluer dans un espace tangible11, et favorise l’effet de catharsis aristotélicienne auprès d’un public qui s’identifie au protagoniste. Enfin la dernière invention, dont la construction/mise en place est l’objet de cette étude, est le mode de transmission du voyage, le témoignage. Elle intègre les précédentes inventions au formulaire qui va s’institutionnaliser sans réserve au sein des monastères et permettre de diffuser une imagerie fictionnelle maquillée en vérité scientifique.
L’indispensable récit herméneutique
L’enfer chrétien n’était pas dévoilé dans les écritures, seules de rares peines métaphoriques : les flammes éternelles, le ver rongeur du remords, les pleurs et grincements de dents de la honte, et enfin le dam des ténèbres y apparaissaient sporadiquement12. Saint Augustin inaugura timidement une formalisation d’un enfer matérialisé avec la Vision du pauvre Curma (421) dont le voyage est élaboré sur le concept de mort par erreur13. Le choix du voyage semblait indispensable puisqu’il s’agissait de définir l’espace ineffable infernal en proposant un récit acceptable qui décrive un passage dans un lieu sacré (réservé aux morts), inaccessible aux vivants (dont on ne revient pas) et officiellement scellé jusqu’au jugement dernier. Au court d’un scénario évasif sur les énigmes soulevées par un passage dans l’au-delà, Curma d’Hippone est conduit dans l’après-monde pendant les trois jours où il demeure sans ses sens. Tombé en léthargie ; il semble mort mais il lui reste un léger souffle. À son retour des morts, il déclare qu’il y a eu erreur sur la personne ; son voisin, Curma le forgeron, meurt instantanément (comme si leurs vies avaient été échangées). Le subterfuge, qui conserve l’équilibre entre le monde des vivants et celui des morts, évite l’intervention d’un miracle qu’une résurrection aurait motivé. Le nouveau visionnaire visite l’au-delà (tandis qu’auparavant l’au-delà venait à l’ici-bas par interactions avec des revenants, apparitions ou songes révélateurs)14, et ainsi Curma officialise la voie qui mène au savoir infernal chrétien. Le court texte relatant le voyage de Curma s’intégrant à une œuvre de référence rédigée pour instruire les clercs, il devient un sujet de réflexion autant que d’inspiration dans les monastères et les écoles théologiques médiévales occidentales, tandis qu’il s’intègre aux prêches et sermons.
Imaginaire sériel et glose dialectique édifiante
En 593, Grégoire le Grand, Père de l’Église, aménage les balises posées par Augustin. Il introduit le concept de mort temporaire (narrativement plus efficace que celui de mort par erreur, trop épiphénoménal), il ose faire évoluer ses personnages en enfer en leur attribuant ce que j’appelle une corpo-réalité ; c’est-à-dire qu’il leur donne un corps membré, doté de sens et d’émotions ; le voyageur se déplace, il voit, sent, entend et ressent. Cette reformulation sensorielle (quand bien même serait-elle représentée par l’effet de similitude), parce qu’elle dépasse la corporisation qu’un simple anthropomorphisme lui aurait accordée, accentue la réceptivité de l’apprenant qui peut reconnaître et s’identifier au voyageur et atteindre la catharsis expiatoire projetée. C’est donc en mettant en scène des voyageurs in simili corpus, qu’au IVe livre des Dialogues15, Grégoire offre un solide tremplin pour la voyageologie infernale, alors qu’il adopte le format de l’exemplum (bref récit référentiel illustrant une vérité morale)16, pour justifier le bien-fondé du respect de la religion par la vie de rétribution que l’âme ira chercher après la mort17. Dans le cadre d’un entretien philosophique hétéromorphe, l’auteur met en scène le témoignage de mortels revenus de l’au-delà dans une œuvre qu’il présente comme historique18. Son dessein est officiellement plus pédagogique19 qu’idéologique (ou théologique), aussi l’explication didactique se dissimule sous une gnose dialogique que ponctue une série de représentations infernales, élémentaires et ciblées qui s’affichent devant les yeux des protagonistes (pont, fleuve de feu, gouffre, volcan, tourments, dragons) ; le ton est moralisateur et la forme singulièrement succincte. Il en ressort que le voyage dans l’autre monde est envisageable pour certains hommes en cours de trépas − et leur témoignage garantit la connaissance ramenée de l’au-delà.
Dans l’extrait du Livre IV (593) des Dialogues que nous allons parcourir (des chapitres XXXII à XXXIX)20, Grégoire installe un dispositif cognitif sérialisé (par épisodes), et aménage une tension dramatique intermittente avec son lecteur autour du voyage infernal. La narration discontinue morcelle le savoir entre les différents exempla, qui répondent au narrataire (le diacre Pierre)21, dont les questions devenues paratexte délimitent implicitement le champ d’attente du lecteur final. À la fin de chaque court chapitre (80 à 900 mots), dont certains recèlent plusieurs exempla, le disciple Pierre confirme sa compréhension et son acceptation de la vérité transmise par Grégoire, puis ouvre la discussion sur une problématique corrélative en posant une question concomitante à laquelle il ne sera répondu qu’au chapitre suivant. Cette technique crée un effet de suspense dans le cadre d’une transition satisfaisante pour le lecteur qui, s’inspirant du diacre Pierre, ne peut qu’agréer.
L’explication que vous apportez est si claire que je ne peux pas la nier : mais maintenant une autre question vient à mon esprit, comment peut-on appeler l’âme immortelle et comment ne meurt-elle pas dans ce feu perpétuel ? (L.IV-c.44).
Chapitre 45 De quelle manière l’âme est-elle immortelle tandis qu’elle est tourmentée de la peine de mort (L.IV-c.45).
C’est ainsi que Grégoire ne propose pas une énonciation systématique des paradigmes infernaux, comme il le ferait dans un discours magistral. Bien qu’il multiplie les digressions doctrinales, il intègre les cognèmes dans un récit à plusieurs dimensions sans pour autant rejeter l’analyse spéculative, et propose une polyphonie modélisée22 dans laquelle Grégoire (auteur exégète, narrateur, locuteur et personnage) s’entretient avec le lecteur final en lui relatant un dialogue avec Pierre (narrataire, locuteur et personnage), auquel il rapporte des dialogues entretenus avec des voyageurs infernaux (locuteurs et personnages). Grégoire se met ainsi en scène dans une « autobiographie » fictionnelle, dont les premiers paragraphes du Livre I donnent le ton.
Un jour, submergé par les affaires temporelles […] je me retirais dans un asile secret […] J’étais là, plongé dans le tourment alarmant d’un profond silence, lorsqu’arriva […] le diacre Pierre […qui] me voyant accablé sous le poids d’un abattement sinistre, me demanda “vous est-il arrivé quelque désagrément” […] Pierre, lui dis-je, le chagrin qui me nourrit […] » (L.I-Inc.).
Grégoire s’adresse directement au narrataire, Pierre, mais aussi à son lectorat final, ce qui se retranscrit dans des formulations en relief, telle que la suivante23.
[…] et ici je lui dis (à Pierre) ce que j’avais entendu de la bouche de […] (L.I).
Par la suite, la forme indirecte est le plus souvent remplacée par un dialogue où les deux interlocuteurs s’expriment à la première personne et qui intègre un niveau métadiégétique dans lequel Grégoire explique à Pierre (personnage) sa démarche discursive.
Pour chasser le moindre doute de l’esprit de mes lecteurs, je cite ouvertement, à chaque histoire que je rapporte, les sources auxquelles je me réfère. Je souhaite aussi que vous (Pierre) sachiez que parfois je rapporte seulement les événements que d’autres m’ont racontés, je leur adjoins la parole des témoins, mot pour mot […] mon premier récit repose sur le témoignage de […]. (L.I).
Il en résulte que l’utilisation de l’exemplum intégré dans un dialogisme à étages, codifie un savoir indirect – puisque non énoncé en tant que tel. Ici le mot exemplum (échantillon) prend comme premier sens, celui de modèle à imiter mais aussi d’illustration qui sert à confirmer, voire démontrer un concept24. L’insertion d’exempla n’est pas anodine, puisqu’elle positionne le discours dans le champ de la rhétorique, considérée par les médiévaux comme « un art de tromper par des artifices […, parce qu’] en entrant dans l’univers de la rhétorique, on quitte la démonstration pour entrer dans la persuasion. On passe de modèles scientifiques théoriques à la réalité pratique de la vie25 ». De fait, l’exemplum s’ancre profondément dans la mémoire de l’apprenant, car l’argumentation s’échafaude sur des images dont le mythème central −le voyage en enfer – ouvre un espace de domination idéologique dans lequel se forge un inconscient collectif captif. On peut dire que l’exemplum grégorien fonctionne par induction, en créant une règle par la généralisation d’un cas particulier. Aussi, lorsque le voyageur Eumorphius établit une des entrées de l’enfer en Sicile, dont les volcans permettent aux fumées infernales de s’échapper, et marquent un accès terrestre visible aux humains (L.IV-c.35) ; c’est tout un pan de la culture occidentale monacale qui transfère ses craintes dans l’évocation montagne crachant le feu et les laves, le monde intratellurique étant dorénavant désigné métaphore de la punition divine et par association, des enfers26. C’est la raison pour laquelle, afin de maintenir la tension narrative et de flatter l’émotionnel du lecteur-auditeur final, Grégoire adapte sa stratégie rhétorique et insère des composants merveilleux populaires, comme pour le jeune moine colérique et paresseux, Théodorus, qui visite l’enfer mourant et en revient pour témoigner être sous l’attaque d’un draco (dragon) qui lui dévore la tête (L.IV-c.37).
Parcours d’un apprentissage par le déchiffrage d’un savoir fragmentaire
On remarque par ailleurs que dans ce cadre dialogique à l’apparence spontanée, les connaissances énoncées s’organisent autour de situations stabilisées, puisque renforcées par des préconçus traditionnels (Bibliques ou païens). Par le recyclage des notions enseignées dans les chapitres précédents, les nouveaux exempla confortent les connaissances de l’apprenant, auxquelles sont ajoutés de nouveaux topiques favorisant la circulation mémorielle des énoncés fondateurs de connaissance, et c’est ainsi que Grégoire associe au découpage du savoir – l’intermittence sérielle – et à l’ajout de références pédagogiques externes, une progression analytique. Finalement, c’est sous le regard de l’amphitextualité, qui vise à décrire les solidarités textuelles dans lesquelles sont pris les textes et les genres, que l’on redéfinira pleinement la texture didactique du discours grégorien sur les peines de l’au-delà27.
Le premier exemplum28 avait caractérisé la mort temporaire, localisé l’enfer auquel il avait attribué grossièrement une structure organisée. Ces notions maintenant acquises servent de point de départ à l’érection de l’édifice sotériologique grégorien, terreau des voyages infernaux et d’une poétique monacale. En parallèle, Grégoire instaure une intertextualité entre ses exempla, rétablissant une cohérence au procédé narratif fragmentaire. La technique est poussée à l’extrême lorsque le témoin d’un exemplum devient l’actant du témoignage d’un autre voyageur, tel Étienne de Constantinople qui est conduit au donjon d’enfer pour observer les tourments. Trois ans plus tard, un chevalier, mortellement blessé sur un champ de bataille, décrit plus précisément la géographie infernale : un pont au-dessus d’un fleuve noir et fumant chargé d’immondices puantes dont l’extrémité conduit à une prairie paradisiaque. Il y reconnaît Étienne de Constantinople, cette fois-ci réellement mort ; comme après son retour, il ne s’était pas amendé, son pied glisse et la moitié de son corps pend au-dessus du fleuve. Des esprits terribles jaillissent de la fange et le tirent par les jambes pour le punir de ses péchés tandis que d’autres, étincelants, le tirent vers le haut par les bras pour le récompenser de sa générosité en aumône (L.IV-c.37).
La multiplication des exempla chez Grégoire pose non seulement de nouveaux stéréotypes inspirés de l’imaginaire social pour affiner la connaissance de l’enfer, mais aussi tend à réduire la distance épistémologique entre le texte et l’auditoire par la diversité de ses intervenants (moine, fermier ou chevalier), comme celui du simple cordonnier Deusdedit qui doit, pendant son voyage et pour punition de ses péchés, participer à la construction d’une maison de briques d’or destinée aux justes (L.IV-c.38).
Chaque pièce du puzzle grégorien s’attarde sur un objet particulier : le processus du voyage, l’état du pécheur, l’organisation des tourments, la géographie infernale ou la démarche judicatoire. Ce que propose Grégoire c’est un parcours, et c’est au moine-lecteur-auditeur et futur auteur, sous la guidance de son maître, de détecter l’information codifiée, cachée par l’évident mais éclairée par la transtextualité29 que je qualifie d’amphitextuelle puisqu’elle participe à la construction d’un genre. Les deux exemples suivants permettent de considérer cette méthode didactique. Au chapitre 39, le riche et avare Chrysaurius est pris d’une maladie divine, son âme s’échappe de son corps sous ses yeux grands ouverts. L’anagnorisis est troublante, puisque le personnage (à la fois acteur et spectateur) se reconnaît après quelques hésitations, c’est-à-dire qu’il reconnaît son âme corporéalisée alors qu’elle est entraînée dans le puits d’enfer par des esprits sombres. Plus loin, Athanasius, moine d’Isauria, qui ne respectait pas le jeûne, est enserré par la queue d’un dragon qui lui enfonce sa gueule dans la bouche et aspire pour lui soutirer son esprit de vie alors qu’il se meurt (L.IV-c.38). En décryptant ces deux exempla, le lecteur comprend que l’âme quitte son corps pour être seule punie, et que c’est l’esprit qui maintient le corps en vie, confirmant les croyances selon lesquelles l’humain est composé d’un corps terrestre et d’une âme immortelle associés par l’esprit de vie.
Certains enseignements sont faits par déduction, d’autres par association, et le lecteur avisé identifiera un savoir non-dit dans un exercice de pensée critique. Ainsi, plus loin, nous apprenons que pour Grégoire, la punition ne se limite pas au feu pourtant omniprésent, il existe diverses tortures dont certaines sont personnalisées. Par exemple, celle qui est appliquée à Pirron, intendant du Pape, écrasé sous des chaînes d’acier pour avoir été cruel (LIV-c.36). Ici, sans l’énoncer clairement, Grégoire individualise la faute, il implique que l’homme est responsable de ses péchés, et qu’il est puni en fonction et proportionnellement aux crimes qu’il commet pendant sa vie terrestre.
L’observateur reçoit les exempla comme l’illustration démonstrative du récit doctrinal, et ceux dont nous avons effleuré le contenu me permettent de systématiser leur fonctionnement chez Grégoire qui les exploite pour résoudre la question posée par le diacre Pierre en y répondant de façon indiscutable. Ce procédé est souligné par la progression linéaire au sein de chaque chapitre : titre cernant la question à supprimer, présentation d’une situation, argumentation par l’exemplum (qui répond à chaque sous-question de Pierre), déductions (qui permettent d’orienter la démonstration) étayées par des digressions doctrinales, puis dernière intervention de Pierre qui accepte le savoir comme vérité et élargit la question sur un sujet adjacent pour le chapitre suivant.
Finalement, alors que Louis soutient que l’exemplum est un « récit utilisé à des fins autres que celles propres à son contenu. [… qui] doit être considéré pour son utilisation, en tant que fonction […, un] argument qui fonde le réel par la narration […] d’un événement particulier30 », je dirais que, plutôt que de fonder le réel, l’exemplum grégorien fonde le savoir, c’est-à-dire qu’il ne revendique pas d’être le reflet du réel mais son interprétation, un savoir qu’il légitime en l’exposant comme vérité (et non-réalité) grâce à sa propre signature, celle d’un docteur (et Père) de l’Église31. En produisant la série quasi exhaustive des narèmes indispensables au fonctionnement du témoignage infernal tout en assurant sa pérennité, Grégoire, négociateur de la science infernale, en devient aussi le garant. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ses successeurs n’hésiteront pas dans des métalepses parfois simplificatrices à l’intégrer dans leur récit, comme personnage actant ou comme référence intemporelle32.
En composant un collage à partir des divers exempla grégoriens cités, il devient possible d’échafauder un paradigme cohérent de la zone infernale, de son fonctionnement, ainsi que des mécanismes de sa visite. Suivant la méthode heuristique proposée aux lecteurs dans le prologue du Livre I des Dialogues, et en réorganisant les cognèmes tirés de l’extrait étudié dont les anecdotes semblaient pourtant anodines et décousues33, on obtient un enfer immédiat dont l’entrée se situe sur terre et dans lequel diverses formes du feu sont prédominantes. L’homme est composé d’une âme, d’un corps et d’un esprit de vie, à la mort, seule l’âme (qui s’échappe de son corps) accède à l’au-delà et, accompagnée de démons et d’anges, se présente devant un juge. L’espace infernal est divisé en deux parties, la première ne se visite pas et s’apparente à l’enfer de l’apocalypse, chaotique et sombre son entrée est un puits scellé ; c’est l’enfer éternel des damnés. La deuxième qui contient un relief naturel et urbain (forts ou donjons immondes et enflammés) dans lesquels ont lieu les tourments purgatifs, et où l’on rencontre démons et dragons, est traversée par un immense fleuve nauséabond surmonté d’un pont-ordalie, séparant la zone de purgation de celle de Félicité qui départage les bons des mauvais. Le chaos rencontré dans l’enfer divin est remplacé par un espace organisé sous le contrôle d’anges et de démons qui regroupent les âmes dans des maisons de tourment. Les aumônes et les prières des vivants peuvent sauver une âme pécheresse qui sera purgée par le feu. Chaque âme est punie individuellement et proportionnellement à ses péchés. Ces informations parcellaires ainsi reconnectées offrent un tableau complet sur différentes strates (théologiques, pratiques, initiatiques, scientifiques…).
L’esthétique d’une structure identifiable récursive
Grégoire a donc non seulement, dans un geste transgressif, légalisé les descriptions de l’espace divin et sacré, mais aussi défini le véhicule de transmission du savoir infernal ; le témoignage. Il valide la notion de similitude de mort qui accessibilise la voie infernale, que la catabase du Christ aux enfers (retracée dans la version latine du ve siècle de l’Évangile apocryphe de Nicodème)34 avait déjà concédée aux chrétiens, en faisant du retour de l’au-delà − un phénomène exceptionnel mais concevable35.
L’hypotexte grégorien valide le sème mort qui ne dure pas et implique le concept libérer l’âme de son corps, en lui accordant de le réintégrer après l’expédition dans l’au-delà. C’est-à-dire que grâce à cette invention littéraire, l’élément perturbateur du récit (la mort) ne recherche pas de rééquilibrage ; elle annonce le dénouement (retour à la vie). En instituant une résolution a priori qui dénue l’intrigue de tout suspense, le cheminement télique (qui s’oriente vers une fin naturelle) est libéré d’une tension qui distrairait le lecteur-auditeur et permet un centrage absolu sur l’apprentissage du savoir infernal et une poétique édifiante libérée des contraintes du scénario36. C’est ainsi que la relation du savoir au récit s’est faite par la mise en place du processus de témoignage, à l’aide d’un format immédiatement identifiable, accompagné de l’adaptation d’un scénario réitérable à l’infini qui assure la rencontre d’un voyageur, d’une cause de mort temporaire, d’un parcours particulier ou d’une sélection de tourments.
En établissant un genre narratif de communication parfaitement déclinable, le savoir inviolable se révèle évolutif puisqu’adaptable à la communauté à laquelle il s’adresse (clergé, nobles, communautés rurales, urbaines, ou milieux commerçants). L’imagerie se met en place naturellement, ce phénomène est notamment observable plus loin dans les Dialogues, lorsque le moine Pierre d’Ibère raconte avoir vu « les tourments et les innombrables lieux de l’enfer et des hommes suspendus dans le feu (L.IV-c.37) ». La nouvelle entité, hommes suspendus dans le feu, va réapparaître à force de détail au cœur des témoignages infernaux post-grégoriens qui se font écho ; déclinant par exemple, suspendus par les membres selon le péché, suspendus à des arbres embrasés, suspendus par des crochets aiguisés et trempant dans un fleuve de feu ou suspendus à des roues incandescentes en mouvement. Ce nouveau tableau articulé du châtiment infernal fournit un marqueur stéréotypé et il nourrit les représentations graphiques qui envahissent les églises et leurs parvis dès le xiie siècle − remplaçant parfois le discours verbal, comme on le voit sur le Tympan de Conques (1107-1125)37.
Par la suite, et bien que sous le contrôle des moines-copistes, le savoir né des récits grégoriens va se libérer du carcan des Dialogues qui s’adressaient clairement à un public religieux, éduqué et captif, pour toucher un public laïc, sceptique et volatile à la recherche d’une forme d’édification accessible et mémorisable. L’enfer grégorien enseigné à des générations d’écolâtres38 jusqu’à la réforme de Thomas D’Aquin39, justifie que la majorité des auteurs de voyages infernaux (clercs ou laïques) s’appuyèrent sur les fragments du modèle pour concevoir leur propre expédition, l’enrichissant de formules poétiques, d’allégories, ou y incorporant leur propre sensibilité. Cela est d’autant plus aisé que l’usage de l’exemplum qui avait autonomisé les segments dénotatifs (chacun cadré dans une scène unique) les a prédisposés à être romancés, et à migrer vers d’autres supports (théâtre populaire, poésie, roman, satire sociale, chanson, sculpture ou fresque) et ainsi à adopter des catégories narratives protéiformes (prêche, sermon, fable morale, conte allégorique, poésie, fabliau ou pastiche).
Pendant près de dix siècles, les auteurs mettent en place un espace infernal fictionnel par la surenchère transtextuelle – dans le sens de la « transcendance textuelle » de Genette40. Bien que l’objectif déclaré soit l’édification, les auteurs animent leur discours de procédés littéraires ingénieux, générant une réelle poétique infernale. Le respect de la séquence narrative facilite la compréhension du lecteur-auditeur qui, connaissant le scénario, peut s’investir dans le savoir tandis que l’intertextualité balise son parcours cognitif et valide les nouveaux sèmes.
Dans ce but et dès le viie siècle, les textes reprennent le formulaire grégorien pour confirmer l’aspect cognitif du voyage, dont le but est de transformer le voyageur mais aussi le lecteur-auditeur et sa vision du monde. Les visions s’étoffent d’outils discursifs qui déploient une hétéroglossie didactique ; par exemple, le voyageur est systématiquement accompagné d’un psychopompe avec lequel il converse au mode direct (et ainsi conserve la forme dialogique mise en place par Grégoire). Le guide n’oublie pas de citer un extrait de textes évangéliques, tandis que le voyageur commente, acquiesce, s’offusque puis se soumet (la soumission étant l’acte ultime de l’apprenant, qui reproduit ainsi le comportement du diacre Pierre et inspire le lecteur-auditeur cible). De son côté, l’auteur (prenant la place du maître) glose en contextualisant le message du saint dans des digressions moralisantes alors qu’il interpelle directement son public41. Le formulaire précis (moule discursif ébauché par Grégoire) va permettre l’inflexion et la reproduction du voyage dans un cadre admis et légitimé, tout en favorisant le déploiement de l’imaginaire cognitif.
L’enfer, diégèse intemporelle de la narration infernale
Lorsque les auteurs médiévaux (clercs ou laïcs) ont transgressé sa sacralité afin de le rendre compréhensible à l’esprit de l’homme, soustraient son intemporalité et son éternité pour le rendre immédiat et momentanément accessible aux voyageurs, ils ont mis en place plus qu’un objet littéraire (comme le serait l’amour) mais une diégèse que le récit met en mouvement42. L’Exemplum grégorien, étoffé en témoignage infernal, a acquis l’usage de récit qui correspond aux trois définitions de Genette, c’est-à-dire « dans un premier sens […] l’énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la relation d’un événement […] Dans un second sens […] la succession d’événements, réels ou fictifs qui font l’objet de ce discours […] En un troisième sens […] l’acte de narrer pris en lui-même43 ».
On peut donc postuler que le témoignage infernal ayant absorbé la doctrine et l’exemplum, est à la fois l’histoire et le discours44. L’histoire « le signifié ou le contenu narratif », et le discours « le signifiant, énoncé […] l’acte narratif producteur45 » auquel je me permets d’ajouter le signifieur – sur la base sémantique médiévale du segnefieor46 –, c’est-à-dire l’acte porteur de sens qui est caché derrière le récit, dans le cas du témoignage infernal : la raison du récit, ce qui le motive, c’est-à-dire l’édification. Le témoignage infernal en tant que récit est donc la rencontre de l’estoire (l’action, le contenu), de son expression verbale (le discours, le contenant) et de l’acte motivateur du producteur du récit (l’édification), tous trois évoluant dans la diégèse infernale médiévale devenue décor vivant. À la conjonction de ces trois éléments, estoire (dimension sémantique), expression (dimension syntaxique) et motivation ou contexte de communication (dimension pragmatique), il me semble que c’est sur la dimension pragmatique que s’est construit l’archétype du témoignage édifiant de voyage infernal chrétien.
Le genre du témoignage infernal, tel que défini dans les précédentes pages, s’est éteint à la fin du Moyen Âge tandis qu’un enfer plus spirituel le remplaçait dans les monastères. Déjà, le formulaire grégorien s’était effacé à la fin du xiiie siècle avec la prise de possession du voyage par les poètes vernaculaires laïcs, qui, après avoir adapté librement les textes latins monacaux, rédigèrent des expériences autodiégétiques de songe personnel ou de pèlerinage imaginaire qui participèrent à la métamorphose du genre vers l’allégorie poétique tout en continuant de respecter le schéma narratif originel. Dorénavant, le nouveau mouvement des voyages infernaux laïcs rédigés en lagues vernaculaires inverse la tendance, il s’agit pour l’auteur de se mettre en scène dans une fiction allégorique de voyage infernal comme le font notamment Houdenc (Le Songe d’enfer, c.1210), Rutebeuf (La Voie de Paradis, c.1265), Diguleville (Les trois pèlerinages, c.1330) ou Dante (La Comédie, c.1330), chacun adoptant une voix différente47.
Il n’en reste pas moins que dix siècles plus tard, l’enfer artificiel48 né de cet espace sociopoétique infernal est encore aujourd’hui opérationnel. Colportée par la transfictionnalité, l’imagerie immédiate qui répond au terme enfer chrétien correspond toujours aux descriptions des témoignages infernaux et s’accompagne d’une esthétique poétique qui déclenche de puissantes émotions contradictoires. Les hommes et les femmes qui ont rêvé, imaginé, conçu ces récits, ont mis en place un savoir fictionnel collectif, une terminologie intemporelle, une vérité qui dépasse toute logique, puisqu’il n’est pas besoin d’y croire. C’est donc au moment où le témoignage infernal est devenu réalité poétique, qu’en dépit de toute attente, la vérité infernale est devenue imaginaire collectif.