Les contes merveilleux connaissent aujourd’hui un fort regain de popularité. Pourtant, à bien des égards, les chemins de vie qu’ils proposent peuvent paraître désuets, voire réactionnaires, particulièrement en ce qui concerne les femmes. En dépit des aventures souvent très intenses que vivent les princes et princesses des contes, la clôture traditionnelle « ils se marièrent, furent heureux et eurent beaucoup d’enfants » résonne bizarrement dans le monde contemporain : lire ou dire des contes aujourd’hui serait-il une incitation à promouvoir un modèle de société traditionnel, à l’heure où les stéréotypes éclatent, où les questions du genre et de la famille font débat et où l’on aspire à une liberté toujours plus grande dans nos choix de vie ? Le conte entérinerait alors des représentations genrées, dans lesquelles la femme ne peut se réaliser qu’à travers son prince charmant. Sous couvert de rassurer les enfants – devenus les destinataires privilégiés des contes – en leur promettant un bonheur imaginaire, on se complairait à perpétuer des clichés sexistes, camouflant peut-être ainsi une difficulté à intégrer des évolutions sociales encore fragiles. De nombreux supports contemporains pour la jeunesse font en effet du conte de fées une apologie du mariage comme voie unique de la réalisation de soi, donnant de la femme l’image d’un être fragile qui doit être protégé.
Pourtant les contes, sur la question des femmes, ont bien d’autres choses à nous dire. Si on les regarde de près, dans la diversité de leurs versions, on peut se les approprier de différentes manières, qui permettent de leur donner du sens pour un lecteur contemporain. Nous envisagerons plusieurs approches : la parodie, le témoignage du passé, l’opposition entre culture savante et culture populaire, et enfin la tradition en mouvement.
La parodie
Le conte est bien souvent l’objet de lectures parodiques : c’est le principe des contes détournés qui fleurissent chez les éditeurs pour enfants. On prend un conte, on détourne les motifs traditionnels pour leur faire dire autre chose, qu’on pense plus adapté au monde contemporain. La pièce de théâtre Peau d’âne de Jean-Michel Rabeux, par exemple, est dans cette veine, avec des personnages truculents comme celui de la fée-marraine incarnée sur scène par un travesti qui rate tous ses tours de magie :
La Fée sa marraine : Pauvre roi. J’ai peur que son chagrin ne le rende fou. Je vais lui jeter un charme qui l’oblige à prendre femme, que ça lui plaise ou non. Les délices du mariage guériront son malheur. Abracadabra ! Tu choisiras, tu choisiras, pour ne pas être fou. Tu aimeras, tu aimeras, pour ne pas être mort. Tu marieras, tu marieras, pour enfanter un roi. (La Fée donne trois coups de baguette magique). Ça ne marche pas. Ça ne marche jamais ! Mais ça va marcher ! Tout va marcher comme sur des roulettes ! Réveillons-le ! Abracadaprout ! (Au Roi.) La Reine avait raison. Il te faut prendre épouse pour le bien du royaume.
Le Roi son père : La reine avait raison. Je prendrai épouse.
La Fée sa marraine : (au public). Ça a marché. Je suis hyper forte comme fée1.
La fée échoue avec la formule magique bien connue de tous, abracadabra, et ne réussit que lorsqu’elle la transforme en abradacaprout. L’effet comique, devant un public d’enfants, est garanti. Mais l’efficacité de la formule n’est qu’apparente : finalement la fée ne parviendra qu’à convaincre le roi d’épouser sa propre fille (« Pardon, roi, c’est une erreur de casting2 »). L’auxiliaire merveilleuse se transforme donc en un agent de catastrophes dont la princesse fera les frais. Son rôle consistera désormais à réparer les dégâts qu’elle a causés. On est dans de la comédie, et c’est extrêmement plaisant. Par ailleurs, ce registre permet de détourner certains stéréotypes, en l’occurrence ici celui de l’héroïne passive qui s’en remet entièrement au pouvoir de la fée : dans la parodie, l’inefficacité dans la résolution des problèmes conduira la princesse à se prendre en main. Mais le conte merveilleux ne peut-il donc pas nous parler dans notre monde moderne, sans détournement systématique de son sens par le rire ?
Un témoignage du passé
Le conte est un genre qui s’inscrit dans une longue histoire. Certaines versions véhiculent des images qui aujourd’hui nous choquent, notamment en ce qui concerne la condition des femmes. Pour qu’elles continuent à faire sens pour le lecteur contemporain, il importe de les replacer dans leur cadre social et historique. Ainsi quand on lit par exemple la fin du Conte des contes de Basile, on ne peut s’empêcher de réagir. Le dénouement célèbre en effet le triomphe d’un couple légitime en supprimant une usurpatrice :
En assénant à Lucia une savonnée que même un âne n’aurait pas supportée, il lui fit avouer sa trahison. Sur quoi, il donna l’ordre qu’elle fût enterrée vivante, la tête hors du trou afin que sa mort fût plus douloureuse. Puis il embrassa Zoza, l’honora selon son rang et l’épousa. Il convia le roi de Vallée Velue aux festivités, et avec ces nouvelles noces prirent fin et la gloire de l’esclave et le jeu des récits, et à nos souhaits, et santé ! Car moi je suis venu, un pied devant l’autre, avec une cuillerée de miel3.
Ce dénouement présenté comme heureux a pour corollaire la mort d’une femme enterrée vive pour avoir voulu défier les barrières sociales (d’esclave, elle voulait devenir femme d’un prince) et revendiquer son droit à l’amour. Elle fait bien sûr preuve de malhonnêteté en usurpant l’identité de la princesse Zoza, mais la vision du statut de la femme et des inégalités sociales que son châtiment renvoie est terrifiante. Dans sa version de Peau d’âne, Straparola présente une image semblable. C’est cette fois l’héroïne qui est mise à mort par son époux, avant d’être sauvée de justesse quand son bourreau découvre qu’elle n’est pas coupable des fautes dont elle était accusée :
Et, bien que le roi fût enflammé de courroux et de dépit et qu’il désirât se venger sur le champ en la faisant mourir ignominieusement, toutefois, afin qu’elle souffrît plus longtemps, il lui vint une nouvelle idée : il donna l’ordre de déshabiller la reine, de l’ensevelir en terre toute nue jusqu’à la gorge, et de la nourrir de mets exquis, afin que la vermine lui dévorât les chairs, et qu’elle endurât ainsi un plus dur et long supplice. La reine, qui par le passé avait subi bien d’autres misères et se savait innocente, prit la mort en patience4.
Que cette même femme soit capable de redonner ensuite sa confiance et son amour à l’homme qui lui a fait subir pareil supplice semble incroyable. Le dénouement heureux fait complètement l’impasse sur cette étape du récit qui nous renseigne sur l’état des sociétés européennes du XVIe siècle, sur la violence qui régnait dans les plus hautes sphères du pouvoir, sur la condition de la femme. Sans aller jusqu’à ces extrémités, la morale de Perrault dans Peau d’âne est également très instructive d’un certain regard sur la femme, qu’on aimerait pouvoir considérer comme dépassé aujourd’hui :
Il n’est pas malaisé de voir
Que le but de ce Conte est qu’un Enfant apprenne
Qu’il vaut mieux s’exposer à la plus rude peine
Que de manquer à son devoir ;
Que la Vertu peut être infortunée
Mais qu’elle est toujours couronnée ;
Que contre un fol amour et ses fougueux transports
La Raison la plus forte est une faible digue,
Et qu’il n’est point de si riches trésors
Dont un amant ne soit prodigue ;
Que de l’eau claire et pain bis
Suffisent pour la nourriture
De tout jeune Créature,
Pourvu qu’elle ait de beaux habits ;
Que sous le Ciel il n’est point de femelle
Qui ne s’imagine être belle,
Et qui souvent ne s’imagine encor
Que si des trois Beautés la fameuse querelle
S’était démêlée avec elle,
Elle aurait eu la pomme d’or5.
Charles Perrault vise ici plusieurs personnages de l’histoire, s’adressant de ce fait à différents destinataires susceptibles de tirer enseignement de son récit : il y a certes le père, qui s’est laissé pervertir par ses penchants incestueux ; il y a les enfants, qui doivent être vertueux et agir avec le sens du devoir ; enfin il y a la femme, dont il pointe le penchant qu’il estime naturel au narcissisme et à la coquetterie. Mais si on reprend chaque élément dans le détail, on réalise que la formulation de la morale excuse presque le père au nom de la passion contre laquelle la raison n’est qu’une « faible digue ». L’homme donc n’est pas vraiment coupable. Et derrière l’image de l’enfant, c’est avant tout la petite fille qui est ciblée, puisque c’est ce type de personnage qui est au cœur de l’histoire. Parlerait-on de « vertu » et de « devoir » si le héros était un petit garçon ? On peut supposer que dans ce cas, la transgression serait valorisée comme moyen de construire son identité d’homme destiné à prendre le pouvoir. Ici finalement l’enfant et la femme ne font qu’un : un être qui doit être soumis à l’ordre social (on évacue l’aspect subversif de la fuite de l’héroïne pour n’en retenir que la démarche d’une fille qui cherche à sauver sa vertu), et dont la faiblesse et la superficialité (elle ne s’intéresse qu’à sa beauté) justifient l’autorité masculine. Quelle vision du conte négative pour l’image de la femme ! On peut néanmoins en faire une lecture historique : le statut de la femme a évolué au fil du temps, elle est passée d’une situation de domination à une conquête progressive de sa liberté et de ses droits, et les contes sont à ce titre un témoignage des temps passés.
Culture savante et culture populaire
Cependant, se contenter de cette lecture est réducteur, et ne tient pas compte d’un fait que souligne Anne Giard à propos des morales de Charles Perrault, s’appuyant sur Le Chat botté et La Belle au bois dormant,
Ces exemples nous prouvent que le soi-disant respect excessif de Perrault à l’égard des intentions didactiques du conte est en réalité un double irrespect : en tentant de compenser son apparente déraison, les « moralités » transforment le conte en fable : ils opèrent une dégradation du message qui, notamment dans le premier conte, concerne les rites de passage de l’adolescence au monde adulte bien plus qu’il ne comporte une leçon de morale au sens traditionnel du mot6.
Il y a donc une déperdition et une simplification du sens dans le passage du conte populaire au conte littéraire. Il est intéressant de remarquer que les trois exemples que nous avons cités comme représentant la femme en être particulièrement opprimé, en dépit de son fort désir d’émancipation, sont des textes littéraires. Il y a dans les versions orales une sagesse populaire que l’on ne retrouve pas dans les adaptations mondaines, quelles que soient leurs qualités par ailleurs. Bien sûr, les inégalités hommes-femmes ne sont pas le seul fait des classes aisées dans les sociétés traditionnelles. On les retrouve dans les milieux populaires, et les contes s’en font aussi l’écho, entérinant un certain ordre des choses que l’on souhaite maintenir et reproduire, dans lequel la société ne laisse aux femmes pratiquement aucun pouvoir public. Néanmoins, le conte populaire exerce une fonction de contrôle sur les sociétés qui ne vise pas seulement à perpétuer l’assujettissement des femmes, fort loin de là. Il y a une recherche d’équilibre, de juste place pour tous, sans lequel aucun groupe ne peut vivre en harmonie. Il est intéressant de constater qu’à des époques où les femmes n’avaient que très rarement la plume, on leur laissait bien souvent la parole dans les villages. Il y avait une culture qui se transmettait par les femmes à l’ensemble du groupe social. Un texte médiéval extrêmement connu, Les Évangiles aux quenouilles, s’en fait d’ailleurs l’écho. Le recueil est constitué de récits faits par un groupe de vieilles femmes au sujet desquelles Anne Paupert-Bouchiez propose cette analyse :
L’image de ces vieilles femmes dépositaires de toute une sagesse populaire, et plus précisément des « secrets » que les femmes se transmettent d’âge en âge, au-delà de la parodie du discours savant et du topos de la « translatio », reproduit le schéma de transmission de la culture folklorique. Qu’il s’agisse de « recettes de bonnes femmes » ou des « contes de nourrices », celle-ci est avant tout, faut-il le rappeler, une « culture maternelle », au sens où on parle de « langue maternelle ». Par leur fonction dans la famille, les femmes ont longtemps été les premières dispensatrices de la culture orale traditionnelle, et c’est particulièrement aux vieilles femmes pleines d’expérience qu’incombait ce rôle7.
Ainsi, l’absence de pouvoir public des femmes se compense, en milieu populaire, par une toute-puissance domestique. Il y a une culture maternelle qui se transmet à travers la littérature orale, et ces vieilles femmes des Évangiles aux quenouilles ne sont pas sans évoquer la figure de la marraine qui, sous les traits d’une vieille femme, aide les héroïnes à construire leur destin dans les versions orales des contes. C’est cette figure-là qui pousse les personnages comme Peau d’âne à la fuite. Si elle doit réapparaître au moment du mariage, c’est pour donner les outils de l’indépendance et de l’autonomie qui lui permettront de trouver le bonheur dans leur couple. Là encore, c’est uniquement dans les versions littéraires qu’elle n’intervient au dénouement que pour approuver un mariage dans lequel l’héroïne fait surtout figure de femme-potiche. On voit ce cas de figure par exemple dans la version anonyme en prose de Peau d’âne au xviiie siècle :
Le roi et la reine, qui étaient affolés de leur belle-fille, lui faisaient mille caresses, et la tenaient incessamment dans leurs bras ; elle avait déclaré qu’elle ne pouvait épouser le prince sans le consentement du roi son père : aussi fut-il le premier à qui on envoya une invitation, sans lui dire quelle était l’épousée ; la fée des Lilas, qui présidait à tout, comme de raison, l’avait exigé à cause des conséquences. Il vint des rois de tous les pays ; les uns en chaise à porteurs, d’autres en cabriolet ; de plus éloignés, montés sur des éléphants, sur des aigles ; mais le plus magnifique et le plus puissant fut le père de l’infante, qui heureusement avait oublié son amour déréglé, et avait épousé une reine veuve, fort belle, dont il n’avait point eu d’enfant. L’infante courut au-devant de lui ; il la reconnut aussitôt, l’embrassa avec une grande tendresse, avant qu’elle eût le temps de se jeter à ses genoux. Le roi et la reine lui présentèrent leur fils, qu’il combla d’amitiés. Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Les jeunes époux, peu sensibles à ces magnificences, ne virent et ne regardèrent qu’eux.
Le roi, père du prince, fit couronner son fils le même jour, et, lui baisant la main, le plaça sur son trône, malgré la résistance de ce fils si bien né ; il lui fallut obéir8.
Dans ce dénouement, nos deux héros semblent des marionnettes dirigées par la fée Lilas dans le cas de la jeune fille et par ses parents pour le jeune homme. Mais là où l’obéissance du futur époux le conduit à accepter le trône (il s’agit donc d’une obéissance très temporaire, puisqu’il aura désormais le pouvoir), celle de la jeune fille la conduit à être soumise aux désirs d’autrui sans rien gagner d’autre en retour que le bonheur ultime d’être l’épouse d’un roi. Il est difficile pour le lecteur de voir les marques d’une initiation l’armant pour sa vie future, alors que les versions orales en donnent des témoignages précis. Ainsi, dans Peau de Bête. Kroc’hennik de Geneviève Massignon, à l’opposé de la fée Lilas, la vieille femme que l’héroïne garde auprès d’elle après son mariage est une figure de femme détentrice d’une sagesse qui saura aider sa filleule à garder le contrôle de sa vie, tout comme elle l’a fait pendant la phase de séduction9. De même dans Peau d’ânette de Paul Sébillot, la jeune fille connaît une véritable phase d’apprentissage, aidée par différents adjuvants, de sorte que le mariage qui ponctue le récit n’exclut pas une forme d’indépendance et d’autonomie10. De tels personnages de femmes se perpétuent à travers les traditions populaires et réécrivent l’histoire que nous livre la littérature.
Cette vision du conte de tradition orale pouvant, à rebours des préjugés, être porteur d’un message de liberté et d’indépendance pour les femmes, n’est pas propre au conte occidental. Dans une étude sur la La Fille difficile dans les contes tchamba (ethnie d’Afrique centrale et occidentale), Raymond Boyd et Richard Fardon émettent d’abord la thèse du conte comme « homélie patriarcale », avant de revenir sur cette analyse, se fondant sur l’extrême popularité de ce récit :
Pourquoi des femmes d’âge mûr, qui elles-mêmes étaient jeunes autrefois, prendraient-elles un tel plaisir à raconter un conte si monotone, si peu amusant et cynique ? S’agirait-il d’un nouveau cas d’un groupe subalterne qui participe à son propre avilissement ? Plus encore, pourquoi les chansons associées à ce conte prendraient-elles une place remarquée dans les deuils célébrés lors de la mort d’hommes ou, plus particulièrement, de femmes ? Ce dernier constat ne peut que signifier l’existence de traits dans ce conte qui évoquent certains aspects de l’expérience féminine de façon plus subtile et permettent aux femmes d’affirmer leur identité plus fortement que ne pourrait le faire une histoire banale de renonciation à des aspirations juvéniles face aux réalités d’une vie adulte11.
Le conte traditionnel porte donc incontestablement la voix des femmes et se fait le porte-parole d’une condition féminine beaucoup plus subtile et nuancée que ce que celle que l’histoire officielle et la littérature nous habituent à considérer. C’est celle décriée par Virginia Woolf qui s’insurge de la réduction des femmes dans les milieux favorisés à un statut de faire-valoir des hommes :
Pendant de longs siècles, les femmes ont servi de miroir possédant le pouvoir magique et délicieux de refléter la silhouette de l’homme agrandie au point qu’elle atteigne deux fois sa taille normale. Sans ce pouvoir, la Terre ne serait peut-être encore aujourd’hui que jungle et marais. Nous n’aurions pas connu les splendeurs de toutes nos guerres. Nous serions toujours en train de gratter les contours des cerfs sur des os de mouton et de troquer des silex contre des peaux de brebis ou tout autre objet simple qui aurait plu à notre goût rudimentaire. Les surhommes et les doigts de la destinée n’auraient jamais existé. Le tsar et le kaiser n’auraient jamais porté ni perdu de couronne. Quel que soit leur usage dans les sociétés civilisées, les miroirs sont indispensables à toute action violente ou héroïque12.
Derrière cette image d’une élite qui étouffe les femmes et la réduit au rang d’objet et de faire-valoir, il y a la femme du peuple qui travaille, qui trime, mais, dans son milieu social, a un statut bien à elle qui lui donne un pouvoir immense au sein de son foyer. Sa puissance, bien que réduite à la sphère domestique, est inaliénable. L’homme peut jouer au chef, montrer son rôle prépondérant à l’extérieur du cercle familial, la femme est maîtresse chez elle et il le sait. Nos princesses de contes merveilleux, quand il s’agit de versions populaires, sont bien plus proches de ces femmes-là que des princesses éthérées de la littérature.
Une tradition en mouvement
Mais même s’il est intéressant de réhabiliter la place de la femme dans les sociétés traditionnelles, nous pouvons nous demander quel lien nous pouvons avoir avec elle, et en quoi elle nous parle. Pour cela, il faut chercher dans notre histoire intime à tous : ce monde disparu reflété par les contes, à des années-lumière de notre mode de vie contemporain, n’est pas si loin de nous. Il n’y a pas cent ans il avait encore cours (et selon les cultures, il est encore vivant, ou survit tant bien que mal au milieu d’une modernité naissante). La femme moderne s’est construite le plus souvent en luttant contre cette part obscure d’elle-même, la femme d’hier, dont elle a voulu à tout prix s’affranchir. La rupture avec le mode de vie traditionnel l’imposait. Mais en coupant ses racines, en rejetant en bloc ce dont on est issu, d’où l’on vient, on risque de se construire sur des bases incertaines, on est fragile, et à la première bourrasque on s’effondre. Comme le dit Marie-Rose Lafleur, dans son ouvrage sur les femmes dans les contes créoles, « prendre conscience de son héritage culturel, c’est sans doute la meilleure voie pour l’émancipation culturelle et l’amélioration des rapports avec les hommes13. » C’est en restant liées à celles qui les ont précédées que les femmes pourront le mieux assumer leur modernité, composer les modèles qui sont en train de se construire.
Le conte, tradition en mouvement, a la capacité de faire un pont entre les générations, et de faire refléter les évolutions sociales sans que ce soit sur le mode de la rupture. Ainsi le conte fait sans doute davantage sens dans le monde contemporain si on cherche à voir comment il résonne en nous que si on cherche en permanence à le renvoyer à un passé que l’on est susceptible de mal interpréter : qu’a-t-il à nous dire aujourd’hui encore sur la question des genres, sur les relations hommes-femmes, ou encore sur le mariage ? Dans une telle démarche, c’est l’art du détail qui prime : le plus léger changement, dans une trame apparemment rectiligne, peut réorienter toute l’interprétation du récit. C’est ce que dit Arnold Lebeuf à propos de la pantoufle de Cendrillon :
Pour peu de choses, le détail si charmant autour duquel est construit le conte de Cendrillon peut changer tout à fait de signification et nous conduire dans l’inconstance, le libertinage, la provocation, la fausseté, la douleur, le drame. Dans un réseau de relations, c’est souvent un détail qui fait chavirer toute l’orientation de l’ensemble14.
Ainsi la chaste Cendrillon peut devenir un être beaucoup plus complexe, dans laquelle notre époque contemporaine trouvera certainement davantage un miroir d’elle-même que dans la belle mais tellement sage adaptation de Walt Disney, qui pourtant reste la version de référence dans la plupart des esprits. Les conteurs d’aujourd’hui (quel que soit le support qu’ils utilisent : récit oral, livre, film, pièce de théâtre, l’éventail des possibles est très large) maîtrisent à la perfection cet art du détail qui permet de porter un regard neuf sur des récits que l’on aborde pourtant plein d’a priori. On le voit avec Joël Pommerat, dans sa version de Cendrillon, dont le dénouement subtil esquive la question du mariage des deux principaux protagonistes15. En cela, il s’inscrit dans la lignée du Peau d’âne de Jacques Demy, qui sème le trouble en faisant apparaître la fée Lilas au bras du père de Peau d’âne avec lequel elle est désormais mariée, ou en faisant chanter à ses deux héros un désir de fuite à deux dans une chanson de Michel Legrand (« Mais qu’allons-nous faire de tout cet amour/le montrer ou bien le taire ? »). L’histoire, sans dévier de sa ligne directrice, laisse entrevoir des brèches qui autorisent des réappropriations dans lesquelles le public contemporain pourra peut-être parfois davantage se reconnaître.
Ainsi, les contes puisent leurs richesses dans une forme de permanence qui n’est pourtant pas signe d’immobilisme. Jeanne Demers rapporte cette anecdote :
On raconte qu’à une dame désireuse de voir son fils réussir une carrière scientifique et qui demandait quelle sorte de livre elle devait lui lire, Einstein répondit sans hésitation : « des contes de fées ». – « Bien », répliqua la mère, « et ensuite ? » – « Toujours des contes de fées. » Simple boutade de la part du savant ? Ou encore conviction profonde que la démarche scientifique n’est peut-être pas aussi étrangère au récit que la science contemporaine, née du positivisme, aime le laisser croire ? Affirmation tout au moins de la valeur pédagogique, parce qu’heuristique, du conte16.
Cette histoire déroutante fait réfléchir à ce que peut apporter le conte traditionnel à la formation des esprits aujourd’hui. Loin d’être un simple passe-temps distrayant, en dépit des bizarreries du merveilleux, il est un formidable outil pour se construire, et pour construire la pensée. Nous pouvons revenir à la morale que Charles Perrault donne à Peau d’âne, dont nous avons analysé les relents misogynes sans pour autant aller au bout du message qu’elle délivrait. Voici les mots sur lesquels elle s’achève :
Le Conte de Peau d’âne est difficile à croire,
Mais tant que dans le Monde on aura des Enfants,
Des Mères et des Mères-Grands,
On en gardera la mémoire17.
La transmission féminine est ici réaffirmée, mais c’est aussi l’inscription dans le temps qu’il est intéressant de retenir : le conte ne s’arrêtera pas. Ce fort ancrage est lié à l’aspect immuable de ce qu’il délivre. Il se perpétue dans un esprit de partage à la source même du plaisir qu’il procure, et devient par là même une arme pour lutter contre les dérives de nos sociétés aujourd’hui. Pierre Péju explique l’évolution du récit dans le monde contemporain :
Dans la société contemporaine, ce sont des masses anonymes qui demandent à des médias techniquement très développés des récits donnant l’illusion de la réalité. Le lien social, entre ces millions d’individus séparés, ce n’est plus le conte, mais ce qu’on appelle les « nouvelles ». Le seul lien collectif, à la fois ténu et tenace, c’est l’information, qui se présente comme une suite ininterrompue d’histoires actuelles18.
En cela, ce qui guide la demande de récit aujourd’hui de la part des lecteurs et des auditeurs a profondément évolué. On a quitté l’ère de la répétition et de la transmission pour entrer dans la nouveauté, le renouvellement perpétuel, le jetable : le récit est lui aussi entré dans l’ère de la consommation. Alors que les récits partagés d’hier intriguaient, questionnaient, nourrissaient l’esprit qu’ils marquaient durablement dans le temps, aujourd’hui leur flot continu appauvrit, atrophie la mémoire, ne provoque plus de réelles émotions. Nous sommes effleurés par des histoires qui demain seront remplacées par d’autres et nous ne prenons plus le temps d’interroger, d’échanger, de dialoguer autour de faits que l’on absorbe passivement sans chercher à créer du lien et du sens.
C’est là que le conte peut garder toute sa place, comme nourriture substantielle pour l’esprit et la constitution du lien social. Il s’agit aussi de ne pas perdre le fil ténu de ce qui nous relie à notre histoire, et à la part de mystère qui fonde notre humanité et que l’époque contemporaine a tendance à effacer. Et pour peu que l’on se donne cette peine, perpétuer le conte rencontre auprès de publics variés un vif succès, qui tient pour certains de la révélation : « je ne savais pas que les contes ce pouvait être cela », « pour moi les contes c’était pour les enfants », « j’ai appris tant de choses en écoutant cette histoire ». Beaucoup de personnes qui se sont retrouvées, parfois malgré elles, en situation d’auditeurs de contes, prennent goût à ce type de récits qui nous plonge dans la « nuit des temps » tout en les ramenant à eux-mêmes, et ont même souvent à leur tour envie de transmettre les histoires qu’ils ont reçues en leur insufflant leur propre sensibilité.
Ainsi, le conte, objet de tradition, n’en demeure pas moins ancré dans l’époque de celui qui le fait revivre, et les princesses ne font pas exception à cette adaptation aux réalités d’aujourd’hui : que ce soit par la parodie, mais aussi par la distance critique avec les témoignages du passé, le retour aux sources orales ou les réécritures qui font subtilement bouger les lignes de la tradition, le lecteur d’aujourd’hui peut se réapproprier les contes merveilleux et s’en nourrir sans subir les clichés fallacieux auxquels on s’obstine encore trop souvent à les réduire.