« Un gouffre d’où il était illusoire d’essayer de sortir »

Sociopoétique de la ville de Naples dans L’Amie prodigieuse d’Elena Ferrante

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1239

Résumés

Résumé : Cet article est une étude sociopoétique de L’Amie prodigieuse (2011), roman de l’auteure italienne Elena Ferrante. La ville de Naples étant notre objet d’étude, il s’agit de déchiffrer le monde selon la perspective de la narratrice, Elena Greco, afin de comprendre la sémiotisation du quartier (le rione italien). Ce dernier, comme évoqué dans le titre du présent article, est représenté comme « un gouffre d’où il était illusoire d’essayer de sortir ». Pour illustrer ce concept, nous allons d’abord mettre en évidence la littérarité et l’évolution intellectuelle d’Elena Greco en explorant les clins d’œil du roman à la littérature virgilienne. Ces intertextes sont en fait révélateurs de certains aspects de l’histoire napolitaine et, plus particulièrement, de l’idée que le rione représente tous les aspects négatifs de Naples, un lieu érigé en mythe comme une ville condamnée. Ensuite, nous enquêterons sur la division symbolique de l’identité d’Elena : d’une part, elle vient d’un milieu violent, vulgaire et gouverné par la mafia et, d’autre part, elle est une jeune femme éduquée qui s’inspire de la littérature et de l’histoire. Cette division identitaire reflète sa perception que la ville, elle aussi, est divisée en deux : le rione dans lequel elle vit est sale et terni par la violence, ce qui contredit l’au-delà « miraculeux » du rione lié à la plage, à l’éducation, à la langue italienne et à la mouvance socioéconomique du pays au milieu du XXe siècle. La ville au-delà du rione anticipe le fait que, dans les romans successifs, Elena réussit à fuir du « gouffre ».

Abstract: This article is a sociopoetic analysis of My Brilliant Friend (2011), a novel by anonymous Italian author Elena Ferrante. By examining Ferrante’s representation of the city of Naples, this article will look at how the perspective of the narrator, Elena Greco, enables us to understand her neighbourhood (the Italian "rione"). The rione is represented as "an abyss from which it was impossible to escape". To illustrate this concept of the rione as an "abyss", this article will first highlight the literary and intellectual evolution of Elena Greco by exploring the novel’s references to Virgilian literature. These intertexts in fact reveal certain aspects of Neapolitan history and, more particularly, the idea that rione represents all the negative aspects of Naples, a city that exists in mythology as a doomed city. Second, the article will investigate the symbolic division of Elena’s identity: on the one hand, she comes from a violent, vulgar environment governed by the mafia and, on the other hand, she is an educated young woman inspired by literature and history. This dual identity mirrors her perception that the city is also divided in two: the rione in which she lives is impoverished and laden with violence, which contradicts the “miraculous” progress that exists outside of the neighbourhood. This “miraculous beyond” is associated with the beach, education, the Italian language and the nation’s socio-economic progress in the middle of the 20th century. The city that flourishes beyond the rione predicts the fact that, in later novels, Elena escapes from the “abyss”.

Index

Mots-clés

Ferrante (Elena), littérature italienne, Mezzogiorno, inégalité sociale, sociopoétique de la ville.

Keywords

Elena Ferrante, Italian literature, Mezzogiorno, social inequality, Sociopoetics of the city.

Plan

Texte

L’Amie prodigieuse1, le premier tome de la tétralogie éponyme de la romancière italienne Elena Ferrante, raconte le début d’une amitié turbulente qui durera une soixantaine d’années. À partir du moment où Elena et Lila – les amies « prodigieuses », intelligentes et endurcies nées en 1944 – se sont rencontrées à l’école primaire, elles se lancent des défis et s’admirent mutuellement. Malgré le boom économique et les changements progressistes du pays dans les années 1950, la toile de fond de L’Amie prodigieuse est la période d’après-guerre dans un quartier terni par la violence, la misogynie, la pauvreté et la mafia italienne de la région (la Camorra). Si le livre raconte à la fois la transformation d’une ville « en ébullition » et une amitié d’une soixantaine d’années, la narration passe par une perspective très particulière et évolutive, soit celle d’une narratrice-sexagénaire : Elena Greco raconte le monde de son enfance à partir du moment présent et, ce faisant, se découpe en deux. Avec du recul, la perspective sage d’une romancière à succès se superpose à celle d’une jeune fille qui vit dans une culture complexe, elles sont donc deux « lectrices » de la ville et de l’époque. La ville de Naples étant notre objet d’étude, il s’agit de déchiffrer le monde selon cette perspective dédoublée afin de comprendre la sémiotisation du quartier de L’Amie prodigieuse. Le premier axe d’exploration concernera la littérarité et l’évolution intellectuelle de la jeune Elena, où les intertextes – nous nous intéresserons principalement à l’Énéide virgilienne – sont liés fortement à l’histoire napolitaine. Deuxièmement, nous enquêterons sur la division symbolique de l’identité d’Elena et ce qu’elle révèle au sujet de Naples.

Naples, ou la ville érigée en mythe

Malgré la distance temporelle entre les deux Elena, elles s’appuient toutes deux sur la littérature du poète Virgile afin de « lire » la ville. Cette similitude met en scène une métachronologie qui développe les intérêts académiques et littéraires de la jeune Elena et anticipe le résultat de sa soif d’apprendre, à savoir les écrits d’une romancière accomplie. Comme « la tempête » de l’Énéide2, L’Amie prodigieuse s’ouvre in medias res avec Elena et Lila en train de « monter l’escalier qui conduisait […] à la porte de l’appartement de Don Achille » (AP, 25). Elles n’expliquent pas la raison pour laquelle elles se confrontent à la figure la plus effrayante de leur vie (jusque-là). De la même manière, la deuxième partie du roman s’ouvre sur la description du premier moment de la « délimitation » de Lila et « la guerre » des feux d’artifice dans le ciel, sans expliquer le contexte. De plus, L’Amie prodigieuse est centrée, comme une épopée, sur un conflit entre deux parties qui se battent pour la ville : afin de s’opposer à l’influence des camorristes dans le quartier, les « célébrations » de la nouvelle année chez Stefano Carracci indiquent le point culminant des tensions entre les frères Solara et leurs opposants, dont Elena et Lila. Les habitants du quartier contestent la domination économique des camorristes dans le quartier, et leur posture agressive et autoritaire : soit on est « du côté de quelqu’un qui veut changer les choses, ou du côté des Solara » (AP, 219). Elena perçoit la soirée, « la dernière nuit de l’année [1958] [comme étant] une nuit de batailles, dans le quartier et dans tout Naples » (AP, 212). La mise en scène implicite d’une guerre renvoie au récit épique parce que la ville est à la fois le terrain où a lieu le combat et le prix à gagner3. La narratrice explique que « si une guerre civile éclate […] Romulus et Remus, Marius et Sylla ou César et Pompée, ils auront exactement les mêmes visages, les mêmes regards et les mêmes attitudes4 » (AP, 222) : nous n’oublions pas que ces figures mythiques de la littérature gréco-romaine luttent, tout comme les habitants du quartier du roman, pour la ville.

« Identité éduquée5 » d’Elena

Le livre représente l’évolution de la perspective littéraire de la jeune Elena, qui passe d’abord par l’innocence d’une lectrice de six ans puis par une adolescence très studieuse et motivée. Par exemple, bien qu’il y ait une histoire plus complexe et des raisons plus atroces liées à la figure de Don Achille, le point de référence d’Elena Greco à six ans est le conte de fées. Le chef de la Camorra du quartier est donc « l’ogre des contes », soit une bête effrayante et fantastique, « fait de je ne sais quelle matière – fer, verre ou ortie – » (AP, 26), « un être malfaisant à la physionomie incertaine, animale-minérale, qui semblait-il, suçait le sang des autres, tandis que lui-même n’en produisait jamais […] » (AP, 38). Au fil de L’Amie prodigieuse, les intertextes deviennent plus complexes et plus politiques alors qu’Elena devient plus érudite, s’investit davantage dans ses études et commence à lire les journaux. La perspective littéraire d’Elena, qui évolue dès qu’elle commence ses études, est nommée par Stephanie V. Love son « identité éduquée6 ».

Intertextes épiques

La relation analogique entre l’activité intellectuelle d’Elena et la ville se voit principalement dans les comparaisons entre la littérature virgilienne et les drames locaux7. Par exemple, l’étudiante fait un rapprochement entre la passion et la cruauté d’Énée et la tromperie de Donato Sarratore, en disant que « “Melina et lui [Sarratore] ont été emportés par la passion, comme Didon et Énée. Ça fait mal, mais c’est aussi très émouvant” » (AP, 284). Plus tard, Nino s’exclame qu’il « “emploier[a] toute [s]a vie, […] à [s]’efforcer de ne pas lui [son père] ressembler” ». L’ironie de ce passage réside dans le fait que ce même Nino devient, dans les romans successifs, un coureur de jupons encore plus étourdi que son père, trompant sa femme (Eleonora Sarratore) et sa maîtresse (Elena Greco) avec de nombreuses femmes. Dans l’exemple de Donato Sarratore (qui trompe sa femme, Lidia Sarratore), on voit que grâce à la fascination et à l’enthousiasme d’Elena pour ses études, elle déchiffre ce chaos du quartier à partir de la littérature de l’Antiquité. Par exemple, L’Énéide fait partie du corpus d’études d’Elena. La narratrice explique qu’elle applique l’écriture de Virgile « aussitôt à nos rues sales, nos petits jardins poussiéreux, notre campagne défigurée par les nouveaux immeubles et la violence présente dans chaque maison, dans chaque famille » (AP, 204). Elle rend donc un devoir, qui exige que l’on « dégage les phases du drame de Didon » (AP, 239-240), en explorant le thème de « la ville sans amour » (AP, 240). D’une part, la ville sans amour est celle de Virgile où Énée abandonne son amante Didon, le cœur brisé, dans le lieu détruit où elle se suicide8. D’autre part, elle est la ville italienne contemporaine qui a collaboré avec l’Allemagne fasciste, qui a connu la guerre la plus meurtrière de l’Histoire, qui est corrompue par la mafia et le marché noir et qui est par conséquent pauvre et sale.

Cette lecture de la ville et les intertextes antiques mobilisés dans le roman sont porteurs d’une spécificité sociohistorique de Naples. C’est dire que la mention de certains textes contribue à « l’effet de prisme9 » du roman, selon lequel la jeune Elena voit la ville à travers la mythologie italienne. Il n’est donc pas anodin que Virgile soit l’objet des ruminations intellectuelles d’Elena : les écrits virgiliens sont des mythes littéraires que l’on apprend à l’école en Italie, mais l’écrivain lui-même fait partie des légendes fondatrices de Naples. Afin de protéger la ville de Naples du désastre, Virgile plaça un œuf en dessous du Castel Dell’Ovo (« le château de l’œuf ») ce qui donna « la vie éternelle à Naples. Mais il y avait une condition : l’œuf devait demeurer intact, et demeurer précisément au lieu où il le plaça. Si on lui nuisait, Virgile avertit, la ville tomberait et le château s’enfoncerait dans la mer10 ». Ce mythe fait partie de l’imaginaire napolitain qui perçoit la ville comme condamnée, vouée à sa destruction prévue par le poète et sa prophétie. Par ailleurs, l’intérêt de l’étudiante pour Virgile est lié à la question de son identité napolitaine, à son propre sort si elle ne fuit pas le quartier.

« Avant »

Elena, en tant que lectrice napolitaine de la ville, associe ses connaissances littéraires des tragédies et celles plus contemporaines du quartier : d’après elle, les micros-récits du quartier trouvent leur place dans une macro-histoire napolitaine. L’itération du mot « avant », qui sert de métonymie, renvoie à une temporalité liée à la ville et à l’imaginaire enfantin de Lila et d’Elena. L’« avant » indique aussi l’obsession de Lila (à l’aide de Pasquale) à comprendre ce qui précède leur existence, de comprendre « ce que cela veut dire “hier”, ‘‘avant-hier” [… car] en fin de compte, ma poupée [celle d’Elena] en savait plus long que moi » (AP, 29). La narratrice tente de résumer la manière dont les enfants comprennent le brouhaha commun du milieu qui leur est familier : « il n’existe aucun geste, aucune parole ni soupir qui ne contienne la somme de tous les crimes qu’ont commis et que continuent à commettre les êtres humains » (AP, 195). Autrement dit, l’« avant » enchevêtre les événements historiques de Naples parce qu’il fait référence aux diverses tragédies érigées en mythe dans l’imaginaire des enfants du quartier. Ces tragédies font écho à l’histoire sociopolitique contemporaine (comme « le fascisme, la Résistance, la monarchie, la république, le marché noir, le commandant Laura, le MSI, la Démocratie chrétienne, le communisme » [AP, 235]), mais aussi les événements plus récents liés aux familles du quartier (« avant nous de mauvaises choses se sont produites, nos pères, d’une façon ou d’une autre, se sont mal conduits […] »). Le roman est donc imprégné d’un ton épique et tragique, où les passions extrêmes, les « jeux » violents et les guerres pour le quartier transforment la ville en lieu mythique, et les habitants du quartier en héros épiques et virgiliens (et homériques11). Elena réinvente les tragédies propres à la ville de Naples. Sa perspective est donc singulière parce qu’elle rend compte de l’« avant » résiduel, parce qu’elle inscrit les événements du roman dans une continuité historique depuis l’antiquité jusqu’à son époque.

Division spatiale, division identitaire

Le rione sale et vulgaire du Mezzogiorno

Son talent de lectrice de la ville – qui constitue son « identité éduquée » – contredit son appartenance au quartier du roman, où « il pouvait [se] passer des choses terribles » (AP, 284). Malgré le fait qu’Elena vise à faire partie d’un monde éduqué, intelligent et nourri de la littérature, elle est née dans un rione très pauvre de la classe ouvrière, dans un milieu où « des fenêtres provenaient un napolitain grossier et le fracas d’objets que l’on brisait » (AP, 99). Cette atmosphère bruyante et violente nous dit quelque chose sur la spécificité du rione napolitain. Le rione, qui se distingue subtilement du mot italien quartière, a une spécificité sociohistorique et s’applique à l’ensemble des rues possédant une culture et une identité propre ; plus petit qu’un « quartier » français, le rione met l’accent sur l’identité du voisinage. On déduit unanimement que le quartier du roman est le rione Luzzatti en périphérie de la ville de Naples12 : ce voisinage réel fait peu pour contester la réputation historique du Mezzogiorno (qui contraste avec le nord plutôt propre et prospère) comme étant une ville sale, impécunieuse et gouvernée par la Camorra. En dépit du progrès inattendu du pays dans les années 1950, les criminels du quartier de L’Amie prodigieuse « sucent le sang des autres » et soutirent de l’argent des habitants. Les Carracci et les Solara sont emblématiques de l’entreprise familiale de la Camorra – étant « riches à milliards, généreux et cruels, célèbres à leurs façons, les grands chefs camorristes sont tous à l’origine de petits voyous […]13 ». À ce titre, l’histoire derrière l’agression d’Alfredo Peluso au début du roman, est plutôt facile à déchiffrer : après la chute de son entreprise, il devient « l’image même du désespoir » (AP, 37).

Pour des raisons obscures, il attribuait sa ruine à Don Achille. Ce dont il l’accusait, c’était d’avoir pris par traitrise, comme si son corps ténébreux était un aimant, tous les outils nécessaires à son travail de menuisier, ce qui avait rendu sa boutique inutile. Il lui reprochait de s’être emparé de son magasin aussi, qu’il avait transformé en épicerie (AP, 37).

Après la mort de Don Achille, les Solara deviennent des criminels qui « prêtaient l’argent à tout le quartier » (AP, 410) et qui portaient des armes, comme « une barre de fer [… avec] une pointe au bout » (AP, 256).

Les voisins du quartier n’ont pratiquement aucun moyen d’empêcher la criminalité camorriste. Au contraire, ils semblent vouloir aider les camorristes en dépit de leur haine à cause de ce qu’on appelle l’omertà. Ce mot sicilien se traduit en français par l’expression de « loi du silence » qui comprend le silence, mais aussi le faux-témoignage de la mafia et des innocents impliqués ou conscients de ses activités criminelles. Don Achille ne s’inquiète donc pas du système judiciaire lorsqu’il blesse Monsieur Peluso à la vue de tous, « juste devant l’église de la Sacra Famiglia, à la sortie de la messe » (AP, 38-9). Dans le rione du roman, soit on est membre de la famille-camorriste, soit on est séduit par leur privilège (« la plèbe » a un rapport efficace avec la Camorra14), soit on protège « innocemment » les voyous à cause de l’omertà. La Camorra napolitaine est une force indiscernable pour ceux qui n’habitent pas dans le quartier, mais d’une clarté volcanique (menaçante et souterraine) pour les habitants du quartier15. Elena est ainsi née dans un quartier terni par la violence et la criminalité, ce qui ne laisse pas présager qu’une jeune fille comme elle s’intéresse à l’apprentissage du grec et du latin.

Cette représentation du rione se joint au récit général lié à Naples. Le volcan du Vésuve, par exemple, représente souvent le caractère endurci des napolitaines. Don Achille, l’incarnation mythique de la corruption camorriste dans l’imaginaire des enfants, n’est-il pas décrit comme étant « vivant, vivant avec un souffle brûlant qui lui sortait par le nez et la bouche » (AP, 26) ? En dépit du fait que le volcan de Naples semble parfois inoffensif, sa présence souterraine et aérienne est menaçante, comme la Camorra qui appauvrit la ville et empêche les habitants du quartier de sortir de la misère. La menace naturelle du volcan symbolise la misère qui « rend [les Napolitains] tous méchants » (AP, 337) :

[Lila] lança en dialecte : « Tu perds encore ton temps avec ces machins, Lenù ? Tu ne vois pas que nous volons au-dessus d’une boule de feu ? La partie qui s’est refroidie flotte sur la lave : c’est sur cette partie qu’on construit les immeubles, les ponts et les routes. De temps en temps la lave sort du Vésuve ou bien provoque un tremblement de terre qui détruit tout. Il y a tout un tas de microbes qui rendent malades et qui tuent. Il y a les guerres. C’est partout la misère qui nous rend tous méchants. (AP, 337).

Le Vésuve est toujours là, immuable et inchangé au cours des siècles, même quand on danse lors d’une fête, on ne l’oublie pas (AP, 192).

Ferrante récupère l’idée répandue selon laquelle les Napolitains sont plus globalement, connus pour l’arte di arrangiarsi (« l’art de se débrouiller »). Dans le quartier de L’Amie prodigieuse, on grandit avec « l’obligation de rendre la vie difficile aux autres avant que les autres nous la rendent difficile […] Se faire mal, c’était une maladie » (AP, 39), comme le décrit Grace Russo Bullaro :

Neapolitans are famously known as people who can cope with any misfortune or deprivation. One of the well-known stereotypes is that they are masters of “l’arte di arrangiarsi,” an expression that, strictly speaking, means knowing how to make something out of nothing, yet simultaneously suggests much more than that: ingenuity, determination, imagination, perhaps even a casual disregard for the niceties of the law if necessary16.

On se souvient, par exemple, du jour où Lila, qui a « presque treize ans » menace Marcello Solara (l’un des camoristes les plus dangereux du quartier) dans une confrontation où elle met un couteau sous sa gorge (AP, 160-171). Ainsi, d’une part, Elena fait partie d’un milieu qui s’adapte à une logique de violence, d’autre part, elle aspire à écrire un roman et sortir de la misère du quartier, associant le quartier à « un gouffre d’où il était illusoire d’essayer de sortir » (AP, 283).

Au-delà des « frontières du quartier » : une ville « miraculeuse » 

Les deux appartenances d’Elena – le monde rempli de criminalité et de pauvreté et le monde littéraire auquel elle aspire – sont le miroir d’une division spatiale de la ville par « les frontières du quartier » (AP, 208). La ville en dehors des frontières se lie avec la réputation plutôt positive de Naples. Par exemple, la mer napolitaine – iconique dans l’imaginaire commun de Naples – renvoie à un récit personnel d’Elena. Son séjour à l’île d’Ischia « fut une renaissance » (AP, 268) :

Pour la première fois je quittais la maison, je faisais un voyage, je naviguais ! Le corps lourd de ma mère – et avec lui le quartier et les problèmes de Lila – s’éloigna peu à peu et puis disparut (AP, 268).

Elena associe la mer et l’île à la liberté, à l’autonomie, au premier travail de vacances, au temps libre qu’elle consacre sérieusement à la lecture et au soleil qui « effacèrent rapidement l’acné qui gonflait [s]on visage » (AP, 270). Cette liberté semble inexistante pour les habitants du quartier, qui travaillent constamment et n’ont pas beaucoup de temps hors du travail : Elena se demande « comment [elle a] pu vivre dans une ville comme Naples sans avoir jamais eu l’idée, pas même une fois, de prendre un bain de mer ? » (AP, 269-70). Un jour à la plage, Elena se dit que « peut-être, […] que les filles de la via dei Mille […] ont une vie comme celle-ci » (AP, 279).

De plus, Elena compare plus tard « l’estompement » des frontières du quartier à l’éducation. Dans les années 1950, surtout dans les milieux plus pauvres, c’était un privilège de pouvoir aller à l’école après l’âge de 12 ans. Ce n’est qu’en 1962 que le mandat du Scuola dell’obbligo oblige les parents à envoyer les filles à l’école17. De ce fait, le collège et le lycée d’Elena se situent bien en dehors du quartier. Dans ce dernier, les écoles sont connues pour accueillir « des bourgeois » (AP, 198), ce qui montre que le progrès pédagogique n’est pas attendu pour les enfants du quartier. Afin de préparer sa fille pour son entrée au collège, Monsieur Greco passe une journée entière avec elle, lui montrant la ville de Naples dans toute sa splendeur :

C’était une belle journée, venteuse et très claire. Je me sentis aimée, chouchoutée, et à l’affection que j’avais pour lui vint s’ajouter une admiration croissante. […] Il m’emmena Corso Garibaldi, jusqu’au bâtiment qui serait bientôt mon école. Il fit les démarches au secrétariat avec une grande bonhomie, il avait le don d’être avenant, un don qu’il gardait caché dans le quartier et à la maison. […] Était-il donc possible que seul notre quartier soit saturé de tensions et de violences, alors que le reste de la ville était radieux et bienveillant ? (AP, 172-3).

La singularité d’Elena (par opposition à celle de Lila, dont la situation est plus grave) réside dans son espoir de surmonter les difficultés posées par son environnement. Ces difficultés comprennent la misogynie, l’analphabétisme, l’autorité de sa mère et la menace que si elle ne réussit pas à l’école, elle deviendra une femme au foyer amère comme sa mère. Autrement dit, Elena perçoit les « frontières du quartier » comme un plafond de verre qu’il faut briser et le quartier lui-même comme un « gouffre ». L’échappatoire du gouffre est l’école : elle explique qu’« elle avai[t] franchi les frontières du quartier, [elle] fréquentai[t] le lycée » (AP, 208). La ville en dehors des frontières représente un avenir qui peut mener à l’accomplissement individuel.

La mouvance socioéconomique du pays des années 1950 explique la description du « reste de la ville [comme étant] radieux et bienveillant » (AP, 172-3). En dépit de la pauvreté du pays après la guerre et de la destruction de la ville suite aux bombardements, l’Italie a connu un immense succès économique : la période est nommée par les historiens un « miracle18 » ou une « belle époque inattendue19 ». Les diverses initiatives gouvernementales des années 1950, comme la Cassa del Mezzogiorno, avaient pour but de reconstruire le sud en investissant de l’argent dans des travaux publics, des routes, des ponts, des aqueducs, du drainage et des centres hydroélectriques20. L’Amie prodigieuse est empreint de l’atmosphère prometteuse de la période, puisqu’au milieu du roman, un nouveau quartier est construit à côté du voisinage d’Elena et de Lila :

Il y avait une constante odeur de goudron, une machine fumante dotée d’un rouleau compresseur pétaradait en avançant lentement sur le revêtement de sol et des ouvriers, torse nu ou en débardeur, asphaltaient les rues et le boulevard. […]. On entendit un fracas de destruction pendant des jours : les arbres frissonnaient, dégageaient une odeur de bois frais et de verdure, fendaient l’air et heurtaient le sol après un long frémissement qui semblait un soupir (AP, 136).

Grâce à l’éradication du fascisme, le pays adopte une démarche plus commerciale et capitaliste, valorisant la technologie et l’industrie afin de sortir le pays de la pauvreté21. On dit que la technologie, l’industrie, le mouvement syndicaliste et la mobilité sociale du boom économique ont, en fait, transformé les « archaïsmes » du Mezzogiorno22. Nous accordons donc une valeur chronotopique aux machines de L’Amie prodigieuse23, parce qu’elles représentent à la fois un temps moderne et réparateur, mais aussi le privilège de certaines figures de ce milieu plutôt arriéré. La présence d’un « téléviseur24 », d’un gramophone, d’une Fiat Millecento, d’une Fiat Giardinette et d’« une voiture rouge décapotable » (AP, 320) met en scène la fétichisation de la machine, mais aussi la supériorité des camorristes privilégiés. Quand Marcello fait la cour à Lila, par exemple, il installe une télévision dans leur maison comme preuve de sa richesse dans le quartier.

Stefano Carracci et les Solara « se prennent pour les patrons du quartier » (AP, 148 ; AP, 189) et, ainsi, ils sont les seuls à connaître le progrès « miraculeux » du pays. La preuve en est leur accès aux machines qui ont une valeur sociale. Par exemple, on voit que Stefano agrandit son entreprise (AP, 303), pendant que Rino se plaint constamment de la pauvreté de la famille Cerullo – de « la misérable boutique avec leur désespoir » (AP, 232) – qui empêche l’extension du magasin de chaussures. En effet, les camorristes sont puissants dans la ville entière et ne perçoivent pas les frontières du quartier comme une barrière infranchissable, à l’inverse des familles non-camorristes. Or, on voit qu’Elena associe la mort de Don Achille au « miracle » économique en raison de la bienveillance présumée de son fils25. Dans l’imaginaire d’Elena, la mort de Don Achille mène à la réussite des entreprises du quartier, parce que celui-ci saignait le quartier à blanc et empêchait la prospérité des voisins :

La mort de Don Achille avait progressivement éloigné son ombre menaçante à la fois de cet endroit et de sa famille (AP, 134-6).

Au lieu de continuer d’exploiter l’entreprise familiale camorriste, Stefano Carracci (le fils du Don, décédé au début du roman) semble vouloir se libérer de la mauvaise réputation de son père, incarnant du coup les valeurs du « miracle ».

[…] Stefano, qui vendait de la charcuterie, avait une voiture rouge décapotable, dépensait quarante-cinq mille lires comme si de rien n’était, encadrait des petits dessins, voulait vendre non seulement du fromage mais aussi des chaussures, investissant dans la peausserie et la force de travail et qui semblait convaincu de pouvoir inaugurer une ère nouvelle de paix et de bien-être pour le quartier : bref, il s’agissait d’une richesse qui se logeait dans les faits de tous les jours (AP, 320).

La narratrice explique, en effet, que « tout était agité de soubresauts comme s’il s’agissait de changer d’apparence, de ne pas être reconnu sous les haines accumulées, les tensions et les laideurs et de montrer, au contraire, un visage nouveau » (AP, 137). En dépit de cette apparente volte-face, les Solara restent des criminels, demeurant un symbole de la corruption morale du quartier et remplaçant l’« ombre menaçante » de Don Achille. L’espoir d’Elena et de Lila que le quartier se libère de l’influence néfaste de la Camorra, grâce à l’altruisme de Stefano, crée un suspens maintenu jusqu’au dernier paragraphe du livre quand les chaussures faites par Lila et son frère (celles achetées par Stefano) sont portées par Marcello le jour du mariage. L’alliance rétablie entre les deux familles camorristes le jour du mariage en 1960 brise l’atmosphère positive du quartier et anticipe l’échec du « miracle » dans les années 196026.

Par un besoin urgent d’échapper aux abus de son père et de son frère, Lila se marie avec Stefano. Celui-ci représente l’aboutissement de l’influence de Don Achille dans le quartier : « Stefano voulait remettre tous les compteurs à zéro. Essayer de mettre fin à l’avant » (AP, 218), « de se mettre un cran au-dessus des Solara et de la logique du quartier » (AP, 352). Le « miracle » explique deuxièmement « l’histoire des chaussures » parce que Lila reconnaît que « de nos jours [1958] […] pour s’enrichir vraiment il faut une activité économique » (AP, 147). Pendant qu’Elena commence ses études collégiales, s’accrochant à son rêve d’enfance de publier un livre afin de devenir riche, Lila se consacre à la confection d’une paire de chaussures afin de se sortir de sa situation. Fernando, au contraire, s’oppose au projet de Lila et Rino, car pour « faire les chaussures à la main […], c’est un art qui n’a aucun avenir : aujourd’hui il y a des machines, ces machines coûtent cher et l’argent il est soit à la banque soit chez les usuriers, mais pas dans les poches de la famille Cerullo » (AP, 143). Rino se dispute avec son père :

– Tu as vu la voiture que se sont achetée les Solara, tu as vu comme l’épicerie des Carracci marche bien ?
[…]
– Occupe-toi de tes affaires et laisse tomber les Solara.
– À côté de la voie ferrée ils construisent tout un nouveau quartier
– Qu’est-ce que ça peut foutre ?
– Papa, les gens gagnent des sous et veulent les dépenser. (AP, 144).

D’un côté, Rino et Lila luttent contre l’autorité du père afin de profiter du « miracle » économique. De l’autre, Fernando étouffe les espérances progressistes de ses enfants, enfonçant la famille dans la misère du quartier. Cela met en relief la division de l’au-delà miraculeux et du quartier pauvre.

Conflits intergénérationnels

Les conflits intergénérationnels du roman constituent une autre dichotomie : le quartier représente le principe italien de l’héritage qui s’oppose au syndicalisme de l’époque. L’atmosphère violente du quartier indique un héritage de violence. Celui-ci s’attache non seulement au stéréotype du napolitain endurci, mais aussi aux traditions italiennes concernant l’unité familiale, soit la tendance à hériter du métier, de la maison, du nom et de la réputation de la lignée paternelle, dans un cycle perpétuel. La mouvance cyclique du quartier se distingue de la mouvance progressiste du pays des années 1950 parce que les résultats de la modernité ouvrent le pays à la prospérité mondiale27. Dans ces années-là, les jeunes souhaitent profiter des opportunités du monde en quittant la maison de leur enfance. Pourtant, les parents d’une génération précédente, plus conventionnelle, exigent que leurs enfants héritent de leur maison et de leur métier. La pauvreté aggrave cette situation parce que, très souvent, les parents ont besoin de l’argent gagné par l’enfant. Ce mouvement familial et traditionnel est remis en question par des jeunes qui souhaitent sortir de la maison pour profiter du « miracle » économique et du syndicalisme qui mènent à la mobilité sociale. Les enfants du quartier souhaitent prouver « que [eux], leurs enfants, [ils] sommes meilleurs qu’eux » (AP, 218). Lorsque Rino demande que son père le paye pour son travail dans le magasin de chaussures, son père lui répond qu’il n’a pas droit à un salaire, car il a déjà le « privilège » d’apprendre et d’hériter du métier de la famille. Stefano représente à cet égard le conflit intergénérationnel de l’époque parce qu’il montre un désir de briser le caractère cyclique de l’entreprise familiale. La notion de l’« avant » crée une dichotomie temporelle et spatiale. L’expression, récurrente dans le roman, souligne le contraste entre le dehors (l’Italie qui se tourne vers l’avenir) et le dedans du quartier (où les parents s’enracinent dans une logique dépassée). Le poids de l’histoire sépare la génération précédente qui se rattache au passé et les enfants qui tentent de se débarrasser de l’« avant ». Afin d’entièrement profiter du « miracle », il faut, si l’on n’est pas camorriste, connaître la langue italienne. Nous revenons donc à l’éducation, l’échappatoire au gouffre.

Tensions linguistiques

La tension linguistique entre le dialecte du quartier et la langue italienne met en lumière la division entre l’« identité éduquée » d’Elena et son appartenance à un milieu globalement analphabète. Dans le quartier, l’usage de la langue italienne standardisée et le « vous » formel, par exemple, sont « hors du commun » (AP, 370). Dans la version italienne tout comme dans les traductions, la narratrice annonce quand un personnage parle en dialecte ou en italien28. Parfois, elle n’a pas besoin de décrire la langue explicitement, car le dialecte est implicite dans des énoncés comme « [le père d’Elena] insulta […] de manière particulièrement obscène » (AP, 159). Les épithètes qui qualifient les énoncés – telles que « son italien bourré de fautes dues au dialecte » (AP, 114), « dans l’italien de l’école » (AP, 68) et il « lui déversa un tombereau d’insultes comme on savait les dire au quartier » (AP, 185) – montrent l’opposition entre l’italien standard qui indexe la langue de l’avenir, et le dialecte napolitain qui correspond aux valeurs plutôt régressives du quartier29. Cette représentation des Napolitains du quartier se lie à la réputation des Napolitaines d’être endurcies et vulgaires, rappelant un refrain de Dumas : « Quant au faste, c’est chose rare  ; quant à l’hospitalité, c’est chose inconnue30 ».

Les tensions linguistiques du roman sont liées aux différences de comportement des Napolitains du quartier et ceux du reste de Naples. Dans le quartier, l’usage du dialecte est accompagné d’un comportement vulgaire et violent. Souvent, on apprend qu’Elena n’a pas peur d’une situation ou d’un personnage jusqu’au moment où l’on commence à « lancer des injures [en dialecte] » (AP, 42) : « parfois je me mettais les mains sur les oreilles pour ne pas être trop affectée par ses affreuses paroles » (AP, 36). Le dialecte est la langue des extrêmes, de l’« accès de colère » (AP, 36), des « insultes » et des « menaces » qui enfoncent le locuteur davantage dans la vulgarité et la violence du quartier31. Dès la première sortie du quartier avec son père, Elena remarque le fait que « dans la rue [en dehors du quartier] [Monsieur Greco] avait des manières sociables, courtoises et patientes qu’il n’avait presque jamais à la maison » (AP, 172). En effet, le comportement vulgaire et violent des gamins du quartier est mis en contraste chaque fois qu’ils sortent du quartier, car ils se sentent « à la fois mal à l’aise et enchantés, moches mais aussi enclins à [s]’imaginer comment [ils deviendraient] [s’ils avaient] les moyens de [se] rééduquer » (AP, 247).

Les énoncés dialectaux du roman ancrent les personnages dans la spécificité sociohistorique du quartier32. Avant le Risorgimento, la langue italienne actuelle n’était qu’un dialecte florentin. La multitude des dialectes italiens constituait un obstacle à l’unification du pays et à la standardisation de la langue italienne. Les développements industriels et technologiques du xxe siècle (la télévision et la diffusion plus large des journaux, par exemple) ont facilité le processus de standardisation parce l’apprentissage de l’italien permet à l’individu de s’intégrer dans la vie publique33. Les valeurs concernant l’école commencent à changer dans les années 1950. Ces valeurs sont perceptibles dans le roman, car il y a une distance linguistique entre les parents du quartier (les mères du quartier ne sont pas éduquées) et leurs enfants qui sont bilingues grâce à la langue standardisée de l’école34. L’école enseigne la langue italienne ainsi que les outils nécessaires pour sortir de la misère du « gouffre ». Le roman met souvent en scène des tensions linguistiques qui créent une distance symbolique (mais aussi littérale, car Elena quitte physiquement le quartier chaque jour pour assister au collège et au lycée) entre le dialecte du quartier et la langue italienne :

Un matin je fus interrogée sur l’Énéide, c’était la première fois que j’étais appelée au tableau. Le professeur, M. Gerace, […] éclata de rire dès que je prononçais « oralque » à la place « d’oracle ». Il ne lui vint pas à l’esprit que, même si je connaissais le sens de ce mot, je vivais dans un monde où personne n’avait jamais aucune raison de l’utiliser (AP, 201-2).

Elena emploie de plus en plus l’italien au fil du roman comme une arme qui va l’aider à sortir de sa situation et à dépasser les frontières du quartier, étant très consciente de la puissance des mots et du fait qu’ils renvoient au monde réel : « Notre monde était ainsi, plein de mots qui tuaient » (AP, 33).

La tension entre le rôle de la mère et le rôle de l’enseignant indique une distance symbolique entre le quartier du roman et le dehors miraculeux35. L’organisation de l’index des personnages, par exemple, semble renvoyer aux normes de la culture italienne, où l’individu appartient à l’unité familiale. D’après cet index, les professeurs sont mis à part, indiquant qu’on les considère comme des figures autonomes détachées de la collectivité familiale. En outre, dans le roman, les professeurs incarnent la vision progressiste du pays, le monde littéraire tant admiré par Elena, et l’école qui est la voie de l’avenir. Maestra Oliviero, par exemple, convainc les parents d’Elena de la laisser aller au collège et puis au lycée. Elle prête des livres à Elena pour que sa famille n’ait pas besoin d’en acheter. De plus, celle-ci s’arrange pour que sa cousine accueille la jeune Elena dans sa maison sur l’île d’Ischia pour travailler pendant les vacances. La description des professeurs contraste fortement avec celle de la mère d’Elena, qui est estropiée et incapable de s’exprimer sans vulgarité :

J’eus honte de la différence qu’il y avait entre la silhouette harmonieuse et bien habillée de l’enseignante, et son italien qui ressemblait un peu à celui de l’Iliade, et la silhouette toute tordue de ma mère, avec ses vieilles chaussures, ses cheveux ternes et son italien bourré de fautes dues au dialecte (AP, 114).

Les descriptions de ce genre témoignent de la recherche d’Elena d’une vie éduquée, ce qui renvoie aussi à la tension identitaire que nous explorons. L’Amie prodigieuse met en scène le désir d’Elena de s’éloigner de la « logique » de violence du quartier et de l’analphabétisme de sa mère.

Il se peut que l’amitié au cœur du roman soit le reflet de cette tension : on pourrait dire que Lila est la part endurcie d’Elena, et qu’Elena est la part littéraire et éduquée de Lila. À ce titre, les amies prodigieuses sont juxtaposées d’une manière qui renvoie à la notion des frontières du quartier et qui anticipe un élément clé du troisième tome de la série, intitulé Celle qui fuit et celle qui reste. Au milieu du premier roman (chapitre 16), la narratrice met en scène la « mystérieuse inversion des rôles » qui marque l’abandon du rêve de Lila de devenir femme de lettres. La première fois que les jeunes filles ont décidé « de franchir les frontières de [leur] quartier » (AP, 87) afin de voir la mer, on voit qu’Elena sent le « plaisir d’être libre » (AP, 90). Par contraste, Lila est « agitée comme [Elena] ne l’avai[t] jamais vue » (AP, 93) ; elle a « brusquement regretté son propre plan, [a] renoncé à la mer et [a] voulu rentrer dans les frontières de [leur] quartier » (AP, 95). Cet événement coïncide avec le début de l’abandon des efforts de Lila visant à convaincre son père de payer son éducation après l’école primaire. À partir de cette tentative ratée de voir la mer, elle « n’attribu[a] plus aucune valeur aux livres » et « n’exprima jamais la moindre curiosité envers [s]on école » (AP, 121). Tout au long du livre, Elena se concentre moins sur ses propres succès académiques que sur leurs rêves d’enfance, aspirant encore à créer un roman extraordinaire comme celui écrit par Lila, La Fée bleue, et à devenir aussi brillante et riche que Louisa May Ascot. Autrement dit, L’Amie prodigieuse annonce implicitement la fuite d’Elena vers les quartiers aisés de Via Tasso et Chiaia et vers les villes « propres » du nord de Florence et Milan36. Au contraire, Lila parle le dialecte, ne poursuit pas ses études et demeure plus endurcie (« méchante ») dans son comportement. Si le quartier de L’Amie prodigieuse est « un gouffre d’où il était illusoire d’essayer de sortir », Lila fait tout son possible pour en sortir. Dans le but de convaincre son père de la laisser aller au collège, Fernando « l’avait lancée comme un objet » par la fenêtre (AP, 100). Or, Lila continue à lire et à apprendre le grec. Puis elle tente de commencer sa propre entreprise en fabriquant une paire de chaussures. Enfin elle se marie avec Stefano. Le Prologue montre qu’Elena réussit à fuir le gouffre, puisqu’elle devient écrivaine. La première phrase du roman montre également sa réussite financière : « Ce matin Rino m’a téléphoné, j’ai cru qu’il voulait encore de l’argent et me suis préparée à le lui refuser » (AP, 17).

La série de caractéristiques données à Naples – la Camorra, le Vésuve, la mer, la pauvreté, la misogynie et le dialecte pour ne citer que celles-là – récupère les traces de l’imaginaire collectif concernant la ville, fût-ce de manière méliorative ou péjorative, pour représenter des aspects liés à l’identité des Napolitains et à l’histoire de cette ville. Le récit commun autour du Mezzogiorno met donc en évidence des traits positifs aussi bien que négatifs qui créent l’idée de l’au-delà du quartier miraculeux et le « gouffre d’où il [semble] illusoire d’essayer de sortir ». La « lecture » de la jeune Elena Greco, étudiante pénétrée de littérature gréco-romaine, met en lumière une dualité identitaire qui reflète la division spatiale de la ville. La perception des « frontières du quartier » met en évidence une série de dichotomies liées à la question de la ville et de l’identité, telles que la pauvreté / le miracle économique, la mouvance cyclique / la mouvance progressiste, l’héritage / le syndicalisme, la mère / l’enseignante, le crime / l’école, le dialecte napolitain / la langue italienne et le comportement vulgaire / la politesse. Ces oppositions sont renforcées par l’amitié au cœur du roman entre Lila et Elena. Ainsi, L’Amie prodigieuse raconte la formation littéraire et l’évolution académique d’une fille italienne – peut-être d’un Énée qui abandonne la ville détruite – et l’occasion manquée d’une autre, celle d’une victime de la misogynie galopante de l’époque. À ce titre, la seule façon pour Lila de sortir du gouffre est l’acte – mis en évidence au début de la saga napolitaine – de « disparaître sans laisser de trace » (AP, 19).

1 Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, Elsa Damien (trad.), Paris, Gallimard, 2014 [2011].

2 Chant I de Virgile, L’Éneide, André Bellesort (trad.), Paris, Hatier, 2006.

3 Georges Devallet, « Un thème guerrier de l’épopée antique : la bataille des remparts », Pallas, « Épopée – Tragédie – Antiquité

4 Il y « […] eut des explosions de part et d’autre comme si terrasse et balcon étaient des tranchées, et tout le quartier trembla

5 Voir Stephanie V. Love, « “An Educated Identity”: The School as a Modernist Chronotope in Ferrante’s Neapolitan Novels »

6 Stephanie V. Love, op. cit. p. 72.

7 Il est important de noter que les idées d’Elena sont très souvent nées dans ses causeries savantes avec Lila, et parfois

8 Chant IV de Virgile, op. cit.

9 Terme d’Alain Montandon, « Sociopoétique », Sociopoétiques n°1[En ligne], URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=

10 Je traduis. Michael A. Ledeen, Virgil’s Golden Egg and other Neapolitan Miracles: An Investigation into the sources of

11 Par exemple, lors de la première description détaillée des frères Solara, Elena annonce que Marcello lui « plaisait le

12 Il suffit de chercher sur Google afin de trouver cette estimation par des journalistes et des lecteurs/ lectrices

13 Xavier Raufer, La Camorra : Une mafia urbaine, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 26-27.

14 Raufer écrit, à ce sujet : « La Camorra a des liens très forts avec la plèbe napolitaine, dont elle assure les besoins

15 Ibid.

16 Grace Russo Bullaro, « The Era of the “Economic Miracle” and the Force of Context in Ferrante’s My Brilliant Friend », in Grace Russo

17 Stephanie V. Love, op. cit.

18 Guido Crainz, « Les transformations de la société italienne », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 100, nº 4, p. 

19 L’expression d’Italo Calvino cité dans ibid.

20 Paul Ginsborg, A History of Contemporary Italy: Society and Politics 1943-1988, London, Penguin Books, 1990.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Dans les romans suivants, Enzo et Lila deviennent des entrepreneurs d’une organisation des ordinateurs. En effet, la

24 Notons l’usage originel, et plus exact, du mot « téléviseur » qui se distingue de l’usage contemporain de la « télévision 

25 Grace Russo Bullaro affirme qu’il y a une coïncidence symbolique autour du miracle économique et de la mort de Don Achille

26 Paul Ginsborg, op. cit. p. 186.

27 Ibid.

28 La traductrice des œuvres en anglais, Ann Goldstein, émet des hypothèses à ce sujet. Elle explique qu’il se peut qu’Elena

29 Jillian Cavanaugh explore davantage la question de la langue ferrantienne dans un chapitre fort intéressant : Jilian R.

30 Alexandre Dumas, « La Camorra : Causeries », in La Camorra et autres récits de brigandage, Claude Schopp (dir.), Mariel

31 Parfois, on parle le dialecte pour exprimer l’amour, l’intimité et les émotions plus profondes.

32 Jillian R. Cavanaugh, op. cit., p. 52.

33 Ibid., p. 55.

34 Ibid., p. 50.

35 Cavanaugh, aussi, explore une série des dichotomies dans les travaux de Ferrante à travers son exploration des nuances

36 Voir Elena Ferrante, Le Nouveau nom, Elsa Damien (trad.), Paris, Gallimard, 2016 [2012] ; Celle qui fuit et celle qui

Notes

1 Elena Ferrante, L’Amie prodigieuse, Elsa Damien (trad.), Paris, Gallimard, 2014 [2011].

2 Chant I de Virgile, L’Éneide, André Bellesort (trad.), Paris, Hatier, 2006.

3 Georges Devallet, « Un thème guerrier de l’épopée antique : la bataille des remparts », Pallas, « Épopée – Tragédie – Antiquité tardive », vol. 31, 1984 p. 5-28.

4 Il y « […] eut des explosions de part et d’autre comme si terrasse et balcon étaient des tranchées, et tout le quartier trembla, vibra. On ne comprenait plus rien – détonations, verres brisés, ciel défoncé. Même quand Enzo cria : “Ils ont fini, ils n’ont plus rien !” les nôtres continuèrent, Rino surtout continua, jusqu’à ce qu’il ne reste plus la moindre mèche à brûler » (AP, 226).

5 Voir Stephanie V. Love, « “An Educated Identity”: The School as a Modernist Chronotope in Ferrante’s Neapolitan Novels », in Grace Russo Bullaro et Stephanie V. Love (dir.), The Works of Elena Ferrante: Reconfiguring the Margins, New York, Palgrave Macmillon, 2016, p. 71-97.

6 Stephanie V. Love, op. cit. p. 72.

7 Il est important de noter que les idées d’Elena sont très souvent nées dans ses causeries savantes avec Lila, et parfois Pasquale.

8 Chant IV de Virgile, op. cit.

9 Terme d’Alain Montandon, « Sociopoétique », Sociopoétiques n°1 [En ligne], URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=640.

10 Je traduis. Michael A. Ledeen, Virgil’s Golden Egg and other Neapolitan Miracles: An Investigation into the sources of Creativity, New Brunswick, Transaction Publishers, 2011.

11 Par exemple, lors de la première description détaillée des frères Solara, Elena annonce que Marcello lui « plaisait le plus […], parce qu’il ressemblait à Hector tel qu’il était représenté dans l’édition scolaire de l’Iliade » (AP, 140).

12 Il suffit de chercher sur Google afin de trouver cette estimation par des journalistes et des lecteurs/ lectrices enthousiastes.

13 Xavier Raufer, La Camorra : Une mafia urbaine, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 26-27.

14 Raufer écrit, à ce sujet : « La Camorra a des liens très forts avec la plèbe napolitaine, dont elle assure les besoins essentiels, en un efficace système clientéliste qu’elle a su confisquer aux politiciens. […] la Camorra fait rêver le peuple napolitain : en elle réside son seul espoir de mobilité sociale ». Ibid.

15 Ibid.

16 Grace Russo Bullaro, « The Era of the “Economic Miracle” and the Force of Context in Ferrante’s My Brilliant Friend », in Grace Russo Bullaro et Stephanie V. Love (dir.), The Works of Elena Ferrante: Reconfiguring the Margins, New York, Palgrave Macmillon, 2016, p. 21.

17 Stephanie V. Love, op. cit.

18 Guido Crainz, « Les transformations de la société italienne », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 100, nº 4, p. 101-113, [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3917/ving.100.0103 URL: https://www.cairn-int.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2008-4-page-103.htm

19 L’expression d’Italo Calvino cité dans ibid.

20 Paul Ginsborg, A History of Contemporary Italy: Society and Politics 1943-1988, London, Penguin Books, 1990.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Dans les romans suivants, Enzo et Lila deviennent des entrepreneurs d’une organisation des ordinateurs. En effet, la tétralogie met en relief souvent les avancées technologiques et les développements industriels du XXe siècle.

24 Notons l’usage originel, et plus exact, du mot « téléviseur » qui se distingue de l’usage contemporain de la « télévision ». La phrase suivante met en relief l’étrangeté de l’appareil : il est « doté d’un écran sur lequel on voyait des images, exactement comme au cinéma, à part qu’elles n’arrivaient pas d’un projecteur mais des airs, et à l’intérieur il y avait un tube mystérieux qui s’appelait un tube cathodique » (AP, 292).

25 Grace Russo Bullaro affirme qu’il y a une coïncidence symbolique autour du miracle économique et de la mort de Don Achille. Grace Russo Bullaro, op. cit.

26 Paul Ginsborg, op. cit. p. 186.

27 Ibid.

28 La traductrice des œuvres en anglais, Ann Goldstein, émet des hypothèses à ce sujet. Elle explique qu’il se peut qu’Elena Ferrante ait voulu que le public italien en général puisse le comprendre. Elle dit aussi que le dialecte est une langue parlée et que sa mise en récit ne lui rendrait probablement pas justice. Elle annonce qu’on endommagerait l’écriture romanesque du texte si on tentait de rédiger le dialecte : Ann Goldstein, « The fine art of translation with Ann Goldstein, at the Sydney Writers’ Festival », Sydney, 2016, [En ligne] URL : https://www.abc.net.au/radionational/programs/archived/booksandarts/books-and-arts-friday-july-22nd/7628626, (consulté le 21 août 2020).

29 Jillian Cavanaugh explore davantage la question de la langue ferrantienne dans un chapitre fort intéressant : Jilian R. Cavanaugh, « Indexicalities of Language in Ferrante’s Neapolitan Novels: Dialect and Italian as Maskers of Social Value and Difference », in Grace Russo Bullaro et Stephanie V. Love (dir.), The Works of Elena Ferrante: Reconfiguring the Margins, New York, Palgrave Macmillon, 2016, p. 52.

30 Alexandre Dumas, « La Camorra : Causeries », in La Camorra et autres récits de brigandage, Claude Schopp (dir.), Mariel Péchaudra Lartigue (trad.), Paris, La Librarire Vuibert, 2011, p. 15.

31 Parfois, on parle le dialecte pour exprimer l’amour, l’intimité et les émotions plus profondes.

32 Jillian R. Cavanaugh, op. cit., p. 52.

33 Ibid., p. 55.

34 Ibid., p. 50.

35 Cavanaugh, aussi, explore une série des dichotomies dans les travaux de Ferrante à travers son exploration des nuances sociohistoriques de la langue. Jillian R. Cavanaugh, op. cit., p. 52.

36 Voir Elena Ferrante, Le Nouveau nom, Elsa Damien (trad.), Paris, Gallimard, 2016 [2012] ; Celle qui fuit et celle qui reste, Elsa Damien (trad.), Paris, Gallimard, 2017 [2013] ; L’Enfant perdue, Elsa Damien (trad.), Paris, Gallimard, 2014 [2018].

Citer cet article

Référence électronique

Beth KEARNEY, « « Un gouffre d’où il était illusoire d’essayer de sortir » », Sociopoétiques [En ligne], 5 | 2020, mis en ligne le 09 novembre 2020, consulté le 23 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1239

Auteur

Beth KEARNEY

Université de Queensland (Australie)

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