Sylvie Steinberg (dir.), avec les contributions de Christine Bard, Sandra Boehringer, Gabrielle Houbre, Didier Lett, Sylvie Steinberg, Une Histoire des sexualités, Paris, Presses universitaires de France, 2018, 517 p.

Texte

Une Histoire des sexualités est, comme l’explique en introduction Sylvie Steinberg, une brève synthèse des travaux historiques recensés depuis les dernières décennies, dans un contexte social de renouvellement de la perception de la sexualité. Née dans les années 1970, l’histoire de la sexualité est indissociable du contexte de « révolution sexuelle ». Cette histoire est aussi celle des rapports de force politiques et des luttes entre groupes dominants et dominés.

La première partie, rédigée par Sandra Boehringer, centre son propos sur les « sociétés anciennes », la Grèce et Rome. Après un chapitre consacré aux spécificités de l’étude de la sexualité dans les sociétés antiques, l’auteur consacre une étude à chacune des deux. Sandra Boehringer rappelle ainsi (p. 33) que la notion de « sexualité » ne recouvre aucune réalité dans la Grèce antique. Le désir sexuel s’incarne en Eros, une divinité. Poussé(e) par cette force qui le (la) domine, l’amant(e) éprouve l’envie de s’accoupler avec autrui. Par l’étude des textes de Sappho, poétesse du viie siècle avant notre ère, S. Boerhinger montre le caractère non genré des sentiments exprimés par la voix poétique, et l’absence de jugement porté sur l’amour entre femmes. L’amour n’est par ailleurs pas au centre des mariages, affaire d’argent (p. 40) ou comme le postule Aristote (p. 41), d’amitié, ce qui exclut l’élan amoureux incarné par Eros. Le mariage est un élément de stabilité sociale, ce que l’adultère compromet (p. 45). De même, il est impossible de calquer notre perception des violences sexuelles sur les comportements des Grecs antiques. Ce qui est condamnable pour eux, c’est l’hubris, la démesure (p. 48), le non-respect des coutumes et de l’ordre social, bien davantage que la violence exercée sur un individu, peu importe son âge ou son sexe. Il est tout aussi anachronique de parler d’institution de l’homosexualité à Athènes. D’une part, les pratiques sexuelles entre individus du même sexe ne se couplaient pas avec des revendications ou même des prises de conscience identitaires, pour utiliser un vocable contemporain (p. 57). D’autre part, il est contestable de prêter des intentions pédagogiques ou initiatiques dans les relations sexuelles entre personnes mûres et juvéniles, en dépit de l’exemple socratique. La Rome antique a subi nettement l’influence hellénistique en ce qui concerne le désir amoureux (p. 69). Néanmoins, des différences apparaissent : la célébration de l’amour entre femmes est rare, les déclarations d’amour à un jeune homme moins fréquentes que pour une femme d’une autre condition. Cependant comme en Grèce, l’amour est une pratique hors mariage. Un mari trop amoureux peut ainsi être considéré comme soumis à son épouse (p. 72). À Rome comme à Athènes, le corps protégé, c’est celui des citoyens libres et le stuprum, l’atteinte grave à l’intégrité physique, les concerne seuls. Un ou une esclave ne peut être victime de viols. Autre différence par rapport à notre monde contemporain, un citoyen fréquentant les prostitué(e)s ne sera déconsidéré que s’il néglige pour cela ses missions privées et publiques de pater familias.

Didier Lett s’intéresse dans la deuxième partie de l’ouvrage à l’Occident médiéval. Il s’intéresse aux thématiques déjà évoquées dans la partie consacrée à l’Antiquité : le plaisir pour chacun des deux sexes, les pratiques dans et hors le mariage, les pratiques entre personnes du même sexe et la prostitution. C’est au Moyen-Âge que se développe le parallélisme entre activité et virilité d’une part, entre féminité et passivité d’autre part (p. 100). Cette époque se caractérise bien évidemment par le contrôle social exercé par les ecclésiastiques et notamment leur condamnation du plaisir et la limitation du coït à la sphère matrimoniale et à la procréation. Les pratiques contre-nature et non destinées à la procréation sont toutes mises à l’index et rangées sous le vocable de « sodomie » (p. 133). La mainmise de l’Église est pourtant souvent mise en défaut. Tout d’abord, l’adultère perdure et le concubinage se répand (p. 125). L’institution ecclésiastique ne parvient pas non plus à endiguer le phénomène prostitutionnel et tente, à défaut, de l’encadrer (p. 152). L’Église n’est même plus seule à parler de sexualité. Ainsi, un premier discours médical, appelé à s’épanouir, se déploie (p. 104).

La troisième partie, rédigée par Sylvie Steinberg, couvre la période du xvie au xviiie siècle. En ouverture de cette section, l’auteure se demande si la Renaissance apporte une rupture dans l’histoire de la sexualité. Le discours médical est influencé par les auteurs antiques et continue de dupliquer les prescriptions ecclésiastiques, en les naturalisant. De même, le discours judiciaire, sur le consentement ou le viol, se marque par son conservatisme, les tribunaux protégeant toujours les femmes dites « honnêtes » (p. 192). La modification des perceptions et des schèmes de pensée est plus prégnante dans les représentations artistiques. La redécouverte des arts antiques est ainsi une manière de représenter l’homosexualité masculine ou féminine. La colonisation du Nouveau monde sera aussi l’occasion de confrontation avec d’autres modèles que la monogamie prônée par l’Église. Le contexte de la Réforme et de la Contre-Réforme est d’ailleurs une occasion de réaffirmer une pastorale du mariage. La sexualité extraconjugale est de nouveau fortement dénoncée. À rebours des incitations ecclésiastiques, c’est également à cette période que commence un certain contrôle des naissances, et, dans un contexte de développement du libertinage, une dissociation du plaisir sexuel et de la procréation. Une transition démographique s’amorce en effet au xviiisiècle (p. 225). Maîtrise de la descendance, choix plus libre du partenaire, le siècle libertin sème quelques indices de la libération sexuelle.

Le xixe siècle, objet d’une présentation par Gabrielle Houbre, marque la mainmise du discours médical sur la sexualité. L’argumentation scientifique s’orientera largement sur la distinction entre le normal et le pathologique, outil de régulation sociale (p. 267). Elle succède à la doxa ecclésiastique en produisant un discours à visée objective et rationnelle. Cette entreprise, sera l’œuvre avant tout d’hommes, relayant la soumission des femmes à leurs époux, à la suite du Code civil napoléonien. Tandis que les jeunes hommes disposent d’une certaine liberté, les filles de bourgeoisie se conforment au modèle catholique de « l’oie blanche » (p. 276). Éduquées au couvent, elles ne découvrent les réalités physiques du mariage que lors de la nuit de noces ; cette première expérience s’apparente bien souvent à un viol. La fin du siècle ouvre la voie, sous influence protestante et anglo-saxonne à une nouvelle forme de séduction, le flirt. Les mères, comme les pères avant eux pour les garçons, sont d’ailleurs incitées par leur médecin à informer leurs filles des risques d’infections sexuelles (p. 280). En ce qui concerne les jeunes ruraux, souvent illettrés, la connaissance est souvent indirecte, tributaire de filtres comme les jugements des tribunaux ou les écrits des voyageurs et des folkloristes. Il semble que les filles disposaient d’une plus grande liberté de leur corps. Les stratégies matrimoniales contraignent par contre nettement les choix d’époux (p. 282). La question sexuelle est une affaire souvent collective et les déviances peuvent donner lieu à des manifestations d’humiliation comme le charivari. Partout, une fois le mariage consommé, la norme sexuelle est la procréation. Discours ecclésiastiques et médicaux vont de pair sur ce sujet. La sexualité doit se pratiquer dans la chambre parentale, à l’abri de tous les regards et notamment ceux des enfants (p. 300). Ces prescriptions n’ont pas fait disparaître les rapports extraconjugaux, bien davantage tolérés pour les hommes. La fréquentation des prostituées est désormais perçue comme une régulation des instincts masculins. La doctrine du réglementarisme, à la suite du médecin Alexandre Parent-Duchâtelet, s’impose durant tout le siècle et sur tout le territoire d’influence française, y compris les colonies. Une représentation des femmes colonisées, très stéréotypée, va modeler un certain érotisme orientaliste. Créateur du néologisme de sexualité, le xixesiècle crée aussi celui d’homosexualité, objet des attentions des médecins en tant que déviance. Comme d’autres pratiques considérées comme des « perversions », l’homosexualité sera jugée comme une tare, une inversion inquiétante du masculin et du féminin, dangereuse pour la génération. Le siècle est par ailleurs la période du développement des figures réelles ou littéraires homosexuelles : le traître, l’aristocrate (le baron de Charlus chez Proust) ou bien encore le vertueux. Il est à noter que rares sont les femmes homosexuelles décrites par des auteures. Marguerite Radclyffe-Hall au début du xxe siècle en est l’un des rares exemples (p. 329). L’acceptation de l’homosexualité ne progresse pas pendant le siècle puisque le discours médical fait de l’homosexuel avant tout un malade. De même, la prise en compte des violences sexuelles ne fait que de très lents progrès. Le Code pénal napoléonien invente ainsi « l’attentat aux mœurs ». C’est davantage les règles sociales qui ont été enfreintes que les personnes qui ont été violentées. La désignation des enfants comme victime devra ainsi attendre le deuxième xixe siècle. En dehors d’une preuve de pratiques jugées infâmantes, les épouses n’ont que peu de chance de se voir reconnues victimes de viol. Les discours officiels concernant la sexualité sont donc ambigus. Les déviants, les malades sont régulièrement mis à l’index, certains artistes comme Flaubert, Baudelaire ou Manet provoquent le scandale et doivent même subir des accusations d’outrage aux « bonnes mœurs ». Voulant défendre ces dernières, la justice omet aussi souvent de défendre les plus faibles : les femmes, les enfants, les prostitué(e)s.

La « révolution sexuelle » concentre l’intérêt de Christine Bard dans la dernière partie de l’ouvrage, couvrant les xxe et xxie siècles. Elle rappelle qu’une première révolution sexuelle s’est déployée au tournant des xixe et xxe siècles, dans les mouvances marxistes ou socialistes. Dans les années soixante, le discours libertaire s’accompagne avec Deleuze et Guattari d’une critique du freudisme, perçu comme conservateur et hétérocentré. Le discours féministe est lui à portée universaliste, attentif à la construction sociale de la différence des sexes (p. 357). Plus largement, cette révolution interroge les pratiques scientifiques et la construction des savoirs. Pour un sociologue comme Michel Bozon, la sexualité est aussi une construction sociale. Au xxe siècle, le discours sur la sexualité est encore largement associé au contrôle de la natalité. La promotion de la contraception commence à la fin du xixe siècle mais n’aboutit qu’à sa libéralisation en France dans les années 1960. Au gré des changements politiques, l’avortement est tantôt autorisé, tantôt interdit. Le droit à l’IVG acquis en 1975, enjeu fort et marqueur de la libération sexuelle, reste toujours menacé (p. 392). Parallèlement, les pratiques se libèrent et le discours médical et/ou psychanalytique ne réprime plus certaines pratiques comme la masturbation. Reste la peur d’être anormal et le risque de « dysfonctionnement » sexuel (p. 394). L’avant-dernier chapitre du livre interroge ainsi la réalité de cette « libération sexuelle ». De fait, les pratiques sexuelles s’exposent sur la place publique, les médias. La pornographie et sa large diffusion montrent certes un recul de la censure mais aussi un versant commercial de la révolution sexuelle, dénoncé par les mouvements féministes. De même, les discours progressistes sur la prostitution hésitent entre réhabilitation des travailleurs du sexe et dénonciation de l’indignité de l’activité prostitutionnelle. Toutefois, et c’est une avancée incontestable de la période récente, les prostitué(e)s prennent la parole et la plume. C’est également la libération de la parole qui a permis une meilleure prise en compte des traumatismes vécus par les victimes de violences sexuelles. Comme l’a montré Georges Vigarello, le viol est jusqu’à aujourd’hui un crime souvent banalisé et le fantasme du viol largement diffusé par les arts et la littérature. Ceci profite aux agresseurs et la répression du crime est faible, avant 1970, en France. Parallèlement, les mentalités ont très récemment changé concernant les crimes sexuels commis sur les enfants. Paradoxalement, certains promoteurs de la libération sexuelle réclamaient naguère « le droit à la pédophilie » (p. 451).

Cet ouvrage pionnier a le grand mérite de synthétiser les connaissances historiques et culturelles concernant la sexualité et ce sur une très large période. Il permet de confronter différents discours ayant pour objet la sexualité : religieux, politique, scientifique, littéraire et artistique. Dans cette optique, pour valoriser encore cette étude polyphonique, il est à regretter l’absence d’une iconographie qui aurait pu apporter un éclairage sur l’importance de la représentation de la sexualité dans la construction des discours sur celle-ci.

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Patrick AUROUSSEAU, « Sylvie Steinberg (dir.), avec les contributions de Christine Bard, Sandra Boehringer, Gabrielle Houbre, Didier Lett, Sylvie Steinberg, Une Histoire des sexualités, Paris, Presses universitaires de France, 2018, 517 p. », Sociopoétiques [En ligne], 5 | 2020, mis en ligne le 09 novembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1263

Auteur

Patrick AUROUSSEAU

CELIS - EA 4280, Université Clermont Auvergne

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