Il est en général plutôt valorisant pour un apiculteur de déclarer sa profession à des inconnus, leur première réaction étant le plus souvent un mélange d’étonnement, de curiosité, voire d’admiration, comme si la fascination exercée par les abeilles rejaillissait sur celui qui en a fait son métier1.
Il arrive même parfois que, après les questions d’usages sur la santé des butineuses, les risques potentiels de leur disparition et, de fil en aiguille, les réflexions sur les atteintes à la biodiversité et l’avenir de la planète, l’interlocuteur demande respectueusement : « Et vos abeilles ? […] elles vous connaissent ? ». Même si récemment des chercheurs ont pu montrer que, effectivement, celles-ci étaient aptes à la reconnaissance faciale, cette question ne porte pas sur leurs capacités cognitives. En assimilant quasi explicitement l’apiculteur, sinon au Bon Pasteur de l’Évangile, lequel « connaît ses brebis comme ses brebis le connaissent », à tout le moins à un dresseur de bêtes sauvages qu’une fréquentation quotidienne permettrait de maîtriser sans dommages (et sans piqûres), elle s’inscrit dans une tradition où, au-delà de la simple production de miel, la proximité, l’accompagnement et l’observation des abeilles doivent permettre à l’homme d’accéder à une dimension dans laquelle les mystères du monde et de la création, comme la place de l’homme dans la nature, le passage de la nature à la culture, peuvent être éclaircis et élucidés.
Mais les commentaires adressés à l’apiculteur sur sa relation aux abeilles ne sont pas toujours aussi admiratifs. Il arrive parfois qu’on lui reproche, sur un mode ironique, de profiter sans vergogne du labeur de ces pauvres insectes, d’être une sorte de proxénète exploitant une main-d’œuvre féminine soumise à son bon vouloir. Plus sérieusement, la figure de l’apiculteur industriel coresponsable avec les épandeurs de pesticides de la future disparition des abeilles est, elle aussi, présente dans certains médias. C’est ainsi qu’apparaît l’apiculteur John Miller dans le film Des abeilles et des hommes de Markus Imhoof (2013) : possesseur de plusieurs milliers de ruches, il les transporte au cours de transhumances insensées à travers tous les États-Unis pour polliniser des monocultures désertées par les insectes2. Chez lui, guère de poésie : il associe le bourdonnement des butineuses au « son du pognon ». Plus près de nous, d’après le site Pollinis3, la cupidité de certains apiculteurs européens et leur sélection des abeilles les plus productives seraient responsables de la disparition des « espèces » locales4.
Cette dualité des représentations de l’apiculteur, positive ou négative, toujours accompagnée d’une importante dimension symbolique, n’est pas nouvelle. Bien que la figure du berger des abeilles n’ait pas eu la même omniprésence littéraire que celle de ses ouailles, de l’Antiquité à nos jours, elle bénéficie en retour – comme en creux – de cette importance : si la ruche apparaît comme « le miroir idéal de l’humanité et le baromètre de son destin5 », les soins ou les sévices, prodigués ou infligés par l’apiculteur aux abeilles, dépassent infiniment dans leur signification la simple gestion d’un cheptel animal. Deux représentations iconographiques vont nous permettre, dans un premier temps, d’illustrer cette dualité et sa dimension symbolique : à quelques siècles d’intervalle, elles traitent de deux moments essentiels d’une année apicole, l’essaimage et la récolte du miel. On pourrait se contenter de les voir comme des documents historiques, comme des témoignages d’une pratique apicole, ce qu’elles sont, bien sûr ; mais ce qui nous intéresse ici, dans une première approche de la figure de l’apiculteur et de sa relation aux abeilles, c’est l’utilisation métaphorique qui en est faite dans deux tonalités générales, deux visions on ne peut plus différentes.
Il ne faudrait pas voir dans cette différence et les symboles qu’elle véhicule deux moments d’une évolution historique ; on la retrouve aussi bien dans l’Antiquité qu’à l’âge moderne ; et elle est encore bien présente aujourd’hui, malgré l’évolution des connaissances et des techniques apicoles. Conséquence d’ambiguïtés inhérentes à une abeille restée sauvage même lorsqu’elle semble domestiquée et dont la nature semble avoir l’apparence des cultures les plus élaborées, cette dualité se retrouve au fil des siècles dans les témoignages que nous avons des pratiques apicoles réelles. C’est ce que nous montrerons dans un deuxième temps en nous appuyant sur des manuels d’apiculture, des écrits d’agronomes ou de philosophes, qui, d’Aristote à Olivier de Serres en passant par Varron, Columelle ou Porphyre, à travers leurs descriptions, leurs critiques et leurs conseils aux apiculteurs nous en donnent leur représentation.
Dans un troisième temps, le poème-traité d’apiculture qu’est la IVe Géorgique de Virgile, en dramatisant les deux cas extrêmes d’une abeille purement symbolique et celui d’une apiculture réduite à une simple fonction de production, nous fournira une clé d’interprétation de cette dualité des figures de l’apiculteur et de sa pérennité. On y voit le héros Aristée, initiateur de l’apiculture, devant résoudre (déjà) la première disparition des abeilles, causée par sa confrontation au couple fusionnel que constituent Orphée le poète et la nymphe Eurydice. Ce mythe permet de dépasser la simple opposition entre un « gentil », le protecteur des abeilles, et un « mauvais », le prédateur cupide, l’apiculteur idéal étant celui qui parvient à réconcilier l’abeille productive et l’abeille symbolique, le travail et la poésie, Aristée et Orphée. Près de deux mille ans plus tard, La vie des Abeilles de Maurice Maeterlinck, à la fois description scientifique de l’abeille et hymne symbolique à la nature s’inscrira dans la continuité de Virgile.
Bon chrétien ou grand inquisiteur, deux exemples d’un usage métaphorique de l’apiculteur
Fig. 1 : Exultet dit « de Barberini » (vers 1087).
Rome, Bibliothèque du Vatican.
© Bibliothèque Apostolica Vaticana.
Une enluminure tirée d’un rouleau illustré de 1087 dit Exultet « de Barberini6 » et un dessin de Brueghel de 15697 nous montrent un même thème, la récolte du miel et l’essaimage, mais l’impression ressentie à leur vue et la vision de l’apiculteur présentée par chacune de ces représentations sont fort différentes. L’enluminure colorée de l’Exultet dégage une joie, une harmonie, une légèreté toute virgilienne, une forme, en effet, « d’exultation ». Des apiculteurs sereins œuvrent à visage découvert et sans gants au milieu d’étranges abeilles ventrues et débonnaires, virevoltant et s’abreuvant à des fleurs rouges aux corolles épanouies comme des coupes. Cette image ne vient pas d’un traité d’apiculture, comme on pourrait le croire. Les Exultet étaient déroulés devant les fidèles au cours de la liturgie de la veillée pascale à fin d’enseignement comme une sorte de catéchisme illustré et cette enluminure pourrait s’intituler « la Parabole des Apiculteurs ». En effet à y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une, mais de deux scènes, comme deux cases d’une bande dessinée qu’il nous faudrait lire de droite à gauche. Les mêmes personnages sont représentés à deux moments de la saison apicole que l’on peut faire commencer avec la récupération de l’essaim. Ici l’apiculteur et son aide sont encore pauvrement vêtus d’une tunique grossière, leurs jambes et leurs pieds sont nus. Mais tout a changé dans la scène suivante avec la récolte ; on sent alors l’opulence, les apiculteurs ont des vêtements beaucoup plus élégants, colorés, ils sont chaussés, ils ont des jambières, bref, ils se sont enrichis.
Fig.2 : Pieter Brueghel, Les Apiculteurs.
Dessin à la plume de Pieter Brueghel L’Ancien, vers 1568, conservé au Cabinet des estampes et dessins (Kupferstichkabinett) du Musée d’État de Berlin, (20,3 cm x 30,9 cm).
Source : Wikimedia Commons.
L’analogie pourra ainsi être faite entre chrétiens et apiculteurs, l’abeille jouant ce nouveau rôle d’enseignement exemplaire que le christianisme lui a dévolu : « de même que l’apiculteur, après avoir recueilli l’essaim, s’enrichira grâce au miel de sa récolte, de même le croyant, ayant recueilli la parole divine s’enrichira de son enseignement ». Et Il n’est que de citer un extrait d’un sermon attribué à Saint-Augustin pour voir que cette interprétation n’a rien d’abusif :
Les abeilles forment des rayons de miel et les justes des églises. C’est sur les fleurs que celles-ci vont recueillir leur butin, de même que tous les justes s’enrichissent des beautés des saintes Écritures, qui font connaître et honorer Dieu, et sont pour eux des prairies émaillées8.
D’autres détails de l’enluminure renforcent cette interprétation, conférant à la scène l’apparence d’une célébration liturgique avec l’apiculteur plus âgé dans le rôle du prêtre et le plus jeune dans celui du servant. Les enfumoirs ont des allures d’encensoirs et le récipient dans lequel les rayons de miel sont recueillis évoque un calice.
Contraste saisissant avec l’atmosphère lourde, inquiétante et oppressante qui émane du dessin à la plume de Brueghel, l’absence de couleurs renforçant cette impression. La scène de récolte ressemble à une scène de pillage où trois personnages, sortes de fantômes au visage dissimulé par ce qui s’apparenterait plus à un camail d’armure qu’à un masque d’apiculteur, s’acharnent sur des ruches. Alors qu’un de ces sinistres individus en emporte une sous le bras, son comparse est déjà à l’œuvre à en « châtrer9 » une autre préalablement renversée pour en sortir le miel ; une troisième ruche, déjà « récoltée », gît à terre, abandonnée. Ces pillards sont l’image, en cette période troublée où s’affrontent catholiques et protestants, de ces inquisiteurs venus en Flandres depuis l’Espagne et fouillant l’âme des fidèles pour en extirper l’hérésie. Comme dans l’enluminure de l’Exultet, deux scènes sont représentées : une petite partie droite, séparée du reste par la verticalité du tronc d’arbre, évoque l’essaimage. Mais la métaphore est inversée, ou plutôt redoublée, et l’essaim, sans doute issu d’une ruche que l’on voit encore intacte sous son abri, est représenté sous l’apparence d’un jeune homme accroché à la branche de l’arbre, regardant vers un clocher dans le lointain, comme vers une nouvelle ruche-nouvelle Église dans laquelle se réfugier.
Dans l’Exultet, l’essaimage, résultat d’une multiplication, est un commencement ; espoir d’une future récolte, il symbolise la promesse d’une vie nouvelle et d’un enrichissement spirituel. Chez Brueghel, la chronologie est inversée et l’essaimage est devenu division, fuite hors de la ruche, conséquence d’une récolte prédatrice. Se manifestent ici l’ambiguïté des usages symboliques de l’abeille et deux représentations de l’apiculteur : l’essaimage : division ou multiplication ? La récolte : récompense ou pillage ? Et l’apiculteur : bon pasteur prélevant délicatement le miel de la ruche ou prédateur destructeur que doivent fuir les abeilles ? Ces deux illustrations utilisent et révèlent deux figures possibles de l’apiculteur, par ailleurs toujours présentes actuellement sous la forme du protecteur de ces sentinelles de l’environnement que sont devenues aujourd’hui les abeilles ou bien sous celle de l’éleveur-industriel destructeur des écosystèmes. Au-delà de leur aspect purement descriptif, ces deux témoignages, datés et localisés, pouvant s’intégrer dans une histoire et une géographie de l’apiculture européenne, montrent une autre dimension de l’apiculteur, une dimension symbolique conséquence directe de sa relation à ces animaux si particuliers que sont les abeilles.
Une puissance symbolique de l’abeille irradiant la figure de l’apiculteur
L’apiculteur, un prédateur…
Il semblerait que pendant très longtemps les hommes aient plutôt été des prédateurs pour les abeilles, cueilleurs de miel représentés il y a plus de 10 000 ans sur les parois de la grotte de l’Araignée en Espagne, toujours actifs sur des parois vertigineuses dans l’Himalaya comme en témoignent les photos d’Éric Tourneret10. Et même si dans une Antiquité relativement récente attestée dans le bassin méditerranéen, ils ont pu proposer un logis aux butineuses, que ce soit dans des poteries, des paniers ou en plaçant près de chez eux le tronc creux dans lequel elles avaient élu domicile, la pratique de l’étouffement ou de la noyade de toute la population des ruches pour la récolte du miel, « inutile massacre des cités les plus laborieuses et […] odieuse sélection à rebours11 » a pu perdurer jusqu’à la fin du xixe siècle. Cette technique est listée parmi d’autres dans le Théâtre d’agriculture et ménage des champs (1re éd. 1600), d’Olivier de Serres (1539-1619) :
En certains endroits de la Provence l’on châtre l’apier ou le rucher, non les ruches, c’est-à-dire, l’on enlève des ruches entières de l’apier selon le nombre du total, ne touchant rien aux autres. […] C’est communément la moitié des ruches de l’apier, dont on retire chacun an toute la dépouille, laissant l’autre moitié entière, sans rien y prendre. […] Aucuns laissent les abeilles aller où elles veulent : d’autres les tuent. […] Le plus facile moyen de se défaire de ces abeilles-ci est de les noyer dans l’eau12.
Encore en 1829, le Chevalier de Fontenay ne juge pas « cette méthode usitée par les grands propriétaires et spéculateurs de mouches […] plus barbare que celle qui consiste à tuer des veaux, des moutons, des bœufs ou du gibier13 ». Sans l’approuver, il ne la juge néanmoins pas plus destructrice pour les abeilles que l’incompétence de certains apiculteurs et si « l’homme laissait un jour la liberté à ces malheureuses esclaves de son despotisme ; à coup sûr elles retourneraient bien vite dans les forêts d’où elles ont été arrachées, et les repeupleraient bientôt de leurs innombrables colonies ».
Fig. 5 : Sucrier de Jean Carles Revelly, Récolte du miel (1783).
« La pratique de l’étouffement ou de la noyade … a pu perdurer jusqu’à la fin du xixe siècle ».
Photo © RMN-Grand Palais (Sèvres – Manufacture et musée nationaux)/Martine Beck-Coppola.
Fig. 6 : Nicolas Poussin, La Nourriture de Jupiter (1630).
« Ils ont pu proposer un logis aux butineuses, que ce soit dans des poteries, des paniers ou en plaçant près de chez eux le tronc creux dans lequel elles avaient élu domicile ».
Dulwich Picture Gallery.
Fig. 7 : Nicolas Poussin, Jupiter enfant nourri par la chèvre Amalthée (1640).
Gemäldegalerie Berlin.
Focus sur deux œuvres de Nicolas Poussin : de la cueillette du miel à l’apiculture
Ces deux tableaux illustrent le récit mythologique où Zeus, après avoir été soustrait par sa mère Rhéa à la voracité de son père Cronos, se trouve en quelque sorte « placé » chez les nymphes et les satyres pour y être éduqué à la douceur, en étant nourri au lait de la chèvre Amalthée et au miel par la nymphe Mélissa. Il pourra ainsi par cette sorte d’initiation, puis par sa victoire sur les divinités primordiales représentées par Cronos, amorcer le passage du chaos vers un cosmos harmonieux, la sortie d’une nature brute et brutale vers une (agri)culture où la douceur, l’art et la poésie pourront trouver leur place. Le tableau de 1640 montre le bébé s’abreuvant à un récipient tenu par une nymphe, pendant qu’un homme semble traire la chèvre et que Mélissa sort un rayon de miel de l’une des deux ruches-troncs représentées. Le tableau de la Dulwich Gallery fournit une interprétation plus frustre, plus « primitive » de la scène : Zeus tête directement la chèvre maintenue par le satyre, alors que Mélissa recueille dans sa main le miel s’écoulant d’une fente du tronc de l’arbre creux où logent les abeilles. À travers ces deux interprétations de la même scène, deux récits se superposent : l’un mythologique, « l’enfance au miel » de Zeus-Jupiter marquant une étape dans le processus d’émergence du cosmos ; l’autre ethnologique dans la chronologie des deux tableaux, montrant le passage de la cueillette du miel à l’apiculture proprement dite, ce moment où le chasseur-cueilleur a eu l’idée de couper le tronc creux où il trouvait le miel pour le poser à proximité de son logis.
Ces techniques pour le moins expéditives n’ont heureusement pas été généralisées. Elles ne sont même pas mentionnées, à notre connaissance, par les Grecs ou les Romains de l’Antiquité dont l’approche de l’apiculture était pourtant loin d’être désintéressée : « le but principal de leur entretien […] est le profit qu’on en retire » d’après Varron (érudit et agronome romain du ier siècle), prenant l’exemple de deux frères, qui, héritiers d’un bout de terrain et l’ayant aménagé pour y recevoir des ruches, « ne retiraient jamais moins de dix mille sesterces par an de leur miel14 ». Il est donc possible de profiter du labeur des abeilles sans les détruire et même de leur manifester une forme de reconnaissance. Au xvie siècle dans L’Agriculture et la maison rustique (1572), Charles Estienne expose « la manière de recueillir le miel » sans « pour cela user d’une ingratitude cruelle à leur endroit15 », ajoutant qu’en Toscane « en reconnaissance de la bénéficence de ces pauvres bêtelettes, est défendu sous grandes peines de tuer les abeilles, tandis et si longuement qu’on pourra les maintenir en vie16 ». Quelques années plus tard, Olivier de Serres complète :
Au logis et au soin, consiste toute la dépense requise en cet endroit : très-petite et en l’un et en l’autre, puis qu’un petit jardin suffit pour contenir grand nombre de ruches, et un seul homme, comme en se jouant, pour en gouverner grande quantité. Pour lesquelles choses, tant grand revenu qu’on voudra, tirera-on de ceste nourriture, n’étant question que de s’y résoudre. […] Car c’est de leur seule et propre ouvrage, qu’immédiatement les abeilles vivent, qu’elles composent de fleurs et brins de plusieurs arbres et herbes, franches et sauvages, de la rosée, de l’air, et d’autres matières inconnues aux hommes, par elles cueillies doucement ès plantes sans rien y gâter, contre l’usage de tout autre animal. Du restant de laquelle nourriture, sort le doux miel, […] et la cire avec, exquises et riches matières17.
Fig. 9 : Apié de la Baume à Montfrin dans le Gard.
« Un petit jardin suffit pour contenir grand nombre de ruches ?». Dans toute la diversité des sortes de ruchers, les « murs d’abeilles » ne sont pas les moins curieux. Celui-ci, le plus grand de ce type en France, est situé dans une ancienne carrière. Les soixante-seize niches ont été creusées dans les fronts de taille à la fin du xviiie siècle. Chaque ruche était fermée par deux portes en bois et à l’intérieur, un croisillon permettait, comme dans les ruches-troncs, à l’essaim de s’accrocher.
Photographie de François Tavoillot.
… ou bien, un serviteur protecteur…
Si l’apiculture a pu apparaître comme une activité aussi naturellement rentable (les choses auraient-elles changé depuis ?), et contrairement à ce que laissait entendre le Chevalier de Fontenay cité plus haut, c’est que l’abeille n’est pas un animal comme les autres. Non seulement, comme le souligne Olivier de Serres, elle n’abîme pas les fleurs qu’elle butine, mais elle reste sauvage même logée par l’homme. « C’est de leur seule et propre ouvrage, qu’immédiatement les abeilles vivent. » Si elles ont pu accepter le gîte proposé par celui que l’on peut appeler désormais « apiculteur », elles ne se sont pas laissé domestiquer pour autant ; elles n’ont pas suivi la voie de ces loups, sangliers ou aurochs devenus chiens, cochons, bovins, incapables de vivre par eux-mêmes. Au-delà de la beauté de l’écriture d’Olivier de Serres, tous les termes sont ici importants : les abeilles ne dépendent pas de l’homme pour leur subsistance qu’elles « composent » non seulement à partir de sources végétales non cultivées (« franches et sauvages ») ou d’origine céleste comme l’air et la rosée, mais aussi « d’autres matières inconnues aux hommes » ; et à partir des restes de cette nourriture, les abeilles fourniront le miel et la cire, « exquises et riches matières18 ».
Pour pouvoir en bénéficier, ce sera à l’apiculteur de s’adapter aux abeilles.
[Il devra être] attentif et diligent, plus que nul autre pasteur ou gouverneur de bétail : car d’autant que la mouche à miel est plus sage et plus industrieuse que nul autre animal, même qu’elle a une prudence qui approche près de l’intelligence de l’homme, d’autant plus soigneusement elle veut être traitée et conduite de son gouverneur surtout que le gouverneur ne soit ni trompeur, ni ord 19ni négligent, car elles n’aiment point être ni chichement ni fatalement traitées. Sera donc l’état de celui qui aura la charge, de considérer leurs mœurs et façons de vivre et s’y accommoder le plus attentivement qu’il pourra20.
Les qualités propres de l’abeille induisent des devoirs spécifiques de la part de l’apiculteur. Non seulement elle est plus sage et laborieuse que les autres animaux, mais elle a une capacité qui s’apparente à l’intelligence humaine ; (cette description est directement inspirée d’Aristote21 pour qui la phronèsis, habituellement traduite par prudence, est cette capacité qu’ont certains animaux d’accomplir les actes de la vie pratique de manière adaptée, comme, par exemple, la construction des rayons de cire). La supériorité de l’abeille sur les autres animaux, sa proximité avec l’homme lui permettent d’avoir des exigences quant à la manière dont l’apiculteur doit la traiter :
[…] avant que de manier les ruches, avisera que le jour précédent il n’ait eu affaire à femme, qu’il ne soit ivre, et qu’il n’approche d’elles sans être lavé, net, et bien vêtu, pareillement qu’il s’abstienne de toutes viandes sentant fort, comme sont toutes salures et saumures, et toutes choses sentant les ails ou oignons, ou semblables choses, qu’il ait en sa bouche quelque chose de bonne odeur22.
Si l’apiculteur observe ces prescriptions, traduites presque mot à mot de Columelle (De l’agriculture, 9, 14, 3), « elles l’aimeront de telle sorte qu’il pourra manier les ruches à son aise, sans que les abeilles ne lui nuisent et l’offensent ». Non seulement l’apiculteur doit étudier le comportement de l’abeille, « ses mœurs », pour s’y conformer, mais il doit avoir en plus une conduite, une apparence irréprochable, une sorte de vertu. À ce stade l’apiculture n’est plus seulement une affaire de connaissances techniques visant à une simple production agricole. La relation avec les abeilles renvoie à une autre dimension, symbolique celle-là, dimension encore renforcée par les qualités propres des substances fournies par nos insectes.
… ou encore, un disciple dévoué
L’abeille n’est pas un animal comme les autres et les deux produits principaux qu’elle élabore ne sont pas non plus comme les autres. Le miel et la cire, naturellement indemnes de tout processus de putréfaction sans avoir à subir la moindre transformation, cuisson, pasteurisation, stérilisation, dessication ou congélation, servant même à « purifier » et à « conserver23 », sont apparus, non seulement comme reliant la nature et la culture, mais aussi, comme des symboles d’immortalité. Pour les Grecs et les Romains, l’incorruptibilité du miel, « si agréable aux dieux et aux hommes, trouvant place sur les autels aussi bien que sur nos tables » (Varron) ne pouvait que révéler son origine divine, « car le miel est la nourriture des dieux » (Porphyre). Pour les chrétiens, le cierge en cire d’abeille, allumé lors de la veillée pascale, renvoyait et renvoie toujours à la résurrection du Christ. Par ailleurs, l’organisation spontanée de la ruche a évoqué les sociétés humaines les plus sophistiquées, servant d’exemple ou de modèle à tous les régimes politiques24. Il ne faudrait pas, non plus, oublier les talents d’architecte et de géomètre de nos ouvrières manifestés dans les cellules hexagonales des rayons et loués par les mathématiciens depuis Pappus d’Alexandrie au ive siècle jusqu’à Réaumur au xviiie25. L’abeille, qui déjà par son mode de vie unifiait le végétal et l’animal, estompe les limites entre l’animal et l’humain, tout en reliant celui-ci à une forme « d’au-delà ».
Fig. 12 : La reine et sa cour.
L’organisation spontanée de la ruche a évoqué les sociétés humaines les plus sophistiquées, servant d’exemple ou de modèle à tous les régimes politiques.
Photographie de François Tavoillot.
Fig. 13 : George Cruikshank, The queen bee in her hive!!!
Gravure publiée le 29 août 1937 par Gabriel Shire Tregrar. Cette étampe satirique montre la hiérarchie à l’intérieur d’une ruche et a été imprimée à l’occasion du couronnement de la reine Victoria.
Londres © The Trustees of the British Museum.
Fig. 15 : Bâtisse naturelle.
« Il ne faudrait pas, non plus, oublier les talents d’architecte et de géomètre de nos ouvrières ».
Photographie de François Tavoillot.
Fig. 16 : Les « abeilles bâtisseuses » de François Huber, Nouvelles observations sur les abeilles, 1814.
Ces particularités de l’abeille sont à la base d’une production symbolique considérable qui ne pouvait qu’imprégner celui qui profitait et prenait soin d’elle, dimension symbolique qui va nous permettre d’approfondir et de dépasser la dualité que nous évoquions, celle du prédateur cupide et destructeur de la nature ou du soigneur, éleveur et protecteur. L’abeille étant au cœur des grandes questions existentielles, l’apiculteur a pu être perçu non seulement comme un producteur de miel ou de cire, mais comme un passeur, comme celui qui, initié par ses butineuses, pouvait transmettre aux autres hommes une compréhension des mystères du monde, comme le passage du chaos à l’harmonie du cosmos, de la nature à la culture, le lien entre les hommes et le divin, entre la terre et le ciel. Un des premiers mythes consacrés aux abeilles met en scène cette double fonction de l’apiculteur, productive et symbolique ; il s’agit de l’histoire d’Aristée et de la disparition des abeilles telle qu’elle est racontée par Virgile dans la IVe Géorgique.
Orphée, Aristée et la disparition des abeilles : l’apiculteur à la réunion de l’abeille symbolique et de l’abeille réelle
Aristée est un héros, un demi-dieu, fils d’Apollon et de la nymphe Cyrène26. Initié aux choses de la nature, il transmet ses connaissances aux hommes, leur enseigne l’agriculture et plus particulièrement leur apprend à s’occuper des abeilles. Mais un jour, Aristée s’aperçoit que ses abeilles ont déserté la ruche. Menant l’enquête, il apprend du devin Protée que cette disparition est une punition infligée par les nymphes Napées pour sa responsabilité dans la mort de la très belle nymphe Eurydice et du poète Orphée :
Ce châtiment, c’est Orphée, qu’il faut plaindre pour son sort immérité, qui le suscite contre toi, […], et qui exerce des sévices cruels pour l’épouse qu’on lui a ravie. Tandis qu’elle te fuyait en se précipitant le long du fleuve, la jeune femme, et elle allait en mourir, ne vit pas devant ses pieds une hydre monstrueuse qui hantait les rives dans l’herbe haute27.
Désespéré, Orphée parvient dans un premier temps à émouvoir par son chant sublime les divinités infernales ; celles-ci l’autorisent à venir chercher Eurydice à la condition expresse qu’il s’abstienne de la regarder pendant le trajet de retour. La suite de l’histoire est célèbre : Orphée ne peut résister à l’appel du désir, jette un regard vers son aimée et Eurydice doit retourner définitivement aux Enfers. Le poète, quant à lui, sera déchiqueté par les Bacchantes excédées de ses lamentations incessantes versées sur sa bien-aimée. Si donc Aristée a perdu ses abeilles, c’est à cause de cette double responsabilité dans la mort des deux amants et ce n’est qu’en sacrifiant aux mânes d’Orphée quatre taureaux et quatre génisses qu’il retrouvera des abeilles, surgissant en essaim des entrailles putréfiées des bovins28.
Les héros mis en scène dans cette tragédie personnifient deux types de qualités dont l’abeille a, à toutes époques, été le symbole ; d’un côté, avec Aristée, l’abeille ou plutôt « les » abeilles laborieuses, bâtisseuses, productrices de miel et de cire, vivant en collectivité dans l’obscurité de la ruche et porteuses de vertus domestiques ; de l’autre, avec Orphée, l’abeille aérienne, butineuse céleste, messagère des dieux et inspiratrice des poètes ; ici, la culture des champs et là, celle de l’esprit, la terre et le ciel, le réel et l’imaginaire, la réalité et le plaisir… L’abeille réunit en elle ces qualités apparemment contraires et se trouve garante, au-delà de l’harmonie de la ruche, de celle du cosmos tout entier. Et si l’équilibre se rompt, l’apiculteur causant la mort du poète ou le poète succombant à ses pulsions, alors les abeilles disparaissent et Eurydice, autre figure de celles-ci le mot nymphe désignant aussi l’abeille au cours de sa métamorphose de larve en adulte, retourne aux Enfers. Quant aux abeilles d’Aristée, elles pourront revenir en passant en quelque sorte, elles aussi, par la case « Enfer », mais là, avec succès, comme si une fois l’équilibre rompu, celui-ci ne pouvait se retrouver qu’en retournant au point de départ du chaos originel représenté par les chairs bovines décomposées.
Fig. 18 : Joseph-Emile Caillé, Aristée pleurant la mort de ses abeilles (1866).
Marbre.
Nantes, Musée des Beaux-Arts. Source : Wikimedia commons.
Pour conserver ses abeilles, l’apiculteur doit donc s’inspirer aussi bien d’Aristée que d’Orphée. Bien au-delà d’une simple opposition entre un « bon » et un « mauvais » apiculteur, il ne doit pas oublier la poésie même dans la recherche de rentabilité, il ne doit pas perdre la dimension symbolique dans son activité productive. Mais la production de miel de l’abeille réelle ne doit pas non plus être éclipsée par une abeille qui ne serait que pur symbole. La leçon de la fable est que l’abeille disparaît autant d’un « trop » d’Aristée que d’une overdose d’Orphée et cette morale du mythe peut, semble-t-il, aisément être actualisée : ne pourrait-on pas, en effet, interpréter les surmortalités d’abeilles que nous constatons depuis quelques décennies comme une conséquence directe de l’oubli de la poésie et de la beauté du monde par de modernes Aristée. Ceux-ci, dans une quête effrénée de rentabilité, par l’usage systématique des pesticides, transforment la fleur, éternelle alliée des insectes en un poison mortel. Mais les abeilles peuvent tout aussi bien disparaître en se trouvant réduites à une pure dimension symbolique, abeilles fantasmées installées très médiatiquement dans des lieux improbables, toits d’immeubles très loin de leur habitat naturel, par des firmes en quête d’une image de pureté écologique.
La tâche de l’apiculteur se doit donc d’être une synthèse dont la IVe Géorgique nous offre un parfait exemple. C’est un véritable manuel, le « Petit guide de l’apiculteur », le « Comment débuter en apiculture » du ier siècle. On y apprend où implanter son rucher, quelles sont les meilleures plantes mellifères, quels types de ruches utiliser, comment gérer l’essaimage, choisir ses abeilles, les soigner en cas de disette ou de maladies. Et en même temps, s’y trouvent synthétisés dans un même jet, rendu possible par le style épique et poétique de Virgile, tous les usages métaphoriques possibles de l’abeille, à un niveau symbolique ou philosophique, moral ou politique voire même métaphysique.
Se trouvent réunies l’abeille symbolique et l’abeille réelle, l’abeille philosophe et l’abeille productrice, apis philosopha et apis mellifera dans une harmonie de la nature et du cosmos dont la vie d’un vieil apiculteur décrit par Virgile se trouve être le reflet. Malgré un sol ingrat, difficile à labourer, favorable ni au bétail ni à la culture de la vigne, il en tirait des « richesses » avec lesquelles « il s’égalait, dans son âme, aux rois. » En effet, « il était le premier à voir abonder ses abeilles fécondes et ses essaims nombreux, à presser ses rayons pleins d’un miel écumant ; les tilleuls et lauriers-tins29 étaient pour lui extrêmement féconds ; et autant l’arbre fertile, sous sa nouvelle parure de fleurs, s’était couvert de fruits, autant il cueillait de fruits mûrs à l’automne30 ».
Dix-neuf siècles plus tard, dans La vie des abeilles, paru en 1901, Maurice Maeterlinck se réfère à Virgile pour décrire « une sorte de vieux sage » retiré dans un village de Flandre et dont tout le bonheur était dans la visite de son jardin et de son rucher de douze ruches en paille, sans doute semblables à celles représentées sur le dessin de Brueghel.
En ce lieu, comme partout où on les pose, les ruches avaient donné aux fleurs, au silence, à la douceur de l’air, aux rayons du soleil, une signification nouvelle. […] On y venait apprendre, à l’école des abeilles, les préoccupations de la nature toute-puissante, les rapports lumineux des trois règnes, l’organisation inépuisable de la vie, la morale du travail ardent et désintéressé, […] la saveur un peu confuse du loisir31.
Comme chez Virgile, on retrouve dans la contemplation des ruches cette dimension symbolique, cette ouverture sur les grandes interrogations de la vie. Et pourtant on n’est plus au temps de l’empire romain, les connaissances sur les abeilles ont infiniment progressé, notamment depuis le xviie siècle avec Swammerdam, puis Réaumur, Huber pour ne citer que les principaux savants à les avoir observées. Les techniques d’élevage des abeilles, de récolte et d’extraction du miel se sont perfectionnées, « la capacité et la fécondité des ruches sont triplées. […] L’homme devient véritablement le maître des abeilles, maître furtif et ignoré, dirigeant tout sans donner d’ordre, et obéi sans être reconnu. Il se substitue au destin des saisons. Il répare les injustices de l’année. Il augmente ou restreint les naissances. Il règle la fécondité de la reine. […] En un mot, il en fait ce qu’il veut et en obtient ce qu’il demande, pourvu que […] » et la nuance est de taille « sa demande se soumette à leurs vertus et à leurs lois, car, à travers les volontés du dieu inattendu qui s’est emparé d’elles, – trop vaste pour être discerné et trop étranger pour être compris, – elles regardent plus loin que ne regarde ce dieu même, et ne songent qu’à accomplir, dans une abnégation inébranlée, le devoir mystérieux de leur race32 ». Il y a une finalité de la nature à laquelle participent les abeilles et à laquelle doit s’ouvrir l’apiculteur s’il veut gérer et conduire son rucher, malgré toutes ses nouvelles connaissances et les nouveaux pouvoirs qui en découlent.
Tout récemment encore, l’apicultrice macédonienne Hatidze, la « femme aux abeilles » du film Honeyland33 s’est inscrite en la féminisant dans cette tradition de sagesse apicole. Ce documentaire présentant des personnages bien réels est également une véritable fable mettant en scène le grand thème mythologique de la confrontation entre Harmonie et Chaos à travers deux types d’apiculteurs, deux types de relation aux abeilles, le risque de leur disparition étant l’enjeu de cette opposition.
Conclusion : aujourd’hui…
Depuis Maeterlinck les connaissances sur les abeilles ont continué de progresser ; leur « roi » s’était féminisé, leur mode de reproduction avait été dévoilé, et les études sur leur cognition révèlent encore chaque jour de nouvelles surprises. On analyse leurs capacités d’abstraction, voire même leur aptitude à compter, on déchiffre non seulement leur langage mais aussi leurs dialectes. Par ailleurs, le climat se dérègle, les écosystèmes sont bouleversés, des espèces invasives se répandent, les pesticides sont toujours aussi présents, et pourtant nous sommes frappés par une quasi-intemporalité de la figure de l’apiculteur.
Bien sûr nous n’allons pas prendre au premier degré le finalisme aristotélicien, les conseils de tempérance de Columelle à l’apiculteur visitant ses ruches peuvent nous faire sourire, le style de Maeterlinck peut paraître à certains quelque peu désuet, mais le microcosme de la ruche qui était pour Aristote une métaphore de l’équilibre cosmique est toujours aujourd’hui comme un reflet des équilibres et déséquilibres environnementaux.
Au-delà d’une simple analogie, l’apiculteur est celui qui est le plus à même d’observer le système dynamique complexe qu’est la ruche, avec ses capacités d’adaptation et d’auto-organisation. Il est le plus à même de témoigner de son fonctionnement économique, paradigme du fonctionnement d’un écosystème : la récolte de nectar, loin d’épuiser et de nuire aux ressources, contribue par le biais de la pollinisation à leur régénération et à leur développement ; la valeur ajoutée y excède, et de loin, la valeur prélevée ; chaque élément de l’écosystème dans lequel s’inscrit la ruche, abeilles, fleurs sauvages, cultures, sans oublier l’apiculteur, bénéficie de ses interrelations harmonieuses avec les autres éléments.
À condition bien entendu que tout ceci ne soit pas perturbé par l’usage de désherbants, de pesticides et plus particulièrement par l’utilisation de ces néonicotinoïdes dont l’interdiction toujours reportée fait figure d’Arlésienne. Cet usage basé sur une vision radicalement opposée à la perspective systémique que nous venons de décrire représente un mode de production qui, faisant abstraction de toute externalité, ne considère que trois éléments, la plante cultivée, le ravageur potentiel de celle-ci et une substance servant à lutter contre lui, comme si tous trois étaient isolés en un ensemble clos dans une relation de causalité linéaire. Cette vision simplificatrice méconnaît la complexité des conséquences induites par l’action du pesticide, souvent multiplié par la présence d’autres pesticides (effet cocktail), destructrices non seulement pour l’environnement, les abeilles y étant aux premières lignes, mais aussi indirectement pour la plante sensée être protégée ainsi privée de ses auxiliaires.
Fig. 20 : à Blauzac.
Deux photos plus explicites que de longs discours pour illustrer les deux types d’agriculture dont nous parlons. Elles sont prises le même jour à quelques centaines de mètres l’une de l’autre à Blauzac dans le Gard, commune où nous faisons hiverner nos ruches. Inutile de préciser à proximité de laquelle de ces deux parcelles sont placées les colonies, ni auprès de quel viticulteur nous nous fournissons en vin.
Photographies de François Tavoillot.
Confronté aux phénomènes de surmortalité de ses colonies, l’apiculteur sera ainsi le plus à même de témoigner de la fragilité d’un système complexe et de la possibilité de son effondrement lorsqu’un certain seuil de perturbations est dépassé. Performantes et fragiles, capables d’auto-organisation mais susceptibles d’effondrement, comme le sont aussi les écosystèmes, les habitantes de la ruche ont été qualifiées de sentinelles de l’environnement et l’apiculteur est vu comme leur porte-parole. Nous avions débuté cette réflexion en opposant deux figures d’un « bon » et d’un « mauvais » apiculteur, nous voyons que la balance a clairement penché du côté du premier, dans cette représentation d’un apiculteur, messager et protecteur des abeilles, confronté à ces néonicotinoïdes cristallisant sur eux toutes les pratiques destructrices de la biodiversité. À condition, bien sûr, que l’apiculteur demeure dans une synthèse d’Aristée et d’Orphée en maintenant la dimension symbolique de son activité productive, ce qui est encore souvent le cas.
Aujourd’hui comme hier, la tâche de l’apiculteur excède la simple production de miel. Elle témoigne de la persistance d’une forme d’espoir écologique : tant qu’il sera possible de maintenir une forme d’équilibre dans des ruches intégrées à leur environnement, tout ne sera pas perdu quant à la possibilité de maintenir les équilibres de la nature. Ce qui expliquerait peut-être la constante attractivité du métier d’apiculteur pour nombre de jeunes gens, malgré toutes les difficultés auxquelles ils seront confrontés.