L’apiculteur princeps de la littérature occidentale : Aristée entre poésie, politique et philosophie (Virgile, Géorgiques, IV, 281-558)

The Princeps Beekeeper of Western Literature: Aristaeus between Poetry, Politics and Philosophy (Virgil, Georgics, IV, 281-558)

DOI : 10.52497/sociopoetiques.1856

Résumés

L’épisode de l’apiculteur Aristée dans le livre IV des Géorgiques de Virgile est la manifestation la plus éclatante de la complexité générique de cette œuvre hors normes. Le récit de l’histoire d’Aristée constitue une enclave dans le poème, tout en lui étant organiquement lié et en participant pleinement de l’unité de l’objet littéraire novateur, fruit d’une greffe inédite, que sont les Géorgiques. Il approfondit cette greffe en étendant jusqu’au sublime une veine lyrique qui vient culminer avec l’histoire enchâssée d’Orphée et d’Eurydice et s’hybrider de manière fusionnelle avec le vers épique, le socle didactique ou encore les antécédents bucoliques de l’œuvre. À travers l’aventure d’Aristée, apiculteur princeps de la littérature occidentale, c’est tout l’idéal poétique, mais aussi politique et philosophique de Virgile qui se définit.

The episode of the beekeeper Aristaeus in Book IV of Virgil’s Georgics is the most striking manifestation of the generic complexity of this extraordinary work. The story of Aristaeus forms an enclave within the poem, yet is organically linked to it and plays a full part in the unity of the innovative literary object that is the Georgics. He deepens this graft by extending to the sublime a lyrical vein which culminates in the embedded story of Orpheus and Eurydice, and hybridizes in a fusion with epic verse, the didactic foundation and the bucolic antecedents of the work. Through the adventure of Aristaeus, the princeps beekeeper of Western literature, Virgil’s entire poetic, political and philosophical ideal is defined.

Index

Mots-clés

complexité générique, greffe, idéal poétique, politique, philosophie

Keywords

generic complexity, graft, poetic ideal, politics, philosophy

Plan

Texte

Préambule

L’épisode de l’apiculteur Aristée dans le livre IV des Géorgiques de Virgile1 est la manifestation la plus éclatante de la complexité générique de cette œuvre hors normes qui, si elle est écrite en hexamètres dactyliques, mètre épique par excellence, échappe en réalité à toute tentative d’enfermement dans un genre, même si son ancrage général est celui de la poésie didactique, comme il l’a été, quelques décennies plus tôt dans le premier siècle avant notre ère, pour le De rerum natura, l’épopée épicurienne de Lucrèce. L’écriture virgilienne, quels que soient les objets qu’elle se donne (la vie des bergers arcadiens dans les Bucoliques en 37 avant J.-C., l’économie rurale italienne dans les Géorgiques en 29, les aventures d’Énée dans l’Énéide, restée inachevée à la mort du poète en 19), transforme d’une manière tellement profonde les formes poétiques choisies pour dire ces objets qu’elle les renouvelle entièrement. Le lecteur des Géorgiques s’aperçoit notamment très vite que, si le poème est effectivement un traité poétique d’agriculture et d’élevage, les développements didactiques proprement dits y sont sans cesse entrecoupés de digressions et, parmi elles, de quelques vastes et beaux développements qui, à bien des égards, rappellent entre autres Lucrèce, voire Homère, et annoncent l’Énéide. Ce sont, dans le livre I, l’évocation de l’âge d’or et de sa fin, décidée par Jupiter (vers 121-146), puis celle des présages célestes de la guerre civile et des maux qui ont suivi la mort de César (vers 464-497) ; dans le livre II, les éloges de l’Italie (vers 136-176), puis de la vie rurale (vers 458-540) ; dans le livre III, les descriptions de l’hiver de Scythie (vers 349-383) et de l’épizootie qui a ravagé le Norique et les bords du Timave (vers 474-566) ; enfin, dans le livre IV, le long épisode mythologique de l’apiculteur Aristée, qui contient celui d’Orphée et Eurydice et qui est, disons-le d’emblée, l’un des plus beaux passages de la poésie latine, pour ne pas dire de la littérature mondiale.

Le récit de l’histoire d’Aristée est donc une enclave dans le poème, tout en lui étant organiquement lié et en participant pleinement de l’unité de l’objet littéraire novateur, fruit d’une greffe inédite, que sont les Géorgiques. Il approfondit cette greffe en étendant jusqu’au sublime une veine lyrique qui, déjà esquissée, vient ici culminer avec l’histoire enchâssée d’Orphée et d’Eurydice et s’hybrider de manière fusionnelle avec le vers épique, le socle didactique ou encore les antécédents bucoliques de l’œuvre. Celle-ci se définit alors comme une réflexion aiguë et profonde sur les genres et les formes poétiques, qui conduit à l’invention d’une poésie nouvelle et même d’une manière nouvelle d’être poète. Aristée et Orphée montrent ainsi que, pour celui-ci, l’économie rurale a à voir avec l’entreprise poétique, cet autre labor […] improbus capable de vaincre toutes les difficultés2, et que l’agriculteur ou l’éleveur, cet homme qui vit dans un accord complet, à la fois physique, moral et religieux, avec la nature – accord que célébraient déjà les Bucoliques – et accède à la grandeur et à la joie par ses travaux, même surtout les plus ardus, est un alter ego du poète.

Il est même l’une des divinités tutélaires et inspiratrices auxquelles Virgile s’adresse dans l’invocation initiale des Géorgiques, l’appelant alors cultor nemorum, cui pinguia Ceae / ter centum niuei tondent dumeta iuuenci, « habitant des bois, pour qui trois cents taureaux couleur de neige broutent les arbrisseaux de Céa » (I, 14-15). Mais, entre ces vers et ceux dont je vais parler dans cet article, la figure protectrice de ce dieu s’hybride, comme le poème lui-même, et s’humanise par cette hybridation et par le fait qu’Aristée s’enrichit d’une histoire elle-même profondément humaine, la sienne et celle d’autrui. En effet, ce n’est pas tant aux taureaux qu’aux abeilles que Virgile va finalement l’associer, même si les premiers vont jouer un rôle dans l’épisode : c’est en dieu apiculteur qu’Aristée nous apparaît à partir du vers 281 du livre I. Or, dans ce livre consacré aux abeilles, nous avons compris très tôt que celles-ci symbolisent les hommes et que celui, quel qu’il soit, qui s’occupe d’elles est au cœur de la réflexion poétique, politique et philosophique menée par Virgile dans les Géorgiques comme dans toute son œuvre3. Une réflexion profondément nourrie d’épicurisme, comme le montre, au sein du développement consacré aux jardins (IV, 103-148), le très beau passage sur le vieillard de Tarente, autre alter ego du poète, et autre apiculteur, qui annonce Aristée.

Virgile vient de décrire le jardin idéal pour élever des abeilles :

Que les invitent des jardins embaumés de fleurs couleur de safran
et que
les gardant des voleurs et des oiseaux avec sa faux de saule
la défense de Priape
dieu de l’Hellespont
les protège
Que lui-même
rapportant du haut des montagnes du thym et des pins
il les sème sur une large étendue autour des ruches
celui qui se soucie de telles choses
qu’il use lui-même sa main dans un dur labeur
qu’il enfonce lui-même dans la terre les plants fertiles
et qu’il y conduise les pluies bienfaisantes (vers 109-115)

Et puis, soudain, comme entraîné par la perfection de l’image qu’il vient de tracer, il imagine un autre poème ; non pas, comme c’est le cas dans l’invocation liminaire du livre III, l’épopée à venir, mais un poème purement fantasmatique et qui ne verra jamais le jour :

Pour moi
si, déjà proche de l’extrême fin de mes travaux, je n’amenais mes voiles
et ne me hâtais de tourner ma proue vers la terre
peut-être chanterais-je aussi quel soin dans la culture embellit les jardins fertiles
et les roseraies de Paestum à la double floraison
et de quelle manière les endives aiment à boire les ruisseaux
et les rives verdoyantes d’ache
et le ventre grossissant du concombre tordu dans l’herbe
et je n’aurais passé sous silence ni le narcisse dont la chevelure tarde à pousser
ni la tige de l’acanthe flexible
ni les lierres pâles
ni les myrtes amis des rivages (vers 116-124)

Ce rêve, d’emblée présenté comme rendu irréalisable par la fin toute proche de l’écriture du recueil, écriture que Virgile présente d’ailleurs comme une navigation suivie d’un retour au port, est le rêve très personnel d’un poème des jardins. Virgile dit y renoncer, et y renonce effectivement ; et pourtant, tout en y renonçant, il le réalise bel et bien dans l’ici et maintenant de l’écriture, incrustant dans son traité d’économie rurale, sous forme fragmentaire, le poème des fleurs et des plantes que, nous dit-il, il ne peut pas écrire. Ce poème, il l’écrit même deux fois de suite. D’abord, dans les vers que nous venons de traduire, il donne au conditionnel une liste non exhaustive d’objets aimés et écartés, liste qui à elle seule fait pousser sous nos yeux tout un jardin multiple et luxuriant, régal pour les yeux, le nez, les mains peut-être et le palais : roses, aches, concombres, narcisses, acanthes, lierres, myrtes. Puis, dans les vers 125-146, il décrit une réalisation concrète de ce jardin idéal et, en le décrivant, il compose pour lui le poème lui-même idéal, parfait dans sa brièveté, moment de beauté suspendu entre deux constats d’impossibilité :

De fait, je me souviens que
sous les tours de la citadelle d’Œbalos
là où le noir Galèse arrose les jaunes cultures
j’ai vu un vieillard de Corycus
qui possédait quelques arpents d’un terrain abandonné
et ce champ n’était ni favorable pour les bœufs de labour
ni propice au bétail
ni propre à Bacchus
Lui
pourtant
il plantait entre les buissons des légumes espacés
des lis blancs tout autour
des verveines et du pavot comestible
Dans sa fierté, il égalait ses richesses à celles des rois
et
quand il rentrait chez lui tard dans la nuit
il chargeait sa table de mets qu’il n’avait pas achetés
Il était le premier
au printemps
à cueillir la rose
à l’automne les fruits
et quand le triste hiver brisait encore les pierres sous l’effet du froid
et
de sa glace
arrêtait le cours des eaux
lui
il élaguait déjà la chevelure de la souple hyacinthe
blâmant le retard de l’été et la lenteur des Zéphyrs
Il était donc aussi le premier à avoir en abondance des abeilles fécondes et de nombreux essaims
et à recueillir
en pressant les rayons
le miel écumant
pour lui
les tilleuls et le pin produisaient beaucoup
et autant
dans sa floraison nouvelle
l’arbre fertile s’était engagé à donner de fruits
autant il en portait de mûrs à l’automne
Il transplanta aussi
en les disposant par rangées
des ormes grandis
le poirier durci
des épines noires qui portaient déjà des prunelles
le platane qui fournissait déjà son ombre aux buveurs

Puis la prétérition se referme, comme elle s’est ouverte, sur un constat d’impossibilité : « Mais moi / empêché par l’espace incommode dont je dispose / je laisse de côté ce sujet / et je le laisse à traiter par d’autres après moi » (vers 147-148). Nous venons de lire l’un des plus beaux poèmes des jardins qui soient, et c’est aussi un hymne à l’homme qui, autant que son jardin, y est décrit.

Qui est cet homme ? Est-ce un personnage réel, vieillard corycien véritablement croisé par Virgile à Tarente lors du voyage entrepris en 37 avec Horace pour la « paix de Brindes » entre Octave et Antoine ? Un personnage historique ? Un pur symbole ? Et ce jardin lui-même, est-il réel ou imaginaire et, dans ce second cas, qu’incarne-t-il ? Une pensée néo-pythagoricienne, comme cela a pu être dit ? L’œuvre de Virgile est à la fois plus complexe et plus simple que cela. L’histoire est d’abord celle de l’adversité vaincue et inversée en une abondance digne de l’âge d’or, image récurrente dans la poésie virgilienne – mais une abondance fondamentalement ordonnée et qui ne naît pas de la générosité spontanée de la terre, mais du travail humain, ici, ici poussé à sa perfection, et qui, littéralement, triomphe de tout. Ce que décrit Virgile dans ce passage est évidemment la splendeur du jardin, mais surtout la beauté du geste inlassablement recommencé et, en même temps, infiniment varié de l’homme courageux qui en est le créateur. Car il s’agit bien d’une création : le vieillard de Tarente est un homme qui, par définition, a toujours une avance sur les autres, d’abord dans son travail, puis dans le fruit de son travail ; c’est un innovateur, qui par son énergie et sa ténacité a su réaliser une métamorphose a priori impossible et faire naître du dénuement la profusion.

Il y a là, sans aucun doute, une leçon de philosophie morale qui est celle même des Géorgiques, résumée par la formule labor omnia uicit / improbus (I, 145-146), et qui, ici, rejoint partiellement celle de l’épicurisme. Cette leçon est-elle aussi d’ordre politique ? Sans doute, si l’on considère que tout est politique dans les Géorgiques et qu’en particulier ce vieillard optimiste, courageux, inventif, sage et fier est le dirigeant parfait, capable de faire revenir la prospérité sur la terre même la plus démunie, telle Rome après les guerres civiles. Mais ici, comme ailleurs dans les Géorgiques et dans la poésie virgilienne en général, l’idéal humain – qui est un idéal romain – prime sur l’idéal politique. Et la récurrence, dans le passage, du terme primus, « le premier », qu’a employé Virgile dans l’invocation initiale du livre III à propos de son ambition poétique4, nous indique que se dessine aussi ici un idéal poétique : le vieillard de Tarente, qui a transformé son dénuement en une richesse supérieure à celle des rois et trouve jour après jour sa gloire dans l’accomplissement d’un travail minutieux et novateur effectué in uersum (vers 144), « par rangées » mais aussi « en vers », est aussi une image du poète, fier d’être le premier à conférer grandeur et gloire à ce qui, avant lui, n’en avait pas ; et son jardin merveilleux, fruit de l’intelligence et de l’audace conjuguées, représente en abyme le poème-jardin que sont les Géorgiques et peut-être toute l’œuvre poétique de Virgile.

Le vieillard de Tarente est donc une image sublime, mais il l’est plus du poète que du dirigeant idéal. Il est difficile de voir en lui le « pasteur d’hommes » décrit par Platon dans le Politique, ou de ne voir en lui que cela : il est fondamentalement seul, ne dirige que son jardin et n’interagit avec des êtres vivants – en l’occurrence les abeilles – que ponctuellement, entre autres activités. Il est plutôt un homme-abeille, animé comme l’insecte par ce qui constitue le cœur de l’idéal humain virgilien : une passion absolue, infatigable, pour le labor qui est le sien. C’est un autre apiculteur – et qui l’est, lui, purement, tout au moins dans le livre IV des Géorgiques – qui va venir compléter et développer l’idéal ici en construction.

Quelques faits de structure

Passons ici par des considérations structurelles, et pour cela, ainsi que pour souligner au passage le fait que le livre IV est le couronnement architectural et poétique des Géorgiques, laissons parler Jacques Perret dans son Virgile5 :

C’est [le livre] dont l’architecture se manifeste avec le plus d’évidence, sous les traits de symétries concentriques savantes et simples, étendues au livre entier pour lui donner l’unité la plus parfaite qu’on puisse rêver ; les Bucoliques mêmes n’offrent à cet égard rien de plus achevé :
1-7 : Introduction (7 vers6).
8-280 : Partie « technique » (273 vers).
8-148 : Le rucher ; la ruche ; l’essaimage. Épisode du vieillard de Tarente (141 vers).
149-280 : Les mœurs pacifiques et laborieuses des abeilles ; la récolte du miel ; les ennemis et les maladies des abeilles (132 vers).
281-558 : L’histoire d’Aristée (278 vers).
281-424 : Le deuil d’Aristée […] (144 vers).
425-558 : La restauration de l’essaim (134 vers).
559-566 : Conclusion (8 vers).
Encadré entre une introduction et une conclusion d’égale étendue, le livre se divise presque exactement par le milieu ; les subdivisions qui interviennent en chacune de ces moitiés sont elles-mêmes en correspondance avec celles de l’autre moitié. […] Pureté de lignes, harmonie, calme, limpidité parfaite pour la pensée. La composition du IVe livre évoque les architectures lumineuses, presque immatérielles, n’existant que par leur rythme, leur unité, dont s’enchantait Eupalinos.

L’on voit clairement le travail d’orfèvre mené par Virgile sur la structure de livre IV, la place stratégique qu’y occupent les épisodes du vieillard de Tarente et surtout d’Aristée, et le fait qu’entre les deux, toutes les questions très concrètes abordées par le poète représentent autant de pas vers la grande seconde partie du livre, les points techniques étant de plus en plus nettement tournés vers ce qui peut nuire aux abeilles et vers ce qui peut permettre d’éviter qu’elles ne connaissent le furor, la maladie, la souffrance et la mort. Face à ces atteintes, le poète-apiculteur propose dans les vers 264-280 un merveilleux concentré sensoriel :

Alors je préconiserai de brûler dans la ruche les parfums du galbanum
et d’y introduire du miel au moyen de tuyaux de roseau
prenant les devants pour les inciter
et les appeler
épuisées qu’elles sont
à s’approcher de leur nourriture habituelle
Il sera utile d’y mêler aussi la saveur de la noix de galle pilée
des roses séchées
des vins cuits épaissis par une longue cuisson
ou des raisins secs de la vigne psithienne
du thym de Cécrops
et des centaurées au lourd parfum
Il y a aussi dans les prés une fleur
que les paysans ont nommée amelle
plante facile à trouver
Car
à partir d’un seul bourgeon
elle développe un buisson énorme
Elle-même est dorée
Mais
sur les pétales qui la bordent en très grand nombre
brille la pourpre de la violette noire
Souvent les autels des dieux sont ornés de guirlandes qui en sont tressées
Son goût est âpre dans la bouche
Les bergers la cueillent dans les vallées
après la fauchaison
près du sinueux fleuve Mella
Fais-en cuire les racines dans du vin parfumé
et place à pleines corbeilles cet aliment à la porte de la ruche

Véritable fête des sens, ce passage qui fait revivre à la mémoire du lecteur la nature des Bucoliques offre poétiquement aux abeilles épuisées de quoi reprendre des forces. Il nous place à nouveau dans le poème des jardins rêvé plus haut et écarté en apparence seulement par Virgile, et l’ombre du vieillard de Tarente passe ici furtivement. Furtivement, car, malgré tous ces soins, les abeilles peuvent mourir. C’est alors une microstructure d’une précision stupéfiante qui s’ouvre alors, en même temps que la section consacrée à Aristée :

  • 281-314 : description de la technique, découverte par Aristée, permettant de faire renaître une nouvelle lignée d’abeilles ;
  • 315-358 : histoire d’Aristée ;
    • 315-316 : vers d’introduction (qui a découvert cette technique et l’a offerte aux hommes ?)
    • 317-558 : l’histoire d’Aristée ;
      • 317-452 : d’Aristée en deuil de ses abeilles à l’intervention de Cyréné et à la rencontre avec Protée ;
      • 453-527 : les paroles de Protée (= l’histoire d’Orphée) ;
      • 528-558 : de la disparition de Protée à l’intervention de Cyréné et à la renaissance des abeilles d’Aristée.

Cette architecture, dans laquelle j’ai mis en évidence visuellement les faits les plus parlants, nous indique à elle seule qu’Aristée, que les vers 281-314 ne font encore qu’introduire de manière fugitive puis qui surplombe les vers 315-558, est éminemment trompeuse, en ceci que, tel le silène renfermant la statue d’un dieu dans le Banquet de Platon (215a-215b), elle abrite en elle, et dans la relative simplicité de son destin, d’autres figures, contenues les unes dans les autres en poupée russe. Au centre, la plus complexe et la plus sublime de toutes, celle d’Orphée. Entre les vers 315 et 558, une structure millimétrée, chiasme absolu ou cercles parfaitement concentriques : Aristée, Cyréné, Protée, Orphée, Protée, Cyréné, Aristée.

Lecture suivie de la section consacrée à Aristée

Mais si
soudainement
l’espèce tout entière s’éteint
et n’a aucun élément d’où puisse revenir l’origine d’une nouvelle lignée
il est temps d’exposer et la mémorable découverte du maître arcadien
et la manière dont
souvent déjà
après qu’on avait immolé de jeunes taureaux
leur sang corrompu a fait naître des abeilles
Je vais raconter toute cette tradition d’assez loin
en remontant à sa première origine
De fait
là où le peuple opulent de Canope la Pelléenne vit près d’une zone stagnante du Nil
due au débordement du fleuve
et fait le tour de ses campagnes sur des barques peintes
là où le voisinage de la Perse porteuse de carquois le presse
où un noir limon fertilise la verdoyante Égypte

dans son cours précipité
le fleuve se divise en sept bouches divergentes
descendant jusque chez les Indiens à la peau hâlée
toute cette région place la certitude de son salut dans le procédé que voici
D’abord
on choisit un espace exigu que l’on réduit pour l’usage même qu’on veut en faire
Cet espace
on le recouvre des tuiles faîtières d’un toit exigu et de murs étroits
et on ajoute quatre fenêtres orientées aux quatre vents
où la lumière pénètre obliquement
Puis on se procure un veau dont les cornes se recourbent déjà sur un front âgé de deux ans
on obstrue ses deux naseaux et le souffle qui passe par sa bouche
malgré sa grande résistance
et
une fois mort sous les coups
on désagrège ses chairs en les écrasant
tout en laissant la peau intacte
Une fois dans cet état
on le laisse dans un endroit fermé
et on dispose sous ses côtes des morceaux de branches
du thym et des daphnés à peine cueillis
On fait cela quand les Zéphyrs commencent à pousser les vagues
avant que les prés rougeoient de couleurs nouvelles
avant que l’hirondelle bavarde suspende son nid aux poutres.
Pendant ce temps
le liquide échauffé dans les os attendris bouillonne
et des êtres vivants aux formes étranges
que l’on peut voir
d’abord privés de pattes
bientôt faisant siffler leurs ailes
grouillent et prennent peu à peu possession de l’air léger
jusqu’au moment où
comme la pluie répandue par les nuages d’été
ils s’élancent
comme les flèches ont jailli sous la pression de l’arc
quand il arrive que les Parthes agiles engagent le combat (vers 281-314)

La maladie des abeilles est ici envisagée dans son aspect le plus destructeur, celui d’un mal mystérieux qui, telle l’épizootie du Norique à la fin du livre III, éteint sans espoir toute l’espèce. Mais ici, il n’y aura pas de longue évocation des ravages du mal, pour une raison simple : le remède est donné d’emblée, et c’est à décrire cette noua […] experientia (« pratique inédite », vers 316) que Virgile consacre tout le passage. À peine, en cette phase du récit, Aristée est-il mentionné, sans même être nommé (Arcadii […] magistri, « le maître arcadien », vers 283). Il est toutefois significatif que ce soit un Arcadien, autrement dit un natif du pays des Bucoliques ; et surtout, il est doté ici d’un rôle déterminant dans l’histoire de l’élevage des abeilles, puisque la méthode bizarre mais affirmée comme efficace présentée par Virgile lui est due. Le poète va, dit-il, reprendre l’histoire de ce remède « d’assez haut » (altius, vers 285), depuis l’origine (prima […] ab origine, vers 286). C’est le moins qu’on puisse dire, et l’origo annoncée sera recherchée jusqu’en des profondeurs mythologiques et poétiques insoupçonnables.

C’est d’abord en Égypte que nous transportent les vers 287-294. L’exotisme de ce bref aperçu est produit par l’entrelacement des notations géographiques, des noms étrangers et d’une polarisation très forte vers les peuples et leurs modes de vie. Nous sommes ainsi placés dans un univers étranger et étrange où l’on ne s’étonne pas de trouver, ancrée dans les mœurs, la pratique elle-même déroutante que décrivent, avec un luxe de détails, les vers 295-314.

Tout commence, dans les vers 295-296, par un geste qui pourrait être interprété comme la délimitation religieuse d’un templum si l’on ne comprenait très vite qu’il s’agit de construire un lieu clos et étroit aussi susceptible que possible d’accélérer la décomposition d’un corps. La construction de ce qui ressemble à une maisonnette ou à un temple est donc le préalable nécessaire à une pratique dans laquelle abomination et beauté se trouvent étroitement mêlées. L’abomination, ce sont la mise à mort du jeune veau, puis les meurtrissures internes infligées à son corps et l’abandon de son corps dans le réduit ; c’est aussi, plus loin, la liquéfaction du cadavre et le grouillement des modis animalia miris (« êtres vivants aux formes étranges », vers 309) qui naissent de lui. La beauté est celle de la « cuisine » du veau mort ; celle de la description du moment de l’année, temps suspendu où la vie, sans reprendre encore, est prête à reprendre ; celle, enfin, de ces formes d’abord indistinctes qui naissent de la mort même et qui, une fois devenues abeilles, prennent possession de l’air, aussi violentes et conquérantes que les pluies d’été ou les flèches des Parthes. L’étrangeté de cette alliance entre horreur et splendeur convient admirablement à la description d’une expérience elle-même étrange, inédite (noua […] experientia, vers 316), dont l’efficacité fait accepter la cruauté et la bizarrerie.

Du temps présent associé à l’éloignement géographique, nous passons ensuite, en une inversion parfaite, à des contrées familières dans lesquelles se déroule une histoire ancienne, située même en deçà de toute temporalité : celle de la prima origo annoncée dans le vers 286, autrement dit la légende d’Aristée (vers 315-558), dont le noyau est celle d’Orphée révélée par Protée (vers 453-527). Autour de ce noyau, deux temps, miroir inversé l’un de l’autre : celui (vers 317-452) qui va du drame des abeilles mortes d’Aristée à la capture de Protée en passant par les conseils de Cyréné ; et celui (vers 528-558) qui va de la disparition de Protée à la renaissance des abeilles en passant, une fois encore, par les conseils de Cyréné. Avant tout cela, deux vers qui, tout en annonçant à nouveau la volonté du poète de découvrir l’origine de la méthode qu’il vient de décrire, agissent surtout comme réactivation du lien vivant, vital, entre les hommes et les dieux, entre le poète et les dieux : « Quel dieu / Muses / lequel a produit pour nous cette méthode / D’où cette pratique inédite a-t-elle tiré son commencement chez les hommes » (vers 315-316).

L’histoire d’Aristée, tout comme d’ailleurs celle d’Orphée, sera l’histoire d’une ars et de son rôle dans les relations entre les hommes – car, même si Aristée est de nature divine puisqu’il est le fils de la nymphe Cyréné et du dieu Apollon, il incarne, dans son drame et ses questionnements, les vicissitudes du destin humain – et les dieux ; et, de l’ars de l’apiculteur à celle du poète, nous nous approcherons de Virgile et de cette noua […] experientia que sont les Géorgiques. Tels sont les enseignements que nous annonce, avec son adresse aux Muses (Musae, vers 315), le nouveau prologue en miniature constitué par les vers 315-316, signe que nous franchissons un seuil important. L’échappée mythologique, trait récurrent de l’écriture des Géorgiques, va connaître ici une expansion immense qui sera aussi la définition d’un univers symbolique et poétique.

Les vers 317-386 constituent un ample préambule qui présente les deux personnages « encadrants », Aristée et sa mère Cyréné, et le contexte de l’histoire :

Le berger Aristée
fuyant la vallée du Tempé arrosée par le Pénée
ayant perdu
dit-on
ses abeilles par la maladie et la faim
s’arrêta
triste
près de la source sacrée d’où part le fleuve
se répandant en plaintes
et s’adressant à sa mère en ces termes
« Mère
Cyréné
ma mère
qui habites les profondeurs de ce gouffre
pourquoi m’as-tu fait naître de l’illustre race des dieux
(si du moins mon père est celui que tu nommes ainsi
Apollon de Thymbra)
moi qui suis haï des destins
Ou bien où est parti ton amour pour moi
Pourquoi m’engageais-tu à espérer le ciel
Voici que même l’honneur de ma vie mortelle
que m’avait procuré à grand-peine
au prix de tous les efforts
la surveillance habile de mes récoltes et de mon bétail
je le perds
alors que tu es ma mère
Allons
arrache de ta propre main mes vergers fertiles
porte le feu ennemi dans mes étables
et détruis mes moissons
brûle mes plantations
et brandis contre mes vignes la robuste hache à deux tranchants
si un si grand dégoût de ma gloire s’est emparé de toi »
Or sa mère
au fond de sa chambre dans les profondeurs du fleuve
entendit sa voix
Autour d’elle,
des Nymphes filaient les laines de Milet
teintes de la couleur foncée du verre
Drymo
Xantho
Ligéa
Phyllodocé
leur chevelure brillante répandue sur leur cou blanc
[Nésée
Spio
Thalie
Cymodocé
et Cydippe
et la blonde Lycorias
l’une vierge
l’autre qui avait alors fait pour la première fois l’expérience des douleurs de Lucine
Clio et sa sœur Béroé
toutes deux Océanides
toutes deux ceintes d’or
toutes deux de fourrures tachetées
et Éphyré
et Opis
et Déiopée d’Asie
et l’agile Aréthuse
ses flèches enfin posées
Parmi elles
Clymène racontait l’inutile précaution de Vulcain
les ruses de Mars et ses plaisirs furtifs
et énumérait
depuis le Chaos
les nombreuses amours des divinités
Pendant que
charmées par ce chant
elles déroulaient de leurs fuseaux les moelleux poids de laine
la plainte d’Aristée frappa à nouveau les oreilles de sa mère
et toutes
sur leurs sièges de cristal
restèrent interdites
mais
avant toutes ses sœurs
Aréthuse
regardant devant elle
leva sa tête blonde à la surface de l’onde
et de loin
« Ô Cyréné
ma sœur
qui n’as pas été effrayée sans raison par de tels gémissements
lui-même
pour toi
le principal objet de tes soins
Aristée
se tient
triste
en larmes
près des eaux du Pénée notre père
et te traite de cruelle »
Frappée en son esprit d’une frayeur inconnue
sa mère lui dit
« Allons
conduis-le
conduis-le à nous
il a le droit de toucher le seuil des dieux »
En même temps
elle ordonne aux flots profonds de s’écarter largement
pour que le jeune homme porte par-là ses pas
alors l’onde
s’étant recourbée en forme de montagne
s’immobilisa autour de lui
l’accueillit en son vaste sein
et le conduisit au fond du fleuve
Maintenant
admirant la demeure de sa mère
et son royaume humide
les bassins enfermés dans des cavernes
et les bois résonnants
il allait
et
stupéfait à la vue de l’immense mouvement des eaux
il contemplait tous les fleuves qui coulent sous la vaste terre en des directions différentes
le Phase et le Lycus
et la source où jaillit d’abord le profond Énipée
d’où naissent le vénérable Tibre
le cours de l’Anio
l’Hypanis qui gronde dans les rochers
le Caïque de Mysie,
et
avec ses deux cornes d’or sur sa face de taureau
l’Éridan
dont aucun autre fleuve ne surpasse la violence quand
à travers les opulentes cultures
il coule vers la mer violette
Après qu’on fut arrivé sous les plafonds de la chambre
d’où pendaient des rochers poreux
et que Cyréné eut pris connaissance des vaines larmes de son fils
ses sœurs lui donnent à tour de rôle des eaux limpides pour ses mains
et lui apportent des serviettes dont la peluche a été rasée
Certaines chargent les tables de mets et y posent des coupes pleines
Les autels grandissent sous les feux de la Panchaïe
Puis sa mère
« Prends ces coupes de Bacchus Méonien
faisons une libation à l’Océan »
dit-elle
En même temps
elle-même prie l’Océan
père de toutes choses
et les Nymphes sœurs
qui veillent sur cent forêts
qui veillent sur cent fleuves
Trois fois elle a arrosé de nectar limpide le feu de Vesta
trois fois la flamme
jaillissant jusqu’au sommet de la voûte
a brillé
Rassurant par ce présage le cœur d’Aristée
d’elle-même elle commence ainsi

Cette ouverture est à elle seule un univers, qui se subdivise en plusieurs temps. Le premier est celui de la tristesse d’Aristée privé de ses abeilles par un mal mystérieux et qui, de la vallée du Tempé où il vit, se rend à la source du fleuve Pénée, interface sacrée entre la vie terrestre et le monde divin des nymphes. L’enjeu de tout le passage est le franchissement par Aristée de ce seuil et les révélations permises par ce franchissement. Le discours d’Aristée à sa mère est avant tout un discours de plainte : même s’il se présente aussi comme une recherche des causes, il s’agit moins des causes de la maladie que de celles de l’abandon du fils par sa mère. Aristée met d’abord en question, sur un mode interrogatif chargé d’amertume, son ascendance paternelle ou plutôt l’intérêt d’une telle ascendance, qui devrait être la promesse d’un bonheur céleste alors qu’Aristée se croit inuisum fatis (« haï des destins », vers 324). Puis, passant au mode exclamatif, c’est sa mère qu’il met en cause, mère dont l’amour lui semble avoir disparu et qu’il accuse d’avoir sinon provoqué, du moins laissé se produire la perte de ses abeilles, fruit de son labeur et source de son honneur (honorem, vers 326). Aristée apparaît ici, dans l’alliance de courage (uix, vers 327), d’intelligence (sollers, même vers) et de fierté (honorem, et plus loin laudem au vers 332) qu’il décrit, comme un double à la fois du vieillard de Tarente et du poète-narrateur, surtout qu’il se présente, dans sa manière de vivre, comme un mortel (uitae mortalis, « ma vie mortelle », vers 326) et non comme un dieu. Son destin aura donc la valeur d’un contre-modèle à la fois moral et poétique ; c’est bien de cela qu’il s’agit quand sa révolte donne naissance à l’image d’une mère non seulement passive devant l’infortune de son fils, mais portant elle-même celle-ci à son comble par des gestes violemment destructeurs qui font d’Aristée le « négatif » exact du vieillard de Tarente.

La provocation, et la détresse qu’elle exprime, ne restent pas sans réponse : leur forme paroxystique constitue le moyen pour Aristée de se faire entendre des abîmes où vit Cyréné ; et, de fait, le son des plaintes du fils parvient jusqu’à sa mère. Nous basculons alors d’un monde à l’autre et passons de l’autre côté, chez les nymphes des eaux, avant que les deux univers, celui d’en haut et celui d’en bas, ne se rejoignent quand Aristée est enfin autorisé à passer de l’un à l’autre, en vertu d’une nature divine qui ne va pas de soi et doit être réaffirmée. En attendant, c’est le lecteur qui franchit le seuil et qui, d’un coup, se trouve entouré de la troupe des nymphes en train de filer, occupation dont on sait la double fraternité, affirmée de manière récurrente par les textes de l’Antiquité, avec le déroulement du destin humain et avec le geste de l’écriture – ce n’est pas un hasard si, au milieu des nymphes occupées à filer, Clyméné est représentée en train de conter, depuis l’origine, les amours divines, et si son chant, par le charme qu’il fait naître, s’unit au geste des nymphes, qu’il accompagne et soutient. L’on ne saurait mieux dire que le chant est au cœur des enjeux du récit – et, à ce titre, Clyméné annonce Orphée – et que, pour Virgile, raconter la légende d’Aristée est aussi, toujours, un moyen d’explorer sa propre vocation. D’ailleurs, les vers 336-344, où nous apparaît la foule des nymphes avant que le regard ne s’attarde sur Clyméné, sont dans leur matière poétique même une célébration de la puissance des mots : à peine entrecoupés de touches de couleur ou de fragments d’histoires, ce sont ici les noms propres qui règnent, ces noms grecs dont les syllabes difficiles se coulent subtilement dans les hexamètres, qu’ils emplissent ou structurent. Le poète mobilise à l’extrême la force d’évocation visuelle et sonore de ces noms, à la fois pour créer l’impression d’une foule à laquelle il oppose la solitude éperdue d’Aristée et pour dire que le monde des nymphes, et avec lui l’univers des Géorgiques, sont le royaume du verbe.

L’activité des nymphes, filage et narration entrelacés, est pourtant interrompue par la voix d’Aristée, dont le premier cri de détresse a été perçu par sa mère mais dont seul le second produit un effet sur les nymphes, auxquelles il impose soudain immobilité et silence. La stupeur des nymphes est à son tour interrompue par l’intervention d’Aréthuse, présentée plus haut comme « l’agile Aréthuse » (uelox Arethusa, vers 344) et qui, ici, se montre en effet uelox puisqu’elle est la première à réagir au bruit qui les alarme. Elle franchit ainsi le seuil entre les deux mondes, et c’est ce franchissement qui va permettre à Aristée de faire à son tour, en sens inverse, le chemin et de voir sa peine allégée. Aréthuse est aussi celle qui affirme comme une réalité fondamentale et indubitable l’amour maternel de Cyréné, mis en doute par Aristée, et ses paroles retissent étroitement les liens familiaux qui règnent ici totalement. La réunion de la mère et du fils, immédiatement suscitée par Cyréné alarmée aura aussi la valeur inestimable d’une réaffirmation du lien familial mis en doute par l’éloignement et l’adversité.

La brève vision des flots qui s’écartent magiquement pour laisser entrer Aristée annonce évidemment, dans sa solennité sacrée, d’autres traversées du miroir, celle d’Orphée ici même, mais aussi celle d’Énée au chant VI de l’Énéide. Mais, en descendant ici sous la terre, c’est la vie et non la mort qu’Aristée vient trouver, sous la triple forme de l’amour maternel restitué, de la paix restaurée avec les dieux et de la renaissance des abeilles : pour lui, c’est dans le monde d’en haut qu’est la mort. Les vers 363-373 sont pour Aristée le temps de la découverte bouleversante de ce monde d’en bas auquel le rattache son ascendance mais qu’il ne connaît pas : monde clos abritant d’autres formes closes, lieu de la démesure sonore et visuelle, univers de noms encore, univers italien aussi avec, parmi ses grands fleuves, l’Anio, l’Éridan, évoqué en une explosion de formes, de couleurs et de mouvements, et surtout, avant eux, le Tibre, origine et incarnation de l’Histoire romaine. Ces fleuves sont aussi un univers littéraire qui, une fois encore, nous ramène aux Enfers : l’on retrouve ici, entre autres, le souvenir du Phèdre de Platon, et l’on pense à la description de l’Énéide dans le chant VI. Le trajet d’Aristée est donc aussi de nature poétique ; d’ailleurs, on pense aussi à la rencontre de Circé au chant X de l’Odyssée en voyant ici l’assemblée des nymphes filant en écoutant le chant de Clyméné, puis leur empressement dans la chambre voûtée de Cyréné, lieu de profusion sensorielle (eaux limpides, douces serviettes, mets abondants, coupes pleines, autels parfumés) en même temps que lieu de révélation des mystères. Ovide se souviendra d’ailleurs et d’Homère, et de Virgile quand, dans le livre XIV des Métamorphoses (vers 254-270), il représentera, au fond d’un palais admirable et effrayant à la fois, la chambre merveilleuse où se trouve la magicienne, entourée de nymphes occupées à trier des plantes7.

Mais ce qui se déroule dans la chambre de Cyréné relève de la religion et non de la magie : l’encens qui brûle sur les autels est destiné aux dieux et le premier geste prescrit par la nymphe est une libation à l’Océan, suivie d’une prière adressée à lui et aux nymphes. Au sein du poème de la terre que sont les Géorgiques, nous sommes ici dans une enclave vouée à l’eau, élément primordial du monde selon Thalès et dans de nombreux mythes. Et, de même que les eaux se sont ouvertes pour laisser Aristée pénétrer dans leurs profondeurs, c’est un être confondu avec l’eau, Protée, qui, une fois la libation agréée par les deux, s’ouvre à la connaissance d’Aristée quand Cyréné se met à parler :

Il y a
dans le gouffre de Carpathos
royaume de Neptune
un devin
Protée
couleur de sombre azur
qui parcourt la grande plaine des mers
sur des poissons
et sur un char attelé de chevaux à deux pattes
À présent
il est parti revoir les ports d’Émathie
et sa patrie
Pallène
Nous le vénérons
nous les Nymphes
et le vieux Nérée lui-même le vénère
car c’est un devin
il sait tout
ce qui est
ce qui a été
l’enchaînement des faits à venir
De fait
ainsi en a décidé Neptune
dont il fait paître au fond de l’abîme les monstrueux troupeaux et les phoques hideux
C’est lui
mon fils
que tu dois d’abord capturer dans des liens
afin qu’il t’explique complètement l’origine de la maladie et lui assure une issue favorable
Car
sans violence
il ne te fera aucune recommandation
et ce n’est pas en le priant que tu le fléchiras
Déploie contre lui une violence inflexible
et
une fois capturé
des liens
contre ces seuls moyens ses ruses se briseront
inutiles
Moi-même
quand le soleil aura allumé ses feux de midi
à l’heure où les herbes ont soif
et où l’ombre est déjà plus agréable au bétail
je te conduirai à la retraite du vieillard

quand il est fatigué
il se replie au sortir des eaux
afin que tu l’assailles facilement lorsqu’il sera couché
endormi.
Mais
une fois que tu te seras saisi de lui
et que tu le tiendras dans tes mains et dans des liens
alors des apparences changeantes et des figures de bêtes sauvages se joueront de toi
il deviendra en effet soudain un porc hérissé
un tigre cruel
un serpent écailleux
une lionne à la nuque fauve
ou il fera entendre le bruit vif de la flamme
et cherchera ainsi à s’échapper de ses liens
ou à disparaître en se dissolvant en minces eaux
Mais plus il prendra toutes les formes
plus tu devras
mon fils
tendre les liens qui le retiendront
jusqu’au moment où
changeant de corps
il sera tel que tu l’auras vu alors qu’il fermait les yeux dans son premier sommeil (vers 387-414)

Protée, dieu couleur de la mer, qui nous apparaît d’abord en majesté, parcourant le monde marin sur son char attelé d’animaux hybrides, n’est pas avant tout, chez Virgile, la divinité aux innombrables formes qu’il sera dans les Métamorphoses d’Ovide, qui l’appelle Protea […] ambiguum (« le changeant Protée », II, 98) et en fait l’incarnation du sujet de son poème. Ici, comme dans le passage du chant IV de l’Odyssée dont celui-ci est la réécriture en variation (il reprend sous une forme plus brève mais globalement fidèle l’épisode où Ménélas capture Protée grâce aux conseils de la fille du dieu, Eidothée, afin qu’il lui révèle qui lui barre la route et comment rentrer à Sparte), Protée est d’abord un uates (« devin », vers 387) au savoir total dont le don de métamorphose fait obstacle à la transmission de ce savoir. Comme dans le chant IV de l’Odyssée, c’est la volonté de savoir qui motive le recours à Protée, détenteur d’une connaissance conférée par Neptune, connaissance dont l’étendue apparaît explicitement comme la cause de la vénération dont il est l’objet. C’est pour accéder à cette connaissance, seul moyen de comprendre la mort de ses abeilles, qu’Aristée doit, comme Ménélas, capturer Protée.

Cette capture apparaît d’emblée comme une variante remarquable du labor improbus, car c’est bien l’acharnement qui, pour la réussir, constitue la qualité fondamentale lors d’un effort qui devra être violent et continu pour permettre l’obtention des précieux praecepta (« recommandations », vers 398). Cyréné décrit par avance toute la scène à son fils, en deux temps : celui du lieu et du moment propices, tous deux comme suspendus à l’écart du monde, et celui de l’assaut lui-même, envisagé non seulement dans son geste initial, mais surtout dans sa nécessaire durée. Car Protée, une fois assailli, aura recours à son don de métamorphose, un don qui fait de lui un intermédiaire entre les éléments, les règnes et les espèces en même temps qu’un spectacle total pour les sens ; un don indissolublement lié au savoir total qu’il protège tout en l’incarnant.

Cette scène – qui est celle, fondatrice dans la conception virgilienne du travail poétique, de la difficile et vitale conquête du savoir – va nous être contée une seconde fois, avec entre les deux récits le temps nécessaire de la métamorphose d’Aristée lui-même, que l’ambroisie répandue par sa mère fait accéder à la meilleure part de lui : sa propre divinité, jusqu’alors dissimulée dans une vie d’homme.

Elle dit et répand un parfum liquide d’ambroisie
qu’elle fait couler sur tout le corps de son fils
Alors une douce odeur s’exhala de ses cheveux bien coiffés
et une vigueur agile s’empara de ses membres
Il y a une grotte immense
sur le flanc d’une falaise rongée
où l’onde
en très grande quantité
est poussée par le vent
et se divise en sinuosités qui reviennent en arrière
rade depuis longtemps très sûre pour les marins surpris
À l’intérieur
Protée se met à l’abri derrière l’obstacle formé par un grand rocher
C’est là que la Nymphe place le jeune homme
dans une cachette
le dos tourné à la lumière
Elle-même se tient en retrait
à distance
rendue invisible par des nuées
Déjà le dévorant Sirius
qui brûle les Indiens assoiffés
s’enflammait dans le ciel
et le soleil en feu avait épuisé la moitié de son cercle
Les herbes se desséchaient
et les rayons faisaient cuire les creux des fleuves en les faisant chauffer jusqu’à la vase
dans leurs embouchures à sec
quand Protée
gagnant au sortir des flots son antre habituel
s’avançait
Autour de lui
le peuple humide de la vaste mer
bondissant
fait gicler au loin une rosée amère
Les phoques s’étendent çà et là sur le rivage pour dormir
Lui
comme parfois un gardien d’étable dans les montagnes
quand le soir ramène les veaux de la pâture à leur demeure
et que les agneaux excitent les loups qui entendent leurs bêlements
s’est assis sur un rocher au milieu du troupeau
et en recense le nombre
Puisque cette occasion s’offre à Aristée
laissant à peine le vieillard allonger ses membres épuisés
il s’élance avec un grand cri
et le maîtrise à terre en lui liant les mains
Protée
Lui
n’oubliant pas ses artifices
se transforme en toutes sortes de choses merveilleuses
feu
horrible bête sauvage
eau courante
Mais quand aucun subterfuge ne lui eut permis de s’échapper
Vaincu
il redevient lui-même
et
parlant enfin d’une voix humaine
« Qui donc
jeune homme plein de présomption
t’a ordonné d’aborder nos demeures
ou que cherches-tu ici »
dit-il
Mais Aristée
« Tu le sais
Protée
tu le sais par toi-même
et il est impossible que quoi que ce soit t’échappe
Mais toi
cesse de vouloir m’échapper
C’est en suivant les instructions des dieux que
dans une situation critique
nous sommes venus chercher ici un oracle »
Ce fut tout ce qu’il dit
À ces mots
le devin
enfin
avec un grand effort
tourna ses yeux brûlant d’une lueur glauque
et
en grinçant fortement des dents
il ouvrit la bouche pour l’oracle que voici (vers 415-452)

Le second récit, celui de la capture effective de Protée par Aristée, constitue un véritable laboratoire d’expérimentation et de démonstration de l’écriture poétique virgilienne. Le phénomène majeur, par rapport au premier récit, est celui de l’amplification. Ainsi les vers qui disaient l’« avant » de la capture sont-ils développés ici. La retraite de Protée, à peine nommée précédemment, est ici précisément décrite, en des termes qui, soutenus par l’omniprésence du son s, disent la marginalité et la sécurité absolues de ce lieu que tout – falaise à pic, vent poussant les eaux, courants circulaires qui font refluer l’onde – voue à servir de refuge aux marins comme à Protée. S’ajoutent à ces détails deux précisions : la position d’Aristée et la présence de Cyréné, qui, dissimulée, tels les héros épiques, par un nuage, assiste à la scène dont elle a elle-même décrit par anticipation le déroulement, incarnant ainsi la posture du poète-narrateur au moment où celui-ci nous raconte le même épisode pour la seconde fois.

Après cette « mise en place » aussi précisément chorégraphiée et éclairée que dans un décor de théâtre – on note d’ailleurs la très grande force visuelle de l’évocation de la grotte, qui est en soi un décor – commence la scène proprement dite. L’heure, qui n’avait été qu’évoquée, est longuement décrite : c’était, et c’est plus encore, l’heure dévorante du soleil qui brûle tout et de la soif qui s’empare des hommes comme de la nature. Puis l’arrivée de Protée dans cet espace-temps marginal et spectaculaire se fait avec une solennité et une force visuelle très éloignées de la concision factuelle du premier récit : comme au ralenti, le dieu s’avance, entouré d’un cortège de phoques auquel l’expression uasti […] gens umida ponti (« le peuple humide de la vaste mer », vers 430) donne une grandeur épique renforcée par la beauté du vers 431 (exsultans rorem late dispergit amarum, « bondissant / fait gicler au loin une rosée amère), dont les spondées et l’équilibre autour de l’adverbe late ennoblissent la vision de l’eau soulevée par les bonds des phoques. Quant à Protée lui-même, il apparaît comme un berger marin entouré du troupeau qu’il compte avant de se livrer au repos. Pour un instant, tout s’inverse : ce n’est plus midi mais le soir, le paysage n’est plus marin mais montagneux, on entend bêler les agneaux et hurler les loups. C’est la tombée de la nuit des Bucoliques, avec ses bergers qui ramènent les bêtes au logis ; et, au sein de cette image de douceur, Protée devient le bon gardien déjà rencontré maintes fois par le lecteur des Géorgiques, qui veille, paisible et vigilant, sur son troupeau, avant de se livrer, telles les abeilles à la fin de la journée, au repos ; âgé, il est aussi un frère du vieillard de Tarente, qui règne sur son jardin merveilleusement ordonné et luxuriant et, rentré tard après un long labeur, prend enfin le sommeil qu’il mérite.

L’assaut mené par Aristée introduit soudain le fracas dans cette scène purement visuelle où régnait le silence. En un peu plus d’un vers, et au son d’un cri qui déchire l’air, Protée est capturé. Alors la réécriture, jusqu’alors marquée par l’amplification, se resserre au contraire, et les métamorphoses de Protée, qui avaient été longuement évoquées par Cyréné, s’offrent à nous, une fois effectives, dans une série d’instantanés qui mime leur succession vertigineuse. Mais tout est déjà joué : instruit par Cyréné, Aristée ne lâche pas sa proie et la victoire lui est acquise. Les métamorphoses prennent fin. La formule in sese redit (« il redevient lui-même ») du vers 444 est profondément troublante : qu’est-ce que « revenir à soi » pour un être dont l’essence est de se transformer ? N’est-ce pas une stabilisation forcément artificielle et momentanée dans ce qui n’est qu’une apparence parmi d’autres ? Ovide poussera très loin l’exploration de ce problème à travers les différents personnages « protéiformes » qu’il mettra en scène dans les Métamorphoses9. Virgile, lui, écarte ce questionnement : « revenir à soi », pour Protée, c’est adopter la forme humaine pour pouvoir raconter, au moyen d’une bouche d’homme, une histoire humaine.

L’échange entre Protée et Aristée est bref et elliptique, car purement rituel : à la question agacée de Protée, Aristée répond brièvement en achevant de dépouiller Protée de ses ruses et en posant simplement les données religieuses de la rencontre : une situation critique, une autorisation divine, une demande d’oracle. Alors, comme mécaniquement activée par la formule lapidaire d’Aristée, la parole oraculaire se met en marche, avec toute sa charge d’effort et son intense dramatisation. Le temps est venu d’ouvrir l’espace poétique à un récit qui, contrairement à celui, raconté deux fois par Virgile, de la capture de Protée, n’a jamais encore été dit, et qui constitue le cœur de l’épisode d’Aristée.

C’est la colère d’une divinité qui s’abat sur toi
Tu expies une grande faute
Contre toi
ce châtiment
c’est Orphée
digne de pitié pour sa peine imméritée
qui
à moins que les destins ne s’y opposent
le suscite
et sévit cruellement pour venger la perte de son épouse
En effet
celle-ci
alors qu’elle se précipitait le long du fleuve pour te fuir
ne vit pas devant ses pieds
dans l’herbe haute
un monstrueux serpent d’eau
habitant de ces rives
La jeune femme devait en mourir
Alors le chœur des Dryades
qui avaient le même âge qu’elle
emplit de ses cris les sommets des montagnes
Elle fut pleurée par les cimes du Rhodope
les hauteurs du Pangée
la terre de Rhésus chère à Mars
les Gètes
l’Hèbre
et l’Actiade Orithye
Orphée
lui
cherchant à consoler par sa lyre creuse son amour douloureux
te chantait
épouse chérie
il te chantait pour lui-même sur la rive solitaire
il te chantait quand venait le jour
il te chantait quand il s’éloignait
Même les gorges du Ténare
profonde entrée de Dis
et le bois obscur où règne une noire épouvante
il y pénétra
et aborda les Mânes
leur roi redoutable
et ces cœurs qui ne savent pas s’adoucir devant les prières des humains
Mais
émues par son chant
du fond des demeures de l’Érèbe
les ombres ténues s’avançaient
et les fantômes des êtres privés de la lumière
aussi nombreux que les milliers d’oiseaux qui se cachent dans le feuillage
quand Vesper ou une pluie orageuse les chasse des montagnes
Des mères
des maris
les corps
quittes de leur vie
de héros magnanimes
des enfants
des jeunes filles mortes avant de se marier
des jeunes gens placés sur le bûcher funèbre sous les yeux de leurs parents
Autour d’eux
un noir bourbier
les affreux roseaux du Cocyte
l’odieux marais à l’onde stagnante
les retiennent
et le Styx aux neuf méandres les enferme
Plus encore
les demeures elles-mêmes de la Mort furent frappées de stupeur
et les profondeurs du Tartare
et
avec leurs cheveux entremêlés de serpents de sombre azur
les Euménides
et Cerbère retint ses trois gueules ouvertes
et la roue d’Ixion
qui tourne au vent
s’arrêta
Déjà
revenant sur ses pas
Orphée avait échappé à tous les coups du sort,
et Eurydice
qui lui avait été rendue
parvenait aux régions supérieures
à l’air libre
marchant derrière lui
(car Proserpine avait imposé cette règle)
quand un égarement soudain s’empara de l’amant imprudent
égarement pardonnable
assurément
si les Mânes savaient pardonner
Il s’arrêta
et
tout près déjà de la lumière même
oublieux
hélas
et vaincu en son cœur
il se retourna pour regarder sa chère Eurydice
Alors tous ses efforts s’évanouirent
le pacte conclu avec le cruel tyran fut rompu
et par trois fois un fracas retentit depuis les marais de l’Averne
Et elle
« Qui
dit-elle
m’a perdue
malheureuse que je suis
et t’a perdu
Orphée
Quelle est cette si grande folie
Voici que
pour la seconde fois
les destins cruels me rappellent en arrière
et que le sommeil ensevelit mes yeux qui flottent
À présent
adieu
je suis emportée par la nuit immense qui m’enveloppe
tendant vers toi des mains impuissantes
hélas
moi qui ne suis plus tienne »
Elle dit
et
disparaissant soudain de sa vue
comme une fumée qui se mêle à l’air léger
elle s’enfuit du côté opposé
et
dès lors
ne le vit plus
lui qui cherchait en vain à saisir les ombres
et voulait lui parler encore et encore
Et le nocher d’Orcus ne lui permit plus de traverser le marais qui les séparait
Que faire
Où aller après avoir vu deux fois son épouse lui être enlevée
Par quels pleurs émouvoir les Mânes
par quels mots émouvoir les divinités
Déjà Eurydice glacée voguait dans la barque du Styx
On raconte que
pendant sept mois entiers
sans interruption
au pied d’une haute roche
au bord du Strymon désert
il pleura
et
sous les antres glacés
raconta son histoire
charmant les tigres et mettant en mouvement les chênes par son chant
Telle
sous l’ombre d’un peuplier
Philomèle affligée pleure la perte de ses petits
qu’un cruel laboureur aux aguets a enlevés
encore dépourvus de plumes
de leur nid
Alors elle pleure toute la nuit
et
posée sur une branche
recommence son triste chant
et emplit au loin les lieux de ses plaintes désespérées
Aucun amour, aucun hymen ne fléchirent son cœur
Seul
il parcourait les glaces hyperboréennes
les neiges du Tanaïs
les champs que ne quittent jamais les frimas du Riphée
pleurant la perte d’Eurydice et l’inutile présent de Dis
Humiliées par cet hommage
les femmes du pays des Cicones
au milieu des cultes rendus aux dieux et des orgies nocturnes de Bacchus
mirent en pièces le jeune homme
et le dispersèrent dans la vaste étendue des campagnes
Alors même
alors que l’Hèbre Œagrien
emportant au milieu de ses tourbillons sa tête arrachée de son cou marmoréen
la faisait rouler
d’elles-mêmes
sa voix et sa langue glacée appelaient en expirant
« Eurydice
ah
malheureuse Eurydice
Eurydice »
répétaient les rives tout le long du fleuve (vers 453-527)

Le contenu de l’oracle de Protée, résumé par les vers 453-456, est d’une simplicité absolue : les abeilles d’Aristée meurent par une décision divine et leur mort est la punition demandée par Orphée pour le malheur qui lui a été infligé injustement, malheur qui consiste dans la mort d’Eurydice. La parole oraculaire n’est habituellement pas si limpide ; et surtout, elle est en général le lieu d’une extrême concision. L’oracle délivré par Protée est donc d’un genre absolument inédit, tout comme l’est l’histoire qu’il conte à Aristée, et tout comme l’est la greffe poétique à l’œuvre sous nos yeux.

Car, alors qu’il pourrait, dans la logique oraculaire, s’arrêter là, Protée déploie dans ses moindres détails la légende d’Orphée et d’Eurydice, légende dont Virgile est le premier à dessiner ici les contours et qui constitue le point culminant non seulement du livre IV, mais de tout le recueil. Comme l’écrit Jacqueline Dangel, l’épisode « a pour lieu géométrique l’amour, le travail et l’effort, qui sont des thèmes clefs de la pensée virgilienne », et « prend place au cœur d’une expérience essentielle, le combat de la vie et de la mort10 ». Le parallélisme entre Aristée et Orphée apparaît clairement : tous deux victimes d’une violence (mort des abeilles, mort d’Eurydice), ils doivent tous deux, pour l’inverser, se livrer à une capture (celle de Protée par des liens, celle des habitants des Enfers par le chant). Mais Aristée, qui est pourtant le plus coupable des deux, réussit alors qu’Orphée échoue. Tout le récit repose sur la question posée par cette apparente injustice.

Le récit de Protée commence par l’évocation de cette culpabilité d’Aristée : un très bel instantané poétique montre la course de la jeune femme pour échapper à son poursuivant et l’interruption brutale de cette course par la morsure d’un serpent. À cette brutalité des faits répond ensuite l’ample montée du double chant de deuil, celui du chœur des Dryades, qui emplit de sa douleur les montagnes aux noms accumulés, et celui de l’époux désespéré, au contraire solitaire et ténu, mais sans fin, comme le montrent les balancements porteurs d’une empathie renforcée par l’emploi de la deuxième personne du singulier pour désigner Eurydice, comme si c’était à elle que Protée, et Virgile, adressaient leur récit.

De même que la douleur d’Aristée lui ouvre l’univers souterrain des eaux, dont nous avons vu la ressemblance avec le monde des morts, celle d’Orphée lui permet d’entrer aux Enfers. Dans ces vers, qui annoncent l’ample récit de la catabase d’Énée au chant VI de l’Énéide11, le tour de force d’Orphée est déjà inscrit par avance : non seulement il accède à ce lieu de toutes les angoisses, mais, parce que la chose la plus redoutable pour lui, la mort d’Eurydice, s’est déjà produite, il y chante sans crainte et parvient à émouvoir les cœurs insensibles des êtres qui y vivent. Par un retournement miraculeux, le chant d’Orphée rend les ombres infernales capables d’émotion et, en une très belle anticipation en miniature de la foule des Enfers dans l’Énéide, les morts, tous les morts sont attirés par la voix de celui qui, comme eux, a perdu le corps qui le faisait vivre, et qui, alors même qu’ils sont emprisonnés dans un paysage hideux, ennemi de tout amour, se libèrent par la force du chant et deviennent semblables aux oiseaux qui par milliers s’envolent, chassés par le soir ou la pluie. Dès cette image, la mort est vaincue ; mais elle ne l’est totalement que quand la douceur du chant d’Orphée a atteint la zone la plus reculée et y a bouleversé, ou plus exactement plongé dans une torpeur stupéfaite (stupuere, vers 481) même les habitants les plus furieusement inflexibles des Enfers, figeant en un même « arrêt sur image » les Euménides avec leurs chevelures bleu sombre, Cerbère avec ses trois gueules immobilisées et les tourments des damnés, représentés ici par la roue arrêtée d’Ixion.

Une double ellipse, déterminante, survient ici, surtout pour qui connaît la version ovidienne du mythe d’Orphée (Métamorphoses, X, 1-85) : non seulement le contenu du chant d’Orphée nous reste ici inconnu, réduit à son sujet (« toi », te, répété aux vers 465-466) et au bouleversement affectif qu’il suscite aux Enfers et livré à l’imagination du lecteur, mais l’émotion de Pluton et de Proserpine, cause de leur incroyable geste d’indulgence envers Orphée, est passée sous silence, comme s’il était impossible de révéler ce qui s’est dit dans le « saint des saints » où s’est conclu le pacte. C’est déjà l’« après », le temps de la remontée des époux réunis. L’on ressent toujours un choc en redécouvrant la concision, la simplicité et la densité de la version originale, que l’on avait parfois oubliées à force de lire des réécritures plus bavardes, plus littérales, plus explicatives, telles celle d’Ovide dans les Métamorphoses ou celle de Sénèque dans l’Hercule furieux. Ici, nous ne faisons qu’entrevoir l’échange entre Orphée et le couple royal formé par Pluton et Proserpine. Certes, un élément nous est donné, et il est fondamental, puisqu’il s’agit de la règle (legem, vers 487) imposée par la déesse à Orphée dans sa remontée vers le monde des vivants : qu’Eurydice marche derrière lui. Mais c’est encore une ellipse, puisqu’il manque ici la vraie condition, celle même qu’Orphée va enfreindre : qu’il ne se retourne pas en chemin.

La catastrophe survient quand la maîtrise de soi d’Orphée est abolie par un accès de folie amoureuse qui lui fait perdre pour toujours ce que son chant lui avait fait regagner. Orphée est rendu incautum (« imprudent », vers 488) et, pire, immemor (« oublieux », vers 491) par la folie qui s’empare de lui, une folie pour laquelle le poète dit son indulgence. Sa défaite intérieure, confondue avec l’amnésie qui le frappe, est sanctionnée dans les vers 489-490 par les verbes qui scellent le destin des époux : restitit, « il s’arrêta », respexit, « il se retourna ». La sanction, immédiate et matérialisée par le triple son venu du fond des Enfers, apparaît comme une perte, une destruction totale, telles celles qui intervenaient plus haut dans le livre IV quand, le roi des abeilles étant mort et le pacte social rompu, elles détruisaient leur propre ruche (vers 213-214). Ici aussi, c’est Orphée lui-même qui, par la défaillance de sa mémoire sous la poussée de la passion amoureuse, est à l’origine de la ruine de ce qu’il avait de plus cher, produit de son labor (« ses efforts », vers 492). Il s’inscrit ainsi dans la lignée de tous les êtres que Virgile, au livre III des Géorgiques, a montrés emportés par la puissance ravageuse de l’amour, et apparaît comme l’opposé du vieillard de Tarente, maître absolu en son domaine parce qu’inaccessible à toute autre passion que celle de la beauté et de la gloire.

La charge émotionnelle des vers qui disent la perte définitive d’Eurydice vient d’abord du choix fait par Virgile de lui donner d’abord la parole à elle pour lui faire dire l’absurdité révoltante du sort qui l’arrache une seconde fois au monde des vivants et à l’amour d’Orphée. C’est une double perte qui est signée désormais, en un mélange d’incompréhension et de désolation que traduisent la répétition Quis… quis… ? (vers 494 et 495) et l’énonciation du nom Orpheu (vers 494). La question d’Eurydice résonne plus dramatiquement encore par le fait qu’elle est celle d’une agonisante qui sait que ses yeux sont déjà ceux, flottants (natantia, vers 496), d’une morte et décrit son propre corps emporté par la nuit qui l’envahit et l’impuissance de ses mains tendues vers celui à qui elle n’appartient plus (non tua, vers 498). Ces mains tendues sont ce que le lecteur, comme Orphée, voit en dernier d’Eurydice, en même temps qu’il entend résonner le heu ! (vers 498) qui résume tout le pathétique de son destin. À peine a-t-elle eu le temps de déplorer sa seconde mort que celle-ci s’est accomplie, en une accélération brutale et un adieu précipité.

Quand elle cesse de parler, Eurydice est déjà partie, évanouie dans les airs comme une fumée ; Orphée ne serre plus dans ses bras que des ombres, n’a plus personne à qui parler et, pire encore, n’est plus vu par Eurydice ; l’accès aux Enfers s’est refermé. La miraculeuse opportunité ouverte par le chant ayant été perdue par la faute d’Orphée lui-même, les questions des vers 504-505 se heurtent au choc impitoyable de la réalité.

Seul demeure alors le désespoir d’Orphée, un désespoir qui, dans les lieux sauvages qu’il a élus, conserve encore, ironie sublime, le pouvoir de charmer et d’entraîner ceux qui l’écoutent. Ce désespoir, Virgile en approfondit l’analyse par une comparaison dont la singularité et la beauté sont de rapprocher le chagrin d’Orphée non de celui d’un autre amant privé de celle qu’il aime, mais de l’affliction du rossignol femelle à qui on a enlevé ses petits et qui, comme Orphée, chante encore et encore sa peine. Le miserabile carmen (« triste chant », vers 514) plein de maestis […] quaestibus (« plaintes désespérées », vers 515) d’Orphée se transforme, sous l’effet de cette comparaison, en une plainte animale, qui a la pureté et la simplicité de la nature brute et, surtout, chante la perte d’un être qui était une part de soi.

L’enfermement d’Orphée dans le deuil impossible d’Eurydice sera la cause de sa mort : les vers 516-520 nous le montrent, seul (Solus, vers 517), devenu un habitant des pays glacés décrits par Virgile au livre III, pleurant encore et encore Eurydice, devenu incapable d’être touché par l’amour. La rage des femmes thraces dédaignées par Orphée les poussera, dans un accès de furor bachique, à le mettre en pièces. L’image finale, conjuguant horreur et sublime, de la tête continuant, ballottée sur les profondeurs de l’Hèbre, à appeler Eurydice dit à la fois la grandeur d’Orphée et son échec : il chante encore, et ce qu’il chante, et que la nature lui renvoie en écho, est le nom d’Eurydice, mais sa parole est pure répétition d’un nom. Autrement dit, elle célèbre, révèle, déplore, mais ne crée pas ; et d’Eurydice, elle ne dit rien, sinon la peine d’Orphée. Celui-ci, dans son échec dû à un défaut de mémoire, se distingue à la fois de Protée, non immemor artis au contraire (« n’oubliant pas ses artifices », vers 440), maître des métamorphoses et narrateur de la sublime histoire d’Orphée, et d’Aristée, qui retient les leçons de sa mère et les met intelligemment en pratique, saisissant l’occasion offerte et obtenant ainsi l’inversion miraculeuse de la mort en vie. Aristée, ce dieu qui vit chez les hommes et comme eux, Protée, dieu qui connaît la vérité des hommes, et Orphée, homme capable de fléchir les dieux mais qui perd tout par une faute humaine, sont à la fois trois personnages organiquement liés par le secret qu’ils partagent – celui de la mort d’Eurydice – et trois images de l’homme qui, emboîtées et confrontées, composent une admirable vision de l’humanité telle que la voit le poète-narrateur des Géorgiques, et dessinent à travers elle un portrait de lui en vrai créateur, capable d’accomplir par sa ténacité et sa mémoire toutes les métamorphoses poétiques.

Telle me semble être la leçon centrale de l’épisode d’Aristée, cette poupée russe dont toutes les épaisseurs se referment à présent une à une, dans l’ordre inverse de celui dans lequel Virgile les a ouvertes. Ainsi le premier à disparaître est-il le dernier arrivé, Protée, qui, une fois délivré son merveilleux et salvateur savoir, retourne d’un coup à son élément, et à son silence : « Ainsi parla Protée / et il plongea dans les profondeurs de la mer / et / à l’endroit où il plongea / il fit sous sa tête tourbillonner l’onde écumante » (vers 528-529). Puis c’est Cyréné, dont les premières recommandations sont ici complétées par d’autres, propres à mettre fin à la souillure révélée par Protée :

Mais Cyréné, elle, ne s’en alla pas
et elle s’adressa même à son fils plein de crainte
« Mon fils
tu peux bannir de ton cœur les tristes soucis
Voilà toute l’origine de la maladie
voilà pourquoi les Nymphes
avec lesquelles Eurydice menait les chœurs de danse dans les profondeurs des bois sacrés
ont infligé à tes abeilles une mort déplorable
Toi
apporte-leur en suppliant des offrandes en guise de demande de paix
Vénère les Napées pour les rendre indulgentes
Elles accorderont leur pardon à tes prières et relâcheront leur colère
Mais je vais d’abord te dire, point par point, quelle est la manière de les invoquer
Choisis quatre taureaux remarquables
à l’apparence parfaite
qui à présent paissent dans ton troupeau les sommets du Lycée
et autant de génisses à la nuque intacte
Dresse pour eux quatre autels devant les hauts sanctuaires des déesses
fais couler de leurs gorges un sang sacré
et abandonne tels quels les cadavres des bêtes sous les frondaisons du bois sacré
Puis
quand la neuvième aurore se sera levée
tu donneras des pavots du Léthé comme offrande aux mânes d’Orphée
tu honoreras Eurydice en lui sacrifiant une génisse
tu immoleras une brebis noire
et tu retourneras au bois sacré » (vers 528-547)

En contraste avec la parole brute de Protée, qui révèle l’origine de la mort des abeilles sans indiquer de marche à suivre et laisse dont Aristée en proie à la peur, celle de Cyréné est porteuse d’apaisement, car non seulement elle synthétise sous une forme rationnelle l’enseignement contenu dans le récit purement pathétique de Protée, mais elle le convertit en une action claire, de nature religieuse et elle livre à Aristée les modalités exactes de cette action. La tonalité de ses conseils est, en fait, celle même des Géorgiques : Cyréné apparaît ici comme un double du poète-narrateur, qui endosse comme lui une parole didactique sans abolir pour autant sa sensibilité. Ainsi donne-t-elle à Aristée toutes les étapes du rite qu’il accomplira pour obtenir le pardon des Nymphes : choix parallèle des animaux parfaits, mâles et femelles, destinés au sacrifice ; construction des autels ; immolation des victimes ; abandon de leurs cadavres ; offrande de pavots à Orphée ; sacrifice d’une génisse à Eurydice ; immolation d’une brebis noire ; retour au bois sacré où les cadavres ont été laissés. Dans ce passage, les détails sont donnés méthodiquement (ordine, « point par point », vers 537) et sur le ton de l’objectivité ; seule la mention des rites accomplis en l’honneur d’Orphée et d’Eurydice réveille chez le lecteur le souvenir du bouleversant récit de Protée, surtout quand Cyréné évoque les Lethaea papauera (« des pavots du Léthé », vers 545) destinés à offrir enfin à Orphée l’oubli qu’il s’interdisait depuis qu’il avait causé sa propre perte en se montrant immemor (vers 491).

Vient enfin le temps de l’expiation de la souillure et du retour à la vie, autrement dit le temps de la réparation de l’outrage qui a causé la mort des abeilles :

Point de retard
Aussitôt
il exécute les prescriptions de sa mère
Il se rend aux sanctuaires
élève les autels indiqués
y conduit quatre taureaux remarquables
à l’apparence parfaite
et autant de génisses à la nuque intacte
Puis
une fois levée la neuvième aurore
il fait l’offrande aux mânes d’Orphée et retourne au bois sacré
Alors
prodige soudain et merveilleux à dire
on voit
à travers les chairs liquéfiées des bœufs,
des abeilles bourdonner dans tout leur ventre
et déborder en bouillonnant de leurs flancs éclatés
puis prendre la forme de nuages immenses
se rassembler ensuite au sommet d’un arbre
et laisser tomber leur grappe sur ses branches qui ploient (vers 547-558)

Aristée se montre, ici encore, aussi scrupuleux dans l’exécution des consignes données par sa mère qu’Orphée a été inattentif dans le respect de la règle édictée par les dieux, et les vers 559-553 constituent un résumé des vers 538-546, avec des reprises mot pour mot qui signalent l’exactitude dans l’accomplissement du rite. Quant aux vers 554-558, ils bouclent enfin la boucle ouverte quand, à l’exact milieu du livre IV (vers 283), Virgile a parlé pour la première fois d’Aristée et de sa découverte. C’est cette découverte que nous voyons enfin se déployer devant nous au moment même où elle advient. Elle est désormais installée à sa juste place et expliquée, au terme d’un immense trajet narratif fait de cercles concentriques. Alors nous assistons avec Aristée à la (re)naissance des abeilles, dans son horreur et sa beauté. La nuée des abeilles neuves célèbre le retour de l’ordre du monde en même temps que la réconciliation d’Aristée avec le divin et, par là, avec lui-même.

Aux questions des vers 315-316 sur les origines de cette invention, une réponse a donc été donnée ; mais cette réponse est complexe, à la mesure de l’expérience inédite sur laquelle elle portait et de l’ars qui l’a rendue possible. Ce qui a permis la recréation finale, inédite, des abeilles d’Aristée, est la chaîne formée par plusieurs actions divines et humaines : à la périphérie, Aristée, dieu vivant comme un homme ; au centre, Orphée, homme brutalement rendu à sa condition d’homme après une incursion dans le monde divin ; entre eux, deux divinités, Cyréné et Protée, dispensatrices d’un savoir – l’un pratique, l’autre oraculaire – nécessaire à l’accomplissement de la réparation créatrice. Cette chaîne est aussi, bien sûr, de nature poétique : Aristée, Cyréné, Protée, Orphée, puis à nouveau Protée, Cyréné et Aristée forment un cortège symbolique au poète-narrateur des Géorgiques, qui s’appuie sur eux comme sur autant de tuteurs pour définir ce que sont, pour lui, un homme et un poète. Et cette définition, l’épilogue du recueil nous la donne :

Voilà ce que je chantais sur la culture des champs et l’élevage du bétail
et sur les arbres
pendant que le grand César foudroyait par la guerre l’Euphrate profond
et que
victorieux
il imposait ses lois chez les peuples consentants
et abordait la route qui mène à l’Olympe
En ce temps-là la douce Parthénope me nourrissait
moi
Virgile
rendu heureux par les activités passionnées d’un loisir obscur
moi qui ai joué les airs des bergers
et qui
rempli d’audace par ma jeunesse
t’ai chanté
Tityre
sous le couvert d’un large hêtre (vers 559-566)

À première vue, les derniers vers des Géorgiques semblent refermer simplement ce que les premiers avaient ouvert :

Ce qui fait les abondantes moissons
sous quel astre il convient de retourner la terre
Mécène
et d’unir les vignes aux ormes
comment s’occuper des bœufs
quels soins avoir pour le petit bétail
quelle expérience pour les abeilles économes
voilà ce que je vais commencer à chanter (I, 1-5)

Pourtant, quelque chose a changé : le temps. L’imparfait ici employé dans tout l’épilogue instaure in extremis entre le poète-narrateur et son œuvre une distance inattendue, comme si tout ce qui précède était soudain mis entre guillemets et, sinon défini comme une fiction, du moins pénétré de la possibilité de la fiction. Les Géorgiques font désormais partie du passé, au même titre que les Bucoliques, certes plus anciennes car datées du temps audacieux de la jeunesse, mais qui ont ici le dernier mot, le v. 566 étant une variation sur le tout premier de la première églogue : Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi (« toi, Tityre, couché sous le couvert d’un large hêtre12 »). Entre les deux, une modification essentielle : le remplacement de recubans (« couché ») par cecini (« j’ai chanté »). Cet épilogue qui s’ouvre et se referme sur le verbe cano, « chanter », nous parle de l’œuvre poétique virgilienne telle qu’elle est vue par son auteur, avec le recul de l’homme mettant fin à une vaste entreprise poétique qui n’est ni la première ni la dernière et qu’il voit avec satisfaction prendre harmonieusement sa place. Cet homme se nomme ici pour la première fois (Vergilium me, vers 563), non seulement pour signer le recueil, mais aussi parce qu’il nous dit qui il est : un homme qui, s’il se tient éloigné des fureurs de la guerre, admire profondément et désire chanter un jour les exploits dignes du ciel d’Octave, futur empereur Auguste, horizon politique et humain de toute son œuvre ; un homme dont la vie rêvée est très épicurienne, car à la fois retirée, paisible, studieuse et fervente ; un homme, enfin, qui est poète avant tout (canebam, vers 559) et après tout (cecini, vers 566) et qui trouve son bonheur et sa gloire dans l’accomplissement obstiné et passionné d’une vocation porteuse de fruits inédits et magnifiques.

Conclusion

Aristée est l’apiculteur princeps de la littérature occidentale – au moins – en ce qu’il concentre en lui, ou plus exactement dans l’histoire dont il est le personnage sinon principal, du moins surplombant – histoire dont le récit est l’un des plus beaux passages des Géorgiques et aussi le dernier avant l’épilogue du poème –, une immense richesse de significations poétiques, mais aussi politiques et philosophiques. Convoqué à la faveur d’une visée étiologique (expliquer une pratique destinée à « recréer » des abeilles), il apparaît comme une figure des origines en même temps que comme une figure d’inventeur, ou tout au moins de premier expérimentateur d’un geste nouveau. Il est aussi et surtout un passeur, parce qu’il transmet aux hommes ce geste jusqu’alors inconnu d’eux, mais également parce que son histoire en abrite et en permet d’autres, une autre en particulier, qui est celle d’un vrai créateur : le drame d’Orphée, placé au cœur d’une vertigineuse structure enchâssée. D’Aristée à Orphée, en passant par les figures d’intercesseurs constituées par Cyréné et par Protée, puis d’Orphée à Aristée en passant par Protée et Cyréné, un ensemble narratif immense se déploie, doté d’une unité véritablement organique et constituant une réalisation poétique absolument inédite, véritable noua […] experientia (IV, 316) dans celle que sont aussi les Géorgiques. Quel est le sens de cette radicale singularité ? Quel est le sujet – le véritable sujet, si j’ose dire – de ce passage qui nous entraîne si loin de son point de départ ? Pourquoi Virgile nous raconte-t-il ce long récit ? Pourquoi le fait-il ici ? En quoi ce passage est-il conclusif, ou préconclusif ? Que nous dit-il sur l’œuvre qu’il conclut, ou presque ?

C’est d’abord, nous l’avons vu, la « puissance organisatrice » (pour citer à nouveau l’expression de Jacques Perret) de Virgile qui, ici, est portée à sa perfection. Au sein d’un mouvement général qui est celui d’une boucle d’Aristée à Aristée, de la mort de ses abeilles à la naissance de nouvelles abeilles, c’est en fait une trajectoire de la mort à la vie qui se dessine, et elle contient tout un univers, et même plusieurs univers imbriqués les uns dans les autres. Les cercles concentriques sur lesquels repose cette trajectoire disent la nature unique de ce passage et de son sens, celui d’une plongée progressive jusqu’aux profondeurs où se cache la vérité suivie d’une remontée vers la surface. Chacun de ces cercles correspond à un ou deux personnages dominants, fortement individualisés, qui sont en eux-mêmes un puissant facteur de structuration : à l’extérieur, Aristée ; plus à l’intérieur, Cyréné ; plus à l’intérieur, Protée ; et, tout au fond de cet édifice construit comme un sanctuaire, Orphée – et Eurydice. Mais ces cercles ne sont pas étanches, et c’est l’émergence ou la révélation des liens entre les différents personnages qui fait la cohésion de l’ensemble, Aristée étant en soi un personnage-lien puisqu’il est en rapport avec tous les autres : fils de Cyréné, auditeur de Protée, cause de la mort d’Eurydice et du malheur d’Orphée.

À travers cette architecture magistrale, ce que place sous nos yeux l’épisode d’Aristée est un abrégé du monde des Géorgiques, entre animaux, hommes et dieux, et par là un aboutissement et un couronnement de l’œuvre. Pourtant, nous nous échappons géographiquement du cadre habituel des Géorgiques pour explorer des contrées inédites : monde fluvial, monde marin, monde des morts. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent, car nous sommes finalement ramenés au cadre dont nous avons l’habitude, et surtout tous les paysages s’entrelacent pour en fonder un seul qui est celui, total, de la poétique virgilienne. Et, au sein de ce paysage, c’est une philosophie religieuse qui se dessine, dans laquelle chaque être animé a un rôle auprès des autres pour maintenir l’équilibre et l’harmonie du monde. Les dieux jouent un rôle dans les soins des hommes aux animaux : Aristée, dieu très humain, ne sait plus, au début du récit, s’occuper de ses abeilles ; Cyréné sert d’intermédiaire pour recréer le lien perdu entre lui et elles ; Protée, qui aide à retisser ce lien, est avec son troupeau de phoques un modèle d’éleveur. C’est aussi la juste place de l’homme dans la relation entre animaux et dieux qui est redéfinie : la mort des abeilles est un drame personnel pour Aristée et un événement religieux, signe de colère divine ; Orphée incarne le pouvoir de l’humain sur le rapport entre animaux et dieux ; l’élevage se définit comme un art subtil, de nature religieuse et poétique à la fois, qui nécessite la maîtrise de nombreuses étapes. S’occuper des animaux pour se rapprocher des dieux apparaît comme une grande et noble aventure humaine : l’histoire d’Aristée est celle d’un rapprochement progressif de l’humain et du divin, qui est aussi celle d’une découverte progressive de soi-même et de sa propre divinité ; parce qu’il est un dieu mais qu’il vit comme un homme, et parce qu’il va se faire « reconnaître » de sa mère, faisant ainsi la conquête de ce qu’il y a de divin en lui, et connaître les arcanes des mondes divins (fleuves, mer, Enfers), il symbolise la quête humaine de l’immortalité, qui est l’un des sujets des Géorgiques et qui se matérialise tout particulièrement à travers l’élevage, activité noble qui révèle la part divine de l’humain.

Enfin, avec l’aventure d’Aristée, Virgile nous offre une méditation pleine de gravité et d’espoir sur l’ars humaine. Toutes les facettes différentes et complémentaires de celle-ci figurent ici, entre Aristée (simple exécutant, mais poussé par une juste cause), Cyréné (« passeuse » qui ne connaît pas elle-même la clé du mystère mais sait comment y faire accéder son fils), Protée (détenteur de la vérité dont l’énonciation libèrera tout) et Orphée (dont le chant est d’une telle perfection qu’il peut vaincre la mort) ; autant de variations sur le labor improbus des hommes, sujet même des Géorgiques. À travers ce panorama de l’action humaine se définit une dialectique complexe de la mort et de la vie : le mouvement général de la mort à la vie (les abeilles d’Aristée) inclut en son noyau dur une double et même triple mort (celle, double, d’Eurydice, et celle d’Orphée), qui est pourtant rééquilibrée à la fois par la présence protectrice et révélatrice d’instances immortelles (Cyréné, Protée), par la pérennité du chant d’Orphée par-delà la mort d’Eurydice et sa propre mort et par la « résurrection » finale des abeilles d’Aristée. Et, dans ce rééquilibrage, ce qui s’affirme est la puissance du verbe : dans ce texte entièrement porté par une circulation intense et permanente de la parole (plaintes d’Aristée à Cyréné, paroles de tendresse et d’enseignement de Cyréné à Aristée, parole oraculaire de Protée, chant d’Orphée, instructions de Cyréné à Aristée) est à l’œuvre une réflexion sur le pouvoir, immense du début à la fin, des mots, et sur la confiance que Virgile a en eux, qu’il s’agisse de la parole très fortement affective d’Aristée, de celle, affective à la fois, de Cyréné, de celle de Protée, verbe violent et brut de uates, ou de celle d’Orphée, pur chant en même temps que pur amour. Ces différentes paroles ne s’excluent pas, au contraire, même si ce sont Protée et Orphée qui en occupent le centre alors qu’Aristée et Cyréné restent à la périphérie. Et c’est une ars poetica, celle même des Géorgiques, qui naît de la surimposition de tous ces mots qui circulent : dans ce passage, Virgile nous montre en acte, par le détour du récit mythologique, la fabrique de son œuvre, élaboration d’un langage poétique neuf qui est à la fois didactique, affectif, prophétique et lyrique et qui tend vers l’immortalité, comme le fait le labor improbus du paysan ou de l’éleveur chanté par Virgile dans les Géorgiques. Et la subtilité suprême peut-être est, de la part de Virgile, de placer au cœur de cette concaténation de paroles une image muette, celle du regard inquiet d’Orphée sur Eurydice et des yeux noyés d’Eurydice mourant à nouveau, et cette fois pour toujours, à cause d’Orphée. Ce trésor de silence qui signe dans le même temps la grandeur et les limites du chant sublime d’Orphée nous indique que l’apiculteur – Aristée, et avant lui le vieillard de Tarente –, c’est bien sûr le poète lui-même, et que c’est nous, lecteurs, qui avons le privilège insigne de goûter la récolte inouïe qu’il a obtenue d’abeilles rendues par lui immortelles.

1 Pour rappel, les Géorgiques se composent ainsi : livre I : la culture des céréales. Livre II : l’arboriculture (et notamment la viticulture). Livre

2 Rappelons ici la célèbre formule de I, 145-146 : labor omnia uicit / improbus, « le travail acharné vient à bout de tout ». Toutes les traductions

3 Sur l’aspect philosophique, voir notamment l’article récent d’A. Hardie, « Vergilius philosophus : Bees, the Divine, and the Roman Reception of

4 « Le premier / moi / dans ma patrie / avec moi / pourvu que je vive assez / je rapporterai à mon retour / du sommet aonien / les Muses / Le premier

5 Paris, Hatier, 1965 (1re édition : Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1959), p. 60-61. J’ajoute la mise en gras et les sauts de lignes pour

6 Pour rendre visuellement plus claire encore la structuration dégagée et commentée par J. Perret, j’ai ajouté les sauts de lignes, placé en gras les

7 Je profite de cette remarque pour donner quelques références portant sur la réception ovidienne de notre passage : W. S. Anderson, « The Orpheus of

8 Édition utilisée : Ovide, Les Métamorphoses, tome I (livres I-IV), texte établi et traduit par G. Lafaye, quatrième tirage de la huitième édition

9 Je pense en particulier à Vertumne et me permets de renvoyer à mon article « Pomone et Vertumne (Métamorphoses, XIV, 623-771) ou le désir d’

10 Jacqueline Dangel, « Orphée sous le regard de Virgile, Ovide et Sénèque : trois arts poétiques », Revue des Études Latines, no 77, 1999, p. 87-117

11 Cf. Rosa Maria Lucifora, « Aristeo, un Enea ante litteram ? : Pastori per aspera ad astra », Kleos, no 24, 2013, p. 217-239.

12 Édition utilisée : Virgile, Bucoliques, traduction d’E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en Poche », 2001.

Notes

1 Pour rappel, les Géorgiques se composent ainsi : livre I : la culture des céréales. Livre II : l’arboriculture (et notamment la viticulture). Livre III : l’élevage. Livre IV : l’apiculture. Je souligne d’emblée l’immensité de la bibliographie sur ce poème et mentionne les études qui ont nourri la réflexion présentée ici (d’autres seront citées plus loin à propos de points précis). Claudie Balavoine, « Le miel et l’abeille. Hypothèses pour une lecture emblématique de la IVe Géorgique », Bulletin de la Faculté des Lettres de Mulhouse, n15, 1987, p. 35-54. John Scott Campbell, « Initiation and the Role of Aristaeus in Georgics Four », Ramus, vol. 11, no 2, 1982, p. 105-115 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1017/S0048671X00003787 ; « Labor improbus and Orpheus’ furor : hubris in the Georgics », L’Antiquité Classique, no 65, 1996, p. 231-238 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.3406/antiq.1996.1256. Gian Baggio Conte, « Aristaeus, Orpheus, and the Georgics » in id., The Rhetoric of Imitation: Genre and Poetic Memory in Virgil and Other Latin Poets, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 1986, p. 130-140 ; « Aristeo, Orfeo e le Georgiche : una seconda volta », Studi classici e orientali, vol. 46, no 1, 1998, p. 103-128 [En ligne] URL : https://www.jstor.org/stable/24185509. Thomas N. Habinek, « Sacrifice, Society, and Vergil’s Ox-Borne Bees », in Cabinet of the Muses : Essays on Classical and Comparative Literature in Honor of Thomas G. Rosenmeyer, Mark Griffith et Donald J. Mastronarde (dir.), , Atlanta, Scholars Press, 1991, p. 209-223. Howard Jacobson, « Aristaeus, Orpheus, and the laudes Galli », The American Journal of Philology, vol. 105, no 3, 1984, p. 271-300 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.2307/294992. W. R. Johnson, « Vergil’s Bees : The Ancient Romans’ View of Rome », in Roman Images, A. Patterson (dir.), Baltimore, Selected Papers from the English Institute, 1982, p. 1-22. M. Owen Lee, Virgil as Orpheus : A Study of the Georgics, Albany, State University of New York Press, 1996. Annic Loupiac, « Orphée-Gallus, figure de l’évolution morale et poétique de Virgile des Bucoliques à l’Énéide », Revue des Études Latines, n79, 2001 (2002), p. 93-103. Miguel Ángel Matellanes et Antonio Ramírez de Verger, « Poesía y música en el Orfeo y Eurídice de Virgilio (G. IV, 453-527) », Latomus, t. 51, no4, 1992, 819-834 [En ligne] URL : https://www.jstor.org/stable/41536450. Helen Peraki-Kyriakidou, « The Bull and the Bees », Les Études Classiques, vol. 71, no 2, 2003, p. 151-174 [En ligne] URL : https://lesetudesclassiques.be/index.php/lec/article/view/180/174. Alessandro Perutelli, « L’episodio di Aristeo nelle Georgiche. Struttura e tecnica narrativa », Materiali e Discussioni per l’analisi dei testi classici, no4, 1980, p. 59-76 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.2307/40235740. Richard F. Thomas, « Virgil’s Georgics and the Art of Reference », Harvard studies in Classical Philology, vol. 90, 1986, p. 171-198 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.2307/311468; « Prose Into Poetry : Tradition and Meaning in Virgil’s Georgics », Harvard Studies in Classical Philology, vol. 91, 1987, p. 229-260 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.2307/311407 ; « The “Sacrifice” at the End of the Georgics, Aristaeus, and Vergilian Closure », Classical Philology, vol. 86, no 3, 1991, p. 211-218 [En ligne] URL : https://www.jstor.org/stable/269565 ; « The Old Man Revisited : Memory, Reference and Genre in Virg., Georg. 4, 116-48 », Materiali e Discussioni per l’analisi dei testi classici, no 29, 1992, p. 35-70  [En ligne] DOI : https://doi.org/10.2307/40236012; « Vestigia ruris : Urban Rusticity in Virgil’s Georgics », Harvard Studies in Classical Philology, vol. 97, 1995, p. 197-214. Charles Segal, « Orpheus and the Fourth Georgic : Vergil on Nature and Civilization », The American Journal of Philology, vol. 87, no 3, 1966, p. 307-325 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.2307/292853. Bruno Sibona, « La Bugonia : du fort est sorti le doux, ou des origines infectes de la poésie (une relecture du mythe de la génération spontanée des abeilles dans le quatrième livre des Géorgiques de Virgile) », Pallas, no60, 2002, p. 345-361 [En ligne] URL : https://www.jstor.org/stable/43605458.

2 Rappelons ici la célèbre formule de I, 145-146 : labor omnia uicit / improbus, « le travail acharné vient à bout de tout ». Toutes les traductions de cet article sont personnelles, en vers libres sans ponctuation (ce sont les changements de vers qui indiquent les pauses syntaxiques), pour conserver une poéticité sans pour autant essayer d’imiter artificiellement l’hexamètre dactylique. L’édition utilisée est : Virgile, Géorgiques, texte établi et traduit par E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2012 [1er tirage : 1957]).

3 Sur l’aspect philosophique, voir notamment l’article récent d’A. Hardie, « Vergilius philosophus : Bees, the Divine, and the Roman Reception of Aristotle (Georgics 4.149-227) », American Journal of Philology, vol. 141, no 3, 2020, p. 381-419 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.1353/ajp.2020.0021.

4 « Le premier / moi / dans ma patrie / avec moi / pourvu que je vive assez / je rapporterai à mon retour / du sommet aonien / les Muses / Le premier / je te rapporterai / Mantoue / les palmes iduméennes / Et / dans la plaine verdoyante / je placerai un temple de marbre / au bord de l’eau / là où l’immense Mincius vagabonde en méandres paresseux / et abrite ses rives de tendre roseau » (III, 10-12).

5 Paris, Hatier, 1965 (1re édition : Paris, Seuil, « Écrivains de toujours », 1959), p. 60-61. J’ajoute la mise en gras et les sauts de lignes pour que le lecteur voie bien la division du livre, soulignée par J. Perret, en deux grandes parties, l’une « technique » (v. 8-148), l’autre consacrée à l’histoire d’Aristée (v. 281-558 ; les titres de ces deux parties sont de moi), encadrées par une introduction et une conclusion de longueur quasi égale.

6 Pour rendre visuellement plus claire encore la structuration dégagée et commentée par J. Perret, j’ai ajouté les sauts de lignes, placé en gras les lignes correspondant à l’introduction et à la conclusion et ajouté, en gras également, les lignes présentant les deux grandes parties du livre IV.

7 Je profite de cette remarque pour donner quelques références portant sur la réception ovidienne de notre passage : W. S. Anderson, « The Orpheus of Virgil and Ovid : flebile nescio quid », in Orpheus : the Metamorphosis of a Myth, J. Warden (dir.), Toronto, University of Toronto Press, 1982, p. 25-50 ; Andrea Cucchiarelli, « Fabula Galli (Ovidio, met. 10, 25-9) », Materiali e Discussioni per l’analisi dei testi classici, no 44, 2000, p. 211-215 [En ligne] DOI : https://doi.org/10.2307/40236158 ; Luciano Landolfi, « Ovidio, Aristeo e i “ritocchi” della bugonia (Fast. 1, 363-380) », Pan, no 21, 2003, p. 177-189 ; Cristina Martín Puente, « El episodio virgiliano de Aristeo y las Metamorfosis de Ovidio », Emérita, vol. 68, no 1, 2000, p. 141-148 [En ligne] DOI : http://dx.doi.org/10.3989/emerita.2000.v68.i1.164. Je rappelle également qu’Aristée est le père d’un des personnages les plus bouleversants des Métamorphoses, Actéon, et que c’est un élément de plus à prendre en compte dans la filiation qu’il peut y avoir entre le passage des Géorgiques étudié ici et les Métamorphoses d’Ovide.

8 Édition utilisée : Ovide, Les Métamorphoses, tome I (livres I-IV), texte établi et traduit par G. Lafaye, quatrième tirage de la huitième édition revue et corrigée par J. Fabre, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », 2007.

9 Je pense en particulier à Vertumne et me permets de renvoyer à mon article « Pomone et Vertumne (Métamorphoses, XIV, 623-771) ou le désir d’hybridité dans la métamorphose », in Ovide. Figures de l’hybride. Illustrations littéraires et figurées de l’esthétique ovidienne à travers les âges, Hélène Casanova-Robin (dir.), Paris, Honoré Champion, « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance européenne », 2009, p. 245-264. Voir aussi, sur le lien entre Virgile et Ovide en ce qui concerne le motif de la métamorphose, mon étude « Quid loquar […] ut mutatos […] narrauerit artus ? La métamorphose dans l’œuvre de Virgile, modèle et contre-modèle de la métamorphose ovidienne », in Virgiliennes. Hommages à Philippe Heuzé, Jackie Pigeaud (dir.), Paris, Les Belles Lettres, 2016, p. 163-189.

10 Jacqueline Dangel, « Orphée sous le regard de Virgile, Ovide et Sénèque : trois arts poétiques », Revue des Études Latines, no 77, 1999, p. 87-117, p. 87-88.

11 Cf. Rosa Maria Lucifora, « Aristeo, un Enea ante litteram ? : Pastori per aspera ad astra », Kleos, no 24, 2013, p. 217-239.

12 Édition utilisée : Virgile, Bucoliques, traduction d’E. de Saint-Denis, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en Poche », 2001.

Citer cet article

Référence électronique

Hélène VIAL, « L’apiculteur princeps de la littérature occidentale : Aristée entre poésie, politique et philosophie (Virgile, Géorgiques, IV, 281-558) », Sociopoétiques [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 18 octobre 2023, consulté le 21 novembre 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=1856

Auteur

Hélène VIAL

CELIS, Université Clermont Auvergne

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