Les deux réalisateurs macédoniens, Tamara Kotevska et Ljubomir Stefanov sont à l’origine du film Honeyland (2020). Un film qui s’affiche comme un documentaire tourné sur trois années et ayant nécessité 400 heures de rushes. C’est bien en tant que tel qu’il a été, et c’est une première, deux fois nommé aux oscars (dans les catégories du meilleur long métrage international et du meilleur long métrage documentaire) et a reçu le prix du jury au festival de Sundance. Pour autant, par son montage (sélection et ordonnancement concerté des scènes, concentration et réduction des multiples prises de vue sur un seul semestre, de la belle saison à l’hiver, d’un déploiement de couleurs au noir et blanc, de la vie à la mort et la résurrection), par ses effets esthétiques maîtrisés (alternance de plans larges en mouvement et de gros plans fixes, silhouettes en contre-jour symbolique, jeux d’ombre et de lumière), le documentaire transcende le factuel, recompose le réel et sa temporalité pour se faire œuvre d’art. Plus encore, il se fait fable, ou pour mieux dire parabole. À la mise en scène s’ajoute une mise en intrigue. L’héroïne du film, aux deux sens du terme, Hatidze, est une femme remarquable de 56 ans, au visage buriné, à la bouche édentée mais au sourire confondant.
Ayant en vain espéré un prince charmant, ou refusé le prince charmant sous la pression du père, elle vit seule avec sa vieille mère aveugle et impotente, dans un village de pierre abandonné et en ruine au fond d’une vallée perdue de Macédoine du Nord, sans électricité et sans eau courante. Elle est apicultrice et pratique son art dans la plus pure tradition, respectueuse de la nature et de ses dons miraculeux. Son prénom qui signifie « digne de confiance, respectueuse et respectée » est en soi tout un programme. Elle vit sa vie immuable. Mais pendant le tournage, l’irruption d’un événement majeur non anticipé – l’arrivée bruyante et destructrice d’une famille turque itinérante, avec camion et caravane, troupeau de vaches et de chèvres qui bouscule la vie et le programme d’action rituel de Hatidze – est saisie pour construire dans le présent atemporel une « tension narrative interne », au sens que lui donne Raphaël Baroni, et une épaisseur chronologique. « L’Univers comme tel n’a pas de sens. Il est silence. Personne n’a mis du Sens dans le monde, personne d’autre que nous », note Nancy Huston dans L’Espèce fabulatrice1. Elle ajoute que ce sens ne se déploie que dans le récit. En l’occurrence les cinéastes ont choisi de fictionnaliser et de narrativiser le réel autour de cet événement perturbateur qui rompt la continuité linéaire pour lui donner du sens et ainsi construire ce qu’on appellera une dramaturgie.
Entreprendre une action, c’est se heurter à une résistance potentielle, c’est prendre le risque d’échouer dans l’actualisation de son intention. Quand ce risque apparaît nul, quand on nage en pleine routine, il n’y a rien à raconter, le monde est absent, il n’y a pas événement, le temps est réduit à une simple répétition, à un éternel retour du « présent-absent ». Au contraire, lorsque l’action est menacée dans son accomplissement, lorsqu’elle est contrariée d’une manière ou d’une autre, lorsque l’on est amené à produire des pronostics incertains sur son succès ou son échec, alors l’événement devient sensible et la temporalité s’approfondit, nos pronostics luttent contre un futur écrasant de sa présence. […] Il se passe quelque chose et cela méritera peut-être d’être raconté2.
La tension narrative interne ainsi ménagée, crée chez le spectateur suspense, curiosité et surprise. Le film se présente alors comme une passion,
une forme de pathos qui met en lumière la « passivité » du sujet [en l’occurrence Hatidze], la dimension affective de son expérience. Non pas que cette « passivité » serait nécessairement opposée à une « activité » dans le sens où elle exclurait cette dernière : il s’agit bien plutôt de mettre l’accent sur le fait que l’intentionnalité, qui part du sujet et qui est dirigée vers l’objet, est ici inversée de sorte que l’on s’intéresse davantage à la résistance qu’oppose l’objet au « vouloir » et au « pouvoir » du sujet, que l’on se penche sur la manière dont cet objet affecte le sujet de diverses manières. C’est la relation entre l’agir et le pâtir qui [fait] l’objet d’une attention particulière […] Dans cette perspective, s’il est question d’action, cette dernière sera envisagée essentiellement comme une forme de réponse du sujet à une forme de crise qui l’affecte de l’extérieur3.
La narrativisation introduit une incertitude provisoire sur le destin de l’apicultrice « affectée de l’extérieur », et plus largement sur le destin de son univers hors du monde et du temps.
La mise en scène de l’indétermination du monde et/ou du devenir, c’est le lieu où l’action se représente dans son incertitude, le lieu où peuvent être explorées les obscurités du passé, du présent et du futur dans lesquelles s’enracinent nos angoisses et nos espoirs. Mais c’est aussi le lieu où le monde manifeste sa présence, son extériorité, où les actions apparaissent comme la réponse à une « crise », et les composantes de l’action ainsi que l’identité du sujet peuvent émerger à travers le temps, se détacher du fond aveuglant de nos routines quotidiennes4.
Certains critiques (Les Cahiers du cinéma) ont vu dans le film une fable écologiste édifiante. J’y vois pour ma part un conte passionnel et poignant sur la fin d’un monde.
L’apiculteur d’aujourd’hui, avec son habit de cosmonaute, ses gants, son casque ou son chapeau et son voile sur le visage, semble coupé du monde. De fait, il opère souvent seul et en silence, concentré sur ses gestes. Le silence, contraint, de l’apiculteur au travail en constitue le trait majeur. Il prend cependant chez Hatidze une toute autre dimension. C’est lui, sa texture, son épaisseur, sa symbolique, que je voudrais faire entendre et comprendre dans mon approche du film. Il « est la marque de l’excellence de toute activité qui œuvre dans l’intériorité pure 5» et l’activité d’Hatidze relève bien de cette catégorie.
Fig. 1 : L’ouverture de Honeyland.
Honeyland, un film de Ljubo Stefanof et Tamara Kotevska.
©TriceFilms.
L’ouverture de Honeyland est somptueuse et muette, somptueuse parce que muette : frêle silhouette perdue dans l’immensité du paysage, Hatidze, vêtue comme une abeille (fichu vert sur la tête, corsage jaune sur le torse et jupe tachetée de noir et marron) trace son chemin dans la vallée désertique, caressée par une lumière mordorée, un grand panier dans le dos6.
Elle grimpe, sans vertige, sur une falaise escarpée et rocheuse, descelle une pierre au-dessus du précipice pour recueillir à main nue, avec d’infinies précautions, des plaques de cire dans la colonie sauvage des abeilles. Quelques rayons à couvain sont transvasés dans la ruche d’élevage. Un moment de grâce absolue dont rend si bien compte ce poème de Jean-Vincent Verdonnet7
Chemin de terre suspendu
à la prophétie des abeilles
ou encore cet autre8 :
Attouchement sacré
de la paume et de la pierre
un dialogue se noue qui remonte à la nuit
de la peur et du feu
la montagne écoute et vacille
De fait, la musique très discrète du début du film disparaît. La montagne se tait et écoute, le bourdonnement des abeilles occupe désormais la bande-son. Hatidze est le silence, tous sens en éveil, les abeilles sont la musique. Autour d’elle, en écho à « L’écoute-silence » de Claude Roy9,
le silence dit
que le silence
écoute
couler la source du chant
Entre Hatidze et les abeilles s’instaure une communication non verbale qui est adhésion intense. Adriano Marchetti note que « l’interruption, l’instant d’arrêt, c’est l’appel à l’écoute éthique, esthétique et extatique de la voix des choses muettes de la même façon que dans la tragédie grecque on entend le silence des dieux dans la parole des hommes 10 ». « Le silence appelle une écoute sans hâte du bruissement du monde 11», une plénitude dans la contemplation de l’absolu, un accord muet avec l’univers, ce que nous voyons ici : les abeilles, qui ne s’y trompent pas, ne piquent pas les mains nues d’Hatidze. Et ce que ces mains caressantes extraient ressemble à de l’or.
Ce sublime moment convoque en moi un autre poème, « Palme » de Valéry12 :
Patience, patience
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
Cette apicultrice exceptionnelle est comme mue par une mystique païenne, en communion absolue avec le monde et ses merveilles. Pour la dire, point n’est besoin d’ajouter, en voix off, un commentaire aux images, qui parlent d’elles-mêmes. Point n’est besoin pour elle d’user du langage qui la distinguerait en tant qu’humaine. Redescendue au village dans le même silence, elle se livre alors à un rituel panthéiste : les bras tendus, elle offre au ciel et au soleil, pour leur rendre grâce, sa cueillette du jour enfermée dans la ruche artisanale portative et accompagne son geste d’un chant onomatopéique, mimétique du chant des abeilles, qui leur est destiné pour les remercier et les encourager à faire fructifier leur nouveau domicile. À l’unisson, celles qui s’échappent forment une couronne musicale autour de la tête d’Hatidze : un chant du monde à deux voix.
Fig. 2 : Hatidze l’apicultrice.
Honeyland, un film de Ljubo Stefanof et Tamara Kotevska.
©TriceFilms.
La caméra se fixe ensuite sur son visage contemplatif ou extatique.
Fig.3 : « La caméra se fixe ensuite sur son visage contemplatif ou extatique ».
Honeyland, un film de Ljubo Stefanof et Tamara Kotevska.
©TriceFilms.
L’on verra plus tard que l’apicultrice ne cultive pas seulement son miel dans ses ruches coniques en vannerie, selon la tradition la plus ancienne, mais possède aussi ses abeilles, qu’on dira sauvages-domestiquées, cachées derrière la pierre d’une maison en ruine. Le rituel respectueux de cueillette est immuable : prendre la moitié du miel pour elle, en laisser la moitié pour les abeilles (condition essentielle à leur survie en hiver). Un partage muet lui aussi. L’objectif affiché des réalisateurs est bien de « provoquer chez les gens un changement de point de vue, [de] leur rappeler ce qu’ils savent déjà de la relation entre la nature et l’humanité » et l’intégralité du film a été orientée dans ce sens.
La parole, propriété et exclusivité de l’humain, est rare dans le film. Elle prend néanmoins trois formes. La première est précisément d’être le vecteur d’un sentiment d’humanité profonde. Elle est, dans la salle sombre de la masure, un moyen de communication entre la fille protectrice et sa mère mourante. Entre elles se noue un dialogue dense, quasi théâtral, qui semble ne pas être dérangé par la caméra, un dialogue réitéré et sublimé par l’éclairage aux bougies qui rappelle Georges de La Tour. Mais échanges de regards et gestes affectueux valent plus encore que les mots dans les scènes de l’intimité. Avec les abeilles comme avec sa mère, Hatidze noue le même type de relations. Elle ne fait qu’un avec les abeilles, comme avec sa mère.
La petite femme habillée d’un jaune éclatant est elle aussi une abeille travailleuse, s’affairant avec délicatesse et prenant soin de la reine mère, endormie au fond de cette maison exigüe aux murs ambrés, semblable à une ruche. Comme les abeilles, elle danse et chante dans la lueur resplendissante du soleil. Comme les abeilles, elle vit au rythme des saisons, profite de l’été pour travailler et résiste à la rudesse de l’hiver. Et comme les abeilles, quand la reine décédera, elle reprendra son envol pour trouver une autre colonie, une autre ruche, là-haut, dans la montagne dont elle seule connaît les sentiers escarpés. Et le cycle reprendra. Encore. Toujours. Éternellement13.
La parole âpre de la négociation n’est quant à elle guère utilisée qu’en ville, lorsque Hatidze doit se rendre à Skopje (à seulement 20 km de chez elle, quand on imagine qu’elle est perdue dans le désert) pour tenter de vendre son miel. Les mots servent à vanter la qualité exceptionnelle de sa production mais ils échouent à convaincre : la valeur marchande de son produit naturel et rare n’est pas reconnue chez l’acheteur potentiel du marché, qui fixe ses prix à la baisse. Lui restera de quoi néanmoins acheter des bananes, un éventail pour rafraichir sa mère, et un shampooing colorant châtain, Casting de L’Oréal, histoire sans doute de parfaire sa silhouette d’abeille des pieds à la tête ou de se préparer à l’arrivée du prince charmant.
La parole agressive, vindicative, bien proche du bruit, du cri ou du hurlement animal, arrive quant à elle soudainement dans l’univers paisible d’Hatidze avec la famille nomade envahissante (deux adultes, sept enfants) et son grand troupeau dont personne ne sait manifestement s’occuper avec respect. Hatidze les accueille d’abord avec sourire et attention, materne les enfants comme elle materne sa mère et les abeilles. Avec la même tendresse. Mais l’arrivée de la famille ressemble très vite à une attaque de frelons. Le père, sur qui repose la survie des siens, se comporte malgré lui en prédateur de la nature. Sans doute plus malheureux qu’Hatidze parce qu’il ne peut jouir de la communion avec l’univers, il finit par s’emparer du « royaume du miel ». Il découvre vite le profit qu’il peut tirer de la vente du miel (« Tu les vends combien au kilo ? »). Il achète donc en kit le matériel sophistiqué nécessaire pour établir ses propres ruches mais il n’a ni le respect de la nature ni la technique pour conduire efficacement son entreprise. Enfants et père se font piquer et n’osent approcher de trop près les ruches. Aucun ne compte respecter la règle de vie et de survie de Hatitze : ne prélever que la moitié de la récolte. Poussé par le goût de l’argent et un acheteur impitoyable qui en veut toujours plus, le père épuise la totalité de ses ruches, ce qui a pour effet collatéral de détruire les colonies d’Hatidze. Dans un dernier élan destructeur de l’écosystème, le père met le feu aux herbes pour faire de l’espace, détruisant ainsi les sources nourricières des abeilles, puis s’attaque à la tronçonneuse aux nids sauvages d’abeilles dans les arbres environnants. Hatidze est plongée dans un profond désespoir. Parallèlement, le troupeau mal soigné se désagrège (cinquante veaux meurent). Le désastre est total. Hatidze oblige la famille à quitter les lieux. En bonne transmetteuse des traditions séculaires, elle avait pourtant pris la peine d’initier un des garçons à sa méthode, non intrusive, ce qui nous vaut la reproduction à l’identique de la scène sublime et muette initiale dans la montagne. Mais le garçon n’a pu faire entendre le message dans la famille. Au bout du compte, Hatidze semble bien devoir n’être que la dernière de son espèce : où trouver encore une telle eurythmie et une telle accordance d’âme entre une pauvre femme et les abeilles, à l’image de cette très belle scène où on les voit se désaltérer à la même eau, ou cette autre où Hatidze prend soin de sauver de la noyade une petite abeille solitaire ? Comme elle le dit au jeune garçon qui lui a prêté écoute : « si j’avais un fils, ce serait différent, mais je n’en ai pas ».
L’on retrouve Hatidze plus tard, précisément seule. La saison froide est arrivée. On la surprend donner tout son amour du monde à un petit chat égaré et dans son regard perdu se lit sa détresse. La neige tombe. Symboliquement la pellicule perd de ses couleurs : le blanc gris de la neige et du ciel, le noir des arbres morts et des pierres dominent. Hatidze, vêtue elle aussi d’un long manteau noir, affiche néanmoins désormais un magnifique turban rouge vif qui magnifie son allure et la transfigure. La mère, soignée jusqu’à son dernier soupir, meurt : « Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi, je me suis consumée mais je ne t’aurais jamais abandonnée », lui dit-elle. Suit un plan d’un noir d’encre où les crêtes des montagnes environnantes se devinent à peine dans le ciel, et où seule s’aperçoit une lune ronde et dorée, parfaitement centrée, qui fait figure d’apparition surnaturelle. Au plan suivant, Hatidze en pleurs court avec une torche brûlante dans la nuit noire pour chasser les démons. Ultime manifestation du paganisme. Puis, on la voit tenter de capter les bruits de la civilisation avec un vieux poste et finalement reprendre le chemin initial de la crête montagneuse pour trouver derrière la pierre soulevée au début du film un rayon de miel, ultime cadeau des abeilles, qu’elle partage avec délectation, sensualité et bonheur avec son chien. Sans qu’un mot soit prononcé : « Le vrai contact entre les êtres ne s’établit que par la présence muette, par l’apparente non-communication, par l’échange mystérieux et sans paroles qui ressemble à la prière intérieure14 ».
Fig.4. : Hatidze et son chien.
Honeyland, un film de Ljubo Stefanof et Tamara Kotevska.
©TriceFilms.
La bande-son discrète du début du film revient en ce point comme pour signaler la similitude des scènes initiale et finale et la clôture du récit. La musique, l’avenir, la douceur de vivre ne sont décidément pas dans la civilisation mais dans la contrée âpre, désolée et coupée de tout qu’habite Hatidze, où les abeilles sont ses maitresses et ses alliées, le sucre qui coule dans son sang. Le film s’achève sur son visage saisi en gros plan qui semble regarder quelque chose au loin qui aurait des airs d’avenir. Comme l’a dit la mère avant de mourir : « Le printemps va revenir ». À moins qu’il ne s’agisse de « rentrer en soi », pour « y percevoir un silence aussi ancien que l’être, plus ancien même – le silence antérieur au temps15. »