Le poème de Jacques Dupin1 (1927-2012) cherche à habiter la langue et le monde, en une « voix, à fleur de terre ou sortant du puits, [qui] désigne le chemin de la vérité et de la vie2 ». L’écriture de Jacques Dupin s’ancre dans le monde élémentaire jusqu’à en absorber la nature, parfois fluide, parfois rugueuse, par le biais d’une contamination entre les matières. Ainsi le poème devient-il chemin caillouteux, sente grimpante dans la colline, filet rongé par les rats, toile enduite de projections de couleur ou encore essaim soigné par le poète.
Les motifs liés au monde de l’apiculture apparaissent tôt dans la poésie de Jacques Dupin, dès la fin des années 1950 dans une suite de poèmes en prose intitulée « À l’aplomb » publiée dans le recueil Gravir en 19633, mais en constituant un élément ponctuel parmi tant d’autres qui font surgir dans le poème les composantes du monde du dehors, au même titre que les oiseaux, les libellules, les crapauds, les serpents, les chèvres, les chiens, mais aussi le laboureur, le pêcheur, le berger…, éclats d’un univers naturel avec le quotidien duquel le poète écrit directement, ayant grandi en Ardèche dès sa naissance en 1927, et restant attaché au Sud ardéchois puis pyrénéen de la France tout au long de sa vie.
Ce n’est qu’en 1995, dans une suite de huit poèmes en vers libres intitulée « Impromptu » et illustrée par le peintre espagnol José Maria Sicilia, d’abord publiée par Michael Woolworth en 1995 puis dans le recueil Le Grésil en 1996 chez P.O.L., que le thème prend de l’ampleur pour fournir le support et le modèle de l’écriture poétique. Il alimente à nouveau l’écriture de la suite de douze poèmes en prose intitulée « L’ongle du serpent » publiée en 2000 dans la revue Strates4 puis, remodelée, enrichie et redéployée en vingt-quatre poèmes, dans le recueil Écart paru chez P.O.L. La présence du thème ne connaît ensuite plus que quelques apparitions sporadiques, notamment dans la suite de poèmes intitulée « La mèche5 » parue l’année de la disparition de Dupin, en 2012, reprise de façon posthume dans Discorde6. Cette recension des quelques apparitions de la figure de l’apiculteur conduit à se demander pour quelles raisons, et sous quelles modalités, la figure de l’apiculteur surgit de manière ponctuelle, éphémère mais intense, dans la poésie de Dupin pour être ensuite abandonnée.
Jacques Dupin est également éditeur aux Éditions de la Galerie Maeght à Paris, entre 1956 et 1981, puis aux Éditions de la Galerie Maeght-Lelong puis Lelong qu’il co-fonde avec Daniel Lelong et Jean Frémon en 1981. Cette activité professionnelle, qui le plonge au sein d’un « travail de ruche7 » selon ses propres dires, le conduit aussi à éditer et à rédiger de nombreux textes de critique d’art, des monographies, des catalogues d’expositions, des lithographies, des livres de poèmes illustrés. C’est dans le cadre de cette activité éditoriale et critique qu’il commente la peinture d’Antoni Tàpies, notamment dans un article qui s’intitule « Le temps incorporé » publié dans Matière d’infini en 2005 et qui évoque une « célébration du miel8 ».
Par conséquent, « Impromptu », « L’ongle du serpent » et « Le temps incorporé » composent un corpus hybride, poétique et critique, servant de support à l’étude de la figure de l’apiculteur et des éléments afférents de l’abeille, du miel, de l’essaim, de la ruche, chez Jacques Dupin.
En conduisant le poète « De la piqûre désirée à la glu du piège, à l’infini translucide du miel », la figure et l’activité de l’apiculteur permettent de penser celles du poète, ainsi que le travail de l’écriture et du geste de création : quel savoir cette figure nous délivre-t-elle sur le langage, la pratique poétique et le geste artistique ? Pour quelles raisons Jacques Dupin a-t-il récupéré cette figure de l’apiculteur ? Cette figure, qui incarne une approche artisanale du monde animal et végétal, et qui véhicule un savoir-faire attentif à la matière, incarne une posture poétique jusqu’à contaminer la langue et le poème : quelles valeurs, attachées à cette figure dans notre imaginaire social, le poète met-il alors en œuvre ? Qu’apporte à l’écriture et au poème la convocation de cette figure ? À rebours, en quoi la parole poétique influe-t-elle sur notre représentation de cette figure de l’apiculteur et du monde du miel ?
En premier lieu, l’apiculteur partage une expérience et un savoir avec le poète qui en vient à « désirer la piqûre » de l’abeille. D’autre part, sa présence dans les mots suscite un renouveau du lyrisme qui transforme le poème en bourdonnement d’abeilles dont le poète serait le chef d’orchestre en gouvernant un travail de ruche. Enfin, il tend un miroir critique et moral au poète, dans une perspective métapoétique qui interroge le poème en train de surgir pour éviter d’être pris à « la glu du piège » : cela conduit au partage d’un ethos de l’apiculteur au poète permettant de découvrir, à travers « l’infini translucide du miel », la vraie valeur de la poésie et de l’art.
Culture de la matière et saisie du monde
Éveiller et savourer la matière du monde
La figure de l’apiculteur est convoquée par Jacques Dupin en vertu de sa portée sensorielle, pragmatique et épistémologique : l’apiculteur, tel qu’il est présenté dans les suites poétiques « Impromptu » et « L’ongle du serpent », partage l’expérience sensible de sa présence au monde. En effet, l’apiculteur comme le poète sont des éveilleurs de la matière du monde ; tous deux tirent profit de leur connaissance de la matière avec ses couleurs et sa texture qui attisent la sensorialité, pour permettre une expérience immédiate du monde, ce dont témoigne le poème. Sous la conduite inspirante du geste de l’apiculteur, le poète tient son écriture à fleur du monde réel, si bien qu’il devient lui aussi un peu apiculteur, de façon métaphorique, par exemple dans le premier alinéa de « L’ongle du serpent » :
Offrande illimitée de fleurs à l’entêté vrombissement d’une minuscule forteresse volante. Fuseaux bleus des lavandes contre le bleu de l’air. Échancrure de parfums. Arôme unique pour une abeille qui est mille, pour mille abeilles qui ne sont qu’une seule vibration de l’air et de la chaleur. Un seul voyage zigzagant dans l’ivresse de la succion9.
Recréation des perceptions communes à l’apiculteur et au poète, « L’ongle du serpent » évoque, au sens étymologique du terme, le mouvement des abeilles en train de butiner des fleurs, et communique « l’ivresse » de la sensation à travers un matérialisme verbal. Grâce à la description synesthésique du mouvement des abeilles qui livre la jouissance dense et immédiate du monde apicole, l’humble et l’infime prennent la dimension de la merveille, dont la valeur extraordinaire est exaltée par le langage poétique qui rassemble des domaines éloignés grâce à l’association de termes issus de perceptions différentes comme la vue et l’odorat dans le groupe nominal « l’échancrure des parfums », et par la multiplication des pluriels et des expressions oxymoriques ou chiasmiques comme « minuscule forteresse », « forteresse volante », « unique » et « mille » ou encore « unique-mille-mille-seule ». Ainsi, la chair du langage assimile les figures du poète et de l’apiculteur par le biais de la fusion de leurs sensations, et fait vivre le poète-apiculteur au rythme du monde et des sensations tout en favorisant une attitude contemplative qui conduit vers la conscience de soi et du monde.
En un absolu de présence, le poème met en lumière ce qu’il faut voir et sentir dans le réel en suivant les sensations du poète qui devient, sous la conduite de l’apiculteur lui-même instruit par les abeilles, le guide initiant le lecteur au contact avec le monde. Le rendu direct de la sensation déclenchée par le monde apicole est favorisé par un cratylisme fugitif mais efficace rappelant l’association ancienne de l’abeille et du Verbe dans notre imaginaire nourri de l’ancien monde grec, égyptien et hindou.
La méticulosité et la sensualité du geste de l’apiculteur semblent informer le poème devenu témoin de nos représentations de l’apiculteur ; en un processus de transfert spongieux, ces deux qualités contaminent l’écriture du poète, tissant la trame imaginaire d’un manuscrit écrit à quatre mains par le poète et l’apiculteur invité dans le poème, ce que concrétise par exemple le travail mené en commun par Jacques Dupin et le peintre José Maria Sicilia pour « Impromptu » édité par Michael Woolworth en 199510. On retrouve d’ailleurs chez ce peintre une même attention à la matière, notamment dans son ensemble « Sanlucar de Barrameda » (dans lequel il reproduit, sur un papier mêlé d’huile et de cire, des abeilles en train de butiner la matière des textes), chez lequel, comme le note Yves Peyré, une approche sensuelle conduit à une saisie ontologique et spirituelle de la matière :
Le piège de la cire est l’arme privilégiée de Sicilia : dans ces transparences s’incrustent des formes, sur sa surface, au gré des plis et des parties lisses, se maculent des présences. Construction sensuelle et translucide, chaque prise est une approche de l’être. […] Des écritures lointaines remontent d’un passé médiéval, des insectes géants tombent en éternité, des empreintes de doigts, des lacis et des courbes obligent à reconsidérer l’échelle même de la réalité. Ce travail d’alchimiste tend à convertir la matière en une spiritualité dansante et vaporeuse. Peu de démarches sont aujourd’hui aussi respectueuses du faire, des traditions livresques, poétiques, philosophiques, artisanales, et en même temps aussi radicalement modernes que celle poursuivie inlassablement – avec rigueur et inventivité – par Sicilia, pour toujours plus de poésie accordée au visible11.
De plus, l’assimilation du corps féminin à celui de la fleur butinée par l’abeille érotise ce rapport du poète-apiculteur aux composantes élémentaires du monde. Par exemple, au sixième alinéa de « L’ongle du serpent », le rite sacré de « la cérémonie du miel » est assimilé à la rencontre charnelle du corps féminin :
[…] La cérémonie du miel, c’est encore l’éloge du sein, de l’aréole roussie et de la pointe dressée, de l’ombilic de la guerrière, de l’inflexion de sa hanche, de l’humidité de sa fente, de la rotondité de la terre et de la circularité de l’orgasme qui secoue, qui soulève le champ de fleurs12.
La cérémonie mellifère et érotique provoque un souffle alimenté par la dissolution des limites et des entraves, ce qui lui offre légèreté, joie et énergie à travers la conjonction de l’écriture, de l’espace et du corps féminin. Le pouvoir de l’apiculteur consiste en une transmutation, ici imagée par la sensualité et la fécondité liées à l’ouverture du corps féminin aux dimensions infinies de l’espace, transmutation qui devient visible dans l’élan de la phrase suscité par la juxtaposition des syntagmes prépositionnels complétant « l’éloge », et qui métaphorise celle du travail de l’écriture poétique apte à transformer le monde en poème.
C’est notamment pour cette dimension cosmique que la figure de l’apiculteur surgit dans la poésie de Dupin à la fin des années 1990, au moment où d’autres poèmes témoignent de la difficulté du poète à appréhender le dehors à travers une écriture qui se trouve souvent hantée par la peur, l’immonde et la fatalité du temps, par exemple dans les recueils Échancré et Le Grésil. Le poème s’impose dès lors comme un absolu de présence à l’indéniable portée cathartique et apotropaïque, rappelant et illuminant ce qu’il faut voir et sentir dans le réel, tout en s’y enracinant, et promettant une rencontre fusionnelle à valeur ontologique du sujet, du langage et du monde, ce que permet justement le détour par la figure de l’apiculteur apposée à celle du poète : s’extraire de soi permet, de la sorte, de (mieux) revenir à soi et au sens accordé à l’existence.
Exalter et prolonger l’éphémère
L’invitation du geste de l’apiculteur dans le poème est aussi un moyen de partager son rapport au temps en s’ancrant dans un temps hors du temps, où l’éphémère recèle la force d’une durée étirée. En effet, le travail concentré de l’apiculteur, entre les mois d’avril et de juillet, engendre la production du miel, matière connue pour sa résistance au pourrissement et au passage du temps. Surgit l’idéal d’une forme pleine et concentrée du temps, imagée par la condensation du poème en prose suscitée par l’agglutination des mots dans des alinéas resserrés et réguliers, à l’image des abeilles agglutinées dans l’essaim. Cette image de condensation, qui souligne l’aptitude de l’abeille à une forme de synthèse sensorielle, spatiale et temporelle, suscite une intensité poétique qui la grave dans notre imaginaire, et qui alimente l’écriture dupinienne où le poète se rêve en apiculteur :
Je coupe chaque été un arpent de lavandes en fleurs. Je tranche à la faucille des centaines de tiges qui portent des milliers d’abeilles. Elles cèdent le territoire sans broncher. Elles se retirent à mesure qu’avance la lame. […]
… et comme le suspens, et la tombée d’une goutte de rosée, d’une goutte de sperme au cœur de la fleur – et dans le cloisonnement des chambres du gâteau de cire, le château des abeilles éprises et fourbues […]13.
Cette condensation du temps s’obtient grâce à un combat contre les abeilles à chasser, qui figure le corps-à-corps du poète avec les mots, ce qui lui offre une nouvelle façon de féconder la langue grâce à une poétique de la rupture. Par l’image du saccage (« coupe », « tranche «), le poète renouvelle le motif de la décapitation, fréquent dans son œuvre, où la tête, symbole de la pensée et du pouvoir, comme chez Guillaume Apollinaire ou Stéphane Mallarmé, est abolie dans le meurtre politique des représentants de l’autorité. Il s’agit d’éliminer le pouvoir en place (occupé par les abeilles qui ont investi le « territoire ») pour s’emparer du pouvoir de la langue et faire jaillir la parole, ce que formule cet art poétique imagé et concrétisé par l’évocation du geste de l’apiculteur. La violence, souvent associée au travail de l’apiculteur pouvant être perçu comme un pillage, se retourne par conséquent en une force de germination, alimentée par la « lame » de la langue-faucille, ce qui permet à l’apiculteur comme au poète de recouvrir la maîtrise de leurs territoires respectifs : celui du champ de lavandes, celui de l’espace de la page. Ce recours à la violence correspond aussi à l’exaltation de l’énergie vitale d’un temps primordial qui incruste dans le poème l’image de l’archétype archaïque ouvrant à une régénération épiphanique.
L’accès à ce temps hors du temps commun est concrétisé sur la page par la présence des points de suspension à l’ouverture du second alinéa. Ceux-ci ont été ajoutés par Dupin dans la publication du poème en recueil : ils étaient absents de la version parue dans la revue Strates, où l’alinéa commençait par un simple blanc typographique ; le « suspens » mentionné a donc investi l’espace vide initial comme pour visualiser les grains de temps, figurant les « gouttes » des substances évoquées et matérialisant sur la page le temps nécessaire au travail apicole, lequel s’accorde au monde où chaque geste, de manière dialectique, étire son potentiel pour tendre vers une durée riche de promesses d’un temps autre. Comme en un contre-don, le poème offre une mémoire longue à l’apiculteur puisque l’inscription des mots sur la page remédie à l’éphémérité de son geste. De plus, la répétition d’un geste ancestral et archaïque inscrit le poème dans un temps autre, loin de la temporalité d’une société mécanisée et soumise à la rentabilité. La répétition suscite aussi l’image d’une circularité rassurante, qui rappelle à l’homme ses racines (comme le suggère peut-être le rapprochement entre le « miel », la « rosée » et le « sperme »), ainsi que son ancrage dans un temps primordial fondateur commun à l’apiculteur et au poète. L’abeille elle-même renforce cette tension vers un temps autre, en vertu de son pouvoir à incarner le vieux rêve d’une présence invisible, puisque, comme le résume André Siganos, cette « apparition soudaine et imprévue en n’importe quel lieu, sous la forme d’un double toujours parfait, (réalise) le don de l’ubiquité, victoire sur l’espace et le temps que nous rêvons d’obtenir14 ». Cet étirement de l’éphémère offert par le combat contre les abeilles s’enrichit de l’image de la récolte du miel, merveilleux don investi de la lenteur, belle et sacrée, du goutte-à-goutte de la « rosée ».
La suite de poèmes « Impromptu », dans le recueil Le Grésil (1996) file cette métaphore du poète qui récolte le miel de la langue des mots devenus abeilles volant sur la page :
Abeilles ouvreuses
plus éprises qu’affamées
obéissant à leur ciel à leur dard
à la béance aussi bien
de la phrase écartelée15
[…] je les chasse les
affame
coupant la lavande en juillet16
Elles
sont là parmi le jasmin
de ma porte
et l’obliquité du soir
odorantes par effraction
ellipse du vol perte du sens
perçant le vitrage de l’atelier des cires
et les mots encore indistincts17
Le poète recueille et exalte la saveur de l’instant grâce à l’ouverture suscitée par la désarticulation de la phrase et figurée par l’insertion des blancs typographiques dans le texte. La présence des abeilles témoigne d’un hic et nunc pleinement là, envié par le poète, et dont le concentré s’étire paradoxalement de manière durative, comme le suggère la portée à la fois généralisante et itérative du présent de l’indicatif des verbes « elles sont là » et « je les chasse je les affame », au seuil d’un futur à venir avec des « mots encore indistincts ». Ainsi, le poème témoigne de l’exaltation d’un moment gagnant son atemporalité, conduit par les abeilles « ouvreuses » qui représentent des abeilles de tête, guidant l’essaim, et qui rappellent les abeilles ouvrières qui exécutent les tâches nécessaires au bon fonctionnement de la ruche. Ainsi le poème naît-il d’un partage de territoire, à la fois matériel, spatial et temporel, entre l’apiculteur et le poète.
En témoigne le livre d’artiste « Impromptu », pour lequel le peintre José Maria Sicilia travaille sans plan ni dessin préalable hormis la préparation des conditions de réalisation matérielle de l’œuvre, exploitant la fécondité du geste naissant dans l’instant. Sur ces lithographies, les touches de couleur éclatées pénètrent le texte dupinien en jouant des effets de transparence offerts par l’encre, et acquièrent une dimension suspensive, comme le dit le peintre dans un entretien avec Xavier Girard :
Les abeilles sont à la fois lumineuses et obscures. Elles travaillent dans l’obscurité incandescente de la ruche. La cire qu’elles fabriquent est un peu de cette lumière coagulée ; les couleurs y sont en suspension. Dans la cire, les choses sont simplement là, en attente. La cire apprend à faire les choses sans les faire. Elle apprend à ne pas vouloir. C’est un travail qu’on ne fait pas. Le résultat n’est pas à voir mais à découvrir peu à peu18.
L’interpénétration des trois créations, de l’apiculteur, du poète et du peintre, suscite ainsi une cosmogonie nourrie de la vie organique et touchant à un temps autre, sans pourtant se départir de l’inquiétude qui habite nos existences, en un dualisme frappant comme le rappellent Pierre-Henri et François Tavoillot dans leur histoire de la culture occidentale à travers l’abeille :
L’abeille – telle est sa fonction philosophique – nous présente le rêve d’une harmonisation effective de la petitesse et de la grandeur, de l’humilité et de la puissance. C’est à ce miel subtil et consolant que le philosophe aime à se nourrir en oubliant parfois qu’il ne fait que projeter dans la nature le fruit de son autoréflexion inquiète19.
Quand le poète devient chef de chœur grâce à l’apiculteur
De l’imitation à la suscitation du chant
La récupération de la figure de l’apiculteur par le poète joue également un rôle dans le cadre du surgissement du poème, comme si le poète pouvait devenir le chef d’orchestre des mots-abeilles pour en préserver le chant.
Ainsi, dans « L’ongle du serpent », la prose du poème semble suivre et susciter le mouvement et le bourdonnement des abeilles, comme si la langue poétique rendait compte de la réalité du phénomène sonore qui est aussi son avant-texte ou son patron musical, comme dans le premier alinéa de « L’ongle du serpent » :
Offrande illimitée de fleurs à l’entêté vrombissement d’une minuscule forteresse volante. Fuseaux bleus des lavandes contre le bleu de l’air. Échancrure de parfums. Arôme unique pour une abeille qui est mille, pour mille abeilles qui ne sont qu’une seule vibration de l’air et de la chaleur. Un seul voyage zigzagant dans l’ivresse de la succion20.
Incrustant le bourdonnement des abeilles dans le poème, les allitérations en fricatives [f], [v] et [r] des mots « offrande », « fleurs », « vrombissement », « forteresse », « volante », « fuseaux », « lavandes », « parfums », « vibration » et « ivresse » insèrent un mouvement de continuité et d’étirement des sons, comme pour donner à entendre le chant des abeilles faisant chœur, tout en l’inscrivant dans un infini temporel. André Siganos rappelle d’ailleurs que le « bourdonnement est pensé comme venu du fond des âges, invariable et éternel21 ». Dans la dernière phrase, le rythme régulier de la succession de deux octosyllabes blancs (« un seul voyage zigzagant » « dans l’ivresse de la succion ») souligne la solennité de l’infime évènement décrit, tout en nous faisant éprouver son rythme dans une prose qui s’accorde au rythme du monde : le poème se fait chant du monde, à travers la musicale présence de ses minuscules habitants.
Le mouvement d’« entêté vrombissement » des abeilles provoque la vibration de l’air qui est associée à une forme d’investissement du chant par le poète, ainsi conduit à « habit[er] sa voix22 » et à trouver sa propre vibration sonore et musicale. Le bourdonnement des abeilles inspire le « grondement23 » des poèmes et le « tremblement de la langue24 », permettant de préserver une forme de chant dans le poème tout en renouvelant sa nature dans le cadre de la lutte dupinienne contre un lyrisme traditionnel. Ce chant se refuse au subjectivisme et à l’emphase pour leur préférer une voix discrète, rocailleuse, au rythme de plus en plus saccadé. C’est pourquoi, pour continuer à écrire, il faut, paradoxalement, « désirer » la piqûre de l’abeille, car elle promet le contact intense avec le monde du dehors25, qui fait advenir le poème à condition que le poète sache devenir apiculteur et « se coule[r] dans la carlingue la plus fragile, de fleur en fleur » :
Une coulée de miel sur un papier de Chine, avec des feuilles d’érable encollées et une partition de chiffres qui dénombrent les coups tirés, ou les étoiles invisibles. Je me coule dans la carlingue la plus fragile, de fleur en fleur. De la piqûre désirée à la glu du piège, à l’infini translucide du miel, ou du vernis. La nuit tombée, un éclair de chaleur nous sépare. Et casse le fil…26
Dans cette version finale du poème, le participe passé « désirée » remplace l’adjectif qualificatif « imprévisible » qui était prévu dans sa première version parue en revue (« De la piqûre imprévisible, à la glu du piège, à l’infini translucide du miel27 »). En passant de « la piqûre imprévisible » à « la piqûre désirée », le poète devient acteur du processus de jaillissement du poème, obtenu grâce à sa tension vers la piqûre qui n’est plus subie, mais alimentée par la tension du désir : il s’agit en réalité de la promesse de la création poétique suscitée par l’élan du geste porté vers le dehors, y compris dans la souffrance de la piqûre, rappelant que le poème, comme le métier de l’apiculteur, nécessite un entier engagement de l’être.
Ce bourdonnement des abeilles est aussi évoqué dans « Impromptu », préfigurant, et même suscitant, la montée des mots et du poème, et permettant l’advenue de l’ineffable et de l’indicible :
Ce qui ne se dit pas
se donne
s’enfonce et resurgit
donne à glisser à se fondre
donne et ne fixe rien28
En effet, le geste commun à l’apiculteur et au poète fait naître le poème d’« Impromptu » sous les yeux du lecteur en raison de la performativité de la parole poétique qui, sous l’effet de la danse des mots-abeilles sur la page, forme comme un assemblage de rayons de miel accueillis au sein du poème dont la forme grillagée et espacée est rappelée par celle du poème. L’écriture poétique se voit ainsi contaminée par l’activité de l’apiculteur. En effet, le poète recrée la danse de l’abeille sur la page en défaisant l’horizontalité du poème au profit d’une verticalité exploratoire de la page, elle-même actualisée dans le lexique de l’apparition et de la disparition : l’évocation de l’abeille permet au poète de renouveler l’inscription du poème sur la page, en éclatant l’essaim des mots agglutinés en de multiples échappées. La disposition des mots déjoue aussi la linéarité de la syntaxe au profit d’un renouveau formel du poème qui combat le figement de sa forme. La violence du geste poétique sur la page duplique celle du geste pilleur de l’apiculteur, et permet la suscitation du poème-miel, tout en soulignant la vanité de la tâche puisque cela « ne fixe rien ».
Cette spatialisation du poème, évoquant la danse des mots-abeilles, suscite un rythme qui renforce la scansion des mots, dans le septième poème d’« Impromptu » : l’irrégularité du rythme accentuel préserve du figement du chant. La dissymétrie des temps bancals ou syncopés vivifie le rythme en le heurtant de saccades proches d’appogiatures29 musicales :
Elles
sont là parmi le jasmin
de ma porte
et l’obliquité du soir
odorantes par effraction
ellipse du vol perte du sens
perçant le vitrage de l’atelier des cires
et les mots encore indistincts30
Il met aussi en lumière, dans le bourdonnement des mots-abeilles, les variations sonores sifflantes et nasalisées des mots « sont », « jasmin », « odorantes », « effraction », « sens », « perçant », « indistincts », où les échos phoniques [ɔ̃], [ɛ̃] et [ã] soutiennent, par une harmonie sonore, le chant du poète, dans une perspective quasi illustrative qui transforme le poète-apiculteur en compositeur et en chef d’orchestre du peuple des abeilles en train de jouer leur partition.
Portrait de l’abeille en modèle poétique
L’abeille elle-même devient dès lors un motif et un modèle poétiques dont le poète s’inspire : incarnant le rythme du langage, elle est investie d’un pouvoir lyrique. Le rêve d’une partition polyphonique, qui fusionnerait les chants du poète et des abeilles, ou dans laquelle l’abeille prendrait le relais du poète pour lutter contre l’aphasie de sa gorge et l’aporie de sa parole, permettrait de revenir à l’idée de chant, en une sorte de « contre-chant » polyphonique et panthéiste qui permettrait la survie du poème sans cesser de questionner, au sein même du poème, la nature du chant et le pouvoir du poète. Cette dimension métapoétique, qui interroge le surgissement du langage et la composition du poème, prend sa source dans la complétude du langage de l’abeille, dont l’apiculteur pourrait s’arroger le pouvoir en la gouvernant. Le relais de l’abeille instaure un processus de décalage du chant, typique de la poétique de l’écart et de la bifurcation pratiquée par Dupin, qui permet le sauvetage du poème sans cela réduit à la disparition ou au figement, sauvetage néanmoins éphémère puisque le poète sera réduit, en 2010, à reconnaître la vanité du chant poétique :
Rien n’écrit
j’ai beau consonnifier la syllabe
et syntagmer le cri en ut […]
rien n’écrit, ni cri ni fleur […]31
L’insecte sera encore associé par Dupin à l’idéal de l’écriture poétique dans un poème de « La mèche » :
N’ayant rien à dire […]
étant sous le charme
de la vibration d’un peuple
de guêpes
avant de tomber dans l’assiette de l’air
sur une lèvre éclatée […]32
Ici, la vibration du bourdonnement des guêpes séduit le poète réduit, en raison du manque d’inspiration, à la chute dans une matière dure et compacte qui englue le chant et qui éclate la parole. Le nom « charme », qui renvoie à la déférence du poète pour ce chant magique et incantatoire des guêpes, véhicule aussi son sens étymologique de carmen qui désigne une parole enchanteresse ; dès lors, la guêpe serait meilleure poète que le poète lui-même. Dans cet exemple faisant fi de la différence entomologique, l’abeille devient une guêpe33, dont on peut rappeler qu’elle se nourrit de petits insectes comme les araignées ; or, celles-ci incarnent chez Dupin les empêchements d’écrire véhiculés par l’oppression maternelle dans l’enfance : aussi la guêpe représente-t-elle le remède à l’araignée, donc la promesse de la possibilité d’une écriture, même si elle semble être, paradoxalement, à la fois créatrice, puisqu’elle suscite l’écriture, et paralysante, puisqu’elle a plus de pouvoir que la parole du poète évoquée par le biais d’une métonymie, la « lèvre », qui s’avère impuissante car « éclatée ».
Un travail de ruche
Le poème donne enfin lieu à un véritable « travail de ruche34 » orchestré par le poète, qui recourt au lexique apicole pour figurer l’adéquation du monde des abeilles et du monde des artistes. L’image de la ruche évoque pour Jacques Dupin le travail collectif et le partage d’une activité productive ; ainsi garde-t-il de l’activité agricole manuelle menée par les internés de l’hôpital de Privas dirigé par son père médecin où il a grandi, le « souvenir d’une ruche où des centaines d’hommes s’affairent : sous la charge, ils chantent, ils crient, ils geignent, ils insultent, ils invectivent35 ». L’image de la ruche est également utilisée par Jacques Dupin à l’occasion d’un entretien sur le livre illustré avec Philippe Denis en 1985. Rappelant la figure sociale de l’apiculteur, Dupin trouve dans l’image de la ruche celle du travail en collaboration avec les artistes aux Éditions de la Galerie Maeght. Au fondement de la démarche éditoriale de Dupin pour les livres illustrés qu’il a conçus et édités, se trouve en effet « un long travail de ruche et une rêverie plurale36 », qui renvoient dans l’imaginaire dupinien aux échanges et aux partages de l’activité au sein des ateliers d’imprimerie, ainsi qu’au compagnonnage entre les partenaires de la création du livre, dont témoigne par exemple la collaboration avec José Maria Sicilia en 1995 pour « Impromptu ». En effet, pour concevoir et éditer les livres de bibliophilie, Dupin suscite le dialogue et le compagnonnage en consultant l’artiste, l’auteur et le maquettiste, au sujet des choix de format, de typographie, de type de papier, du nombre d’illustrations, à travers de nombreux échanges à l’écoute des désirs de l’artiste et de l’auteur, comme si le lien tissé grâce à l’activité éditoriale se faisait en chœur avec celui qu’orchestre le poète-apiculteur quand il dirige les abeilles musiciennes. Pierre-Henri et François Tavoillot rappellent d’ailleurs que la ruche a souvent été considérée comme un modèle ordonné et mobile en raison de sa faculté à relier les éléments et les dimensions, et à susciter les échanges, jusqu’à devenir, par exemple, le modelé de la « cité d’artistes du XVe arrondissement de Paris qui a accueilli à partir de 1902 des peintres comme Boucher, Modigliani, Brancusi, Léger, Chagall37 ».
D’autre part, cette polyphonie suscitée par le « travail de ruche » s’enrichit d’une création musicale, à laquelle donne lieu « Impromptu38 », par le compositeur violoniste Dominique Pifarély en 2008. Dans un entretien qu’il nous a généreusement accordé le 20/06/2022, Dominique Pifarély explique les raisons de son choix de la suite « impromptu » comme support de sa composition musicale. Si l’influence du titre « Impromptu » et de ses connotations musicales a été très anecdotique pour lui, c’est plutôt la structure du texte envisagé comme une partition, avec son rythme et son rapport entre le langage et le silence, qui a formé comme un « patron de couture » à partir duquel il a improvisé, attentif aux éléments de matière et de rythme véhiculés par la suite de poèmes et renforcés par le travail de Dupin sur la thématique apicole. Dans l’élaboration du projet commun avec le pianiste François Couturier, il fallait que la voix posée sur les mots de Dupin, celle du chanteur lyrique haute-contre Dominique Visse, exprimât la minéralité de cette poésie, sans verser dans l’illustration du thème apicole. « Impromptu » a donc suscité la création musicale non pas en raison de son lien thématique avec les abeilles ni de la métaphore musicale de leur bourdonnement, ce qui aurait été purement anecdotique ou illustratif, mais en raison de la possibilité implicite contenue dans le poème de partager sa partition, sa matière, ses silences, son rythme, que le compositeur a perçus comme des ouvertures à investir, à explorer, à prolonger et à commenter par sa propre musique, en écho à la musique et à la liberté suggérées par l’« impromptu » éponyme. Peut-être l’hypotexte du « Vol du bourdon » de Nikolaï Rimski-Korsakov (1900) a-t-il implicitement participé du choix en faisant advenir une cohérence thématique et musicale. Ainsi, pour composer à partir du sixième poème (« Pour fuir mes mains de tueur39 »), Dominique Pifarély a prévu que la voix de Dominique Visse vienne égrener les mots du poème sur le long de la ligne de la structure répétitive jouée par le violon, pour faire en sorte que la voix accompagne la forme du poème :
Pour fuir mes mains de tueur
elles se sont noyées
recueillies
dans l’immensité de la cire
comme entre
un œil
liquide
de cyclope
à demi
fermé
et la feuille de saule
de ta paupière étonnée
inconnues familières
je les chasse les
affame
coupant la lavande en juillet
d’elles
millier d’ailes
en perdition
pas le moindre dard irrité
aucune infime remontrance
qui fait que je les aime à jamais
et pour ce surcroît d’arômes
dans les lavandes faucillées
Dans cette composition, le jeu du piano, les discordances des notes, les saccades du rythme et les touches vocales du chanteur ressemblent à une exploration de la mise en musique de la dimension spatiale et plastique du poème sur la page. Le motif du vol de l’abeille et la figure de l’apiculteur suscitent par conséquent une improvisation nourrie des libertés offertes par le texte initial, amenant les abeilles du poème et de la musique à se fondre dans l’espace jusqu’à se confondre les unes avec les autres.
Sous l’effet du bourdonnement des abeilles orchestré par le poète, le poème fait donc le miel d’une nouvelle composition, donnant lieu à une œuvre chorale nourrie des démultiplications des fils en une sorte de bourdonnement pluriel des voix, des abeilles, du poète, du compositeur, des musiciens et du chanteur, suscitant une immense ruche poético-musicale, tout ce dispositif polyphonique prenant naissance dans le motif de base, qui est l’abeille que le poète cherche, chasse, capture dans la langue.
Par conséquent, la figure de l’apiculteur dépasse largement la perspective de l’illustration ou de l’inspiration pour devenir un moteur et un mobile de création, si bien que la représentation sociale et symbolique de l’apiculteur informe le texte de l’intérieur pour révéler une poétique, suscitant à la fois le désir du poète, du peintre et du musicien, et ramenant le poème à ses origines musicales et chorales.
Le poète au miroir critique et moral de l’apiculteur
Le masque contre le mythe du poème et de la poésie
Chez Dupin, un processus continu de métamorphoses compose des avatars de la figure du poète. Apparaissent ainsi, tout au long de son œuvre, des doubles issus du monde de la création et du travail du matériau : le sculpteur, le graveur, le peintre, le scribe, le poète, qui ont en commun de constituer des figures humbles, ancrées dans la matière. Après le laboureur, le forestier et le faucheur, mais aussi le berger, le pêcheur, l’éleveur, l’apiculteur constitue, dans Le Grésil, le dernier avatar humain du poète dans son œuvre. Ces avatars témoignent de l’inscription de Dupin dans ce moment particulier où l’homme se tourne vers la nature pour panser les plaies causées par la guerre et la modernité, et se défaire des illusions véhiculées notamment par le Surréalisme. Cette figuration participe pleinement de la visée matérialiste de l’écriture de Dupin. Au lieu de glorifier le geste créateur à travers des images sublimes, ces avatars ramènent le poète à la rudesse et à la pauvreté, à un monde du bas et de la terre, ce qui contrecarre le mythe du poète puissant dans une perspective anti-idéaliste. Hormis les figures humaines, de nombreux doubles, animaux, insectes, reptiles, transforment le bestiaire en laboratoire du sujet lyrique et, par le recours à l’imaginaire, véhiculent des manières d’être poète. La perméabilité entre la figure du poète et les représentants du bestiaire, de la création et de la terre, permet de construire le portrait du sujet lyrique, tout en révélant le puissant pouvoir de métamorphose du poème, capable de ramener au réel et au concret ce qui relève de l’inexprimé. Les doubles animaliers sont aussi un moyen de transmettre une éthique du poète : celle du refus du sublime, qui, grâce à une réflexion sur le statut de l’artiste, le destitue de ses pouvoirs transcendantaux, notamment par le biais du ver à soie, du sanglier et du singe, doubles terrestres de l’abeille aérienne. Cette mise en sourdine du « je » lyrique, à travers des processus d’hybridation, de dédoublement et de pulvérisation, neutralise la subjectivité et l’épanchement, dans un travail de désublimation du sujet lyrique qui ne répugne pas, ce faisant, au plaisir ludique des représentations imagées. Cela procède aussi de l’insaisissabilité ontologique du « moi », dans un « processus de fictionnalisation interne40 » qui témoigne de l’éclatement du « je suis » cartésien sous l’effet de l’hermétisme et de l’incomplétude du sujet, révélant, dans la poésie de Dupin, l’irrésolution de la crise du poète moderne. Le lexique du crime et de la violence du geste de l’apiculteur, récurrent dans les deux suites de poèmes présentées, évoque indirectement ce travail de sape que le sujet lyrique nécessite selon Dupin pour se découvrir une nouvelle identité, comme si l’ordre auquel accède l’apiculteur grâce à son travail d’équilibrage des éléments du monde réel, devait passer par un désordre modélisant pour le sujet lyrique. Dans ce cadre, s’il faut chasser ou tuer l’abeille, c’est aussi parce qu’il faut faire éclater la figure du poète, comme si l’abeille, en un jeu savant d’emboîtements des figures, devenait un représentant du poète dans le poème, poète tenant aussi, simultanément, le rôle de l’apiculteur jouant du canif contre soi :
écrire au plus près de soi, écrire au large, jouer du canif à l’infini contre soi […]. écrire au large, au plus près de soi, strictement déboutonné41.
C’est d’ailleurs à ce prix, mais aussi pour cela, que le poète écrit « aime[r] à jamais42 » les abeilles. Ainsi, la figure de l’apiculteur telle que Dupin la présente prend une valeur historico-littéraire en devenant un emblème de l’histoire de la poésie et en incarnant le pivot de l’une des crises majeures de la poésie du xxe siècle entre tradition et modernité du poème, et entre unicité et multiplicité de la figure du poète.
En outre, l’apiculteur endosse une valeur métapoétique qui interroge le poème en train de se faire, en un retournement du lyrisme qui se critique lui-même au lieu de se complaire à s’écouter43. Cette dimension métapoétique est soutenue par le mélange des références aux mondes apicole et poétique dans le texte, puisque le lexique du trait fusionne avec celui de la cire dans la plupart des poèmes d’« Impromptu », et notamment dans le premier, en reliant directement la cire d’abeille, l’abeille elle-même ou la glu du piège à la parole poétique :
le noir le point le trait
la trace le signe et la lettre
le mot le nombre le carré blanc […]
la lucidité de la cire44
ou le troisième :
Abeilles ouvreuses
[…]
de la phrase écartelée45
ou dans le cinquième :
Je me suis laissé prendre au piège
[…]
une plume éraillée dans les chambres […]46
Témoignant de la mise en tension de la création poétique, le miroir critique tendu par l’apiculteur au poète fait penser que se regarder en tant qu’apiculteur et se confronter à l’abeille, c’est aussi se regarder être poète, observer la montée des signes sur la page sous l’effet du bourdonnement des abeilles ainsi devenu trace écrite, et interroger la possibilité d’un renouveau du lyrisme. Cette figure réalimente le geste d’écriture, qui s’avère toutefois guetté par l’essoufflement et l’assèchement de la voix. Elle surgit, en effet, après de multiples évocations de l’asphyxie et de la perte du souffle, à partir notamment du recueil Contumace (1986) qui cherche son élan dans le recours au thème de la musique après avoir longtemps tenté de se nourrir du geste de l’artiste peintre.
D’autre part, la présence du masque permet aussi de souligner l’importance du risque. En effet, l’apiculteur prend le risque d’une piqûre (laquelle est paradoxalement « désirée », car elle promet un contact direct avec l’abeille, donc avec la matière, ainsi que la possibilité de toucher à une limite). Il risque aussi d’être pris dans la « glu du piège », qui représente l’immobilité d’une parole figée par le poids d’un héritage ou par la reconduction d’une poésie répétitive, ce que révèle le cinquième poème d’« Impromptu » en montrant le poète se regarder en train de chercher la délivrance du poème :
Je me suis laissé prendre au piège
d’un foutre de bas cépage
d’une foudre
de troquet
une plume éraillée dans les chambres
de chaque bouge
et les feuilles dispersées47
Le poète montré en apiculteur constitue donc un acteur du processus de trahison de la poésie mis en œuvre dans l’écriture dupinienne, processus aussi fréquemment évoqué par le lexique du meurtre et par la dialectique de la captivité et de la liberté. La violence permet de lutter contre le « piège » plein d’un « foutre » engluant, contre la menace d’une netteté lisse et polie qui transformerait la matière en un pur concept ou en une forme idéaliste, totalisante et pétrifiante. Pour maintenir la mobilité de la matière et la dynamique du geste, pour préserver le vol des abeilles et le surgissement du poème, il faut en passer par l’obscurité de la violence en abattant les mythes pour réactiver sans cesse le mouvement de la vie, y compris en dévaluant le miel en « foutre », rappelant que, pour Dupin,
On ne peut édifier que sur des ruines. Réduits à n’être que des prolongements, des simulacres ou des redites, le meilleur parti était le silence48,
en une opération d’annihilation dont l’apiculteur constitue à la fois le sujet et l’objet, l’acteur et la victime. Dans cette destruction suscitant une épiphanie, le langage se retourne contre le langage, pour revenir à l’état naissant de la langue, dans un mouvement de fécondation de la parole qui combine « écrire » et « désécrire ».
Ce processus contrecarre l’enlisement dans des formes poétiques sclérosées, dont le poète cherche à se protéger ; il adopte en effet le geste prudent et avisé de l’apiculteur, comme l’indique le troisième alinéa de « L’ongle du serpent » :
Simplicité de l’essaim. Je le touche. Une poche bruissante et mouvante, un sac d’effervescence contenue, vibrant, grondant, accroché au volet d’une fenêtre. On le cueille, masqué et ganté. Comme une poire géante sur la branche, ou un oiseau de nuit dans les plis d’une toile rugueuse. Et ça se laisse détacher, enlever, transplanter comme un agneau qu’on change de pâture49.
Si l’apiculteur cueille l’essaim en étant « ganté » et « masqué », c’est parce que l’activité poétique n’est pas sans risques puisqu’elle se confronte au danger du figement, ou de l’emphase, ou du lyrisme subjectif gratuit, ou de la complaisance à soi-même ou du silence aphasique suscités par la « glu du piège ».
Cependant, après l’image finale du poète apiculteur dans Le Grésil, les doubles se raréfient ; seule perdure la figure du poète, mais dans sa représentation extrême de « poète de rien50 ». L’unique et dernière image liée au monde apicole, la cire, qui alimentait auparavant la lampe du poète, est près de s’éteindre, puisque le dernier poème de Coudrier, ultime recueil poétique publié en 200651, se clôt sur ce vers : « la flamme s’était assoupie52 ».
Partager une morale pour gagner une langue authentique
L’apiculteur offre une représentation littéraire dont la fonction initiatique éclaire la route du poète. L’apiculteur peut en effet guider le poète dans son travail d’écriture en lui proposant le modèle d’une langue de simplicité et d’authenticité qui lui apprend à chercher des accords, entre le propos et la forme du poème, entre le langage, le sujet et le monde. En effet, son objet est la « simplicité de l’essaim » qui est comparé à un « agneau », animal connu pour son innocence et sa capacité de martyre rachetant les noirceurs de l’humanité :
Simplicité de l’essaim. […] On le cueille, masqué et ganté. […] Et ça se laisse détacher, enlever, transplanter comme un agneau qu’on change de pâture53.
À travers la « simplicité de l’essaim » à cueillir, le poète-apiculteur véhicule l’interrogation sur la visée de la forme poétique, au profit d’une quête aléthique qui lutte contre ce que Dupin nomme dès 1949 les « murmures des frelons54 » qui incarnent les dogmes sclérosants et les faux-semblants. L’apiculteur s’avère par conséquent apte à bénéficier des leçons sapientales de l’abeille qu’il partage au poète.
« L’ongle du serpent » oppose justement à ce discours purulent et saccadé des frelons, incapables de faire fusionner les idées, la langue de miel des abeilles, langue d’exception qui a la qualité de la fluidité et de l’harmonie en ce qu’elle parvient à assembler les contraires pour témoigner d’un savoir sur l’authentique réalité du monde :
Couleur du miel. Coulée de lumière. À bonds précautionneux, l’épitaphe entremêlée du jour et de la nuit dans l’épanouissement de la langue de miel que tu es seule, abeille, à fomenter, à formuler. Le contraire d’un écoulement de glaires et de pus – ou de la thèse avec ses renvois, ses hoquets théoriques, ses références en espalier – le contraire mais avec leur transmutation incluse et barrée, la greffe en écusson du oui et du non55.
Cette « langue de miel » refuse le coulant artificiel de la logique représentée par la théorie verbeuse, et peut accueillir en elle-même, grâce à sa consistance à la fois coulante et granuleuse, les oppositions (« du oui et du non ») et les ruptures (« barrée »), formulant un idéal de condensation illustrée par la compacité formelle du poème en prose. Montrée comme un chemin vers la fécondité et l’épanouissement, cette langue heurtée, mais prudemment, par des « bonds précautionneux », promet la saveur goûteuse et lumineuse du réel suscitée par le rapport direct entre l’insecte et les racines d’un langage authentique et réfractaire à l’artifice. Dans la quête de ce rapport direct et immédiat, l’abeille constitue un modèle, voire une rivale excitante et stimulante (« langue de miel que tu es seule, abeille, à fomenter, à formuler »), pour le poète et pour l’apiculteur qui doivent se laisser guider par leur objet d’étude. En outre, par sa capacité à récolter la matière fluide et lumineuse du miel, l’apiculteur conduit le poète dans sa quête contre la fausseté et l’obscurité de la langue, sans pour autant le faire tomber dans le piège d’une langue fallacieuse qui véhiculerait un lyrisme mielleux, emphatique et convenu.
Le miel ainsi obtenu est aussi le garant d’une transparence qui permet de lutter contre l’obscurité, laquelle est, chez Dupin, à la fois l’image du non-sens ontologique qui pèse sur l’homme, et des mensonges qu’il reçoit des faiseurs d’illusions ou dans lesquels il se complait par facilité ou par aveuglement. Ce point de départ qu’était auparavant l’apiculteur suscitant le poème devient donc un horizon, imageant une figure clairvoyante du poète, rendu lucide dans le monde indéchiffrable et opaque. Cette clairvoyance est permise par « l’ongle du serpent » de la poésie aux vertus décillantes et salvatrices : « Poésie : l’ongle du serpent sur la peau des choses56 », c’est-à-dire facteur de dévoilement d’une poésie qui abandonne progressivement ses exuvies. En cela, le poète est inspiré par la représentation traditionnelle de l’apiculteur en tant qu’homme sage et lucide. Garantissant l’ouverture à un monde autre, il sait faire advenir l’obliquité nécessaire pour décaler la perception des choses et soulever les apparences :
De la promesse et de la cire – dans une chambre aux fenêtres ouvertes – dans une pensée quadrillée qui se laisse réduire en cendres… Si j’étais le séducteur, une autre langue parlerait, se saisirait de ma voix. Il suffit que la pente soit, que la pente glisse, que la liesse de la dérobée nous capture, pour que nous habitions sa voix. Quand l’horizon s’effondre. Quand la saveur du miel plus loin éclaire le charbon d’une autre ligne dans les yeux de la bien-aimée, d’une autre ligne qui s’efface…57
Grâce à l’apiculteur, l’opaque semble pouvoir gagner cette transparence qui forme également un projet éthique d’habitation du monde en toute justesse. Ce que le poète guidé par l’apiculteur récolte, en fauchant les mots et en recueillant leur miel, éclaire le charbon qui constitue la matière du crayon du poète, même s’il est destiné à disparaître dans une « ligne qui s’efface ». Dès lors, le poète a un urgent besoin de la figure de l’apiculteur, pour garder cette capacité à rester clairvoyant en éclairant le charbon, dont la matière rappelle le « noir de fumée » mentionné au premier poème d’« Impromptu » :
le noir de fumée dans la transparence
l’émancipation
la lucidité de la cire58
Ce « noir de fumée » provient d’un « enfumage » de la forme du poème qui peut dès lors se renouveler et advenir à la lumière (paradoxalement, le poète, par l’artifice poétique, révèle le vrai), au même titre que l’apiculteur enfume les abeilles pour les calmer et pouvoir procéder à la récolte du miel. C’est à ce prix que la « lucidité » peut offrir une libération. Ainsi Jacques Dupin joue-t-il des registres lexicaux et thématiques suscités par le monde apicole, de manière à y capter ce qui intéresse le surgissement de son poème en prenant appui sur la figure médiatrice de l’apiculteur.
Une cérémonie sacrée pour toucher l’infini translucide
Cette éthique de l’authenticité et de la lucidité prend place dans une cérémonie sacrée dont l’apiculteur est le maître, comme le suggèrent les cinquième et sixième alinéas de « L’ongle du serpent :
Une coulée de miel sur un papier de Chine, avec des feuilles d’érable encollées et une partition de chiffres qui dénombrent les coups tirés, ou les étoiles invisibles. Je me coule dans la carlingue la plus fragile, de fleur en fleur. De la piqûre désirée à la glu du piège, à l’infini translucide du miel, ou du vernis. La nuit tombée, un éclair de chaleur nous sépare. Et casse le fil…
… et comme le suspens, et la tombée d’une goutte de rosée, d’une goutte de sperme au cœur de la fleur – et dans le cloisonnement des chambres du gâteau de cire, le château des abeilles éprises et fourbues. La cérémonie du miel, c’est encore l’éloge du sein […]59.
L’activité conduit « à l’infini translucide du miel », c’est-à-dire qu’elle offre l’horizon en partage, pour ouvrir la création et lutter contre les empêchements d’écrire. Avec elle, la langue peut devenir fluide et accueillir la merveille des « étoiles invisibles », si elle sait recevoir la vitalité de cet « infini vivant60 » de l’insecte comme le dit Jules Michelet pour exalter sa capacité à frapper et à stimuler notre imagination.
Cette récupération de l’activité mellifère confère à l’artiste le pouvoir extrême de susciter la création. C’est peut-être pour cette raison que, dans ses textes critiques, Dupin associe le geste créateur d’Antoni Tàpies au travail d’une « matière d’infini ». À plusieurs reprises, Dupin convoque le lexique de l’apiculture pour désigner le travail de Tàpies : le miel image le vernis sur la toile, comme le suggère la mise en apposition du nom « vernis » au nom « miel » dans la phrase « De la piqûre désirée à la glu du piège, à l’infini translucide du miel, ou du vernis ». À travers une « célébration du miel » qui joue à la fois de la viscosité et de la solidité de la matière, le peintre outrage le temps en le figeant pour lui ôter toute prise sur l’œuvre ; il touche ainsi aux limites du visible en jouissant de la matière qui lui fait oublier sa propre matière charnelle périssable grâce à l’accomplissement d’une cérémonie sacrée :
De cette même temporalité mouvante me semble procéder dans la peinture de Tàpies l’emploi du vernis qui d’auxiliaire – pour ses propriétés de liant, de coagulant, de fixatif – est devenu, depuis plus de vingt ans, un protagoniste essentiel. Il est travaillé à la fois comme une encre et comme une matière, mais une encre translucide et visqueuse, une matière opposant à l’opacité des terres et des poudres minérales sa fluidité et sa jaune luminosité. Ductile et substantiel, agile, onctueux et glacé, il invite à l’identifier au temps selon Tàpies. Un temps suspendu, substance du vide vivant dont le peintre a retrouvé le modèle initiatique chez les Chinois qu’il a beaucoup regardés et plus encore entendus. Mais c’est à un texte sacré de l’Inde que Tàpies emprunte le mot miel, et l’expression « célébration du miel » pour titrer une exposition d’œuvres de vernis. Le miel, ou mieux encore au féminin « la mel » dans la langue du peintre. Comme une peau d’or pâle sur le blanc de la toile ou de la feuille, ou encore ces coulées de sève figée sur le tronc d’un cerisier, sève plus vive et vivante que l’écorce et l’aubier et appelant en écho les transparences des fleurs61.
L’écriture de Dupin, son lexique concret mais aussi la fluidité de sa syntaxe juxtaposant les adjectifs qualificatifs et privilégiant l’apposition, permet d’éprouver au sens propre le geste du peintre et la matière de l’œuvre. La différence frappante de cette écriture critique avec la sécheresse de celle d’« Impromptu » s’explique par la fusion des deux univers engendrée par un processus d’absorption des vertus mellifères du geste de l’apiculteur et du peintre par l’écrivain, et dont témoigne par exemple la dernière phrase de ce passage, au rythme fluide et à l’élan lyrique certainement déclenchés par la thématique apicole, dans un double processus d’imprégnations successives : l’écriture s’imprègne du vernis qui s’imprègne lui-même du miel.
Cette « cérémonie du miel » renvoie directement au geste de l’apiculteur mais aussi au titre d’une exposition de quatre-vingt-douze œuvres peintes au vernis par Tàpies, en 1989 à Barcelone. Tàpies, lecteur des textes mystiques hindous, les Upanishads, se montre sensible aux manifestations cosmiques et divines incarnées par le miel depuis de nombreux textes anciens, chrétiens, hindous, musulmans, en tant que principe d’unité des choses fusionnant l’absolu et le moi, réactivant l’ancienne fonction purificatrice et psychopompe du miel issue des représentations antiques grecques ou égyptiennes. Le texte critique, comme s’il avait absorbé les vertus fluides du miel, fait pénétrer la substance de son écriture de la valeur démiurgique du miel.
Aussi, le vernis miel, chez Tàpies, nous amène à regarder la substance elle-même, et non plus autre chose à travers elle, comme pour nous rappeler que l’essentiel n’est pas dans ce que le peintre montre mais dans sa manière de montrer, nous décillant face à ce que nous devrions voir dans le réel et que nous oublions, offrant son épiphanie grâce au travail du vernis-miel. Cette fonction purificatrice et morale du miel et de l’abeille est profondément ancrée dans de nombreuses représentations mythologiques et religieuses, et endosse une vertu civilisatrice qui accompagne le geste de l’artiste en un syncrétisme fécond. La « célébration du miel » devient, dès lors, la célébration du geste créateur et de la matière qu’il cultive, matière organique qui est à la fois consistante et fluide, plus ou moins opaque, translucide, lisse, rugueuse, granuleuse…, qui connaît tous les états, liquide, solide, cristallisé…, dont l’artiste doit transformer le désordre en ordre, révélant sa capacité à prendre part à l’organisation cosmique de la matière pour rendre compte de l’unité des choses dans le monde.
Le geste de l’apiculteur résume donc à lui seul ce que peuvent, dans notre monde, l’artiste et le poète ; la convocation de cette figure sonne comme un rappel de et à ce qui nous est essentiel, dans l’art comme dans le monde.
Pour conclure, la figure de l’apiculteur nourrit l’imaginaire du poète et critique d’art Jacques Dupin pour concrétiser l’expérience sensible que le poète conduit en tant qu’éveilleur du monde. La matière du monde, appréhendée par le biais des sensations, surgit dans le poème, souvent de manière abrupte et vive, convoquée par un lexique concret et des isotopies matiéristes qui œuvrent à inscrire le sujet et le langage dans les vibrations de la matière pour tenter de chanter, en chœur, avec le monde du dehors, à travers la quête, illusoire mais acharnée, d’un accord avec un réel qui se dérobe progressivement au fil des recueils du poète mais qui témoigne d’une quête éthique du poète à l’écoute, simultanément, du dehors – le monde – et du dedans – la langue.
Dans cette récupération de l’activité et des qualités de l’apiculteur par le poète telles qu’elles sont véhiculées par nos représentations socioculturelles, l’apiculteur, spécialiste du monde matériel, animal et végétal, est montré comme un alchimiste du vivant, qui métaphorise le travail que le poète tente d’accomplir avec le langage et la recréation du réel grâce à un matérialisme verbal qui rend compte, tout en la suscitant, de la rencontre entre le sujet et le monde qu’il habite. La phrase de « L’ongle du serpent », « De la piqûre désirée à la glu du piège, à l’infini translucide du miel », résume le mouvement du poète qui désire, dans le poème, l’abeille et le miel pour y trouver le sens de la création et éviter la paralysie engluante d’un « piège » qui empêcherait de recueillir cet « infini translucide du miel ». Même si cet idéal du poème s’avère en fin de compte inaccessible pour le poète qu’est Dupin, il n’en reste pas moins un objet de tension qui ouvre le poème à un autre que soi-même, en y invitant le dehors.
Ainsi, représentations sociales et recréations littéraires se mêlent dans cette figure chez Dupin, qui écrit aussi avec son quotidien, tout près de la matière du monde et du poème, en recherchant la possibilité d’une écriture chorale qui formule un accord en dépassant les frontières génériques, pour habiter le monde, c’est-à-dire habiter une voix.
Enfin, la sagesse véhiculée par la figure de l’apiculteur est telle qu’il devient un acteur du lyrisme critique pour incarner et guider l’ethos du poète. N’est-ce pas aussi cela, la « sagesse » de l’apiculteur : non seulement une connaissance rationnelle et expérimentale du bien et du vrai, mais aussi un savoir, dans le sens d’une connaissance juste des choses ? Alors, son ultime vertu serait de délivrer un savoir critique et une puissance d’interrogation sur le monde, mais aussi sur le poème lui-même.
En somme, l’altérité de la figure de l’apiculteur offre la promesse d’une ouverture vers un inconnu. Son rapport direct avec l’image du poème mellifère, du butinage des mots, du poème-essaim, du recueil-ruche, confère au thème une cohérence qui n’est pas qu’illustrative, mais qui signifie, profondément, en ce qu’elle interroge le processus créateur, et rend lisible ce qui reste invisible dans l’activité poétique.