Aribert Reimann, Sous l’emprise de l’opéra. Conversations avec Julian Lembke et Cyril Duret

Paris, Éditions MF, 2022, 153 p.

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Aribert Reimann, Sous l’emprise de l’opéra. Conversations avec Julian Lembke et Cyril Duret, Paris, Éditions MF, 2022, 153 p.

Texte

Il en va parfois de la lecture d’un livre érudit comme de la circulation automobile dans une grande ville, en fin de journée. On progresse avec parcimonie, l’idée de flux continu devient une pure abstraction, le temps s’écoule doucement, tout doucement. Quand soudain surgit une pépite, une illumination aux allures d’itinéraire de substitution. Puis une autre et une autre encore. Débute alors un tout autre voyage. Les références savantes, les concepts soigneusement construits, la logique rhétorique et historique s’effacent peu à peu devant les mystères du processus de création. Ici, pas de GPS artistique ou culturel, mais du sensible, du vécu, de la chair. Et leur traduction sociopoétique. Examiné à travers ce prisme, Sous l’emprise de l’opéra apparaît comme un ouvrage étonnant.

Fruit de quatre rencontres avec le compositeur allemand Aribert Reimann initiées par Julian Lembke, doctorant à l’Université Lumière Lyon 2/ENS-IHRIM, lui-même compositeur, et illustrées par des reproductions de gravures de Cyril Duret, les échanges débutent piano, ma non troppo. On commence donc par le cadre de travail de Reimann : un appartement dans un immeuble berlinois style Art nouveau situé à la lisière de la forêt de Grunewald, connue notamment pour son « cimetière des sans nom ». Peut-être pour éloigner toute pensée sombre, un portrait du compositeur – une aquarelle peinte par son ami de longue date le baryton Dietrich Fischer-Dieskau – est accroché dans le couloir réservé aux livres d’art. Autre particularité s’agissant de l’agencement de l’appartement : le compositeur, aujourd’hui âgé de 86 ans, éprouve le « besoin d’écrire chaque œuvre à une table différente », comme si chaque partition se devait d’être indépendante des autres, mais pas du contexte dans lequel elle est conçue.

Puis vient l’évocation de ses années d’apprentissage. Le père organiste et maître de chapelle, la mère chanteuse contralto et, surtout, la figure de l’implacable et éclectique Boris Blacher auquel les parents confient, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la responsabilité de la formation musicale de leur fils au conservatoire de Berlin. Entre compositeurs apôtres de la déconstruction et adeptes d’une musique néoclassique, Aribert Reimann cherche alors son chemin, tout en étudiant la composition musicale, le contrepoint et le piano. La rudesse sans concession de son professeur – plus tard, les deux hommes deviendront « vraiment amis » – le secoue parfois. Mais « je ne veux pas me laisser faire, je veux tout de même composer », se remémore-t-il. Et quand le postulant montre ses partitions au maître, ce dernier « voyait instinctivement le passage où j’avais le sentiment d’être moi. Je lui dois tout ce chemin parcouru […]. Il m’a toujours apporté le soutien qu’il fallait ».

Très logiquement, ses influences sont évoquées ensuite. Notamment la musique de Maurice Ravel ou Erik Satie, « les petites pièces brèves » de Darius Milhaud et surtout Claude Debussy, vrai déclencheur de sa passion pour la France artistique bien au-delà de la seule musique. Ainsi, Jean Cocteau le fascine-t-il, notamment ses films Orphée, Les Parents terribles, La Belle et la Bête ou encore Les Enfants terribles réalisé, lui, par Jean-Pierre Melville. « À 15 ans, je découvre son Orphée, qui me bouleverse encore. J’avais l’impression de devoir écrire de la musique pour ce genre de film […]. En 1958, j’ai vu Cocteau sur scène à Vienne, où j’étudiais la musicologie. On jouait OEdipus Rex de Stravinsky […]. Herbert von Karajan dirigeait, Martha Mödl jouait Jocaste, Waldemar Kmentt interprétait Œdipe et Jean Cocteau le récitant […]. Son interprétation me fascinait ».

Mais l’admiration n’anesthésie pas les doutes. Car, entre musique sérielle et atonalité libre, Reimann recherche toujours une voie médiane. « La musique sérielle avait pris le dessus. Je ne m’identifiais à rien de ce que j’entendais […]. La musique électronique, Stockhausen […], de nombreuses pièces de jeunes compositeurs, je me disais que si je composais comme cela, ce serait à contrecœur […]. Même l’Oratorio de Pentecôte d’Ernst Krenek m’a profondément ennuyé […]. Mais j’étais fasciné par sa polyvalence stylistique – du néoclassicisme au sérialisme. [Et puis], certaines pièces de [Pierre] Boulez me posaient problème ». À cette époque, Reimann s’était même « fait une raison, j’avais un deuxième métier. Certes, je gagnais ma vie comme pianiste [il accompagnera notamment Dietrich Fischer-Dieskau, Brigitte Fassbaender ou encore Ernst Haefliger], mais cela ne m’empêchait pas d’être malheureux ».

Entre tentation hagiographique et exégèse, Sous l’emprise de l’opéra semble donc avancer assez classiquement. Mais, d’un coup, le livre bascule vers autre chose. Reimann – que la création en 1978 et le succès de son troisième opéra, Lear1, adapté de la pièce de William Shakespeare, ont durablement propulsé, d’un coup, dans le monde des compositeurs majeurs à la charnière des xxe et xxie siècles – ouvre des perspectives inattendues en empruntant des chemins de traverse très étonnants. À l’occasion d’un éclairage sur son cheminement artistique et sa lecture de Shakespeare, apparaissent soudain d’étranges figures : le patron assassiné du patronat allemand Hanns Martin Schleyer, la militante écologiste suédoise Greta Thunberg ou encore Jean-Marie et Marine Le Pen ! En d’autres termes, la violence terroriste, écologique ou encore politique.

De l’ancien membre des jeunesses hitlériennes ayant plus tard rejoint la SS, Hanns Martin Schleyer, on se souvient qu’il fut enlevé le 5 septembre 1977 à Cologne par la Fraction armée rouge (RAF), pendant ce qu’il était alors convenu d’appeler l’« Automne allemand » caractérisé par un climat de terreur et d’oppression dans le pays. Un peu plus d’un mois après, le groupe – qui réclamait la libération de onze de ses membres détenus à Stuttgart en échange de la vie de Schleyer – devait revendiquer son exécution. « Un soir dans le taxi, se souvient Reimann, la radio annonça l’assassinat de Schleyer, au moment où j’écrivais la scène de l’aveuglement de Gloucester… Cela m’a effrayé ! C’était encore un de ses parallèles qui me saisissent ». Le compositeur était alors engagé dans un redoutable défi : tenter de trouver un chemin « dans cette usine à gaz qu’est Lear pour mettre en ordre [s]es pensées. L’actualité y jouait un rôle ». De cette actualité sanglante, il retient la permanence dans l’humanité du désir aveugle de mort.

Un peu plus loin, c’est une autre figure bien éloignée du monde de la musique et de l’opéra qui apparaît, celle de la jeune écologiste Greta Thunberg. « Mélusine [personnage principal du livret d’Yvan Goll mis en musique par Reimann] est une créature si amoureuse de la nature, qu’elle est obligée de la décrire sans arrêt, une grive du climat. On pense à Greta Thunberg », assure Reimann. Comme Regan, personnage de Shakespeare responsable de l’énucléation de Gloucester dans Lear, Mélusine use de coloratures pour s’exprimer. En revanche, à la différence de Regan, elle le fait non pour épater alentour ou signifier sa violence déguisée ou manifeste, mais parce qu’il s’agit du « fruit d’une lutte intérieure ». Pour Mélusine, comme pour la grive querelleuse Greta Thunberg, la parole prend nécessairement des allures d’air de bravoure, « seule arme dont la nature l’a douée pour défendre la préservation de l’environnement ».

À peine Hanns Martin Schleyer et Greta Thunberg, figures emblématiques et contrastées de la vie sociale et de ses représentations, sont-ils venus percuter le processus de création sur lequel Reimann accepte de lever le voile, que les Le Pen, père et fille, surgissent à leur tour. « Gonneril [sœur et rivale de Regan pour hériter du royaume du vieux Roi Lear] est la personnalité la plus forte, l’autre [Regan] est dans l’imitation. Le portrait craché d’Alice Weidel ou de cette gourde de Beatrix von Storch du parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD), qui, tout comme Regan, veulent toujours écraser leur interlocuteur », analyse Reimann. « Du jour au lendemain, deux bougresses de cette engeance se pointent. On peut aussi faire le parallèle entre Lear et le père de Marine Le Pen, qui s’exclame qu’elle l’a assassiné puis ajoute : “Mais elle ne l’a pas fait elle-même. Elle a ses sbires”, à l’image de Gonneril […]. C’est fou comme l’histoire se répète. Shakespeare était un visionnaire ». Cette fois, c’est de captation d’héritage – un héritage politique en l’occurrence – dont il s’agit et non plus d’actes de terrorisme ou d’écologie militante. Pour autant, on observera que dans ces trois cas de figure ayant nourri l’imaginaire d’Aribert Reimann et de son librettiste Claus H. Henneberg au moment d’adapter Le Roi Lear sur la scène lyrique, il s’agit d’un même champ où s’exercent force, violence et domination, même si les modus operandi diffèrent grandement.

Certes, le choix du Roi Lear prédispose à un contexte grandement dramatique tant le texte shakespearien se nourrit d’actes mensongers de terreur, mais aussi du caractère illusoire et fragile de leur éventuel dépassement. À cet égard, il n’est évidemment pas anodin que la sentence nihiliste et liminaire de Lear « Nothing will come of nothing2 » ait été placée par les auteurs de Sous l’emprise de l’opéra en exergue de leur ouvrage.

Certes encore, Reimann avait beaucoup hésité à travailler sur cette pièce au départ, tout en continuant à lire le texte. « Depuis 1968, Fischer-Dieskau me bassinait toujours avec la pièce de Shakespeare, mais je m’y refusais. [Pourtant] sans Fischer-Dieskau, je n’aurais jamais eu le courage d’écrire Lear ».

Certes enfin, Le Roi Lear répondait, au bout du compte, à l’approche artistique du compositeur. « Avant chaque opéra je me pose ces questions : “Pourquoi ce texte a-t-il besoin de musique ? Pourquoi je le fais ? Comment commencer ? Quelle est la clé ?” », révèle-t-il. « La musique [de l’opéra] commence et [Lear] semble lui répondre : “Encore ce désir de sommeil”. Il entend cette musique, il se rend compte de sa faute [c.-à-d. procéder à la partition de son royaume et chasser Cordélia après l’avoir déshéritée] : “Je n’aurais pas dû dire cela, mais à présent, il est trop tard”. La musique constitue une prison qui l’enrobe, et il n’arrive plus à s’en extraire tant qu’elle continue, jusqu’au bout. C’était mon accroche. »

Mais, au-delà de la nécessaire virtuosité compositionnelle, donner vie à un opéra majeur à portée universelle suppose qu’il soit alimenté, on dira même perfusé, par une culture des représentations sociales. À sa façon, Reimann ne dit pas autre chose quand il affirme : « Je trouve plus intéressant de se faire rattraper par le temps que de faire une chose à la mode. Je ne peux pas mettre en musique un sujet qui n’ait rien à voir avec notre époque, puisque j’en fais partie […]. Des opéras comme Médée3 ou Lear - sur le pouvoir, l’expropriation, l’anéantissement de quelqu’un par ses enfants, cela n’a rien de nouveau – ont surtout été rattrapés par l’actualité quelques décennies plus tard ». L’histoire la plus ancienne, comme l’actualité la plus récente, regorge de tels éléments (valeurs, idéologies, opinions, comportements…). Ainsi, l’épisode Hanns Martin Schleyer ayant tellement impressionné Reimann à l’époque montre-t-il, par exemple, une force s’exerçant contre un homme et allant nécessairement au bout de sa capacité à être force. Dans le même ordre d’idée, la cruauté initiale de Lear à l’égard de Cordélia, sa fille aimante, ne fait-elle pas écho à celle de ses deux autres filles, Regan et Gonneril, qui, allant jusqu’au bout de leur propre cruauté, conduira le vieux roi à la folie et la mort.

En nous offrant l’opportunité de nous glisser dans les coulisses de son processus créatif à l’occasion de ces entretiens, Reimann éclaire de façon inattendue une vérité troublante liant interactions sociales et art : la cruauté ne saurait être estimée au seul niveau de violence exercée ou au sang versé (voir ses exemples concernant Jean-Marie Le Pen, déposé par sa propre fille, ou Hanns Martin Schleyer, otage exécuté par la RAF). Elle s’estime aussi au degré d’humiliation et au refus opposé à la quête d’amour, comme le montrent les relations Lear-Cordélia peu avant la mort de ces deux personnages. Dans son approche, l’aveuglement volontaire face aux dangers dénoncés par la militance écologique en est une autre illustration. Cette porosité entre création artistique et représentations sociales considérées comme un avant-texte ne saurait être regardée, s’agissant de Reimann, comme un simple effet de pose discursive. Ainsi, face à ses éditeurs inquiets du manque d’expérience, alors, du compositeur bien résolu à s’engager malgré tout dans cette entreprise osée consistant à adapter Le Roi Lear pour la scène lyrique, le musicien rétorqua : « Je n’y peux rien, Lear, quel que soit le résultat, est devenu une question vitale pour moi. Si vous m’empêchez de le faire, je peux tout aussi bien me suicider ». On ne saurait mieux décrire la force liant les interactions entre représentations sociales, création artistique et fait poétique.

1 Dans l’œuvre de Reimann, Lear est chronologiquement précédé par l’opéra Ein Traumspiel en 1965 d’après August Stringberg et Mélusine en 1971 d’

2 « Rien ne sortira de rien » (notre traduction). Acte 1, scène1, ligne 90, édition Arden/Foakes.

3 Médée (Medea) est le huitième opéra écrit par Reimann. Partiellement adapté de la trilogie théâtrale Das goldene Vlies (La Toison d’or) du

Notes

1 Dans l’œuvre de Reimann, Lear est chronologiquement précédé par l’opéra Ein Traumspiel en 1965 d’après August Stringberg et Mélusine en 1971 d’après Yvan Goll.

2 « Rien ne sortira de rien » (notre traduction). Acte 1, scène1, ligne 90, édition Arden/Foakes.

3 Médée (Medea) est le huitième opéra écrit par Reimann. Partiellement adapté de la trilogie théâtrale Das goldene Vlies (La Toison d’or) du dramaturge autrichien Franz Grillparzer, il a été créé en 2010.

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Référence électronique

Patrick ISSERT, « Aribert Reimann, Sous l’emprise de l’opéra. Conversations avec Julian Lembke et Cyril Duret », Sociopoétiques [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 08 décembre 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=2087

Auteur

Patrick ISSERT

IHRIM, Université Clermont Auvergne

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