Abigail Williams, The Social Life of Books: Reading Together in the Eighteenth-Century Home,

New Haven et Londres, Yale University Press, 2017, 351 p.

Référence(s) :

Abigail Williams, The Social Life of Books: Reading Together in the Eighteenth-Century Home, New Haven et Londres, Yale University Press, 2017, 351 p.

Texte

La sociologie de la lecture au xviiie siècle a suscité depuis quarante ans des travaux novateurs comme ceux de Roger Chartier, pour la France (Lectures et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, 1989) et d’Isabel Rivers, pour le Royaume-Uni (Books and their Readers in Eighteenth-Century England (2 vol., 1982, 2003). Ils nous ont beaucoup appris sur la production et la diffusion des livres, sur l’influence de la lecture sur l’opinion publique, sur les rapports entre textes publiés et manuscrits, et entre l’oralité et l’écriture. C’est sur ce dernier point que l’auteur apporte un éclairage nouveau en étudiant le phénomène de la lecture à haute voix dans la vie quotidienne et ce qu’il révèle du statut de l’imprimé dans la société anglaise. Sur ce sujet, elle a trouvé une quantité surprenante de références, que ce soit dans des journaux intimes, dans des correspondances, dans des albums manuscrits, mais aussi dans des manuels d’élocution et des traités d’éducation et de savoir-vivre.

C’est d’abord la technique de la lecture à haute voix qui est évoquée. À l’attention de ceux qui étaient appelés à parler devant un auditoire, que ce soit en famille, avec des amis, ou devant une assemblée d’écoliers ou de fidèles, il existait des guides donnant des conseils très précis sur la vitesse du débit, la hauteur de la voix, l’accentuation des phrases, le recours à des mimiques ou à des gestes, le minutage de la lecture. Il ne s’agissait pas seulement d’être compris, mais de capter l’attention, de ne pas lasser l’auditoire et d’éviter le ridicule. L’auteur montre que cette ambition était souvent liée à la promotion sociale des familles, comme en témoigne l’engouement général des milieux commerçants pour une élocution soignée et standardisée, veillant à éliminer les accents régionaux.

Puis c’est une sociologie de la lecture à haute voix qui est présentée. L’utilisation fréquente du cadre domestique pour la lecture à haute voix créait une sorte de théâtre familial. Les descriptions que l’on en trouve renseignent sur l’espace et le mobilier associés au livre, et évidemment variables selon les classes sociales. Le livre et le meuble de bibliothèque deviennent dans les classes moyennes un élément du décor domestique. Dans les lectures en société les hommes avaient le beau rôle, se tenant debout au coin du feu du salon, pour un meilleur éclairage. Mais ceux qui avaient tendance à la déclamation ou à la pédanterie étaient vite moqués. Les interventions féminines étaient plus rares, épouses et filles étant censées ne pas faire étalage de leurs éventuels talents oratoires, et se consacrer plutôt à l’écoute et à leur ouvrage de dames. Dans les classes laborieuses, la lecture à haute voix semble avoir été assez fréquente, la majorité des hommes sachant lire à la fin du viiie siècle, bien que limitée par le nombre restreint de livres disponibles mais aussi par le manque de temps et le coût de la chandelle… Son déroulement, attesté par quelques autobiographies ouvrières, signalait en tout cas une volonté de perfectionnement intellectuel sinon d’ascension sociale, en particulier chez les domestiques et les apprentis des villes. Mais la démonstration n’est pas ici étayée par des sources suffisamment abondantes.

Les textes lus étaient la plupart du temps des extraits, qu’il s’agisse de poésie, de théâtre, de fiction, de correspondances, d’histoire ou de littérature religieuse. Les romans et même les pièces de théâtre comme celles de Shakespeare étaient très rarement lus d’un bout à l’autre, du moins dans les versions intégrales que nous lisons aujourd’hui. D’innombrables versions abrégées et à bon marché (chap-books), aujourd’hui perdues pour la plupart, permirent par exemple aux Voyages de Gulliver et à Robinson Crusoé de devenir des classiques de la littérature anglaise, alors même que les éditions complètes étaient très coûteuses. D’autre part de nombreuses anthologies du type Elegant Epistles (1790) ou Elegant Extracts (1809) offraient des morceaux choisis des auteurs les plus appréciés. Mais le hasard des volumes disponibles dans les bibliothèques de prêt ou empruntés à des amis, ou encore des fragments de romans publiés par les périodiques à succès comme The Lady’s Magazine, dictait aussi le choix des textes. Les répétitions des mêmes textes étaient souvent les bienvenues dans ces lectures, certains étant copiés dans des commonplace books, ces albums manuscrits personnels où l’on consignait ce que l’on aimait entendre.

L’auteur fait une place particulière à l’utilisation de différents genres littéraires lors de ces séances de lectures. La récitation de poésie était très répandue et abordait toutes sortes de sujets, y compris scientifiques et religieux. On apprend ainsi que Les Saisons de Thomson furent l’un des poèmes favoris des lecteurs à haute voix. Mais une place était aussi faite à la poésie légère ou comique pleine de sous-entendus. Les recueils de facéties (jest-books) étaient encore appréciés au xviiie siècle du haut en bas de l’échelle sociale. Pour ce qui est du théâtre, les lectures pouvaient se faire à plusieurs voix, et s’enrichir de mimiques, voire de travestissements. Là encore il s’agissait d’extraits, souvent censurés, comme dans le Family Shakespeare (1807) édulcoré par Thomas Bowdler. L’horreur victorienne de l’inconvenance du texte ou du maintien apparaît dès la fin du xviiie siècle. Les romans, souvent riches en dialogues, pouvaient être théâtralisés par la lecture, mais n’étaient pas le genre préféré des orateurs. Ce n’était pas l’intrigue qui importait dans les lectures à haute voix, forcément brèves, mais les caractères et les sentiments décrits. Le genre de l’histoire, si brillamment représenté par Hume, était aussi utilisé dans le même esprit, à des fins plus dramatiques que pédagogiques.

L’ouvrage est le fruit d’une documentation très riche, généreusement et utilement citée, à partir de sources peu connues. Mais surtout elle ouvre de nouvelles perspectives sur l’accès de la société anglaise à l’imprimé, en montrant que l’attention portée par les critiques d’aujourd’hui aux versions intégrales des grands textes ne rend pas du tout compte d’une perception fragmentaire et occasionnelle par le public anglais de ces œuvres, dont les auteurs étaient souvent à peine mentionnés. Abigail Williams montre de manière convaincante que la lecture à haute voix était destinée avant tout à divertir, mais aussi à donner à l’auditeur le sentiment qu’il s’ouvrait de nouveaux horizons en accédant à des expériences virtuelles qui pouvaient le sortir de sa condition. En même temps, le cadre familial ou amical de ces lectures conduisait naturellement l’auditoire à les faire suivre de débats ou de réflexions que la lecture solitaire de textes n’encourageait pas toujours. C’est donc une expérience aujourd’hui presque oubliée de la consommation de littérature que nous révèle cet attachant ouvrage.

Citer cet article

Référence électronique

Jacques CARRÉ, « Abigail Williams, The Social Life of Books: Reading Together in the Eighteenth-Century Home, », Sociopoétiques [En ligne], 3 | 2018, mis en ligne le 08 novembre 2018, consulté le 20 avril 2024. URL : http://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=223

Auteur

Jacques CARRÉ

Université Paris-Sorbonne

Droits d'auteur

Attribution 4.0 International (CC BY 4.0)